Il y a des soirées qui vous prennent et vous surprennent, et qui conduisent vers des sommets inconnus. Ce 27 avril 2014, ce fut le cas à Berlin, grâce à Wagner, grâce à Sasha Waltz, grâce surtout à Daniel Barenboim.
Il fallait oser.
Il fallait oser proposer à la chorégraphe allemande (née à Karlsruhe) si populaire à Berlin de mettre en scène Tannhäuser, un Wagner avec ballet, certes, le seul, certes, mais pas un ballet de 4h15. Or, sur les traces de Pina Bausch (avec son sublime Orphée et Eurydice de Gluck), Sasha Waltz qui a déjà quelques opéras à son actif s’emploie à montrer que l’art chorégraphique et l’art lyrique peuvent fonctionner ensemble, peuvent s’entremêler et faire rêver à l’unisson, y compris sur un grand pilier du répertoire, y compris dans l’intouchable (auquel d’ailleurs tout le monde touche)
Wagner.
Quel défi ! Quel pari !
Un pari qu’une partie du public n’a pas apprécié, vu les buh qui ont accueilli le groupe des danseurs et la chorégraphe, affrontant crânement à bras ouverts ce public contrasté, car l’autre partie de la salle, la plus nombreuse, lui faisait une standing ovation.
Il est vrai qu’il y a gageure, et qu’elle n’est pas toujours gagnée, tout n’est pas réussi dans ce travail même si, une fois la logique perçue, une fois les yeux habitués, on entre de plain pied dans le spectacle.
La volonté de Sasha Waltz c’est de montrer une sorte d’union presque interchangeable entre les émotions provoquées par les voix et les chanteurs et celles traduites par les corps : du coup on n’a jamais chant puis danse et vice versa, mais chant-danse entremêlés, où même les chanteurs esquissent quelques sauts ou quelques pas (timides ou moins timides), où même le chœur se mélange aux danseurs, et où on ne peut (en théorie) distinguer les uns des autres.
Quand c’est le ballet qui est prévu par Wagner lui-même, c’est un peu plus facile et réussi au-delà de toutes les espérances : le Venusberg est magnifiquement réalisé, avec cette grotte en forme de conque presque conçue comme une bouche qui vomit des corps qui se tordent et se disloquent en une vision qui fait mieux saisir la lassitude de Tannhäuser. Elle réussit ce prodige de faire en sorte que Peter Seiffert, qui n’a pas exactement le physique d’un danseur, arrive et se fonde, se noie dans cette mêlée de corps sans qu’on le distingue clairement, d’où peu à peu on voit entrer puis émerger Venus, qui descend dans la mêlée en élégants volutes. Un tableau saisissant, magnifiquement éclairé par David Finn, qui répond exactement à la musique d’un dynamisme et d’une énergie peu communes, imposée par un orchestre très présent (la salle est petite) et pourtant jamais ni étouffant, ni trop fort.
La deuxième partie de l’acte I désarçonne, voilà la petite troupe autour du Landgrave qui arrive en sautillant, vêtue de costumes de chasse, esquissant des mouvements chorégraphiques auxquels se mêlent les danseurs vêtus de la même façon, si bien qu’au départ on distingue mal qui fait quoi. Ces mouvements convulsifs, ces petites gambades, tout cela est surprenant, ironique bien sûr, met à mal certains chanteurs qui évitent soigneusement de lever la jambe (René Pape) alors que d’autres (Peter Mattei, Peter Sonn) y vont franchement. Il en résulte une sorte de tableau, extrêmement vivant, vif, et même joyeux qu’on perçoit seulement à travers l’ensemble des mouvements de ce groupe. Et effectivement, c’est bien le sens de ce premier acte où tous retrouvent Heinrich dans une sorte de bonne humeur générale.
À la fin de l’acte, la musique de scène (huit cors) suit en cortège les chanteurs et danseurs, et ce point de vue peu commun, cette optique ici expérimentée pour la première fois, à la fois met d’excellente humeur, mais quelque part dérange car tout le monde essaie de trouver un sens caché à tous ces mouvements, à cette chorégraphie, alors qu’il n’est pas caché, mais immédiatement donné.
La Teure Halle de l’acte II est le Schiller-Theater lui-même, représenté en miroir sur scène par une série de fin troncs d’arbres suspendus à des tringles, le théâtre et son double où se déroule le concours de chant, ce qu’est toujours plus ou moins un opéra. Mais Sasha Waltz conçoit aussi l’opéra comme lieu de la mondanité et de la vanité, en faisant entrer le chœur comme l’entrée des couples au Bal de l’Opéra de Vienne (le fameux Opernball) (où le théâtre, lui aussi, est doublé sur scène), mais rompt le bel ordonnancement initial en cassant les couples des danseurs (faux pas, chutes, lancés maladroits – de cavaliers), en faisant danser deux femmes ensemble puis deux hommes, en soulignant en fait tout ce que cette scène a de convenu : ce n’est pas neuf, l’entrée des courtisans a souvent été l’occasion (depuis Götz Friedrich en 1972 à Bayreuth…) de souligner le côté traditionnel, convenu, rigide du rituel que Tannhäuser va violemment déconstruire par un coup de pied dans la fourmilière qui s’appelle corps, désir, sexe.
La convention, elle est aussi soulignée par les costumes : queues de pie grises et cravates pastel pour les hommes, et pour Elisabeth, une robe longue années cinquante qui renvoie aux modèles des icônes cinématographiques de l’époque : c’est Grace Kelly en quête du Prince Charmant au Bal de la Rose à Monaco.
Mais Tannhäuser en chantant enlèvera sa cravate, ouvrira son col, rejettera volontairement cette image très conforme que les autres maintiennent(et Wolfram en premier, mais aussi l’élégant Walther de Peter Sonn, toujours excellent).
La manière dont les danseurs portent Elisabeth à la fin de l’acte, comme une vierge en ostensoir, une Elisabeth icône aux pieds nus – début de la posture de sainte? – en un geste très fort et très élégant, renvoie évidemment à la transfiguration du troisième acte, qui commence dans la brume, dans un espace nu seulement éclairé par les lumières magnifiques de David Finn.
Le retour de Rome est un cortège conçu comme au IIème acte avec un mélange de danse et de chœur, une sorte de vision syncrétique qui mêle plusieurs type de manifestations religieuses montrant, l’espace ténu qui fait frontière entre paganisme et christianisme : branches d’arbres qu’on brandit comme des trophées, allusion à la crucifixion de Saint Pierre par un corps renversé porté en croix, allusion aux processions portant la vierge en triomphe comme on portait dans l’antiquité les statuettes de Dieux ou frontières entre les religions révélées (claire allusion aux derviches tourneurs en ouverture de l’arrivée du chœur). Sasha Waltz aussi nous dit l’espace ténu qui crée l’émotion, entre un chant sublime de Peter Mattei dans O du, mein holder Abendstern et ses pas de danse timides esquissés avec son ombre projetée par l’étoile (Vénus, comme l’avait très bien montré Baumgarten à Bayreuth en faisant venir Vénus sur scène) à laquelle il s’adresse.
Sasha Waltz esquisse un modèle de Musik/Tanztheater qui n’est pas seulement un exercice de style : elle souligne, grâce aux lumières, aux mouvements, aux attitudes et aux costumes (de Bernd Skodzig), mais aussi grâce aux espaces très essentiels construits par Pia Maier Schriever, les ambiguïtés d’une œuvre où se mélangent plusieurs cultures, plusieurs traditions, où les personnages eux mêmes restent ambigus, y compris Elisabeth (ce qu’avait montré intelligemment mais maladroitement Baumgarten – encore lui- à Bayreuth). Cette expérience des limites est riche, et esthétiquement traduite de manière convaincante. Le fait même que des spectateurs la refusent et que la salle soit divisée montre que le spectacle frappe, et c’est heureux.
Il n’y aucune discussion en revanche sur le plan musical où nous est offert sans doute ce qui peut se faire de mieux ou presque. La direction de Daniel Barenboim (dont je ne me souviens pas qu’il ait déjà dirigé au moins récemment, Tannhäuser) est étonnamment jeune, vive, dynamique, très contrastée dans les choix de tempo quelquefois très rapides, quelquefois lents à mettre en danger les chanteurs, mais ces choix sont toujours justifiés : il y a là un discours sensible, complexe qui fait émerger des secrets de la partition non encore remarqués, qui joue avec les espaces réduits d’une salle non conçue pour l’opéra (nombreux musiciens en coulisse) et avec les effets de rapprochement et d’éloignement, fort marqués dans une salle si réduite. Les pupitres pris individuellement sont sans reproches, et Barenboim fait ce qu’il veut de cet orchestre qui le suit aveuglément. Un travail d’orfèvre du son, qui épouse aussi le texte sans jamais couvrir les chanteurs, en leur laissant tout l’espace voulu : cela s’appelle le grand style, cela s’appelle une vraie direction. Barenboim dirige et organise, il donne aussi la direction à suivre, il nous dit le lyrisme, la sensibilité, l’énergie, il nous fait entendre l’œuvre, c’est à dire qu’il nous la fait comprendre.
C’est tout simplement stupéfiant.
Le chœur très bien préparé par Martin Wright prend sa part des choix de mise en scène, esquissant des pas de danse, se mêlant aux danseurs, jouant lui aussi au Tanztheater.
Quant aux chanteurs, au moins du côté des hommes, ils sont d’un exceptionnel niveau, totalement dominé par le Wolfram anthologique de Peter Mattei : qui peut lui discuter sa primauté ? il est l’Amfortas du moment, et le Wolfram du moment. Une diction exemplaire, un sens des nuances époustouflant, une puissance et un velouté uniques et en plus, il rentre dans la mise en scène, avec un affront splendide.
Peter Seiffert en Tannhäuser reste exemplaire. Quelquefois, il peut décevoir, la voix, cet instrument humain, trop humain, peut le lâcher, mais ce soir, il domine le rôle de bout en bout, avec des aigus tenus de manière étonnante, une puissance d’autant plus marquée dans cette salle exiguë, et surtout un vrai sens dramatique et un engagement dans la mise en scène d’une honnêteté remarquable. On ne l’imagine pas dans du Tanztheater, et pourtant, il ne détonne pas, il est totalement le personnage voulu. Remarquable.
René Pape reste plus en retrait des choix de mise en scène, il évite de danser, de sautiller, mais la voix est là, avec sa diction incomparable, sa présence charismatique (bien que la mise en scène ait tendance à l’effacer, donnant au groupe la primauté sur les individualités) et sa puissance.
Parmi le groupe des chanteurs en concours, notons surtout Peter Sonn, qui à chaque apparition montre sa maîtrise, son contrôle vocal et les accents très émouvants d’une voix qui gagne en puissance. Un très bon Walther von der Vogelweide.
Du côté des dames, c’est un peu moins convaincant. Marina Prudenskaia est une Vénus très présente en scène, qui a bien épousé la mise en scène, les graves sont somptueux, les aigus un peu moins, un peu tirés, même si la prestation reste de haut niveau.
Ann Petersen en Elisabeth, qui remplaçait Marina Poplavskaia initialement prévue, convainc moins : la voix est très contrôlée, il y a de beaux moments, mais cela n’explose jamais, comme si elle n’arrivait pas à sortir d’un chant solide mais peu habité. Elle est émouvante en scène, elle l’est moins en voix. Il lui manque de la tripe, il lui manque de l’engagement vocal, il lui manque aussi une assise vocale large. Une prestation honnête, mais en retrait par rapport au reste de la distribution. Notons le junger Hirt de Sónia Grané, exemple de bon élément de la troupe qui réussit à émouvoir l’ensemble du public.
Tout cela réussit quand même à faire l’un des Tannhäuser les plus étonnants et les plus convaincants de ces dernières années. Il sera repris l’an prochain, sans Mattei et sans Pape, mais avec Gerhaher et Kwanchoul Youn, sans Ann Petersen, mais avec Pieczonka. Allez, de bonnes raisons de choisir Berlin en avril 2015…[wpsr_facebook]