ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA 2015-2016: CONCERT DIRIGÉ PAR DANIELE GATTI LE 3 AVRIL 2016 (WAGNER, LISZT, BERLIOZ)

Daniele Gatti et le RCO
Daniele Gatti et le RCO

Séduit par la Fantastique entendue à Paris par le National, j’ai voulu entendre Daniele Gatti diriger la même œuvre par le Royal Concertgebouw Orchestra, avec toujours le même handicap : une interprétation hors norme d’Abbado avec les Berliner Philharmoniker en 2013, sur laquelle je me suis arrêté, et qui vient de paraître en disque, produisant encore chez moi la même ferveur et la même admiration éperdue.

Le programme très « romantique » proposait l’ouverture de Tannhäuser dans la version de Dresde (1845), la poème symphonique  Orpheus  de Liszt (1854) et la Symphonie Fantastique « épisodes de la vie d’un artiste » (1830). Le fil du programme, c’est évidemment l’artiste dans sa confrontation tragique (et créatrice) avec le monde, et les visions successives du poète ou du musicien (Orphée et son lointain descendant Tannhäuser sont l’un et l’autre) quant à l’artiste de Berlioz, c’est un musicien. Mais tous trois vivent une aventure tragique avec la femme dont ils sont amoureux. Deux meurent, Eurydice pour Orphée, inconsolable qui se met à composer chant et musique déchirantes pour évoquer l’absence et la souffrance, Tannhäuser vit parce qu’Elisabeth s’est offerte en martyr pour sa rédemption, et l’artiste de Berlioz désespéré de l’absence de réponse à son amour se livre aux délires de l’opium et de la diablerie qui sont évidemment des délires créateurs : Berlioz est trop intelligent et trop sensible pour ne pas composer sa musique la plus neuve dans ses trois derniers mouvements.
Même si des raisons techniques peuvent avoir donné des motivations au programme, il me paraît avoir un sens particulièrement cohérent autour du du héros romantique qui n’a jamais rien de « fleur bleue » mais se trouve au contraire souvent écartelé, violent, en proie aux fureurs et pourquoi pas aux Furies.
Ainsi de l’ouverture de Tannhäuser. Souvent chez Wagner le son émerge comme d’un néant (voir Lohengrin, voir Rheingold, voir Parsifal) c’est le cas dans Tannhäuser, au moins dans celui voulu par Gatti : une ouverture qui émerge très lentement d’un néant, où les modulations des cuivres et les différents pupitres s’entrelacent de manière presque magmatique, donnant une couleur particulièrement sombre, y compris quand le thème est repris aux cordes, presque hésitantes à rentrer en jeu, avec une respiration large et tendue, avec un sens du crescendo marqué mais d’une lente fluidité telle qu’elle s’apparente non à un fleuve, mais  à une coulée de lave continue. C’est cette tension initiale et cette obscurité d’où émerge le son qui m’ont fasciné ici. Le choix est clair : il s’agit de donner une couleur à l’ensemble qui n’a rien de cette musique triomphale qu’on entend quelquefois, mais une couleur presque parsifalienne. Gatti n’oublie pas que Wagner a voulu, encore huit jours avant sa mort, revoir son Tannhäuser de fond en comble, que l’œuvre attendait, évoluait en fonction de Tristan (révision de 1860) et allait encore évoluer au contact cette fois de Parsifal : ce début si sombre, c’est l’antichambre de l’œuvre, celle à qui sa vraie couleur sera donnée. Alors du même coup, la suite, plus aiguë, plus lumineuse, plus claire peut apparaître ce qu’elle est : un leurre, un leurre comme le Songe d’une nuit de sabbat peut être un leurre pour l’artiste de Berlioz, le leurre d’une musique qui, si on s’y concentre bien, a des accents vaguement inquiétants.
L’œuvre d’une vie, voilà ce qu’est le Tannhäuser, une œuvre d’une vie à laquelle il n’a pu revenir, d’où cet accent dramatique et massif, merveilleusement architecturé à l’orchestre au son si impressionnant, avec ses crescendos à double entrée, des cordes et des vents d’un côté aigus, mais de l’autre des percussions inquiétantes et des decrescendos construits de la même manière, puis les sortilèges du Venusberg, avec ses cordes si fines, mais aussi ses bois inquiétants : les bois sont toujours poétiques mais annoncent souvent des tensions (voir le cor anglais dans la Fantastique) : cette ouverture avec ses imperceptibles silences dans les crescendos de la partie finale, qui créent un rythme presque haletant, est en fait une ouverture sur l’angoisse, sur l’inquiétude, comme sa fin en orgie amère, un tourbillon. Gatti tend l’arc entre le Berlioz de la Fantastique et le Wagner de Tannhäuser. Je reste fasciné des decrescendos de la partie finale annonçant la musique du chœur des pélerins, si sombre, doublée par des cordes devenues un arrière fond si lisible et si peu rassurant. Et si on va un peu plus loin dans l’écoute, on comprend que l’architecture tient non par la mélodie du chœur des pélerins (si célèbre, aux vents), mais par la vague modulée des cordes et que c’est elle qui éclaire l’ambiance, et donne la couleur. Tout cela est d’une clarté incroyable, comme une sorte de mise en scène sonore d’un drame qui est déjà tout dans une ouverture pourtant archi rebattue, installée comme un apéritif auquel on ne prendrait pas garde et qui nous dit déjà par son pessimisme structurel que nous sommes au cœur de la tragédie de la musique qui va se jouer les autres oeuvres du concert. Une approche réfléchie par Gatti jusqu’aux moindres détails.
C’est le noir qui va si bien à cette matinée dominicale.
Orpheus commence par un discret appel aux vents, comme Tannhäuser, auquel s’enchaînent des harpes (Orphée…), puis la musique s’élargit et s’éclaire, d’une indéniable et d’une lumineuse poésie, d’un optimisme mesuré qui répond au pessimisme précédent. Gatti garde une lenteur de tempo manifeste qui permet de bien détacher chaque pupitre, les harpes , très présentes, toujours même, et aussi le chant singulier et solitaire du premier violon. Le chant, car la musique lente et contemplative m’est apparue singulièrement proche de certains moments du chant wagnérien, notamment par ses crescendos (on se met à faire des ponts aussi avec ce qui précède), et l’alternance de voix solistes (hautbois) et celle des harpes particulièrement présentes et du violon. Wagnérien aussi le long accord final qui semble conclure un opéra de Wagner, sur lequel insiste Gatti et grâce auquel il obtient un silence du public à la fin de la pièce. Une pièce toute de fluidité, d’un intérêt renouvelé parce qu’alors se construit une évident système d’échos entre l’histoire d’Orphée, l’histoire de la musique, et la construction de ce concert même. Gatti réussit à rendre ce poème symphonique bien plus passionnant qu’on ne le dit dans les encyclopédies, en construisant un système d’échos évidemment avec Wagner, presque « naturellement » par les relations artistiques, puis familiales que les deux artistes entretiendront : Liszt n’est il pas, comme Orphée, l’artiste à la fois créateur et interprète, peut-être encore plus célèbre dans l’Europe entière et jusqu’en Turquie comme interprète et que comme créateur ou compositeur. Mais c’est là aussi une double postulation, car Gatti s’ingénie, comme souvent, à marquer dans cette musique des échos, des échos surprenants, presque straussiens : on peut identifier où le jeune Strauss puisa quelques éléments de son inspiration pour ses poèmes symphoniques, mais par ricochet, comme cette musique est moins « sage » et plus inventive qu’il n’y paraît à première vue, plus ouverte,  elle aussi en quelque sorte plus « musique de l’avenir ». Daniele Gatti, en amoureux du post-romantisme, en chercheur de la musique, en dessinateur de fils ténus ou non entre les œuvres et justement ces œuvres-là, cherche à démêler justement cet écheveau-là des intertextualités musicales, seule manière à mon avis de percevoir tous les possibles d’une musique, de la musique.

Alors évidemment, ce travail de recherche, cette volonté d’aller jusqu’au bout d’intuitions ou de certitudes, c’est dans une Symphonie fantastique très différente qu’à Paris par le son et par les intentions  qu’il apparaît, d’une manière qui éclaire bien le travail du chef.
Il est d’abord très attentif à la tradition de jeu des musiciens qu’il a en face de lui. À Paris, il avait cherché à déconstruire patiemment non une tradition de jeu, mais des habitudes qui ne faisaient plus problème, comme si on devait jouer « comme ça » sans autre forme de procès. D’une Fantastique jouée dix jours auparavant avec un autre chef, il en avait fait, lui, une autre, pleinement heurtée, avec ses luttes de masses sonores, comme pour conjurer les tendances un peu brahmsiennes de l’interprétation traditionnelle. Il en avait fait quelque chose de parfois tellurique.
Il a ici en face de lui un orchestre de toute autre tradition, un orchestre qui excelle justement dans le post-romantisme, de Mahler à Stravinski, qui a fait sa gloire internationale pendant les premières années du XXème siècle. Et Daniele Gatti va travailler avec ce son là pour proposer une Symphonie Fantastique qui aura ces échos-là du futur, pour proposer en elle une « musique de l’avenir », elle-aussi.
Je ne suis pas de ceux qui édicteraient une doxa interprétative pour les œuvres françaises, (élégance, clarté, fluidité). J’entends souvent parler de la musique française comme on parle du classicisme à la Boileau, « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », une sorte de vision musicale calée sur le discours préfabriqué du classicisme. Moi j’aime le classique quand il dit « je ne fais pas le bien que j’aime et je fais le mal que je hais » (Racine), j’aime ce classicisme non de « fleur heureuse », mais de fleur ravagée et déchirée, à la Pascal, à la Racine, et pourquoi pas à la Corneille, mais le dernier Corneille « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir ». Quand j’entends parler de musique française, j’ai toujours l’impression qu’il y a une sorte de jeu français qui ferait de tout une sorte de fleur heureuse et élégante, une fleur de cour aimable. Oh, certes, je fantasme un peu sans doute, mais il y a une manière franchouillarde quelquefois de penser la musique qui m’agace, quand la musique est l’art qui transcende la notion même de frontière ou de nation. Quand Berlioz compose sa Symphonie fantastique, en 1830, on est dans l’agitation politique, et artistique, avec l’avènement du romantisme, et il vient quelques années auparavant de découvrir Beethoven. Berlioz, je l’ai écrit il y a quelques temps, c’est vers Gluck, vers Beethoven, mais aussi vers le Grand Opéra à la Rossini ou à la Spontini qu’il regarde, rien que des français.  Il y a certes une culture et une éducation françaises, sans doute des modes aussi de jeu, de facture d’instruments, il y a un champ musical français, mais que signifie en revanche musique française, de quelle France ? les 130 départements napoléoniens ? Celle sans Nice ? Sans la Savoie ? Sans l’Empire colonial ? Cessons donc pour cet art éminemment international qu’est la musique, de parler de musique française ou allemande ou autre quand l’art et le monde intellectuel depuis le Moyen âge sont en échange permanent, quand les idées traversent les frontières avec une déconcertante facilité, voire rapidité. Donc Berlioz s’interprète en fonction d’une pensée, d’une intuition, d’une démarche intellectuelle et non en fonction de sa nationalité, et en fonction aussi des influences qui l’ont marqué, et de celles qu’il a pu avoir dans le futur. Quand Berlioz, en 1830, s’amuse à des cassures de rythmes, à des heurts de son, à des phrases qui sont à la limite de l’atonalité, il s’amuse, mais en même temps nous savons, nous, qu’il est prophétique et nous devons en tenir compte. Quand il imite un instrument déglingué, il anticipe le Siegfried de Wagner et son appel au cor, quand il use du grotesque, il anticipe Mahler etc..etc..
C’est au contraire rendre justice à Berlioz que de voir comme tout au long du XIXème les plus vénérés compositeurs de cette époque l’ont écouté, et avec quelle attention. C’est bien d’abord ces filiations que Daniele Gatti fait entendre, avec un orchestre qu’il a merveilleusement en main et qui le suit avec gourmandise : on voit les regards, on voit quelques gestes qui ne trompent pas quand à son passage les contrebasses frappent en souriant sur leur instrument. Il fait apparaître des liens qui semblent même inattendus : dans le premier mouvement, on entend par moment Weber, si fameux en 1830, et ça c’est plutôt « normal », mais aussi subitement, au détour d’un son la Nuit transfigurée de Schönberg, comme si de nouveau Gatti plaçait Berlioz sur une immense frise, un immense arc où les deux bouts marquent des cheminements de lectures, des échos possibles. Dans Un bal la couleur sombre des premières mesures font apparaître non la légèreté mais des nuages, puis une fin en allègement séraphique voire un peu maniéré après une valse légère, aérienne, presque impalpable mais obstinément inquiétante. Dans Aux champs, on est dans le drame noir (percussions initiales et finales, mais en même temps dans une sorte de contraste mahlérien,voire tristanesque, avec des bois ahurissants.
C’est que Gatti cultive un discours sur la Fantastique où la question dramatique domine, non pas seulement au sens commun, mais surtout au sens théâtral : ce que fait voir Gatti c’est une dramaturgie, c’est presque une pantomime ; une musique dramatisée et théâtralisée qui en fait un drame sans paroles mais avec seulement une musique. C’est une Fantastique qui se raconte non comme un programme mais encore plus comme un opéra sans voix, un oratorio sans paroles, très dramatisé, très lent au début mais très tendu, tout au long implosif, très en-dedans, comme un drame intérieur insupportable, où il n’y pas pas un moment de relâchement, un monologue intérieur au bord du gouffre.
Le travail de l’orchestre est proprement ahurissant pour trouver le ton juste correspondant aux propositions sans doute inattendues du chef, qui justement travaille avec les pupitres (fabuleux) qu’il a à disposition notamment une petite harmonie de rêve. Avec cet orchestre, Gatti ose:  il ose des heurts, il ose des tempos surprenants, des heurts de tempo, très rapides, puis très lents, presque des anacoluthes, des ruptures de construction, où il installe une instabilité structurelle. Il est sûr que pour un public français habitué dans la Fantastique à une relative ligne « classique », policée, c’est très déstabilisant. Gatti travaille ici sur le tissu même de la musique, sur la couleur en la faisant miroiter et moduler: on voit défiler Bruckner, Mahler, Wagner, Schönberg tout en préservant les sources webériennes et beethovéniennes de cette musique. Alors dans la Marche au supplice, la tension déjà présente depuis le début s’accentue : il en résulte une ambiance pas romantique du tout comme on l’attendrait, un Berlioz tendu très tourné vers l’introspection qui tend le spectateur à l’extrême et qui lui donne comme on dit le cœur battant. Avec d’autres moyens et une autre fluidité, Abbado recherchait une impression similaire, mais Gatti aime le tellurique, il aime sentir la masse sonore comme volcanique qui va se déchaîner, un dérèglement ordonné, mais orgiastique et presque stravinskien. Une interprétation seuil de tout un XIXème qui se terminerait au pied des années 20. Du drame, du burlesque, du grotesque, du sarcastique, de l’amertume, mais jamais du bonheur : on croirait décrire quelque symphonie du Mahler des dernières années, alors que c’est un Berlioz des premières années qu’il s’agit, un Berlioz théâtral et prophétique, un Berlioz moins hugolien que Shakespearien (et on sait comme Berlioz aimait Shakespeare), qui secoue les forces naturelles, qui les dérange, mais avec la distance due, un Berlioz qui serait une source intarissable de l’inspiration symphonique du futur.  C’est un travail prodigieux sur le sens musical, sur l’intelligence musicale, sur l’histoire de la musique symphonique et surtout sur les intuitions du futur, mais aussi d’une sensibilité à fleur de peau. Une lecture de Berlioz d’une incroyable modernité, qui éclaire du même coup les deux pièces précédentes et qui donne à ce concert une homogénéité intellectuelle de grande profondeur, qui fait voir enfin quelle complicité est déjà née avec les musiciens, qui comprennent à fleur de peau ce que Gatti veut d’eux dans l’harmonie comme la fêlure.[wpsr_facebook]

Accueil chaleureux du public
Accueil chaleureux du public

OPERA VLAANDEREN 2015-2016: TANNHÄUSER, de Richard WAGNER le 22 SEPTEMBRE 2015 (Dir.mus: Dmitri JUROWSKI; Ms en Scène: Calixto BIEITO)

Et à la fin c'est Venus qui gagne © Annemie Augustijns
Et à la fin c’est Venus qui gagne © Annemie Augustijns

Après Parsifal et Der Fliegende Holländer à Stuttgart, Calixto Bieito aborde à l’invitation de l’Opéra des Flandres (Opera Vlaanderen) Tannhäuser, en alternance à Gand (en septembre) et à Anvers (en octobre). L’Opéra des Flandres est une institution très vivante: la scène flamande, que ce soit au théâtre, en danse ou à l’opéra, est en Europe l’une des plus intéressantes depuis une quinzaine d’années, stimulée aux origines par le plus glorieux des hommes de culture et de spectacle vivant, un flamand né à Gand du nom de Gérard Mortier qui, depuis qu’il a dirigé la Monnaie de Bruxelles, a imposé au spectacle en Belgique et aux Pays Bas (puis ailleurs) une couleur particulière, très ouverte, imposant une qualité des productions inconnue jusqu’alors. Sa disparition en mars 2014 n’a pas effacé son souvenir, et on découvre chaque jour quelle influence il a pu avoir là où il est passé et quelles traces il a laissées.

Calixto Bieito ne faisait pas forcément partie de ses artistes favoris, mais c’est un metteur en scène qui là où il passe interroge les œuvres d’une manière cohérente et chirurgicale, d’aucuns diraient provocatrice.

Désir et violence : le Venusberg Acte I © Annemie Augustijns
Désir et violence : le Venusberg Acte I © Annemie Augustijns

À part en France, où il a fallu attendre la saison dernière pour voir une de ses productions (Turandot à Toulouse), Bieito est un des inévitables du Regietheater, dont les grandes productions sont visibles en Espagne, son pays d’origine, mais surtout à Bâle, à Stuttgart, à Berlin, et même en Italie.
La question posée par Tannhäuser est complexe, sans doute plus complexe que d’autres opéras de Wagner comme Lohengrin ou Fliegende Holländer. Elle est sans doute aussi plus complexe que celle posée par Parsifal. Un des indices de cette complexité est que Wagner est revenu continûment sur l’œuvre, en la révisant régulièrement, et pas seulement pour la première parisienne : on pense qu’il y a une version de Dresde et il y en a deux et une version de Paris, mais il y a aussi une version de Vienne et Munich, et Wagner, dans les dernières années de sa vie, envisageait d’y revenir, voire de refaire entièrement l’opéra :il meurt le 13 février 1883 et le 5 février, Cosima dans son journal note « il déclare par ailleurs vouloir donner d’abord Tannhäuser à Bayreuth ; s’il établit solidement cette œuvre, il en aura fait plus, dit-il, que s’il donne Tristan ». Si l’on s’en tient à Dresde et Paris, puisque ce qui nous est présenté à Gand est un habile mélange entre version de Paris (Acte I) et version de Dresde (Actes II et III), se pose déjà la question de l’évolution créatrice de Wagner, dont la version dite de Paris prend place au moment où a déjà composé Tristan (les orages Wesendonck sont récents) qui va être créé en 1865 et où sa vision du drame musical est assise. Le Wagner du Tannhäuser parisien n’est plus tributaire du grand opéra romantique, et au contraire cherche à construire l’identité nouvelle de la musique de l’avenir.
En ce sens, l’histoire de Tannhäuser est plurielle, comme on dirait aujourd’hui, c’est d’abord l’histoire d’un homme, face à ses contradictions et à ses désirs profonds, qui expose ses déchirements, et c’est l’histoire d’un artiste, qui puise dans son expérience personnelle pour créer, et qui finit par s’opposer à la doxa locale en cours (et en cour) à la Wartburg. On oublie aussi souvent de lire le titre qui nous renseigne sur cette dualité : Tannhaüser und (et) Der Sängerkrieg auf der Wartburg et non oder (ou). La deuxième partie du titre n’est pas un sous-titre. Comme si d’une certaine manière, der Sängerkrieg auf der Wartburg était un épisode de la vie d’un artiste, d’un parcours artistique.

Ausrine Stundyte (Venus) et Merel De Coorde (Hirt) © Annemie Augustijns
Ausrine Stundyte (Venus) et Merel De Coorde (Hirt) © Annemie Augustijns

Même ambiguïté sur les personnages féminins : le fait même que l’on ait confié quelquefois à la même chanteuse (à la santé vocale solide) Venus et Elisabeth conduit à se poser la question (assez hoffmanienne) de l’identité des ou du personnage féminin : deux visages d’un même Janus ? Deux femmes différentes, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ; deux manières d’aimer, mais aussi deux désirs, exprimés, et vifs. Baudelaire en défendant Tannhäuser défendait aussi ces visions plurielles de la femme, sensuelle ou sensible, Jeanne Duval ou Apollonie Sabatier, parfum exotique ou parfum parisien. Tannhäuser est une fleur du Mal.
Au moment où Wagner reprend Tannhäuser, après la composition de Tristan, il va forcément en tenir compte dans sa réécriture du Venusberg. Ce Venusberg dans lequel Nike Wagner voit à la fois les désordres parisiens face à la sérénité germanique (personnifiée par le chant du pâtre initiant la scène finale du premier acte), dans lequel on peut voir aussi le monde superficiel des plaisirs face à la profondeur du monde artistique de la Wartburg, mais aussi le monde de la disponibilité et de l’ouverture à la nature,  face au monde des règles et des sangles, face à un monde culturellement prisonnier, qui cache derrière un bel ordonnancement des désordres peut-être plus coupables que ceux affichés et revendiqués du Venusberg.

Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns
Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns

C’est ce dernier chemin que Bieito choisit de suivre, abandonnant résolument le débat esthétique (un chemin que Robert Carsen avait emprunté pour son Tannhäuser parisien), pour poser la question sans doute (apparemment) bien commune de l’opposition nature/culture, en indiquant clairement que toute culture signifie nature domptée, prisonnière, compressée qui cherche sans cesse à sortir par tous les pores.
Autant la vision du Venusberg présente une nature indomptée et sensuelle (très beau décor de Rebecca Ringst, fait de branchages suspendus se balançant au gré du vent dans les feuilles dont on entend le bruit), une nature habitée, vivante, qui caresse les corps et leur donne du plaisir (Venus s’y love sans cesse avec un plaisir onanistique non dissimulé), une nature sûre d’elle même et sereine, qui rappelle le Baudelaire de Correspondances (La nature est un temple où de vivants piliers…) autant la Wartburg est un monde géométrique, en laqué blanc, à la lumière aveuglante mais qui par le fait même qu’elle aveugle, rend invisible les corps torturés de désir et prisonniers de cette géométrie d’un ordre faussé devenus des ombres. Si Venus se laissait aller aux caresses des rameaux, Elisabeth est un corps tout aussi désirant, mais laissé seul au milieu de l’espace, sans la sollicitation d’un rameau bienveillant.

Andreas Schauer (Tannhäuser) et Katrijn Van Cauwenberghe (Hirt) © Annemie Augustijns
Andreas Schauer (Tannhäuser) et Katrijn Van Cauwenberghe (Hirt) © Annemie Augustijns

Tannhäuser surgit dans le Venusberg comme un passant, comme par hasard, un Parsifal tombé chez Venus, le Graal du désir, et l’on est bien proche de Kundry et de son jardin fleuri, ou un Siegmund épuisé, qui rencontre la sensualité d’une Venus-Sieglinde laissée seule au milieu des bois. L’allusion à l’un et à l’autre est trop claire pour ne pas interpeller le spectateur. Mais ce monde du désir se traduit dans une sorte de va et vient entre douceur et violence: en témoignent les cheveux qu’on caresse et qu’on tire, les têtes qu’on effleure ou qu’on agrippe, le désir est cette errance entre plaisir de la tendresse et plaisir de la violence que Bieito affronte avec une grande netteté.
Et du même coup, après la fuite de Tannhäuser de cet état de nature vers l’ailleurs, son arrivée au milieu des chasseurs est transitionnelle. Il rencontre d’abord le berger, ici  une petite fille à la voix blanche, image de l’innocence et d’un amour serein qui contraste avec le Tannhäuser déjà détruit qui va tomber au milieu des chasseurs. La chasse est la première activité de régulation de la nature (les chasseurs, n’est-ce pas, sont les premiers écolos), d’une nature encore présente (la scène vidée de ses branches est néanmoins entourée d’arbres) : on est sorti d’une sorte d’Eden, d’état de nature au sens illuministe où la sensualité est partout et la culpabilité nulle part, pour tomber ou chuter dans le monde, et dans le monde naturel déjà touché par les hommes (d’où la chasse vue comme jeu humain dans la nature, comme début de domptage).

Les chasseurs © Annemie Augustijns
Les chasseurs © Annemie Augustijns

Et déjà ces chasseurs-mâles jouent à des jeux mâles dès qu’ils reconnaissent Tannhäuser, coups, jeux de combats, frôlements ambigus des corps (notamment évidemment entre Wolfram et Tannhäuser), torses nus, une sorte de sensualité dévoyée par la violence qui finit par un rituel de sang, proche de rituels vaudoo (on pense à Schlingensief à Bayreuth) où l’on est toujours aux bords de la transe, au bord du monde interdit au bord du monde des esprits, un monde du θάμβος (thambos) grec (la terreur sacrée notamment inspirée par la nature)

Acte II, Elisabeth (Annette Dasch) © Annemie Augustijns
Acte II, Elisabeth (Annette Dasch) © Annemie Augustijns

Ainsi le deuxième acte est fortement marqué par le premier, toujours sous-jacent. Derrière les smokings d’une société policée, se cachent les désirs, la violence, et la culture n’est qu’un habillage maladroit de l’état sauvage. Déjà Elisabeth seule avec son corps et habillée quasiment comme Venus, n’est plus du tout sur le chemin de la sainteté mais sur celui d’une identité humaine et féminine revendiquée, même si son père (qui plus tard ne se privera pas de reluquer la chair fraîche) lui fait endosser une veste légère qui la couvre partiellement et qu’il impose un decorum. Mais tous les autres apparaissent d’abord comme des ombres sous cette lumière aveuglante (éclairages très réussis de Michael Bauer), prêts à surgir derrière les piliers qui les dissimulent à moitié. Tout cela est à la fois très cru, très direct et très juste. Cet acte tout de violence d’abord rentrée puis exprimée pose immédiatement la question de Tannhäuser, mal à l’aise dans son costume d’artiste sage et courtisan qui va bientôt s’arracher ses habits et se singulariser. C’est bien de singularité qu’il est question dans ce travail.

Acte II final © Annemie Augustijns
Acte II final © Annemie Augustijns

Les singularités brimées de tous les personnages s’opposent à celle affirmée de Tannhäuser. Le monde des courtisans, sortes de bêtes de salons qui assistent sans comprendre à cet hallali, s’efface bien vite et efface le rituel du concours et en fait une discussion violente, presque un bizuthage à la fois esthétique et philosophique d’où tout cérémoniel rigide est absent. Car la discussion devient existentielle, et non plus morale ou religieuse et on en vient aux mains. Le vernis social disparaît, la sauvagerie sous-jacente ne demande qu’à réapparaître sous la forme de cette flagellation rituelle à coup de rameaux (tiens tiens) dont Tannhäuser est victime.

Bieito fait de Tannhäuser le drame intérieur, et non plus une histoire sociale, religieuse ou artistique, mais non pas un drame individuel, mais un drame intérieur collectif dans lequel aucun personnage n’est épargné.

Daniel Schmutzhard (Wolfram) et Liene Kinča (Elisabeth) au début du 3ème acte © Annemie Augustijns
Daniel Schmutzhard (Wolfram) et Liene Kinča (Elisabeth) au début du 3ème acte © Annemie Augustijns

Le troisième acte commence par l’apparition d’un décor du 2ème acte envahi, désaxé, où pénètrent des éléments naturels, où le blanc immaculé est taché et envahi de noir, où les personnages sont eux mêmes prisonniers de ces éléments, comme Wolfram un Wolfram en permanence déchiré, violent, torturé par son amour d’Elisabeth, attiré par Tannhäuser, un Wolfram en permanence bousculé, qui n’a plus rien du poète éthéré qu’on peut souvent voir sur les scènes, et qui finit par chercher la mort et s’ensevelir tandis qu’Elisabeth perdue mange la terre qui jonche le sol, comme le faisait Venus et retourne ainsi à la nature, mais une nature angoissante et envahissante qui n’a rien de la nature vivifiante du premier acte. Dès lors, plus question de rédemption, de sainteté de rachat : c’est la lutte pour la vie, pour le revendication de soi, pour le désespoir existentiel. Wolfram (Daniel Schmutzhard, à la belle présence et très vrai en scène) détruit chante sa romance à l’étoile intensément, en la murmurant, pendant qu’Elisabeth (Liene Kinča) s’efface en arrière scène sans disparaître, et que Tannhäuser (Andreas Schager) revient, plus ravagé encore, plus singulier encore, confirmé dans son désir de retourner à Venus, mais aussi de massacrer ce monde qui l’a détruit et qui a saccagé son amour, et dont le récit de Rome ne fait que confirmer l’hypocrisie du monde et les masques de la société.

Elisabeth (Liene Kinča) au 3ème acte © Annemie Augustijns
Elisabeth (Liene Kinča) au 3ème acte © Annemie Augustijns

Venus apparaît donc, debout, regardant le lointain, et tous peu à peu, personnages, chœur de pèlerins, rampants, se soumettent à sa loi, la loi de la nature et des corps, triomphante.
Une fois de plus dans une mise en scène, Venus triomphe, comme à Bayreuth avec Baumgarten. Une Venus au total plus saine et plus vraie qu’aucun des personnages de l’œuvre .

Venusberg © Annemie Augustijns
Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns

On reste fasciné par la rigueur de ce travail, qui suit une logique implacable, qui fait du Venusberg un lieu de plaisir sans culpabilité, renvoyant la culpabilité sur le monde construit et artificiel de la Wartburg : un monde qui n’est pas si loin de celui de Parsifal que Bieito a déjà abordé à Stuttgart, la vision du 3ème acte est bien proche de celle d’un royaume du Graal abandonné aux forces naturelles et en ruines, d’ailleurs, Bieito fait offrir par Wolfram l’eau à Elisabeth (comme Kundry à Parsifal) et l’image finale fait de Venus une sorte de Parsifal officiant au milieu d’un peuple aux abois, réunissant (et récupérant) et Tannhäuser, et Elisabeth et Wolfram.
Et cette image parsifalienne finale, loin d’être une fantaisie, est bien amenée par une logique de l’œuvre où les personnages ne réussissent pas à résoudre leurs conflits internes, à cause d’un monde culturel oppressant et stérile, qui devient enfer, et n’ont plus d’autre solution que d’être ce qu’ils sont, dans une nature vue comme solution finale. Venus n’est plus la déesse de nos perversions secrètes, mais de notre soif de vrai et de nos penchants naturels. Nous devenons responsables et surtout pas coupables.
Cette symphonie des corps revendiquée est mise en scène de manière magistrale par Bieito, car au-delà du propos fondamental nature/culture, Bieito gère avec une précision incroyable et une habileté presque magique les mouvements des corps, y compris dans leur plus grande intimité, dans une « Personenführung » dont la précision et la justesse rappellent Chéreau. Et il remplit la scène dans une géométrie des mouvements –des masses- impressionnante, quelquefois ritualisés, quelquefois faussement désordonnées, quelquefois anguleuse : le mouvement de Tannhäuser parcourant la scène du 2èmeacte de cour à jardin, du proscenium au fond de scène, de manière à la fois géométrique, mais aussi vaguement perdue, qui ne cesse d’attirer l’œil malgré le déroulement de l’intrigue au centre du plateau, est vraiment prodigieuse.
Du point de vue musical, comme toujours dans les spectacles réussis, le plateau répond à la sollicitation urgente de la mise en scène, et à la rigueur du plateau répond une fosse bien préparée et dirigée par Dmitri Jurowski qui dans une salle aux dimensions moyennes (l’opéra de Gand est vraiment une jolie salle, avec des foyers en enfilade impressionnants) réussit à ne jamais couvrir les chanteurs. Il a travaillé de manière toute particulière sur les bois, en les mettant en valeur notamment dans les parties plus symphoniques et il isole certains pupitres pendant l’ouverture qu’il fait plus particulièrement entendre en proposant une lecture analytique mais jamais froide, toujours élégante et équilibrée. Une direction colorée, quelquefois chatoyante, jamais plate, et souvent tendue et dramatique (début du troisième acte) qui mérite d’être soulignée et louée. Sans un orchestre de qualité et de bon niveau, avec de menues scories aux cuivres, il n’eût pu proposer une lecture aussi profonde et aussi claire.
Le chœur dirigé par Jan Schweiger est aussi plein de relief et mis en valeur sans jamais être imposant, d’ailleurs la mise en scène le garde la plupart du temps en coulisse : les pèlerins sont en coulisse, et seule la cour est sous les projecteurs, comme si Bieito voulait notamment au premier acte garder le côté évocatoire et lointain du retour des pèlerins, et effacer de la vue toute allusion religieuse, pour mieux préparer la scène finale où ces pèlerins revenus de Rome finiront par entourer Venus.
Le plateau ce soir proposait Andreas Schager dans Tannhäuser (il alterne avec Burckhard Fritz) et la jeune Liene Kinča (au lieu d’Annette Dasch). Tous les autres avaient chanté la première ; globalement,  on ne peut que saluer la prestation de chacun et leur ardeur à défendre l’œuvre et la production, car les performances d’acteur de chacun sont notables.
C’est Ausrine Stundyte en Venus qui peut-être impressionne le plus au niveau scénique la soprano lithuanienne, qu’on va bientôt voir dans Lady Macbeth de Mzensk à Lyon, chante avec son corps avec une présence impressionnante; ce soir néanmoins elle m’a semblé un peu en dessous de ses performances vocales usuelles, la voix manquait quelquefois de puissance, mais jamais de couleur, mais jamais d’expression, mais jamais de présence. Et c’est une actrice exceptionnelle, totalement fascinante en scène, d’un naturel et d’une vérité étonnants. On voit rarement un tel engagement en scène.
Face à elle, Andreas Schager chante lui aussi avec un engagement prodigieux. Il n’est pas toujours un acteur exceptionnel, mais il réussit là une vraie performance, car il ose tout avec résolution. Il a une très belle présence, valorisée par la mise en scène qu’il suit avec beaucoup de rigueur. Avec une diction exemplaire, une voix chaleureuse, claire, bien projetée, il est un Tannhäuser de grand style. Un seul problème : les aigus, quelquefois trop volumineux, trop démonstratifs qui étouffent un peu ceux de la partenaire. Un peu de contrôle de ce côté là serait sans doute bienvenu. Mais quelle prestation ! De Erik à Siegmund, Siegfried ou Parsifal, quel rôle de ténor wagnérien pourrait-il lui échapper ?

Acte 2 © Annemie Augustijns
Acte 2 © Annemie Augustijns

L’autre fleur de Lithuanie, Liene Kinča, soprano à la voix claire, très bien projetée, est une Elisabeth sans doute plus soucieuse du chant et peut-être à peine moins engagée que ses deux collègues. Il lui manque un peu de maturité pour rendre le personnage d’Elisabeth aussi torturé que le voudrait la mise en scène, malgré une vraie présence en scène. Le chant reste quelquefois un peu trop mat, sans toujours avoir le relief voulu, mais la prestation reste plus qu’honorable.
Daniel Schmutzhard est un Wolfram sans nul doute plus engagé que d’habitude et dont le personnage a visiblement intéressé Bieito. Wolfram est souvent vu comme le mal aimé un peu transi, noble cœur et noble voix, qui contraste avec un Tannhäuser torturé, extériorisant ses espoirs et désespoirs. Il ferait le pendant de Tannhäuser : il en est ici à la fois le concurrent et l’ami, dans une relation ambiguë au héros, et dévoré par le désir et par le dépit d’être dans cette « Liebhaberkrieg » auf der Wartburg le perdant. Son jeu très physique, son engagement, et la voix à la fois très claire (c’est surprenant, c’est presque un baryténor) le placent sur un niveau voisin de Tannhäuser. Belle prestation vocale, belle énergie, grande présence, il m’avait moins marqué en Papageno à l’Opéra Bastille, il est ici un très beau et assez inhabituel Wolfram.

Acte II © Annemie Augustijns
Acte II © Annemie Augustijns

Autre agréable surprise, le Landgrave d’Ante Jerkunica. Une voix à la fois grave et très sonore, une diction impeccable, une présence notable : en bref l’un des Landgrave les plus convaincants vus ces dernières années. Le timbre est incroyablement sonore, avec des reliefs et des couleurs à la Ghiaurov. Seul petit problème  ce soir-là, quelques passages à l’aigu un peu plus mats et difficiles, ce qui surprend vu les qualités de cette voix : l’aigu manque quelquefois d’un éclat qu’on attendrait. Mais cela reste occasionnel et véniel au regard de l’impressionnante prestation d ‘ensemble. Avec un tel quatuor et un tel orchestre, rater l’occasion de ce Tannhäuser serait bien étonnant, même si les rôles de complément sont pour certains un peu moins bien ciblés.
Le Walther von der Vogelweide de Adam Smith est notable : le rôle est souvent distribué à un ténor en qui l’on voit un futur Lohengrin. La voix est très présente, bien placée, bien projetée, chaude, et le personnage n’est pas pâle. Le Biterolf de Leonard Bernad est en revanche un peu plus vert, la jeune basse roumaine émerge des concours, et n’a pas encore la pose de voix ni la projection qui s’imposeraient, même dans ce rôle moins exposés. Stephan Adriaens (Heinrich der Schreiber) et Patrick Cromheeke (Reinmar von Zweter) complètent honorablement la distribution.
Incontestablement le spectacle est réussi, parce qu’au delà d’une idée menée jusqu’à son terme – sous la culture perce toujours un état sauvage qui ne demande qu’à s’exprimer – , nous portons avec nous notre côté animal, notre face cachée et dissimulée derrière les rituels sociaux: elle est ce qui reste quand tout est oublié ou quand l’urgence l’exige. Lors de l’image finale, Venus, debout regarde le lointain, tandis que tous, chœur et personnages, héros vainqueurs ou vaincus, se retrouvent à terre et dans une dépendance qui ne fait aucun doute. La Venus de Bieito est une Venus sensuelle, certes, mais d’une fraicheur qui n’a rien à voir avec la maquerelle qu’on voit quelquefois sur les scènes, ou la Kundry de la scène des filles fleurs que d’autres nous proposent. La Venus de Bieito est vitale, et elle alimente notre sève, elle nous enserre et nous enferme dans notre Ordre qui est l’Ordre des corps.

Apparition de Venus (Acte III) © Annemie Augustijns
Apparition de Venus (Acte III) © Annemie Augustijns

Bieito pose la question de la pulsion, il ose le corps, omniprésent, un corps détruit ou maculé, un corps érotisé, il impose la chair, qui n’est pas si triste, mais qui n’est jamais très loin de la violence, eros, thanatos, souffrance, violence. Tel est le Tannhäuser vu par Bieito qui s’appuie sur la vision wagnérienne toujours ambiguë de la question du désir exprimé et réprimé, chanté et tu, un désir violent présent chez tous les héros wagnériens, sauvages ou policés, éduqués ou éducables, de Senta à Siegfried, de Sachs à Parsifal, d’Isolde à Eva et à Elisabeth, de Siegmund à Alberich, de Sieglinde à Brünnhilde. Bieito nous dit qu’au commencement était le corps, et le corps était l’homme: il pose aussi la complexité d’une œuvre qu’on croyait une fois pour toute classée dans les œuvres « d’avant Tristan ». Wagner songeait une semaine avant de mourir remettre Tannhäuser sur le métier, pour le proposer à Bayreuth, avant Tristan. Il n’y a pas de Wagner simple : on n’en a pas fini avec Tannhäuser. [wpsr_facebook]

Final acte I © Annemie Augustijns
Final acte I (avec Burkhard Fritz) © Annemie Augustijns

STAATSOPER im SCHILLER THEATER BERLIN 2013-2014: TANNHÄUSER de Richard WAGNER le 27 AVRIL 2014 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Sasha WALTZ)

Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Il y a des soirées qui vous prennent et vous surprennent, et qui conduisent vers des sommets inconnus. Ce 27 avril 2014, ce fut le cas à Berlin, grâce à Wagner, grâce à Sasha Waltz, grâce surtout à Daniel Barenboim.
Il fallait oser.
Il fallait oser proposer à la chorégraphe allemande (née à Karlsruhe) si populaire à Berlin de mettre en scène Tannhäuser, un Wagner avec ballet, certes, le seul, certes, mais pas un ballet de 4h15. Or, sur les traces de Pina Bausch (avec son sublime Orphée et Eurydice de Gluck), Sasha Waltz qui a déjà quelques opéras à son actif s’emploie à montrer que l’art chorégraphique et l’art lyrique peuvent fonctionner ensemble, peuvent s’entremêler et faire rêver à l’unisson, y compris sur un grand pilier du répertoire, y compris dans l’intouchable (auquel d’ailleurs tout le monde touche)
Wagner.

Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Quel défi ! Quel pari !
Un pari qu’une partie du public n’a pas apprécié, vu les buh qui ont accueilli le groupe des danseurs et la chorégraphe, affrontant crânement à bras ouverts ce public contrasté, car l’autre partie de la salle, la plus nombreuse, lui faisait une standing ovation.

Il est vrai qu’il y a gageure, et qu’elle n’est pas toujours gagnée, tout n’est pas réussi dans ce travail même si, une fois la logique perçue, une fois les yeux habitués, on entre de plain pied dans le spectacle.
La volonté de Sasha Waltz c’est de montrer une sorte d’union presque interchangeable entre les émotions provoquées par les voix et les chanteurs et celles traduites par les corps : du coup on n’a jamais chant puis danse et vice versa, mais chant-danse entremêlés, où même les chanteurs esquissent quelques sauts ou quelques pas (timides ou moins timides), où même le chœur se mélange aux danseurs, et où on ne peut (en théorie) distinguer les uns des autres.

Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Quand c’est le ballet qui est prévu par Wagner lui-même, c’est un peu plus facile et réussi au-delà de toutes les espérances : le Venusberg est magnifiquement réalisé, avec cette grotte en forme de conque presque conçue comme une bouche qui vomit des corps qui se tordent et se disloquent en une vision qui fait mieux saisir la lassitude de Tannhäuser. Elle réussit ce prodige de faire en sorte que Peter Seiffert, qui n’a pas exactement le physique d’un danseur, arrive et se fonde, se noie dans cette mêlée de corps sans qu’on le distingue clairement,  d’où peu à peu on voit entrer puis émerger Venus, qui descend dans la mêlée en élégants volutes. Un tableau saisissant, magnifiquement éclairé par David Finn, qui répond exactement à la musique d’un dynamisme et d’une énergie peu communes, imposée par un orchestre très présent (la salle est petite) et pourtant jamais ni étouffant, ni trop fort.

ActeI dernière scène ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
ActeI dernière scène ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La deuxième partie de l’acte I désarçonne, voilà la petite troupe autour du Landgrave qui arrive en sautillant, vêtue de costumes de chasse, esquissant des mouvements chorégraphiques auxquels se mêlent les danseurs vêtus de la même façon, si bien qu’au départ on distingue mal qui fait quoi. Ces mouvements convulsifs, ces petites gambades, tout cela est surprenant, ironique bien sûr, met à mal certains chanteurs qui évitent soigneusement de lever la jambe (René Pape) alors que d’autres (Peter Mattei, Peter Sonn) y vont franchement. Il en résulte une sorte de tableau, extrêmement vivant, vif, et même joyeux qu’on perçoit seulement à travers l’ensemble des mouvements de ce groupe. Et effectivement, c’est bien le sens de ce premier acte où tous retrouvent Heinrich dans une sorte de bonne humeur générale.

Acte I Image finale ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte I Image finale ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

À la fin de l’acte, la musique de scène (huit cors) suit en cortège les chanteurs et danseurs, et ce point de vue peu commun, cette optique ici expérimentée pour la première fois, à la fois met d’excellente humeur, mais quelque part dérange car tout le monde essaie de trouver un sens caché à tous ces mouvements, à cette chorégraphie, alors qu’il n’est pas caché, mais immédiatement donné.

Acte II - ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II – ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La Teure Halle de l’acte II est le Schiller-Theater lui-même, représenté en miroir sur scène par une série de fin troncs d’arbres suspendus à des tringles, le théâtre et son double où se déroule le concours de chant, ce qu’est toujours plus ou moins un opéra. Mais Sasha Waltz conçoit aussi l’opéra comme lieu de la mondanité et de la vanité, en faisant entrer le chœur comme l’entrée des couples au Bal de l’Opéra de Vienne (le fameux Opernball) (où le théâtre, lui aussi, est doublé sur scène), mais rompt le bel ordonnancement initial en cassant les couples des danseurs (faux pas, chutes, lancés maladroits – de cavaliers), en faisant danser deux femmes ensemble puis deux hommes, en soulignant en fait tout ce que cette scène a de convenu : ce n’est pas neuf, l’entrée des courtisans a souvent été l’occasion (depuis Götz Friedrich en 1972 à Bayreuth…) de souligner le côté traditionnel, convenu, rigide du rituel que Tannhäuser va violemment déconstruire par un coup de pied dans la fourmilière qui s’appelle corps, désir, sexe.

Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La convention, elle est aussi soulignée par les costumes : queues de pie grises et cravates pastel pour les hommes, et pour Elisabeth, une robe longue années cinquante qui renvoie aux modèles des icônes cinématographiques de l’époque : c’est Grace Kelly en quête du Prince Charmant au Bal de la Rose à Monaco.
Mais Tannhäuser en chantant enlèvera sa cravate, ouvrira son col, rejettera volontairement cette image très conforme que les autres maintiennent(et Wolfram en premier, mais aussi l’élégant Walther de Peter Sonn, toujours excellent).

Acte II Elisabeth aux pieds nus   ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II Elisabeth aux pieds nus ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La manière dont les danseurs portent Elisabeth à la fin de l’acte, comme une vierge en ostensoir, une Elisabeth icône aux pieds nus – début de la posture de sainte? – en un geste très fort et très élégant, renvoie évidemment à la transfiguration du troisième acte, qui commence dans la brume, dans un espace nu seulement éclairé par les lumières magnifiques de David Finn.

Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Le retour de Rome est un cortège conçu comme au IIème acte avec un mélange de danse et de chœur, une sorte de vision syncrétique qui mêle plusieurs type de manifestations religieuses montrant, l’espace ténu qui fait frontière entre paganisme et christianisme : branches d’arbres qu’on brandit comme des trophées, allusion à la crucifixion de Saint Pierre par un corps renversé porté en croix, allusion aux processions portant la vierge en triomphe comme on portait dans l’antiquité les statuettes de Dieux ou frontières entre les religions révélées (claire allusion aux derviches tourneurs en ouverture de l’arrivée du chœur). Sasha Waltz aussi nous dit l’espace ténu qui crée l’émotion, entre un chant sublime de Peter Mattei dans O du, mein holder Abendstern et ses pas de danse timides esquissés avec son ombre projetée par l’étoile (Vénus, comme l’avait très bien montré Baumgarten à Bayreuth en faisant venir Vénus sur scène) à laquelle il s’adresse.

Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Sasha Waltz esquisse un modèle de Musik/Tanztheater qui n’est pas seulement un exercice de style : elle souligne, grâce aux lumières, aux mouvements, aux attitudes et aux costumes (de Bernd Skodzig), mais aussi grâce aux espaces très essentiels construits par Pia Maier Schriever, les ambiguïtés d’une œuvre où se mélangent plusieurs cultures, plusieurs traditions, où les personnages eux mêmes restent ambigus, y compris Elisabeth (ce qu’avait montré intelligemment mais maladroitement Baumgarten – encore lui- à Bayreuth). Cette expérience des limites est riche, et esthétiquement traduite de manière convaincante. Le fait même que des spectateurs la refusent et que la salle soit divisée montre que le spectacle frappe, et c’est heureux.

Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Il n’y aucune discussion en revanche sur le plan musical où nous est offert sans doute ce qui peut se faire de mieux ou presque. La direction de Daniel Barenboim (dont je ne me souviens pas qu’il ait déjà dirigé au moins récemment, Tannhäuser) est étonnamment jeune, vive, dynamique, très contrastée dans les choix de tempo quelquefois très rapides, quelquefois lents à mettre en danger les chanteurs, mais ces choix sont toujours justifiés : il y a là un discours sensible, complexe qui fait émerger des secrets de la partition non encore remarqués, qui joue avec les espaces réduits d’une salle non conçue pour l’opéra (nombreux musiciens en coulisse) et avec les effets de rapprochement et d’éloignement, fort marqués dans une salle si réduite. Les pupitres pris individuellement sont sans reproches, et Barenboim fait ce qu’il veut de cet orchestre qui le suit aveuglément. Un travail d’orfèvre du son, qui épouse aussi le texte sans jamais couvrir les chanteurs, en leur laissant tout l’espace voulu : cela s’appelle le grand style, cela s’appelle une vraie direction. Barenboim dirige et organise, il donne aussi la direction à suivre, il nous dit le lyrisme, la sensibilité, l’énergie, il nous fait entendre l’œuvre, c’est à dire qu’il nous la fait comprendre.
C’est tout simplement stupéfiant.
Le chœur très bien préparé par Martin Wright prend sa part des choix de mise en scène, esquissant des pas de danse, se mêlant aux danseurs, jouant lui aussi au Tanztheater.

Tannhäuser (Peter Seiffert) & Wolfram (Peter Mattei) Acte III dernière partie ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Tannhäuser (Peter Seiffert) & Wolfram (Peter Mattei) Acte III dernière partie ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Quant aux chanteurs, au moins du côté des hommes, ils sont d’un exceptionnel niveau, totalement dominé par le Wolfram anthologique de Peter Mattei : qui peut lui discuter sa primauté ? il est l’Amfortas du moment, et le Wolfram du moment. Une diction exemplaire, un sens des nuances époustouflant, une puissance et un velouté uniques et en plus, il rentre dans la mise en scène, avec un affront splendide.

Tannhäuser (Peter Seiffert) Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Tannhäuser (Peter Seiffert) Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Peter Seiffert en Tannhäuser reste exemplaire. Quelquefois, il peut décevoir, la voix, cet instrument humain, trop humain, peut le lâcher, mais ce soir, il domine le rôle de bout en bout, avec des aigus tenus de manière étonnante, une puissance d’autant plus marquée dans cette salle exiguë, et surtout un vrai sens dramatique et un engagement dans la mise en scène d’une honnêteté remarquable. On ne l’imagine pas dans du Tanztheater, et pourtant, il ne détonne pas, il est totalement le personnage voulu. Remarquable.
René Pape reste plus en retrait des choix de mise en scène, il évite de danser, de sautiller, mais la voix est là, avec sa diction incomparable, sa présence charismatique (bien que la mise en scène ait tendance à l’effacer, donnant au groupe la primauté sur les individualités) et sa puissance.
Parmi le groupe des chanteurs en concours, notons surtout Peter Sonn, qui à chaque apparition montre sa maîtrise, son contrôle vocal et les accents très émouvants d’une voix qui gagne en puissance. Un très bon Walther von der Vogelweide.

Du côté des dames, c’est un peu moins convaincant. Marina Prudenskaia est une Vénus très présente en scène, qui a bien épousé la mise en scène, les graves sont somptueux, les aigus un peu moins, un peu tirés, même si la prestation reste de haut niveau.
Ann Petersen en Elisabeth, qui remplaçait Marina Poplavskaia initialement prévue, convainc moins : la voix est très contrôlée, il y a de beaux moments, mais cela n’explose jamais, comme si elle n’arrivait pas à sortir d’un chant solide mais peu habité. Elle est émouvante en scène, elle l’est moins en voix. Il lui manque de la tripe, il lui manque de l’engagement vocal, il lui manque aussi une assise vocale large. Une prestation honnête, mais en retrait par rapport au reste de la distribution. Notons le junger Hirt de Sónia Grané, exemple de bon élément de la troupe qui réussit à émouvoir l’ensemble du public.
Tout cela réussit quand même à faire l’un des Tannhäuser les plus étonnants et les plus convaincants de ces dernières années. Il sera repris l’an prochain, sans Mattei et sans Pape, mais avec Gerhaher et Kwanchoul Youn, sans Ann Petersen, mais avec Pieczonka. Allez, de bonnes raisons de choisir Berlin en avril 2015…[wpsr_facebook]

Tannhäuser (Peter Seiffert) & Venus (Marina Prudenskaïa) ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Tannhäuser (Peter Seiffert) & Venus (Marina Prudenskaïa) ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: TANNHÄUSER le 28 juillet 2012 (Dir.mus: Christian THIELEMANN, Ms en scène: Sebastian BAUMGARTEN)

Avant la représentation

La production n’avait pas convaincu l’an dernier. Les chanteurs non plus. Le chef non plus, du moins pour une partie du public. Cette année, la distribution a partiellement changé. Exit l’horrible Venus de Stephanie Friede. Exit Lars Cleveman, pas vraiment en phase avec la vocalité du rôle. Exit enfin Thomas Hengelbrock, le chef qui n’avait pas vraiment emporté les suffrages.
Torsten Kerl comme Tannhäuser, Michelle Breedt comme Venus, et enfin Christian Thielemann comme remplaçant de luxe de Thomas Hengelbrock: on pouvait s’attendre à plus convaincant, au moins musicalement. Sebastian Baumgarten a adapté sa mise en scène aux nouveaux venus, il a effacé certains moments et changé certaines scènes, et ça n’est pas mieux que l’an dernier.
Pour ma part c’est une grande déception, musicale et scénique. Malgré l’immense succès public, qui n’atteint tout de même pas les sommets du Lohengrin de la veille, rien ne m’a convaincu dans cette deuxième édition.
Sebastian Baumgarten a beaucoup réfléchi à ce Tannhäuser, et son propos n’est pas stupide que de prendre le monde clos de la Wartburg pour en faire un monde clos de l’après culture, du jour où progrès et technologie auront définitivement annihilé toute humanité. Il a lu les écrits de Wagner sur la question, et la méfiance que Wagner nourrissait pour la confiance aveugle dans le progrès scientifique. Dans un monde digne d’Huxley, il installe un Tannhäuser d’où tout rêve, toute beauté, toute poésie est exclue, et seul Tannhäuser l’artiste porte en lui ce qui reste d’humanité aimante, d’où le décalage avec le reste des hommes. En séjournant au Venusberg, il est tout de même tombé dans le piège, le Venusberg dans cette production n’étant pas un ailleurs, mais une cage que l’on conserve comme une soupape de sécurité, comme un antimonde nécessaire à la survie du monde « positif ». D’où Venus, présente au concours de chant du deuxième acte.
Beaucoup de scènes ont été revues, et simplifiées, ou aplanies. Je regrette pour ma part la disparition des « descentes » des personnages (Elisabeth comprise) dans le Venusberg, qui prenaient sens dans un monde aussi hygiéniste (entrée des pélerins qui s’essuient au troisième acte) et aussi réglé, d’où toute liberté est exclue. On apprécie aussi le traitement d’Elisabeth, comme être désirant et non pas seulement sainte en devenir. Quelques belles idées, comme la romance à l’étoile de Wolfram chantée à Venus, présente sur scène devant lui, une Venus laide, enceinte, qui ne porte rien d’autre que cette prégnance depuis le début de l’œuvre et qui seulement à la fin en sera libérée, Venus porteuse d’un avenir que ni Tannhäuser, ni Elisabeth ne peuvent porter.
Mais il y a trop de choses en scène, des cuves, des appareils, des robinets, des réceptacles pour excréments (la société Wartburg est spécialiste du recyclage d’excréments pour en faire du méthane), et même un dortoir au dernier niveau (il y a trois niveaux de hauteur d’un décor gigantesque toujours à scène ouverte dès que les spectateurs arrivent. On pouvait éviter les vidéos préparatoires, le compte à rebours avant la représentation, les intermèdes dans les entractes. Qui sortait lentement de la salle pouvait avoir droit à une sorte de messe autour d’un autel où les figurants chantaient l’hymne allemand.
A la fin, tout cela fait fatras. D’accord pour l’esthétique de la laideur, mais ne donner au spectateur aucun espace de rêve peut préfigurer ce qui nous attend dans quelques siècles est un peu excessif ! Nous sommes à Bayreuth, et aimons aussi respirer et rêver. La mise en scène du Lohengrin, qui part de présupposés voisins, a su créer de belles images, a su servir une certaine esthétique: nous sommes avec ce Tannhäuser au coeur de l’idéologie du metteur en scène totalitaire: prisonniers dans notre cage comme Tannhäuser dans le Venusberg, obligé comme nous de subir le bal des spermatozoïdes géants…Même pour moi qui suis un ardent défenseur du Regietheater, c’est un peu trop…
Qui connaissait ce travail de Baumgarten s’attendait cette année à une explosion musicale. Le souvenir ému de merveilleux Tannhäuser de Christian Thielemann dans cette salle (production colorée de Philippe Arlaud) accompagne les festivaliers fidèles. Sa venue au pupitre après une prestation discutée de Thomas Hengelbrock était attendue ardemment, il n’y a pas de foule aujourd’hui « qui au nom de Christian ne s’aille réveillant ». Il a donc reçu l’ovation attendue, sinon méritée, sinon justifiée. Je dois confier avoir préféré Hengelbrock l’an dernier à cette direction sans éclat, aux tempos ralentis, au son assourdi. Est-ce voulu? A-t-il voulu accompagner la vision noire de la mise en scène par une direction aussi aseptisée? Évidemment, c’est en place, évidemment, les trois dernières minutes du spectacle restent splendides et provoquent l’explosion du public, mais le reste, y compris l’ouverture, surprend par son manque de dynamique, sa lenteur: ce n’est pas plat, c’est à côté de ce qu’on attend dans cette musique plutôt luxuriante.
La distribution n’a pas grand chose pour compenser: la Venus de Michelle Breedt efface évidemment le pénible souvenir de Stephanie Friede. Est-ce pour autant une Venus convaincante? Pas vraiment, aigus tirés et volume limité ne font pas une Venus. Le Tannhäuser de Torsten Kerl,  personnage à mi-chemin entre Siegfried et Parsifal (sorte d’enfant pénible à punir du martinet) chante tout sur le même ton et fatigue assez vite, pas de coloration vocale, pas d’interprétation, peu de volume. Torsten Kerl ne serait-il convaincant qu’en Rienzi à la Deutsche Oper?
L’an dernier on avait apprécié le Wolfram de Michael Nagy, cette année, grosse déception là aussi, la voix n’a plus ce timbre velouté, certains sons émis sont pénibles, le grave est affecté, l’aigu moins triomphant…coup de fatigue?
Restent l’Elisabeth de Camilla Nylund, qui fait une belle prestation, avec une voix sûre, un bel aigu, et surtout un registre central particulièrement charnu. Ce ne sera pas l’Elisabeth du siècle, mais c’est une bonne référence aujourd’hui, le Landgrave toujours impressionnant de Gunther Groissböck, au physique athlétique de chevalier sans peur qui régit tout ce petit monde de tuyaux et cuves à la baguette, c’est la seule vraie voix, avec celle encore plus convaincante que l’an dernier encore de Lothar Odinius, Walther von der Vogelweide magnifique qui pourrait bien être, lui, un Tannhäuser crédible.
Donc un Tannhäuser sans Tannhäuser, sans Wolfram ou presque, sans Venus avec un chef discutable et un metteur en scène qui a raté son coup, ça en fait beaucoup en une soirée. Il en va ainsi de Bayreuth, après le Capitole de la veille la Roche Tarpéienne du jour. N’importe, qui connaît Bayreuth sait qu’il vaut toujours mieux être là qu’ailleurs, et que ce sont lamentations d’enfant (trop) gâté.
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Après la représentation, salut sous les huées de Sebastian Baumgarten

 

WIENER STAATSOPER 2011-2012: TANNHÄUSER de Richard WAGNER (Ms en scène: Claus GUTH, Dir.mus: Bertrand DE BILLY)

Là aussi les programmations se croisent, une semaine après la Scala, une autre mise en scène de Claus Guth, un Tannhäuser qui a marqué à sa création en 2009-2010.
En trois jours, Femme sans ombre (Production 1997), Tannhäuser et Tosca (avec Nina Stemme et dirigé par Franz Welser-Möst dans la mise en scène de Margherita Wallmann, qui je crois remonte aux année 50. Voilà le système de répertoire. Je suis depuis avoir vécu en Allemagne convaincu de la supériorité du système de répertoire (250 à 300 soirées, un spectacle différent chaque soir en alternance, une cinquantaine de productions dont cinq à six nouvelles productions, quelques reprises retravaillées et le reste sans répétitions particulières, avec des chanteurs en contrat mensualisés (la troupe) sur celui de la stagione, qui a cours en France et dans l’Europe du Sud (avec Belgique et Pays Bas en plus) qui affiche que des nouvelles productions ou des reprises retravaillées, avec un système de cachets mais moins de représentations (une soixantaine à Lyon, 25 à 30 à Montpellier etc…) , sans troupe, les chanteurs étant recrutés pour chaque production. Le système de la stagione garantirait un niveau de représentation supérieur, un travail plus approfondi, des répétitions plus nombreuses. D’abord ce n’est pas toujours vrai. Le répertoire permet de maintenir un public régulier, abonné, et permet une meilleur irrigation du territoire: si en Allemagne vous avez envie d’un Tristan, au moins un théâtre dans un rayon de 50km autour de vous le proposera dans l’année. A Lyon, ou à Genève, il faudra attendre dix, quinze ans peut-être avant d’en revoir un. Cherchez l’erreur. Nul doute que pour l’irrigation du public et son éducation, le système de répertoire, très fidélisant (autour de la troupe) permet une meilleure accessibilité.
Quand il s’agit de Vienne, avec l’orchestre de fosse qui est la base du Philharmonique de Vienne (Rainer Küchl était pour ce Tannhäuser le premier violon solo), avec un directeur musical qui possède à son répertoire personnel une cinquantaine de titres, et où chaque année passe, répertoire ou non, le Gotha du chant mondial, alors il n’y a même pas à hésiter. Avec une subvention d’Etat de 50M/€ (Paris aux alentours de 120M/€), l’opéra de Vienne assure son métier de théâtre public, au service du public.
Alors on pourra dire qu’il y a des soirées piteuses à Vienne quelquefois (sur 300 soirées, on peut penser que quelques unes ne soient pas à la hauteur) qu’il y a un orchestre A et un orchestre B, que les musiciens se font remplacer etc…En tous cas les deux soirées vues à Vienne ont été musicalement sans reproche (à chaque fois l’orchestre n’avait répété qu’une fois, pourtant) car l’orchestre a ce répertoire dans le sang, dans les gènes, et il est rompu à l’alternance. On peut aussi reprocher l’âge des productions. Certes, j’avais vu en 1980 la Tosca donnée ce soir 19 mars, on en était déjà à l’époque à la 275ème représentation dans cette mise en scène. Oui, mais la production de Bondy à la Scala est-elle forcément plus intéressante? Je n’en suis pas si sûr.

Et ce Tannhäuser? Claus Guth n’a pas signé là à mon avis un de ses spectacles les plus marquants. L’idée est que Tannhäuser où qu’il soit est en opposition au monde: au Venusberg, il veut partir, chez le Landgrave, il s’inscrit en opposition, à Rome, il est singularisé parce que le Pape ne pardonne pas. Partout le rejet, volontaire ou provoqué. alors on assiste aussi à une représentation de Venus et d’Elisabeth en deux faces de la même femme, dédoublement assez commun, puisque même les rôles peuvent être assumés quelquefois par la même chanteuse. Il inscrit aussi l’action dans des lieux symboliques, à la fois par leur statut et par ce qu’ils appartiennent aux lieux connus de la ville de Vienne. Le Venusberg est un bordel, (figuré par l’Hôtel Orient, bien connu d’un certain monde viennois) d’où sortent d’ailleurs les amis de Tannhäuser (morale de l’histoire: ils attaquent Tannhäuser au deuxième acte par là où ils pèchent eux-mêmes au premier), c’est du déjà vu. Au deuxième acte la « teure Halle » est le foyer de l’Opéra de Vienne le « Schwindfoyer », ce qui se comprend pour un concours de chant, et qui fait du public qui refuse la position de Tannhäuser une sorte d’image du public fermé  traditionnel, et conformiste. Le troisième acte se déroule dans un hôpital psychiatrique,  au décor figurant le Otto Wagner Spital, là encore connu des viennois. Ainsi le chœur des pélerins est un chœur de malades mentaux. Wolfram y cherche à se suicider au pistolet, mais l’entrée de Tannhäuser l’en empêche; Elisabeth à la fin  de son air s’y suicide d’ailleurs, en s’empoisonnant. Pas de rédemption divine, mais une rédemption par la mort. Les idées développées ne brillent pas par l’originalité, et les scènes sont statiques, il ne se passe pas grand chose, à part quelques jolies images.
C’est assez décevant au total, alors que l’aspect musical est vraiment  au point. Même si on peut ne pas partager l’approche du chef, Bertrand de Billy. l’orchestre est particulièrement tenu, de manière très serrée, et les chanteurs suivis avec une scrupuleuse attention, il en résulte un son orchestral charnu, une très belle mise en relief des pupitres (ah! les cors…Ah! le violon solo de Küchl! Ah! les bois! ) sans véritablement pour mon goût un véritable engagement interprétatif, mais un vrai travail de « concertazione » comme disent les italiens. Que ce résultat plus qu’honorable soit obtenu après une seule répétition laisse rêveur, et que le chef soit un français, Bertrand de Billy, qui ne dirige jamais nulle part en France, cela en dit long sur nos programmateurs ou nos responsables d’orchestres. On peut, je l’ai dit, ne pas partager certaines options, mais ce travail de direction est vraiment d’une précision rare, et Bertrand de Billy ferait sans doute bien mieux que bien des chefs invités à diriger dans notre opéra national. Je trouve cela ridicule, avant que scandaleux.

Le plateau, très homogène, a assuré une représentation de très haut niveau, à commencer par le Tannhäuser de Peter Seiffert.

Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Voilà un authentique ténor wagnérien. Il en a la carure et l’épaisseur vocale, ainsi que le volume, impressionnant. Certes, pour mon goût, Seiffert en fait un peu trop sur les notes hautes tenues, et on sent qu’il fatigue, mais il se donne à fond, il s’engage vocalement comme rarement on le voit sur les scènes,  il ne fait aucune économie sur sa voix, toujours à son maximum. Vraiment remarquable.
Le Landgrave de Sorin Coliban a la voix solide, mais il manque un peu de présence. Il n’a pas encore cette nature qui lui permettrait d’exister sur le plateau. Norbert Ernst (qui chantait la veille dans Frau ohne Schatten) et Lars Woldt composent respectivement de très bon Walther et Biterolf. Une grande maison se reconnaît à l’excellence de ses seconds rôles.

 

Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Mais on garde pour la fin le magnifique Ludovic Tézier, qui compose un Wolfram intense et émouvant, avec un style impeccable, un contrôle sur la voix parfait, cette remarquable prestation occasionne évidemment un gros succès personnel et une belle ovation finale. Ainsi la France possède-t-elle deux Wolfram de grand niveau, Ludovic Tézier et Stéphane Degout; beau temps pour le chant français.
Du côté féminin, notons d’abord la jeune Valentina Naforniță: splendide découverte qui chante un « Junger Hirt » incroyablement émouvant. Un grand moment. Une voix à suivre.

Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

La Venus d’Irene Theorin ne m’est pas apparue au sommet de sa forme, à moins que le rôle ne lui convienne pas , certes, la voix est là, et toujours avec un grave un peu détimbré mais sans l’aigu triomphant auquel elle nous habitués. Une prestation correcte, mais sans éclat.

Wiener Staatsoper / Michael Pöhn

Petra-Maria Schnitzler est une Elisabeth de très bon niveau. La voix n’est peut-être pas « caractéristique », au sens où elle n’est pas très expressive a priori, mais elle chante le rôle avec solidité jusqu’au bout, avec un magnifique  troisième acte, alors que le deuxième acte qui réclame plus de volume, était peut-être un peu moins réussi. Il n’importe: l’ensemble de la distribution est solide, homogène, et accompagné surtout un choeur magnifique (uni au chœur philharmonique slovaque pour l’occasion) qui tout de même la condition sine qua non d’un bon Tannhäuser. Une telle représentation ailleurs serait considérée comme exceptionnelle, ici, c’est du répertoire, de très grande qualité, et d’une solidité musicale surprenante, grâce à un vrai chef et une compagnie de chanteurs globalement sans reproches.
A Vienne règne désormais Dominique Meyer, il est là le soir, à accueillir le public, très disponible pour chacun, bavardant, saluant, souriant, mais en même temps se montrant toujours un vrai spectateur, fan et manager. C’est suffisamment rare pour souligner cet engagement.

FESTIVAL DE BAYREUTH 2012: TANNHÄUSER SERA DIRIGÉ PAR CHRISTIAN THIELEMANN

Christian Thielemann arrive...

Le Festival de Bayreuth a annoncé le 3 mars que Thomas Hengelbrock ne dirigera pas « Tannhäuser » lors du festival 2012 et qu’il est remplacé au pupitre par Christian Thielemann.
Il est dommage que Thomas Hengelbrock n’ait pas continué à diriger ce Tannhäuser car sa manière d’aborder la partition était originale, et cohérente, même si critiquée. Cependant il faut bien reconnaître que le souvenir de Christian Thielemann au pupitre du dernier Tannhäuser de Bayreuth (Mise en scène Philippe Arlaud) est si fort (c’est pour moi l’un des plus beaux Tannhäuser jamais entendus) me fait accueillir ce changement avec joie.
Une autre remarque: avant que la solution « Eva-Katharina » à la tête du Festival ne soit décidée, le projet de Katharina Wagner impliquait fortement la présence de Christian Thielemann à Bayreuth et l’arrivée d’Eva (liée à d’autres clans artistiques) avait laissé penser à un éloignement. Le rôle de ce chef lors des commémorations du bicentenaire 2013, et sa présence renforcée en 2012 laisse penser que son influence artistique n’a pas baissé sur la colline verte ou du moins qu’il est revenu en cour. Il est vrai que sa présence à Dresde, ville importante pour Wagner et les succès qu’il a remportés à Salzbourg (La Femme sans Ombre), à Vienne (Le Ring l’automne dernier) et sa prochaine arrivée (à Pâques 2013: Parsifal) au Festival de Pâques de Salzbourg avec la Staatskapelle de Dresde (puisque les Berliner Philharmoniker s’en vont à Baden-Baden, cruelle erreur à mon avis!) en font actuellement un incontournable: depuis les départs de Daniel Barenboim et de James Levine de Bayreuth, aucun chef n’a vraiment « incarné » le Festival depuis une dizaine d’années, sinon justement Thielemann, mais pour un Ring très discutable.
Les mouvements du monde musical sont dignes des stratégies politiques: la pointe émergée d’un iceberg qui cache bien d’autres enjeux. Christian Thielemann, très apprécié en Autriche, n’a pas réussi à s’implanter à  Berlin, sa ville, et n’a pas réussi à s’implanter non plus à Munich, la seconde capitale musicale d’Allemagne; il a besoin de points d’ancrage allemands qui en fassent un incontournable dans le paysage musical allemand. En imposant la Staatskapelle de Dresde à Salzbourg, en s’imposant à Bayreuth et dans les festivités du bicentenaire, il redevient un pôle fort du paysage germanique. D’autant que Munich est actuellement en période de transition et que la situation à Berlin est verrouillée par Sir Simon Rattle au Philharmonique et Daniel Barenboim à la Staatsoper.

N’importe, le Festival de Bayreuth n’y perd pas à ce remplacement, qui va réveiller la curiosité pour ce Tannhäuser bien mal accueilli en 2011, et relancer la chasse au billet!!

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Et Thomas Hengelbrock s'en va

OPERA DE PARIS 2011-2012: TANNHÄUSER de Richard WAGNER le 9 octobre 2011 (Dir.mus: Sir Mark ELDER, Ms en scène: Robert CARSEN)

Cette production de Robert Carsen, datant de l’ère Mortier (2007), avait naguère bénéficié de la présence de Seiji Ozawa au pupitre, qui avait porté l’orchestre à incandescence, et d’une distribution  de très haut niveau, avec notamment un Matthias Goerne exceptionnel en Wolfram,  un très bon Stephen Gould en Tannhäuser, et de la grande Eva Maria Westbroek en Elisabeth, Venus étant confiée à Béatrice Uria-Monzon. A l’époque, une grève avait perturbé les représentations. L’agitation sociale actuelle à l’Opéra de Paris n’est pas nouvelle…
Carsen déplace l’ambiance et le sujet, transpose Tannhäuser dans un milieu artistique mondain, avide d’expositions, mais aux idées plutôt conformistes: la thématique dominante en est celle de l’artiste en avance sur son temps, isolé et incompris il n’y a rien de religieux là-dedans et la thématique de la rédemption disparaît, mais l’ensemble reste assez cohérent. Une fois admis le postulat de départ, la mise en scène notamment pendant les premiers et deuxième acte suit le livret et l’on pourrait presque remplacer les costumes modernes par des costumes médiévaux et l’on aurait à peu près un Tannhäuser traditionnel. L’utilisation de l’espace de la Salle au deuxième acte n’ajoute pas grand chose, sinon d’assimiler la « Teure Halle » à la salle de l’Opéra, la belle affaire…puisque le postulat n’est pas de dire que Tannhäuser est un chanteur mais un peintre…Ainsi les pélerins partent-ils à Rome avec leur tableau, comme autant de péchés, ils portent leur croix, et quand ils reviennent, il n’y a plus que l’armature: le tableau c’est ce qui doit être éliminé. Il reste qu’il est difficile de faire adhérer le texte à ce qu’on voit, au deuxième acte surtout.
C’est au troisième acte que la mise en scène m’apparaît la plus intéressante: elle rejoint (étrangement) les idées exprimées par Baumgarten à Bayreuth cette été: le Venusberg est en nous et nous le portons et nous balançons sans cesse de Vénus à la vertu: Wolfram seul se roule dans le lit de Vénus, enlaçant la robe d’Élisabeth, comme le fera Tannhäuser quelques instants après, et au final, Vénus et Élisabeth deviennent en quelque sorte deux faces de la même femme, habillées de la même manière, elles posent pour le peintre (les peintres, puisque Wolfram lui aussi vit en quelque sorte ce que vit Tannhäuser) qui ainsi trouve l’inspiration. Le final devient alors le triomphe du peintre reconnu par le monde: il a trouvé sa voie dans l’oscillation Vénus/Élisabeth et le rideau se ferme sur une exposition de toutes les Vénus possibles de la peinture occidentale. C’est peut-être la vision de Wolfram qui est la plus intéressante, un Wolfram introverti, un peu coincé dans son look d’étudiant attardé, qui réprime l’explosion de ses désirs car tout  le reste des personnages est singulièrement « conforme » à l’habitude.
Robert Carsen est un metteur en scène qui fleurit sur les scène d’opéra, justement parce que ses spectacles sont toujours soignés, qu’ils ont souvent des idées, et surtout que son approche semble « moderne » sans risque, et qu’au total il n’est pas dérangeant, une sorte de Canada Dry de la mise en scène (ça tombe bien, il est canadien). Il a donc tout pour plaire au public et surtout aux directeurs d’opéra, qui aiment les spectacles qui pourront être repris sans histoires.
Du point de vue de la distribution, Nicolas Joel a réuni une distribution de très haut niveau, qui rivalise largement avec la compagnie originale. Nina Stemme faisait ainsi ses débuts à l’Opéra de Paris (il est temps…) dans un rôle qui lui va parfaitement. La puissance de la voix est toujours impressionnante et Élisabeth ne sollicite pas son organe comme peut le faire Brünnhilde. En écoutant encore attentivement cette artiste, je confirme clairement que la couleur n’est pas celle d’une Brünnhilde ou d’une Elektra, mais bien d’une Sieglinde, d’une Elisabeth, d’une Christothemis: bien que suédoise, elle n’est pas une Nilsson comme je l’ai lu çà et là de la part de gens qui n’avaient sûrement pas entendu la Nilsson. Nina Stemme est beaucoup plus une Rysanek. J’avais remarqué sa fatigue perceptible à Munich en Juillet dernier, mais aussi sa somptueuse Sieglinde il y a trois semaines à Lucerne. Du point de vue de l’intensité et de la force dramatique, je lui préfère (mais  suis-je objectif?) Anja Harteros, qui avec moins de moyens, étaient littéralement bouleversante à Milan au deuxième acte. Il reste qu’on a là une très grande Élisabeth. Sophie Koch en Vénus n’a pas raté son entrée dans le rôle: voilà une Vénus physiquement crédible (même si c’est une figurante qui est nue au lever de rideau et affiche des formes très avantageuses) et vocalement impeccable aux aigus triomphants, avec une voix vibrante, chaude, vivante, presque érotique. Nous tenons là un mezzo wagnérien de tout premier ordre: Sophie Koch est en train d’entrer peu à peu dans le panthéon des mezzos wagnériens indispensables: elle est une grande Brangäne, une très belle Fricka, et a présent une belle Vénus. A quand Bayreuth?
Christopher Ventris est un bon Tannhäuser, à la voix claire et lumineuse, un peu tendue au final du 2ème acte, et du redoutable 3ème acte. Je lui préfère quand même Stephen Gould, plus urgent, plus dramatique à mon goût ou même Peter Seiffert à la voix plus large de vrai Heldentenor. Mais il reste que sa prestation est vraiment très honorable. Stéphane Degout compose un personnage humainement très vrai, au chant mesuré, contrôlé, à la diction parfaite, un très grand Wolfram, d’une particulière intensité, qui peut rivaliser avec les grands Wolfram du moment (et même avec Goerne), mais qui n’atteint pas à mon avis le niveau bouleversant de Michael Volle cet hiver à Zurich dans la production de Kupfer. Ceci étant, Degout est vraiment l’un de nos chanteurs les plus talentueux et il reçoit un succès très mérité. Seule déception, le Landgrave de Christof Fischesser, un chanteur que j’aime beaucoup, mais qui m’est apparu en deçà du rôle, un peu grave peut-être pour la couleur de sa voix. Parmi les autres, on remarque le beau Biterolf de Tomas Konieczny, un baryton qui « monte » en ce moment. En tous cas, l’ensemble de la distribution n’appelle pas de remarque désobligeante: c’est une belle réunion d’artistes de qualité qui compose ce Tannhäuser.
On peut alors regretter que l’on ait fait appel à Sir Mark Elder pour diriger la production. De tous les Tannhäuser de ces dernières années, c’est sans doute la direction la plus pâle qu’on ait pu entendre: à Zurich, c’était Ingo Metzmacher, peu connu en France hélas, à Bayreuth, Thomas Hengelbrock qu’on entend encore souvent à l’opéra dans du répertoire XVIIIème, à Paris même, c’était Ozawa. Aucune comparaison possible avec aucun de ces chefs. Sir Mark Elder, très apprécié outre Manche (mais pas à Bayreuth, où il ne dirigea qu’un an les Maîtres Chanteurs il y a une trentaine d’années), n’est pas arrivé du tout à rendre l’épaisseur de la partition, à rendre audible les différents pupitres: rien n’est mis en relief, rien n’est vraiment souligné, sinon la ligne mélodique dominante. les tempos sont quelquefois lents, ce qui rend encore plus ennuyeux l’audition car la lenteur ne permet pas de s’accrocher à une audition analytique de l’orchestre: l’orchestre s’ennuie, les spectateurs s’ennuient, et cela a des effets sur le chœur, qui m’est apparu en deçà de ses prestations habituelles avec quelques menus décalages. Dans une œuvre où le chœur est déterminant et si attendu, c’est tout de même dommage: habituellement le chœur final fait vibrer la salle, ici, c’est certes toujours impressionnant (on est chez Wagner tout de même), mais reste un tantinet extérieur, sans l’engagement total qu’on pourrait attendre. Je continue à ne pas comprendre certains choix de Nicolas Joel en matière de chefs.
Au total, une bonne reprise « de répertoire » dans une mise en scène à succès, mais inégale, notamment pour les deux premiers actes, une direction musicale pâle et sans intérêt, avec une distribution de très haut niveau qui provoque un grand succès public, mais qui ne réussit pas à inscrire cette soirée (matinée) dans les grandes soirées d’opéra. On continuera à se souvenir des premières, grâce à Ozawa.
Une note très sympathique et optimiste, j’étais assis entre des jeunes (18-20 ans) ayant bénéficié de places à prix réduits de dernier moment. Ils étaient visiblement fous d’opéra. Ils m’ont rappelé les moments bénis des années 70 ou 80 où grâce aux places « étudiant », j’ai pu voir à l’orchestre pour 10F Karajan dirigeant le troisième acte de Parsifal ou Böhm dirigeant la Flûte enchantée et l’Enlèvement au Sérail (oui oui, ce n’était pas complet!!).
La relève est assurée !

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: TANNHÄUSER le 1er août 2011 (Dir.Mus.: Thomas HENGELBROCK, Ms en scène: Sebastian BAUMGARTEN)


Photo: Enrico Nawrath / Bayreuther Festspiele

Il y a deux manières de considérer l’opéra et le théâtre. Ou bien ce sont des arts de l’agrément, distractions culturelles certes mais distractions d’abord qui permettent à la fois la rencontre sociale et le contact avec l’art en passant le temps agréablement.  Ce sont aussi des distractions de luxe, qui sont les premières victimes des situations de crise (on le voit en Italie actuellement) car on les considère comme superflues. Et puis, en lien avec ses origines religieuses, il y a une manière de considérer le théâtre comme un art indispensable à toute société selon les formes qu’elle se crée, où la distraction passe au second plan après l’expérience théâtrale. Indispensable, c’est-à-dire aussi nécessaire que d’autres rites sociaux, ou nécessités sociales. En Allemagne, le théâtre fait partie intégrante de l’éducation du citoyen, les affaires de théâtre sont sérieuses, ce qui se passe au théâtre est sérieux et fait débat.

C’est aussi pourquoi l’entreprise de Bayreuth est en perpétuel débat. Depuis ses origines, le débat théâtral y est âpre : il faut se rappeler de la violence des réactions devant les mises en scène de Wieland Wagner, notamment lorsqu’il a touché aux sacro-saints Meistersinger, il faut aussi se rappeler les formes de protestation au moment du Ring de Chéreau (broncas dans la salle, au moins les premières années, distribution de tracts à l’entrée du théâtre avertissant le spectateur de l’horreur à laquelle il allait assister), et évidemment, les Cassandre annonçant la fin de Bayreuth, l’irrémédiable déclin, qu’on annonçait déjà lorsqu’on toucha à la mise en scène originelle de Parsifal, inscrite dans le plâtre pendant une quarantaine d’années après la création. C’est ainsi, Bayreuth est l’un des lieux de débat de la culture allemande, beaucoup plus que ne peut l’être Avignon pour le théâtre en France. En ce sens le passage à Bayreuth de Christoph Schlingensief fut hautement symbolique, lui à qui le pavillon allemand de la Biennale de Venise rend actuellement hommage. C’est la direction qu’a prise Katharina Wagner en faisant désormais systématiquement appel à des metteurs en scène novateurs de la scène germanique, que ce soit Marthaler (suisse), Herheim (norvégien), ou Neuenfels et maintenant pour ce Tannhäuser, Sebastian Baumgarten. Le débat a toujours eu lieu, et il ne s’agit pas d’une question de snobisme : que signifie « respecter la pensée de l’auteur », quand cet auteur a vécu dans un contexte différent du nôtre, et avec des présupposés moraux, politiques, artistiques différents. Si Wagner parle aux metteurs en scènes d’aujourd’hui et au public d’aujourd’hui, c’est que ces œuvres parlent au-delà d’elles-mêmes et de l’époque où elles ont été composées, elles parlent au monde d’aujourd’hui avec des problèmes d’aujourd’hui, elles continuent de poser question et c’est heureux. C’est l’éternelle question de l’interprétation. La représentation théâtrale évolue avec le temps, les techniques, la société. Et de même que nous ne voyons pas un tableau « tel qu’il a été conçu », ou une cathédrale gothique, ou le Parthénon, de même nous ne pouvons voir une œuvre « telle qu’elle a été conçue », c’est un leurre. Je pense que nous ne supporterions pas de voir les œuvres que nous admirons telles qu’elles ont été conçues, y compris au niveau musical et au niveau du chant. Aussi devons-nous, du moins c’est mon avis, rester disponibles et ouverts aux formes d’interprétation possibles, à toutes les formes, et c’est une force de ce Festival de faire encore polémique, à sa 100ème édition. De ce point de vue, Salzbourg est beaucoup plus consensuel et moins intéressant.

Ainsi l’accueil de ce Tannhäuser fait débat, violent débat : des spectateurs partent en cours de représentation, d’autres ressortent avant même la première note, dès qu’il voient le décor, à rideau ouvert 15 minutes avant le spectacle, à l’ouverture des portes. Il fait débat, aussi bien musicalement que scéniquement.

Musicalement, la direction de Thomas Hengelbrock a été fortement contestée : ses choix « philologiques », sa manière d’aborder l’œuvre très attentive à la génétique de la partition, son souci de coller à la mise en scène, sa relative lenteur, son manque d’éclat volontaire,  tout cela a été pêle-mêle reproché, arguant qu’un chef venu du baroque ne pouvait pas aborder Wagner. Hengelbrock qui vient effectivement du baroque, a depuis longtemps élargi son répertoire, et il est connu pour son exigence et sa rigueur.  Je n’ai pas été loin de là scandalisé par son approche, plutôt originale, sortant des sentiers battus, mais approfondie et particulièrement stimulante au début du troisième acte, par exemple. Ensembles et grandes scènes chorales gardent de toute manière leur capacité à fasciner (la fin notamment), même si elles sont moins spectaculaires. Au total, une interprétation certes un peu inhabituelle, peut-être moins somptueuse (si l’on compare à ce que fit Christian Thielemann dans la production précédente de Philippe Arlaud, et qui reste une grande référence), mais très prenante et très en place.

Du point de vue du chant, beaucoup à dire, et la distribution arrêtée cette année n’a pas vraiment donné les résultats escomptés. Il y a du très bon (Günther Groissböck dans le Landgrave, Michael Nagy dans Wolfram), du bon (Camilla Nylund), du moins bon (Lars Cleveman), du très mauvais (Stephanie Friede dans Venus).

Camilla Nylund n’a pas une grande voix, les aigus se resserrent dès que la voix monte, la voix disparaît dans les ensembles (final de l’acte II) mais le timbre est joli, mais l’interprétation modèle, mais le personnage d’une grande tenue. La prière du 3ème acte est vraiment une modèle de tenue de voix, d’attention aux détails, de contrôle. Pour toutes ces raisons, Camilla Nylund, tout en ayant des moyens limités, réussit à passer la rampe avec grand honneur. Lars Cleveman en revanche déçoit. Je l’avais beaucoup apprécié dans Tristan à Londres où il remplaçait Ben Heppner. La voix semble prématurément vieillie, les aigus peinent à sortir, la vaillance ne lui réussit pas et l’ensemble reste pâlot. Rien à avoir avec le Tannhäuser de Stephen Gould dans cette même salle il y a quelques années, ou même celui de Peter Seiffert à Zürich cet hiver. La prestation n’est pas convaincante à 100%, et les difficultés sont visibles, bien que la scène finale soit assez réussie.
Stephanie Friede dans Venus, c’est exactement l’opposé de tout ce qu’il faudrait faire. Certes, la Venus de Baumgarten est volontairement enlaidie, enceinte, c’est un repoussoir qui malgré tout attire les hommes (tous peu ou prou veulent descendre dans le Venusberg …). Est-ce pour être aussi un repoussoir vocal et donc à la limite du supportable pour le spectateur qu’elle a été choisie ? Rarement nous avons entendu plus laid : attaques peu précises, cris, problèmes de stabilité vocale et surtout série de problèmes de justesse très lourds : rien n’est juste, la voie bouge et sa dernière intervention au troisième acte est un modèle du genre insupportable : on ne reconnaît même pas les notes ! A  oublier…à moins qu’elle n’ait justement été engagée pour tous ces défauts, ce qui serait un comble. Si tel n’est pas le cas, c’est une erreur de casting manifeste qui ne peut que susciter des lourdes interrogations sur la pertinence de certains choix vocaux à Bayreuth.

Günther Groissböck reçoit le plus imposant triomphe de la soirée, la voix est grande, le personnage imposant, la technique impeccable. Rien à dire. Mais on ne fait pas un Tannhäuser avec le Landgrave. Ni même avec un excellent Wolfram comme celui de Michael Nagy (que j’avais remarqué dans le héraut de Lohengrin à Budapest). Un peu moins impressionnant que Michael Volle dans ce même rôle à Zürich (la voix est plus légère), mais d’une grande douceur vocale, avec un timbre chaleureux, une très belle couleur. Dans les rôles plus petits, notons le Walther de Lothar Odinius, presque plus en place et plus puissant que Tannhäuser et la voix elle aussi bien en place de la jeune Katja Stuber (ein junger Hirt).

Le chœur dirigé par Eberhard Friedrich est  comme toujours incomparable et reçoit une ovation impressionnante et amplement  méritée.

Mais on le constate,  musicalement, le spectateur ne pouvait sortir pleinement satisfait de la salle, et inévitablement, il faudra sans doute revenir sur le métier l’an prochain pour afficher un cast plus homogène.

Mais venons-en au nœud de notre affaire, la mise en scène de Sebastian Baumgarten, qui a violemment heurté une partie du public. On ne peut dire que Baumgarten ne soit pas un enfant du milieu, lui dont l’aïeul dirigeait l’opéra de Berlin. Le propos de départ est assez simple, voire assez commun et déjà traité par d’autres : le monde de la Wartburg est un monde fermé, coupé du monde et d’un idéalisme et intellectualisme totalitaires (un peu comme la République de Platon, le débat autour de l’amour dans le concours de chant n’est-il pas une version particulière du Banquet du même Platon ?) c’est aussi un monde artistiquement apollinien. Par son chant Tannhäuser est un poète en rupture avec ce monde, il affiche des valeurs dionysiaques. Ayant décidé de quitter la Wartburg, il se retrouve là où son chant charme, au Venusberg, amant de Venus. Comment concilier Apollon et Dionysos, éternelle question de l’art et de la vie, dont il nous est proposé une réponse ici .  Avec son décorateur Joep van Lieshout, un plasticien créateur d’objets à la limite de l’art, de l’architecture et du design, il a créé un espace sur trois niveaux, qui envahit toute la scène de Bayreuth, y compris en hauteur, sensé figurer une usine de retraitement de déchets organiques (excréments humains), qui fait vivre la communauté en totale autonomie. Nourriture et alcool (il faut bien aussi se distraire…)  sont produits , et ce qui est rejeté se retrouve sous terre, au Venusberg, qui dans cette architecture se trouve être une cage dans les dessous, dans laquelle on accède par une trappe. L’essentiel se déroule sur le plateau, dans le cercle qui délimite (le toit de) la cage qui pendant la scène du Venusberg monte  sur le plateau, puis disparaît dans les dessous lorsque Tannhäuser fuit (à voir sur youtube). On comprend le symbole : la Wartburg est une société autosuffisante dont l’objet est la purification. Tout ce qui n’est pas pur est envoyé soit au Venusberg (si incurable), soit à Rome chez le pape (si on l’estime curable). D’où les containers (marqués ROM 451) où rentrent les pèlerins, et d’où ils sortiront au troisième acte, purifiés (et obsédés par le nettoyage : ils ne cessent de s’essuyer) . Que ces containers rappellent certains wagons remplis d’humains de la seconde guerre mondiale n’est sans doute pas un hasard. Sur la scène, des cuves d’alcool, d’éthanol , de méthane (Biogas).
Le monde du Venusberg en revanche est une cage remplie de monstres, de créatures spermatozoïdaires, et gouverné par une Venus enlaidie, et enceinte. Rien du Venusberg langoureux et mystérieux de la version de Paris. On est à l’opposé de la purification, on est dans le trash. Mais les deux mondes communiquent, par une trappe : y disparaissent Elisabeth et Tannhäuser au début du 2ème acte, y descend un instant Wolfram, s’y retrouvent un moment tous les protagonistes : tout le monde à un moment ou un autre a envie de Venusberg ou a à faire avec le Venusberg.
Qu’ensuite Elisabeth seule comprenne parfaitement le chant de Tannhäuser qui vante la chair comme enjeu de l’amour puisqu’elle vient d’y goûter et qu’elle s’ouvre les veines en guise d’expiation ensuite (comme des stigmates) est aussi logique dans cette perspective.

Ainsi Tannhäuser pris entre Dionysos et Apollon, entre l’Esprit et Venus, ne peut choisir, et le pape ne peut l’absoudre, ce serait reconnaître que Venus est parmi nous : c’est idéologiquement impossible : il mourra donc, et son corps dans l’image finale gît entre le Venusberg (en bas) régénéré par la naissance d’un enfant de Venus, et la figure hiératique entourée de prêtres de Sainte Elisabeth (en haut). Ce que s’ingénie à montrer la mise en scène, c’est que notre société est prise dans sa globalité dans cet éternel dilemme : d’où la scène ouverte sur la salle avant même le début de l’œuvre, d’où la scène ouverte aux « vrais » spectateurs présents sur le plateau même (une cinquantaine, nos représentants), d’où des figurants en travail permanent avant le lever de rideau, dès la fin de la musique, pour gérer le fonctionnement  de la communauté et de la structure de production, d’où un monde global mécanisé, où même le Venusberg a sa place, un monde tragique qui ne sort jamais de ses contradictions (c’est un peu le propos de Lohengrin, c’est aussi la situation dont on ne se sort pas dans Parsifal à moins de connaître la blessure de la chair pour que naisse la compassion). En bref une situation assez habituelle chez Wagner, où c’est quelque part le proscrit ou l’étranger qui porte la lumière (Parsifal, Lohengrin, Walther même, et bien sûr Tannhäuser, cet autre Richard Wagner), car l’art ne peut naître que de l’opposition, que de Prométhée, que du vol du feu.

Il en résulte sur scène une mise en scène complexe, où le regard sur le monde est sans concession (couleurs criardes, Venus horrible, monstres, refus de l’esthétisme), sans doute trop complexe. Bien des choses ont déjà été dites par d’autres metteurs en scène, et je pense qu’on aurait eu intérêt à épurer, mais cet excès même, insupportable, n’est-il pas en quelque sorte le ressort de ce travail, qui se veut sans réponse, sans issue, que celle de la fuite, du refus, de la mort. Que Venus s’en sorte à la fin (en bel habit doré) avec cet enfant que le chœur se passe de bras en bras, que le monde de la joie, du mouvement  et du futur soit chez Venus, pendant que le monde figé est du côté d’Elisabeth peut se comprendre, c’est la victoire de Dionysos sur Apollon, mais en même temps, toute option de libre arbitre, tout mouvement de l’un vers l’autre est interdit et conduit à l’impasse. On retiendra des moments réussis, le troisième acte, le final du deuxième où la vision d’une Isabelle tout sauf éthérée, femme courageuse et décidée, est une vision intéressante qui sort des schèmes habituels. Mais on peut regretter le désordre scénique, qui distrait de l’action, un décor complexe dont on pouvait faire quelque économie : certes ce travail n’est pas stupide, et demande une grande concentration, mais il ne peut qu’être violemment rejeté par ceux qui voulaient retrouver un Tannhäuser traditionnel qui fasse un peu rêver. C’est raté, dans cette apologie du cauchemar permanent que Baumgarten nous a proposés.

J’ai essayé d’être le plus clair et le plus juste possible. Je n’ai pas été enthousiasmé. Je n’ai pas été non plus ni offusqué, ni choqué. Il m’a manqué un peu (beaucoup) d’émotion. Mais si la distribution avait vraiment convaincu, je pense que les nerfs de certains spectateurs n’auraient pas craqué.

Voir le reportage d’ARTE d’il y a quelques jours

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011 : Quelques échos de l’accueil de TANNHÄUSER

N’ayant pas assisté à la première je me garderai bien d’en faire un compte rendu en bonne et due forme. J’ai écouté la retransmission radio, qui ne m’est pas apparue musicalement à dédaigner. La direction de Thomas Hengelbrock, très critiquée pour sa lenteur (il a été fortement hué) m’est apparue à la radio effectivement lente, mais plutôt très analytique, très architecturée, avec un final somptueux. (Sans doute aussi la mise en scène qui a excédé certains spectateurs a-t-elle contribué à gauchir l’audition…). Camilla Nylund a les qualités habituelles : la chanteuse est appliquée, très professionnelle, mais a des problèmes dès qu’elle monte trop à l’aigu, qu’elle a court et qui serre la voix. Les centres sont beaux, les aigus moins. Lars Cleveman m’est apparu plutôt satisfaisant à l’audition, beaucoup ont critiqué sa manière de chanter et ont noté des difficultés. Unanimité en revanche pour Günther Groissbrock (Landgrave), magnifique et surtout pour Michael Nagy, magnifique Wolfram qui a triomphé auprès du public (cela ne me surprend pas, vu son Héraut de Lohengrin le mois dernier à Budapest). Unanimité aussi, mais contre Stephanie Friede dans Venus, ce que j’en ai entendu en radio confirme : attaques ratées, aigus courts, voix vieillie, désagréable à entendre.
La mise en scène de Sebastian Baumgarten dénonce le cloisonnement culturel de notre société aseptisée, marquée par le catholicisme, qui ne permet pas aux âmes libres de passer d’un mode de vie et de pensée à l’autre, pas de place pour des Tannhäuser qui ne trouvent leur identité que dans le changement : c’est Wagner lui-même qui fait dire à Wotan dans Rheingold : « Qui vit aime le changement et la variété: ce jeu je ne peux m’en passer ». Le spectacle a été très mal accueilli à la Première, avec une bordée impressionnante de huées (le final, particulièrement provoquant, montre une Venus enceinte, qui triomphe.et qui met au monde un enfant…) Ce que j’en ai su par des amis spectateurs confirme cette impression négative. Ce que j’en ai lu et les déclarations d’intentions du metteur en scène stimulent en revanche ma curiosité. J’espère pouvoir m’y confronter dès cette année.

OPERNHAUS ZÜRICH 2010-2011 : TANNHÄUSER le 6 février 2011 (Dir:Ingo METZMACHER, Ms.en scène:Harry KUPFER, avec Nina STEMME)

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Il y a des représentations où la qualité musicale envahit tout, et où on arrive même à fermer les yeux sur une mise en scène ratée ou discutable. C’est bien le cas aujourd’hui à Zürich, où j’ai assisté un Tannhäuser musicalement exceptionnel. Alexander Pereira a réuni, il faut le dire, une distribution de choix: Nina Stemme (Elisabeth), Vesselina Kasarova (Venus), Peter Seiffert (Tannhäuser), Michael Volle (Wolfram), Alfred Muff (Landgrave), l’orchestre et le choeur sous la direction d’Ingo Meztmacher. Je m’attendais à un beau moment, mais pas forcément à un très grand moment, d’autant que la première à ce qui m’a été rapporté n’avait pas si bien marché (Seiffert en méforme, Stemme ordinaire, orchestre trop fort). Mais voilà, l’opéra est un art qui n’est jamais uniforme et monolithique, les choses de soir en soir peuvent évoluer. Cette matinée dominicale en est la preuve. Sans doute l’effet du temps ensoleillé sur la ville de Zürich.

En revanche, Harry Kupfer n’a pas vraiment réussi son cinquième Tannhäuser. Certes, c’est un metteur en scène de qualité, il l’a prouvé de nombreuses fois, et les idées qu’il véhicule sont souvent justes. Dans ce travail, il transpose  l’oeuvre de nos jours, au sein d’une société gavée de luxe, une société de réseau, d’aisance, où l’Eglise et l’Armée dominent. Que ce soit au Venusberg ou dans la « teure Halle » du deuxième acte, on retrouve les mêmes messieurs élégants, les mêmes prêtres (Eh! oui,  au Venusberg aussi!), mêmes hauts gradés de l’armée. Au premier acte, la Bacchanale est bien sage, même si elle essaie de suivre le livret, très détaillé qu’Olivier Py avait suivi de manière très provocatrice et assez juste à Genève il y a 6 ans. Dans la deuxième partie de ce premier acte, on ne revient pas de la chasse (on ne chasse plus à courre…) mais du golf, et on se repose sur des chaises longues, servis par une armée de domestiques. On ne joue pas de la harpe, mais de la guitare (électrique?).
Le deuxième acte se déroule sur une scène, sous l’oeil de caméras TV, et devant un parterre de ces mêmes membres gâtés de la société la plus haute, celle qui emploie et fait vivre les artistes. je dois dire qu’il est le moment le moins intéressant, le plus conforme et l’ensemble est réglé sans inspiration.
Plus intéressant à mon avis le troisième acte, le décor (fait de cloisons tournant sur elles-mêmes et remplies de portes, comme au premier acte) représente un hall de gare avec une gigantesque verrière (la gare de Leipzig?) et au milieu un banc où attend Elisabeth. C’est une image intéressante, enrichie par la présence de Wolfram deux âmes solitaires dans cet espace de drame qu’est le lieu de l’attente.
Au final, après les efforts de Vénus (qui apparaît dans les mêmes conditions qu’elle avait disparu au premier acte, derrière les portes de vitre opaque), la société, toujours la même, se réunit autour du cadavre d’Elisabeth, qui passe, puis devant celui de Tannhäuser qui meurt sauvé, et même sanctifié par le pape sous un cercueil de verre comme on voit les saints dans les églises, avec le bâton de pélerin qui a refleuri: l’artiste est réintégré dans le corps social après en avoir été rejeté, mais mort, pour être objet du culte effrené de l’art dans nos sociétés, mais sans qu’il ne soit plus un danger. Kupfer souligne bien la maladresse de Tannhäuser, son comportement discutable à tout le moins avec Elisabeth, ses excès, mais le propos reste tout de même assez banal, plutôt déjà vu. Carsen à l’Opéra Bastille avait entrepris une lecture de ce type, mais plus subtile que celle de Kupfer:  on pense surtout à des visions à la Götz Friedrich, des lecture socio-politiques telles qu’on les voyait dans les années 80. Le décor de Hans Schavernoch (une vieille connaissance lui aussi) est habile, très contemporain, métal et verre, utilisant la vidéo. Mais j’ai plutôt l’impression qu’on a fait du neuf avec du vieux. Il reste que les chanteurs sont assez bien dirigés et que ce spectacle est discutable mais pas détestable. Dans la même maison, j’ai de beaucoup préféré l’approche de Claus Guth dans Tristan und Isolde et attends avec impatience son Parsifal en juin prochain.

chef2.1297205344.jpgSalut de Ingo metzmacher

Du côté musical en revanche une grande réussite d’ensemble, sans être à l’orchestre aussi brillant que la lecture d’Ozawa à Paris en 2007. D’abord, une fois de plus, je trouve qu’Ingo Metzmacher est un chef qui gagnerait à être invité plus souvent sur des scènes autres que celles de l’espace germanophone.  Sa manière de sculpter la musique, d’en faire ressentir les détails, son tempo sans reproche, qui colle parfaitement aux moments de l’action, sa manière de suivre les chanteurs, sans les couvrir (il est vrai que les voix sont telles que c’est une entreprise difficile) sont des points positifs:   il semble qu’il ait trouvé le juste équilibre dans cette salle assez petite – bien que des amis aient eu une tout autre impression l’autre dimanche. Pour moi c’est une belle prestation,un beau moment, avec un choeur très honorable, sans être exceptionnel. Un seul reproche, la sonorisation de certains pupitres à certains moments (les cors au milieu du premier acte par exemple) ou du choeur quand il est derrière la scène (lever de rideau). Vu la taille de la salle, c’est inutile, et si c’est voulu, c’est raté.

salutseiffert2.1297205518.jpgPeter Seiffert (second plan Nina Stemme et Michael Volle)

Difficile de reprocher quoi que ce soit aux chanteurs: Peter Seiffert, qui est souvent irrégulier, était ce dimanche en forme éblouissante, expressif, engagé, avec ce timbre à la fois clair et puissant qui le caractérise: il était juste,  sans failles avec des aigus triomphants,ce fut un magnifique Tannhäuser. Même remarque pour la Vénus de Vessalina Kasarova. Certes, son visage carré et assez dur ne fait pas penser à la Vénus de Botticelli, mais la prestation est tellement convaincante, éclatante, imposante qu’on trouve presque juste une Vénus plus inquiétante que séductrice, une Vénus « dure » qui use sans doute d’arguments cachés pour séduire. Face à elle, Nina Stemme promène sa voix puissante, légèrement affligée d’un petit vibrato. La prestation sans être impressionnante (comme au troisième acte de Walküre à Milan) est de très  haut niveau, sans être pourtant digne de la légende ou égaler simplement celle de Westbroek à Paris: elle n’est pas vraiment émouvante et même un tantinet indifférente, comme ailleurs, pas toujours concernée. On était heureux de revoir Alfred Muff, un vétéran, avec cette voix très humaine, encore très sonore, d’une belle couleur et d’une belle intensité dans le Landgrave. Signalons aussi les autres chanteurs, tous honorables, notamment Christoph Strehl en Walther von der Vogelweide, meilleur au deuxième acte qu’au premier (souvenez-vous, il était le Tamino d’Abbado) et le touchant berger de la jeune Camille Butcher.
Il reste Le chanteur triomphateur absolu de la matinée, digne, lui, de la légende: Michael Volle, qui a chanté pour moi le plus beau des Wolfram entendus sur une scène. Il tire les larmes dans « Oh du, mein holder Abendstern ». Il a tout: puissance, intelligence du chant, diction parfaite, inflexions, subtilités: du beau chant tout pur, et en même temps un magnifique personnage, humain, émouvant, senti, généreux. Il m’avait déjà convaincu dans son époustouflant Beckmesser à Bayreuth, il est vraiment pour moi le plus grand baryton wagnérien actuel. Un miracle qui surpasse même Goerne à Paris à mon avis.

Il y a encore quelques représentations, une matinée le dimanche 13 février: si vous n’êtes pas si loin de Zürich, courez y: rien que pour Michael Volle, cela vaut le voyage. Et si les autres sont aussi en forme que dimanche dernier, ce sera d’autant mieux. Un beau moment wagnérien, comme il y en a pas mal en ce moment.

Dimanche en sortant de l’Opéra, j’étais heureux.

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