Die Meistersinger von Nürnberg, c’est d’abord une fête, sur scène (celle de la Saint Jean), et pour l’oreille aussi: une musique heureuse, qui laisse couler un sentiment de joie profonde et bon enfant, une musique d’une invention incroyable, qui colle à la scène, qui colle à chaque mouvement des personnages comme dans un dessin animé (l’entrée de Beckmesser au troisième acte est une véritable pantomime – on se croirait chez Tex Avery – et la musique imprime le mouvement scénique), une musique ouverte, optimiste, une musique du bonheur qui en même temps d’une très grande complexité, pour moi encore plus que celles des autres opéras, et d’une complexité qui va en faire une partition bien décortiquée par les grands compositeurs post romantiques (pensons à Mahler et au dernier mouvement de la symphonie n°5), une sorte de référence. C’est aussi une oeuvre foisonnante à tous niveaux, qui nécessite des masses énormes, avec un nombre de solistes impressionnants ( dont le groupe des Maîtres) et avec des situations scéniques qui nécessitent une technicité rare comme au final du deuxième acte, où mise en scène et musique doivent aller du même pas, où les mouvements des foules doivent être l’écho, que dis-je l’écho, la traduction de ce que l’orchestre fait entendre. Un final où l’orchestre peut parfaitement finir en bouillie, dans le bazar le plus total, mais où aussi on peut avoir un crescendo sonore extraordinairement calibré qui en fait une explosion. Sawallisch savait faire cela à Munich, dans des Meistersinger qui régulièrement mettaient un point final à chaque Festival le 31 juillet. J’aime aussi beaucoup l’enregistrement de Karl Böhm à Bayreuth (avec une toute jeune Gwyneth Jones) j’aime cette énergie, cette nervosité, cette sève.
Je suis venu assez tard aux Meistersinger, c’est sans doute pour un non allemand une œuvre d’accès moins immédiat, et pourtant très populaire (c’est l’oeuvre souvent la plus demandée par le public à Bayreuth), mais désormais, et à l’entendre encore cette fois à Salzbourg, je crois que c’est ma préférée: elle me donne l’émotion, le sourire et surtout la sérénité; une incroyable sérénité, comme serait une musique de l’enfance, venue du fond du temps qui ressurgirait et vous emporterait comme dans un tourbillon de joie. À ce titre, j’aime tout particulièrement le personnage de David, immédiat, sans une once de malice, à la fois juvénile et spontané, qui pour moi reste le personnage symbole de cette oeuvre, sans jamais être un protagoniste mais toujours distribué avec beaucoup de soin. On y a vu des grands comme Graham Clark (naguère à Bayreuth) en faire de vraies légendes. Ici, c’est Peter Sonn, déjà vu à Zurich (aux temps de Pereira, en 2012, déjà avec Gatti, déjà avec Volle, déjà avec Saccà, voir le compte rendu dans ce blog).
Pour cette nouvelle production marquant le bicentenaire du maître de Bayreuth, presse et les blogs ont eu des opinions assez contrastées: elle n’a fait l’unanimité ni sur la réalisation scénique, ni sur la réalisation musicale. Au vu de l’approche habituelle des oeuvres, on pensait que Stefan Herheim allait travailler sur l’Allemagne et sa relation aux Maîtres, une mise en scène historiciste à la Parsifal (à Bayreuth), voire à la Eugène Onéguine d’Amsterdam. Rien de tout cela ici, et même une volonté affichée de sortir de l’histoire de l’oeuvre et de sa réception pour aborder « l’ambiance ». Je parlais de la joie enfantine qui prend le spectateur à l’audition de cette musique merveilleuse, et Stefan Herheim a choisi de faire de l’oeuvre un rêve (ou une oeuvre) de Hans Sachs, d’un Hans Sachs malicieux où vont se mélanger ses propres rêves d’adultes (il se prend pour Wagner…) et son univers d’enfant.
C’est l’univers des contes de fées qui est interpellé, mais un univers revu et corrigé par le cinéma et notamment Walt Disney. Il y a des mouvements qui rappellent le dessin animé: notamment les réactions à la première audition de l’air de Walther, où les maîtres dansent en rythme (un peu comme sous un charme de Flûte enchantée, un peu comme si Orphée redescendait sur terre), et où les étudiants tombent ensemble à la renverse.
L’ensemble final du deuxième acte, commence par la sortie d’un livre des héros des contes de Grimm et de Perrault, Peau d’âne, le Petit Chaperon rouge, Blanche Neige et les sept nains (des nains bien lestes avec cette malheureuse enfant), le Chat Botté etc… Cet univers rassurant et familier donne une couleur très fraîche aux deux premiers actes. Mais il n’y a pas d’autre idée, et celle-ci est déclinée en mille détails intelligents, débordants de vie, d’inventivité, mais au total c’est une seule idée. Et on finit par s’en lasser un peu. Au troisième acte en revanche, pas de dimensions de rêve, pas de fantasmagorie, mais un suivi scrupuleux du livret, comme si Herheim avait manqué de temps pour inventer quelque chose.
Bien sûr, Herheim appelé pour faire du grand spectacle en fait pour l’argent du public ravi, qui rit franchement, qui entre immédiatement dans le jeu. Le décor de Heike Scheele, comme toujours superbe, se transforme de manière ingénieuse par un jeu de vidéos et de zoom, et les personnages évoluent au pied des meubles de la maison de Sachs, meubles devenus géants pour des lilliputiens. La première image de l’église, installée dans le secrétaire où Sachs écrit, avec la fenêtre devenue vitrail, où les livres deviennent des marches d’escalier, est non seulement frappante, mais d’une justesse et d’une ingéniosité extraordinaires.
J’ai trouvé les scènes de foule (final acte 2 et final acte 3) jolies à voir, mais assez banalement réglées, choeur de face, installé sur des échafaudages, ou au centre du plateau. Et l’idée finale de Sachs se couronnant en enlevant le couronne à Wagner, pour disparaître bientôt et réapparaître en faisant comprendre au public que tout cela était un gentil rêve, est effectivement gentillette, mais ne va pas bien loin.
Un travail « riche », mais sans vraie idée, qui ne choquera aucun public, et donc Nicolas Joel peut être rassuré: ce spectacle qui est coproduit par l’Opéra de Paris ne choquera pas le public parisien, arbitre des élégances conformistes qui ne joue à se faire peur au théâtre qu’avec Robert Carsen (trois ou quatre fois l’an). Ouf, on peut dormir tranquille. Une mise en scène gentille, jolie, sans véritable idée: autrement stimulant était Kupfer à Zurich insérant le déroulement de l’oeuvre sur un fond d’histoire de l’Allemagne et faisant du Johannis Tag une fête de l’Allemagne en reconstruction (avec sans doute une allusion au fameux film de Edgar Reitz, Heimat) Meistersinger comme musique du Heimat: c’était vraiment intéressant. Quant à la production si critiquée de Katharina Wagner à Bayreuth, qui a osé affronter le rapport de l’oeuvre au nazisme et à sa famille, et qui fait de Sachs un petit Hitler des familles, on se prend vraiment à en être nostalgique.
Donnez-nous à penser, et non pas à jouer à gai gai l’écolier!
Je ne voudrais pas que Herheim que j’admire beaucoup devienne banal et que ses mises en scène foisonnantes s’érigent en système, et deviennent un objet vidé de sens, et rempli d’argent.
Musicalement, lors de la première et même après, certains spectateurs, critiques ou bloggueurs n’ont pas été vraiment convaincus par certains chanteurs et par l’approche de Daniele Gatti. Je sais qu’à Paris, Gatti est souvent critiqué et quelquefois peu aimé. À avoir entendu son Parsifal aussi bien à Bayreuth qu’à New York, à avoir apprécié ses Rossini depuis très longtemps (déjà Mosè à Bologne!), ou son Wozzeck à la Scala, je le considère comme un chef d’opéra d’envergure même si dans Verdi, il ne m’a jamais convaincu. J’ai aussi entendu ses Meistersinger à Zurich, avec un autre orchestre et dans une salle aux dimensions réduites, et j’avais apprécié son approche à la fois énergique mais aussi délicate (difficile dans une salle comme Zurich de ne pas couvrir les voix dans un certain répertoire, et Gatti y réussissait pourtant ). Ici on lui a reproché surtout de ne pas avoir « tenu » l’orchestre, on a remarqué des scories chez les cuivres, de la bouillie sonore dans les cordes etc… etc…
On sait (et Abbado en a fait un motif de rupture) que les Wiener Philhamoniker à Salzbourg doivent jouer plusieurs concerts et plusieurs opéras tout en répétant. Ils s’en sortent en faisant des rotations de musiciens et ainsi très souvent comme à l’opéra de Vienne, ce ne sont pas les mêmes musiciens que les chefs voient chaque jour, ni même les soirs de spectacle. Un organicum d’orchestre n’est pas attaché à une oeuvre, on peut donc arriver à des situations grotesques où les musiciens qui répètent avec un chef ne sont pas ceux qui jouent en fosse pour le spectacle. Bien sûr, fort d’être les Wiener, les Wiener disent que leur connaissance technique du répertoire et la manière de transmettre les instructions aux collègues font qu’un Wiener en vaut un autre. Mais les chefs ne pensent pas toujours de même (et je le rappelle, Abbado avait refusé ce système en 2000 et avait renoncé à deux productions, Cosi’ fan tutte et Tristan und Isolde). Sans doute les temps de répétition d’orchestre, comme à Bayreuth très concentrés et insuffisants ont fait qu’arrivés à la Première, même les Wiener n’étaient pas prêts (et tous les chefs n’étant pas Karajan avec son autorité impériale…). C’est pourquoi peut-être vaut-il mieux aller voir les dernières soirées d’une production, car on a alors un chef et un orchestre rodés.
C’est ce qui s’est clairement passé ce 24 août: il n’y pas grand chose à dire de l’exécution orchestrale et de la direction du chef. Peut-être dans l’ouverture et dans le premier acte quelques moments confus, quand on change de tempo, quand les rythmes changent brutalement, une impression de flou (mais pas de bouillie), mais le deuxième acte (avec un crescendo pour la scène finale et un rythme magnifiquement en place) et surtout le troisième acte ont été vraiment extraordinaires: un prélude du troisième acte plein de sensibilité et d’émotion, un quintette magnifiquement dirigé, une Festwiese anthologique (signalons au passage la musique de scène de membres de l’académie des Wiener Philharmoniker, incroyablement somptueuse) pleine d’énergie, sans une scorie, avec une couleur et un dosage des volumes vraiment remarquables: jamais un orchestre tonitruant (et pourtant, la tentation dans les Meistersinger peut être grande). Non clairement, Daniele Gatti et les Wiener Philharmoniker, ce soir-là (pardon, ce matin-là, ce midi-là et cet après-midi-là, la représentation courant de 11h à 17h) étaient au rendez-vous, l’un avec une approche très fine et sensible de l’oeuvre, les autres avec leurs cordes soyeuses et charnues, avec leurs cuivres sans défaut et leurs bois de rêve et avec ce son plein et compact qui leur est si caractéristique, aidés aussi par un choeur, celui de la Staatsoper (Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor) de Vienne (dirigé par Ernst Raffelsberger) vraiment extraordinaire, à tous les niveaux, mais surtout dans les passages où Wagner se réfère clairement à Bach: dans ces moments là, l’effet est époustouflant.
Du côté du chant, sans être la distribution de référence (y-en a-t-il? même à Salzbourg on peut en douter), nous avons une ensemble de chanteurs de niveau, qui ne déméritent jamais, sans pour la plupart être chavirants sauf le Sachs de Michael Volle.
C’est la deuxième fois que je l’entends et Michael Volle sans tout à fait avoir les moyens du rôle, est stupéfiant.
Stupéfiant d’élégance, d’abord, avec un timbre de velours, d’une douceur élégiaque avec un sens des couleurs, des variations de ton dans une manière d’aborder le rôle bien plus chantée qu’à Zurich où l’aspect « conversation » m’avait vraiment frappé.
Stupéfiant d’endurance ensuite, même si on sent une fatigue légitime dans la seconde moitié du troisième acte (à Zurich il avait bien moins tenu la distance et son monologue finale était très « parlé »): le rôle est écrasant, la présence en scène quasi permanente, et au total il s’en sort avec honneur.
Stupéfiant d’intelligence: il joue exactement le Sachs réel et le Sachs rêvé/rêvant, et cette intelligence lui permet de dire le texte avec un sens de l’expressivité peu commun, grâce aussi à une diction qui est un modèle du genre. Vraiment grandiose.
Il n’est pas si mal entouré, d’abord par le Pogner de Georg Zeppenfeld, authentique basse, dont la voix à la fois jeune et puissante fait à chaque apparition merveille. Mais ce qui caractérise aussi le style de Zeppenfeld, c’est la simplicité de la parole, c’est l’absence totale d’affèterie, c’est le naturel.
J’ai bien aimé la manière dont Herheim traite Beckmesser. Un Beckmesser pas vraiment ridicule, assez jeune, presque aussi jeune que Walther et dans la rivalité ou la jalousie sans caricature. Markus Werba, en peu pâlichon au premier acte, mais capable d’acrobaties authentiques pour mettre les fautes sur le tableau quand Walther chante, se rattrape dans les deux autres actes, la voix est chaude, le timbre agréable, le chant intelligent: du solide. Mes Beckmesser de référence, Michael Volle, encore lui qui fut définitif à Bayreuth dans la production de Katharina Wagner (remplacé assez vite par un excellent Adrian Eröd vu aussi récemment à Amsterdam) et plus loin dans le temps et toujours à Bayreuth, Hermann Prey, prodigieux de retenue et d’élégance avec cette voix d’une telle beauté qu’il en éclipsait Walther…
J’ai dit plus haut tout le bien que je pense du personnage de David, très attachant: c’est Peter Sonn, une trouvaille zurichoise de Pereira, un jeune chanteur qui lui aussi sait ce que chanter veut dire, avec une voix bien posée, forte, nette, avec une expressivité sans failles (il est facile d’avoir des David pâlots), une vraie présence scénique et un joli sens de la couleur.
Roberto Saccà est aussi issu de la distribution zurichoise. Un ténor techniquement sans grandes failles, au chant contrôlé, assez propre la plupart du temps, qui ne m’avait pas déplu à Zurich. Mais aussi passionnant qu’une autoroute toute droite en rase campagne. Un chant inhabité, une personnalité pâlotte, identifiable en scène seulement par son beau costume, uniforme vert au départ de soldat noble (un chevalier), qui tranche avec les habits bourgeois des Maîtres (bonne idée de mise en scène), puis blanc immaculé à la fin. Un personnage assez neutre, sans grand intérêt alors qu’avec ses qualités vocales il pourrait nettement faire mieux.
J’ai plus de mal avec la Eva d’Anna Gabler. Une Eva qui ne démérite pas et donc ne mérite pas les huées dont elle a paraît-il été gratifiée lors des premières représentations. Elle chante d’ailleurs le rôle un peu partout. Mais c’est une Eva comme je ne les aime pas: chant correct mais banal et insuffisant pour s’installer par le chant, jeu frais de jeune fille en fleur de désir, mais sans la maturité voulue pour en faire un personnage. Mes horizons sont dans le passé lointain Lucia Popp, qui ouvrait la bouche et imposait le personnage par l’extraordinaire beauté du chant et de la couleur vocale: Lucia Popp, c’était un peu comme Mirella Freni, à cinquante ans, elles en paraissaient toujours quinze. L’une a chanté Bohème jusqu’à 65 ans, l’autre Pamina, Sophie et Eva jusqu’à la fin (prématurée). Dans un passé moins lointain, Anja Harteros à Genève qui en imposait et vocalement, et scéniquement avec une Eva enfin adulte. Anna Gabler n’a rien de tout ça, elle est passable, et passe effectivement, mais on a des difficultés à s’arrêter sur elle quand elle passe. Jolie prestation de la Magdalene de Monika Bohinec. Je garde pour la fin le Nachtwächter d’un certain Tobias Kehrer: voix immédiatement identifiable comme une future belle basse, un timbre chaleureux, une vraie présence vocale. À suivre…
Au total, et après trois jours, la conviction d’avoir assisté à une belle représentation, musicalement très au point, malgré une mise en scène à effets (comme toujours chez Herheim) aux idées décevantes. Richesses de l’effet, pauvreté du propos: une mise en scène à paillettes qui ne dérange personne. Un chant pas toujours passionnant mais sans rien de scandaleux, et un Sachs exceptionnel, une direction de qualité (au moins en ce 24 août). Du Salzbourg des familles, à défaut d’être celui des grands jours.
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