TEATRO REAL MADRID 2015-2016: DAS LIEBESVERBOT de Richard WAGNER le 25 FÉVRIER 2016 (Dir.mus: Ivor BOLTON; Ms en sc.: Kasper HOLTEN)

Scène initiale, le Carnaval ©Javier del Real/Teatro Real
Scène initiale, le Carnaval ©Javier del Real/Teatro Real

« On annonce alors le retour imprévu du Roi dans la rade et on décide d’aller en cortège de masques à la rencontre du souverain bien-aimé afin de le convaincre que le sombre puritanisme germanique n’est pas fait pour la brûlante Sicile car il est dit : « les fêtes joyeuses rendent son peuple plus heureux que vos tristes lois. » Friedrich ayant Marianne à son bras ouvre la marche, suivie du deuxième couple, Luzio et la novice, perdue à jamais pour le couvent. »[i]
C’est ainsi que Richard Wagner dans Ma vie termine le résumé de l’œuvre, lui donnant son sens, d’abord une volonté d’opposer à l’instar de Goethe le nord et le sud, puis faire quelque peu exploser les frontières de la bienséance et de la religion . C’est ainsi qu’il justifie le changement de lieu (Palerme au lieu de Vienne dans l’original shakespearien) et de nom du héros – Angelo devient Friedrich, « afin, écrit-il,  de caractériser sa nationalité allemande »[ii] –  donc triste et rigide).
De l’Allemagne il va être question dans la mise en scène puisque le retour final du roi de son voyage à Naples est matérialisé par l’arrivée d’un Airbus de la Bundesrepublik Deutschland d’où descend…Angela Merkel, image finale réconciliatrice de l’opéra non teintée d’ironie..

On a longtemps laissé de côté les premiers opéras de Wagner, d’une part bien peu les connaissent, d’autre part les enregistrements sont rares et pas toujours bon marché, et enfin ils sont difficiles à monter dans un théâtre: ils exigent des choeurs et un orchestre importants et des voix nombreuses, d’un niveau technique notable.C’est pour un théâtre un investissement dont le retour n’est pas si sûr auprès du public. Les représentations de 2013 à Bayreuth ( à l’extérieur du Festspielhaus) se sont soldées par un échec cuisant. La proposition du Teatro Real, en coproduction avec le Royal Opera House et le Colon de Buenos Aires, en est d’autant plus méritoire.

Entre Die Feen, long, peu passionnant et horriblement difficile à chanter et Rienzi tout aussi long, tout aussi difficile à chanter mais plus intéressant, Das Liebesverbot (la Défense d’aimer) dont le livret reprend Mesure pour Mesure de Shakespeare constitue une voie médiane, avec une musique proche de l’opéra comique d’Auber, et quelques moments qu’on va reconnaître (directement ou indirectement) dans les opéras futurs (Tannhäuser  surtout); Das Liebesverbot se laisse voir (avec quelques coupures), et mériterait à mon avis d’entrer dans les répertoires des théâtres. On représente actuellement des œuvres souvent moins intéressantes, même si plus populaires.

Le Teatro Real propose cette production dans le double cadre d’une volonté d’offrir «tout » Wagner et du 4ème centenaire de la mort de Shakespeare en avril 1616. Associer Shakespeare à ces représentations semble logique, mais en même temps un peu osé, tant l’ambiance imposée par la musique de Wagner est assez loin de la comédie douce amère qui constitue la trame du livret où s’abordent les thèmes de la justice, du bon gouvernement, des hypocrisies qui se masquent derrière l’ordre moral, ainsi que les arrangements avec le Ciel imposés par la vie et donc de la fragilité des choses humaines.

La représentation madrilène est loin d’être intégrale, environ 50% du livret plein de reprises et de dialogues dans la tradition de l’opéra comique d’alors ont été coupés et depuis la première (difficile) à Magdebourg,  il ne me semble pas qu’une intégrale ait été présentée sur une scène. Même le disque de Sawallisch qui fait autorité en propose une version sérieusement écornée.
La question est toujours de savoir si tout cela vaut le coup. Wagner a 23 ans et il travaille à son opéra depuis l’âge de 21 ans. Il cherche à se faire connaître et écrit des opéras à la mode, proches de l’univers de Weber ou de Schubert (Die Feen), ou de celui de Rossini et plus encore de Auber (Das Liebesverbot). Entre 1830 et 1840, la mode, c’est Rossini, c’est Auber, c’est Donizetti. On joue encore aujourd’hui Rossini et Donizetti, mais très peu Auber qui fut pourtant avec Meyerbeer l’une des grandes gloires de l’époque et qui mériterait sans doute mieux que l’ostracisme dont il fait l’objet aujourd’hui (Fra Diavolo est plutôt une œuvre intéressante). Mais j’ai confiance : pour élargir le répertoire des théâtres, après avoir épuisé le XVIIIème, on va se lancer dans le XIXème et revenir à Auber, mais aussi à Dietsch, Marschner, Mercadante, Coccia, Cui, et à tous ces noms de l’opéra européen oubliés aujourd’hui. Déjà Meyerbeer fait un retour remarqué…

Le carnaval c'est fini ©Javier del Real/Teatro Real
Le carnaval c’est fini ©Javier del Real/Teatro Real

Le jeune Wagner puise plus directement dans Auber son inspiration musicale, c’est particulièrement net dans l’ouverture ( qui se déroule devant le portrait de Wagner « animé » qui suit la musique) avec son orchestration légère et dansante, ses deux parties traditionnelles et sa reprise. Il s’est chargé lui-même du livret, sans doute par défaut car il est difficile pour un jeune inconnu de trouver un librettiste. Il y a une mélodie qui fait indéniablement référence à Auber, mais la manière d’écrire les airs, la longueur des ensembles et l’importance des chœurs ferait plutôt penser à des influences wébériennes. En réalité, Wagner puise dans toute la musique de l’époque, qu’il connaît bien, qu’il va pratiquer en tant que directeur musical, et qui va faire le lit de sa réflexion dramaturgique.
Par rapport à l’original shakespearien, Wagner a donc déplacé le lieu de la comédie de Vienne à Palerme, changé quelques noms, simplifié l’intrigue à cause de l’absence du Duc (Isabella épousera Luzio qui dans l’original épouse la prostituée Kate Keepdown, un nom peu idoine pour une prostituée..). Outre le méchant Angelo qui devient chez Wagner Friedrich (on a vu plus haut pourquoi), Miss Overdone, la maîtresse du bordel, devient Dorella à la fonction de femme de chambre aux mœurs un peu légères, the Provost devient Brighella (personnage bien connu de la Commedia dell’arte)  tandis que les héros, Isabella, Mariana, Claudio, Luzio gardent leur noms originaux, et les amis Antonio, Angelo, Danieli et Pontio Pilato sont inventés par Wagner pour résumer l’ensemble des personnages secondaires de la pièce de Shakespeare. Friedrich est donc l’étranger, le non italien, celui qui n’est pas du Sud.
Wagner cherchant le succès a délibérément choisi le monde de la comédie, supprimant le personnage du Duc, un peu encombrant, et le remplaçant par un fantomatique souverain probablement allemand absent, dont on annoncera simplement le retour prochain à la fin.

Acte I Scène I ©Javier del Real/Teatro Real
Acte I Scène I ©Javier del Real/Teatro Real

C’est pourquoi Kasper Holten a emprunté la route de la comédie et du burlesque pour cette production colorée et vive, dans un décor unique (de Steffen Harfing), changeant à l’aide de lumières (de Bruno Poet) ou de projections bienvenues (de Luke Halls), fait d’escaliers qui rappellent Maurits Cornelis Escher, un monde labyrinthique où tout est possible, où tout se cache ou se voit, ce qui est plutôt intéressant, dans une Palerme envahie de tous les objets de la communication moderne, de Whatsapp à Twitter, et où le téléphone mobile est l’objet du monde le mieux partagé, ce qui est bien moins intéressant et plus passepartout.
Il y a donc de bonnes idées et de moins bonnes, et des complaisances pour gagner les faveurs du public, qui au Teatro Real m’a surpris par sa mauvaise éducation : discussions vives entre spectateurs, applaudissements timides ou inexistants pour des airs pourtant qui les méritaient. Un public qui ne semble pas entrer dans la logique de la pièce, ou sans doute aussi prévenu : ce Wagner-là n’est pas Wagner, alors, prenons d’emblée nos distances.
Certes, en dix ans, Wagner va passer de Liebesverbot à Fliegende Holländer et surtout à Tannhäuser : un océan, un abîme semblent les séparer. Et pourtant cette musique alerte, au rythme marqué, à l’orchestration cristalline, avec un usage très novateur des percussions (castagnettes, qu’on va retrouver dans la Bacchanale de Tannhäuser) et des ruptures rythmiques, présente aussi des moments de suspension poétique et de vraies réussites mélodiques. Il y également des personnages bouffes bien marqués (la basse Brighella, héritière des basses bouffes rossiniennes) et des caractères déjà trempés, à la morale élastique: Isabella est une novice déjà au couvent ; le sous-titre de l’opéra est d’ailleurs Die Novize von Palermo, proposé pour échapper à la censure qui n’aurait pas manqué de frapper le titre Das Liebesverbot pour une première prévue à la veille de Pâques où l’on ne devait représenter que des pièces sérieuses. La novice sort du couvent, promet au lubrique Friedrich de lui concéder ses faveurs en échange de la libération de son frère condamné à mort, puis se jettera dans les bras du jeune et déluré Luzio…la jeune Isabella a un avenir prometteur et pas très religieux. La question de la morale et de la liberté sexuelle est centrale dans cette œuvre et les personnages sont bien libérés. D’ailleurs, Wagner lui-même dans Ma vie parle de « situations scabreuses »[iii].

Du point de vue du chant, le jeune Wagner s’éloigne des acrobaties vocales rossiniennes, sa vocalité demande tension et endurance, mais pas d’acrobaties pyrotechniques, on est là plus proche d’un chant wébérien ou schubertien, qui demande de l’endurance et un spectre vocal large, notamment chez les femmes. En revanche l’écriture pour les ténors, difficile, est plus traditionnellement « italienne », notamment pour le personnage de Luzio qui exige une très belle technique et aussi, mais de manière plus perlée, pour Claudio.
Kasper Holten propose une vision résolument bouffe, de cette histoire, qui voit Friedrich, à qui le roi a laissé provisoirement le gouvernement de Palerme, imposer un ordre moral où l’adultère est puni de mort, où le carnaval, la période où traditionnellement tout est permis, est interdit, ce qui provoque des remous dans la population, dans laquelle, comme toujours on voit apparaître des compromissions et des compromis, et où ordre moral et désordre réel se confrontent. Friedrich, fou de désir pour la novice Isabella, venue demander grâce pour son frère Claudio, condamné pour avoir couché avec sa fiancée avant le mariage qu’il lui a promis, n’hésite pas à lui proposer un marché déshonorant et pour la jeune femme qui doit sacrifier son corps et pour lui qui se dédit, montrant ainsi son hypocrisie tartuffière.
De cette situation Kasper Holten ouvre l’opéra par une vision colorée et folle du carnaval (couleurs, néons, argent, casino, femmes et chorégraphies de Signe Fabricius) aussitôt interrompue par les sifflets de la police menée par Brighella en Bobby au service de Friedrich, loin d’être insensible au charme de Dorella, une jeune femme aux mœurs, dirons-nous, libérées.

Acte I, sc. II (au couvent) Maria Mirò (Mariana) Manuela Uhl (Isabella)©Javier del Real/Teatro Real
Acte I, sc. II (au couvent) Maria Mirò (Mariana) Manuela Uhl (Isabella)©Javier del Real/Teatro Real

La deuxième scène (au couvent) s’ouvre sur une phrase bien connue reprise plus tard dans Tannhäuser et marque un univers plus poétique; dans la cellule prient Mariana et Isabella ; Mariana épouse délaissée par Friedrich et Isabella la sœur de Claudio. Mais vision buffa oblige, Mariana dans la mise en scène est boulimique, et Isabella essaie de réguler son amour immodéré des pommes-chips : dès qu’Isabella chante, Mariana en profite pour replonger dans le paquet qu’Isabella s’obstine à cacher sous un oreiller. Au deuxième acte, le trio Luzio/Dorella/Isabella se déroule sur un tapis roulant obligeant les personnages à marcher à contresens…ou Friedrich passant la nuit avec celle qu’il croit Isabella muni d’un masque en forme de cygne (Lohengrin ? Parsifal ?)…Voilà le type d’humour souvent inutile dont Holten va parsemer la pièce.
Il fait ainsi de Friedrich le juge inflexible d’un tribunal moral, mais qui va se coucher avec un nounours en peluche, et le terrible Friedrich montre ses dessous (des caleçons) à la jeune Isabella fort (?) choquée. Le duo où Isabella va rendre visite à Claudio dans sa prison (début du deuxième acte) se déroule désormais au téléphone (mobile), chacun parlant dans son smartphone. Dans la scène finale, où se déchaine le carnaval malgré les interdits Brighella le policier est costumé en Walkyrie de carton pâte (il fallait bien rappeler qu’on était chez Wagner) et subit les avanies de Dorella. En bref, Holten rajoute des signes de comique, qui font sourire, rarement rire, et qui tombent à plat dans le public, parce que souvent ce comique tourne à vide, et semble artificiellement plaqué. Le personnage de Friedrich est apparemment terrible, mais en réalité inoffensif, parce que faible et soumis à la dictature du désir caché. Il est vêtu comme un juge, avec de lourdes lunettes, une sorte de vieillard lubrique (fort bien interprété par Christopher Maltman) et n’impressionne jamais.

Manuela Uhl (Isabella) Christopher Maltman (Friedrich)  ©Javier del Real/Teatro Real
Manuela Uhl (Isabella) Christopher Maltman (Friedrich) ©Javier del Real/Teatro Real

En bref, ce monde ne paraît pas sérieux, parce que la musique de Wagner ne semble pas le prendre au sérieux, et parce que cette dictature de la morale semble être de pacotille ou du moins terriblement fragilisée par les comportements individuels irrépressibles (Friedrich lui-même) et par la pression des comportements sociaux. Couvents, justice, police, tout cela vole en éclat face au désir de carnaval et de saturnales, un monde de plaisir et de désir, un monde libéré où l’individu serait livré à ses instincts. Un monde du sud où la liberté sexuelle semble effrénée, que l’on découvre notamment par les textes de voyages en Italie de Goethe, à un moment où Wagner lui-même est rempli du désir de séduire et conquérir l’actrice Minna Planer ; bref, Das Liebesverbot décrit un monde de la sève montante où ce n’est pas tant d’amour que de sexe qu’il est question, Sexesverbot en quelque sorte.

Mais au couvent, on ne fait pas que prier...©Javier del Real/Teatro Real
Mais au couvent, on ne fait pas que prier…©Javier del Real/Teatro Real

Il y avait sans doute d’autres possibilités de traiter l’intrigue : Holten la rend inoffensive, pensant que le ridicule tue, mais en éloignant tout sérieux, il s’éloigne de la référence shakespearienne, et de certaines idées que Wagner va reprendre : le pouvoir et ses excès seront traités dans Rienzi à peine quelques années après, la morale et la libération sexuelle seront l’un des thèmes du débat de Tannhäuser : il y a de l’Isabella dans Elisabeth, et le Wagner politique prendra part à la révolution de 1848. Bref, il y a ici en germe des thématiques qu’on retrouvera dans des œuvres bien plus « sérieuses », comme la pureté, la rédemption, le pouvoir,  la justice qui parsème toute l’œuvre dite « sérieuse » de Wagner et qu’Holten ne prend pas vraiment en considération, sinon par la dérision, ce qui rend son approche apparemment burlesque plutôt superficielle parce que son burlesque ne vise rien, ne dénonce rien, et cet univers évoque plutôt la gentille comédie musicale que l’œuvre d’art de l’avenir .

Si cette mise en scène se laisse néanmoins voir et ne fait pas de mal à une mouche, la musique qui émerge de la fosse est plutôt digne d’intérêt. Ivor Bolton est le néo-directeur musical du Teatro Real et son arrivée a été accueillie avec réserve par les mélomanes espagnols. Un chef plutôt terne, plutôt spécialisé dans un répertoire limité (le XVIIIème) ne semble pas convenir à un public au goût plutôt belcantiste, et qui a déjà été heurté par Gérard Mortier qui ne lui ménageait pas ses sarcasmes. Bolton est effectivement un chef qui est le plus souvent appelé pour travailler sur du baroque (c’est le cas lorsqu’il dirige à Munich) et qui n’est pas réputé pour son originalité, mais plutôt pour sa sagesse.

Mais dans Liebesverbot, le travail musical m’est apparu contredire nettement la grise réputation du chef. D’abord, il y a dans cette direction du rythme, de la vivacité, de la couleur, mais aussi une certaine poésie, avec un soin tout particulier donné à la mélodie (les qualités de Wagner mélodiste se remarquent de manière toute particulière dans cette œuvre) avec une attention aux chanteurs, en veillant à ne jamais les couvrir et en les soutenant par le tempo dans les airs les plus délicats. Ensuite, le son est cristallin, cela sonne quelquefois comme une fantaisie mozartienne, quelquefois comme du Schubert, ailleurs  on entend la palpitation théâtrale des opéras comiques d’Auber, mais toujours avec une ductilité orchestrale et un sens de la couleur qui rend l’orchestre du Teatro Real exemplaire. Pas une scorie, une précision des attaques et un sens des rythmes qui séduisent. Il fait entendre la subtilité, l’ironie même de cette musique sans jamais la rendre emphatique (Rienzi s’en chargera…) et en soulignant l’apparence de la simplicité. C’est fluide, enjoué, et très bien construit, avec des équilibres sonores et une mise en évidence des pupitres qui rendent réellement justice à la partition dont il propose une approche « possibiliste », c’est à dire libérée de tout choix d’un point de vue, laissant venir qui Donizetti, qui Weber, qui Mozart, qui Auber, quand la situation et la musique l’exigent. Ce n’est pas de l’opportunisme, c’est une manière de laisser à la musique exprimer sa propre variété, c’est laisser Wagner jouer avec son clavier.
Le chœur enjoué du Teatro Real, dirigé par Andrés Maspero a démontré aussi de belles qualités d’engagement et de justesse.

Pour une œuvre si rarement proposée sur les scènes, il n’est pas facile de construire une distribution car peu de chanteurs sont disposés à apprendre des rôles qu’ils n’auront pas l’occasion de reprendre fréquemment. Aussi la perspective de la coproduction (avec trois théâtre qui plus est), aide-t-elle fortement. Si un chanteur a la certitude de jouer une dizaine ou une quinzaine de fois, il sera sans doute plus enclin à accepter la proposition ; de plus la présence d’une distribution B (sur les rôles de Friedrich, Isabella, Luzio, et Brighella) assure des remplacements en cas d’accident de parcours. Ainsi, la compagnie réunie avec peu de vedettes mais des chanteurs assez sûrs, est suffisamment équilibrée et homogène pour ne pas faire apparaître de faiblesses majeures, non plus que des révélations définitives.

Manuela Uhl (Isabella) Christopher Maltman (Friedrich)  ©Javier del Real/Teatro Real
Manuela Uhl (Isabella) Christopher Maltman (Friedrich) ©Javier del Real/Teatro Real

Christopher Maltman est Friedrich. C’est un Friedrich de grand luxe qui surprend presque dans ce rôle tant le personnage est moqué par la mise en scène. On le connaît dans des rôles plus puissants et plus dramatiques. Il a un rôle de personnage « serioso » disent les italiens, qui se prend au sérieux et qui est plutôt ridicule. Vocalement il est vraiment à l’aise, la voix est large, porte haut, mais elle est presque trop noble et « respectable » pour un personnage qui doit être traité avec plus d’ironie. Une ironie que l’on ne sent pas tellement dans son chant. Il faudrait là-dedans un Beckmesser (auquel Friedrich ressemble par certains côtés, son aspect « juge », son goût de la règle, de l’interdit, et son ridicule face à l’amour), un Adrian Eröd me semblerait plus adapté, voire un Hawlata, même sans voix. Il reste que la prestation est très correcte, mais ne permet pas aux qualités dramatiques de Maltman de s’épanouir.

Peter Lodahl (Luzio) Manuela Uhl (Isabella)©Javier del Real/Teatro Real
Peter Lodahl (Luzio) Manuela Uhl (Isabella)©Javier del Real/Teatro Real

Manuela Uhl est Isabella, un rôle de soprano colorature dramatique à la Cheryl Studer, qui exige une voix large, ductile, avec un centre solide et des aigus assurés et puissants (c’est Christiane Libor qui le faisait à Bayreuth en 2013), une Karita Mattila l’eût sans doute jadis assumé sans problème. Manuela Uhl a un timbre clair, un centre assuré et large, mais les aigus sont tirés et difficiles, la voix se resserre, et passe toujours de justesse. Il reste que la chanteuse, entendue à Amsterdam il y a quelques années dans Der Schatzgräber de Franz Schreker, est valeureuse et se tire de ce rôle difficile avec les honneurs. Le duo initial Marianna/Isabella est lyrique, émouvant, avec une mélodie prenante où l’on reconnaît le Wagner de l’avenir. Elle est un personnage vif, juvénile, enjoué, très à l’aise dans les ensembles (nombreux). Sans être exactement la voix voulue, elle conforte la distribution et demeure une Isabella réussie et séduisante.

Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella) ©Javier del Real/Teatro Real
Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella) ©Javier del Real/Teatro Real

Le Brighella du croate Ante Jerkunica est sans doute l’un des profils les plus réussis de la soirée, jouant le chef des sbires en Bobby fidèle et soumis à Friedrich, mais incapable de réfréner ses désirs (comme à peu près tous les hommes de cet opéra, tous un peu priapiques) et donc lui aussi en proie à des contradictions; le type d’humour et de personnage rappelle l’Osmin de Entführung aus dem

Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella) ©Javier del Real/Teatro Real
Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella) ©Javier del Real/Teatro Real

Serail. Déjà apprécié dans le Landgrave (Tannhäuser de Bieito à l’opéra des Flandres l’automne dernier) ou dans Stefano Colonna de Rienzi au Deutsche Oper en 2010, Ante Jerkunica a une voix large, profonde, douée d’aigus solides. Il est là un personnage plutôt bouffe qu’il assume avec beaucoup d’entrain, à plat ventre, à genoux ou en Walkyrie. La voix est toujours aussi solide et large dès qu’elle s’envole, mais le rôle sollicite surtout le registre central et la « conversation », c’est un pur rôle de composition dans lequel il montre des qualités notables. C’est décidément une basse qui devrait compter dans les prochaines années.

Peter Lodahl (Luzio) le jouisseur ©Javier del Real/Teatro Real
Peter Lodahl (Luzio) le jouisseur ©Javier del Real/Teatro Real

Du côté des ténors, c’est un peu plus difficile. Les parties pour ténor des opéras de cette époque sont toutes périlleuses, car il faut des qualités de belcantiste accompli. C’est le cas indiscutable du Luzio du danois Peter Lodahl, rompu au répertoire XVIIIème, mais aussi aux rôles belcantistes. Luzio est un rôle difficile, qui demande une belle extension, des aigus tenus, des cadences. D’ailleurs Wagner l’avait confié à un ténor rompu à Auber (Fra Diavolo) et à Hérold (Zampa) comme il le rappelle dans Ma vie[iv]. Peter Lodahl s’en sort vraiment remarquablement, il en domine les aigus, les agilités, les passages, et il est  techniquement l’un des plus accomplis du plateau, encore sans doute un ténor du futur. Ce qui est accompli pour Peter Lodahl dans Luzio ne l’est pas encore pour le Claudio de Ilker Arkayürek, qui exige à peu près la même voix avec les mêmes écueils. C’est un clin d’œil de Wagner que de proposer à peu près la même vocalité pour les deux amis Claudio et Luzio, comme s’ils étaient interchangeables, et comme si Isabella s’amourachait du double de son frère (sans doute le syndrome Sieglinde…). Le jeune ténor turc, un peu trop jeune sans doute, n’arrive pas toujours à dominer les exigences du rôle, avec une personnalité vocale plus pâle, des attaques moins assurées, des aigus peu sûrs quelquefois.

"Welch wunderbar’Erwarten"Maria Mirò (Mariana) ©Javier del Real/Teatro Real
« Welch wunderbar’Erwarten » Maria Mirò (Mariana) ©Javier del Real/Teatro Real

La Mariana de Maria Mirò montre une voix bien posée, bien projetée, avec  une belle technique, et  une ligne sûre, bien appuyée sur le souffle. Son air (assise sur un croissant de lune) est l’un des meilleurs moments de la soirée. Dans l’ensemble, les airs de Mariana et d’Isabella sont musicalement plutôt réussis.

La troisième soprano est Dorella, la femme de chambre (et plus…) chantée par la jeune Maria Hinojosa, au départ un peu stridente dans les ensembles de la première scène et qui semble avoir une voix fragile dans les aigus, mais au fur et à mesure que l’opéra avance, les chose s’arrangent et cette voix typique de soubrette s’empare des situations avec engagement.

Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella) ©Javier del Real/Teatro Real
Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella) ©Javier del Real/Teatro Real

Tous les autres s’en sortent avec les honneurs :  le troisième ténor à la jolie couleur rossinienne David Alegret (Antonio), et les personnages de complément Angelo (David Jerusalem), Daniel (Isaac Galán) et Pontio Pilato, le bien nommé dans une œuvre sur la mauvaise justice, chanté par Francisco Vas.

Au total, ce rendez-vous avec une des œuvres les moins jouées et les moins connues de Richard Wagner est plutôt positif, et la confrontation avec l’œuvre fait évidemment plonger dans l’univers wagnérien avec d’autres armes : dans Wagner, tout est à prendre pour construire une vraie connaissance de la complexité de cet univers, dont le parcours ne commence pas au Vaisseau Fantôme. Ici, le Wagner libertaire, désireux de liberté et assoiffé d’amour libre est central, et fait mieux comprendre les situations de Tannhäuser. Wagner est certes encore tributaire des formes traditionnelles (il faudra attendre Lohengrin, voire Tristan pour qu’il s’en libère complètement) mais bien des thématiques des œuvres futures sont en germe dans son jeune travail, et surtout, ce qui frappe, c’est sa connaissance de l’intérieur des partitions des grands contemporains : chef d’orchestre, directeur musical de différents théâtres, il lui fallait tout jouer, et il devait donc connaître le répertoire le plus large possible.

Il raconte avec des détails intéressants la naissance de cet opéra dans Ma vie, et on sent combien cette aventure artistique est entremêlée des aventures plus personnelles avec Minna Planner, combien les situations personnelles tissent avec l’intrigue des échos singuliers.

Cette représentation, dans l’ensemble plutôt réussie malgré les réserves sur l’approche scénique, est à mettre au crédit de ce beau théâtre qu’est le Teatro Real de Madrid dont les efforts restent notables pour proposer un répertoire ouvert malgré un public de tradition, ce qui à l’opéra est hélas fréquent. Elle induit le public curieux à se plonger dans un Wagner moins connu, mais tout aussi important à connaître. Connaître le début pour mieux comprendre et mieux aimer la fin. Il n’est pas interdit d’aimer la Défense d’aimer. [wpsr_facebook]

[i]   R.Wagner, Ma vie, Tome I, Paris, Plon, 1911, p.198
[ii]  R.Wagner, Ma vie, Tome I, Paris, Plon, 1911, p.192
[iii] R.Wagner, Ma vie, Tome I, Paris, Plon, 1911, p.156
[iv] R.Wagner, Ma vie, Tome I, Paris, Plon, 1911, p.191

Le théâtre de Magdeburg en 1920
Le théâtre de Magdeburg en 1920

 

OPERA VLAANDEREN 2015-2016: TANNHÄUSER, de Richard WAGNER le 22 SEPTEMBRE 2015 (Dir.mus: Dmitri JUROWSKI; Ms en Scène: Calixto BIEITO)

Et à la fin c'est Venus qui gagne © Annemie Augustijns
Et à la fin c’est Venus qui gagne © Annemie Augustijns

Après Parsifal et Der Fliegende Holländer à Stuttgart, Calixto Bieito aborde à l’invitation de l’Opéra des Flandres (Opera Vlaanderen) Tannhäuser, en alternance à Gand (en septembre) et à Anvers (en octobre). L’Opéra des Flandres est une institution très vivante: la scène flamande, que ce soit au théâtre, en danse ou à l’opéra, est en Europe l’une des plus intéressantes depuis une quinzaine d’années, stimulée aux origines par le plus glorieux des hommes de culture et de spectacle vivant, un flamand né à Gand du nom de Gérard Mortier qui, depuis qu’il a dirigé la Monnaie de Bruxelles, a imposé au spectacle en Belgique et aux Pays Bas (puis ailleurs) une couleur particulière, très ouverte, imposant une qualité des productions inconnue jusqu’alors. Sa disparition en mars 2014 n’a pas effacé son souvenir, et on découvre chaque jour quelle influence il a pu avoir là où il est passé et quelles traces il a laissées.

Calixto Bieito ne faisait pas forcément partie de ses artistes favoris, mais c’est un metteur en scène qui là où il passe interroge les œuvres d’une manière cohérente et chirurgicale, d’aucuns diraient provocatrice.

Désir et violence : le Venusberg Acte I © Annemie Augustijns
Désir et violence : le Venusberg Acte I © Annemie Augustijns

À part en France, où il a fallu attendre la saison dernière pour voir une de ses productions (Turandot à Toulouse), Bieito est un des inévitables du Regietheater, dont les grandes productions sont visibles en Espagne, son pays d’origine, mais surtout à Bâle, à Stuttgart, à Berlin, et même en Italie.
La question posée par Tannhäuser est complexe, sans doute plus complexe que d’autres opéras de Wagner comme Lohengrin ou Fliegende Holländer. Elle est sans doute aussi plus complexe que celle posée par Parsifal. Un des indices de cette complexité est que Wagner est revenu continûment sur l’œuvre, en la révisant régulièrement, et pas seulement pour la première parisienne : on pense qu’il y a une version de Dresde et il y en a deux et une version de Paris, mais il y a aussi une version de Vienne et Munich, et Wagner, dans les dernières années de sa vie, envisageait d’y revenir, voire de refaire entièrement l’opéra :il meurt le 13 février 1883 et le 5 février, Cosima dans son journal note « il déclare par ailleurs vouloir donner d’abord Tannhäuser à Bayreuth ; s’il établit solidement cette œuvre, il en aura fait plus, dit-il, que s’il donne Tristan ». Si l’on s’en tient à Dresde et Paris, puisque ce qui nous est présenté à Gand est un habile mélange entre version de Paris (Acte I) et version de Dresde (Actes II et III), se pose déjà la question de l’évolution créatrice de Wagner, dont la version dite de Paris prend place au moment où a déjà composé Tristan (les orages Wesendonck sont récents) qui va être créé en 1865 et où sa vision du drame musical est assise. Le Wagner du Tannhäuser parisien n’est plus tributaire du grand opéra romantique, et au contraire cherche à construire l’identité nouvelle de la musique de l’avenir.
En ce sens, l’histoire de Tannhäuser est plurielle, comme on dirait aujourd’hui, c’est d’abord l’histoire d’un homme, face à ses contradictions et à ses désirs profonds, qui expose ses déchirements, et c’est l’histoire d’un artiste, qui puise dans son expérience personnelle pour créer, et qui finit par s’opposer à la doxa locale en cours (et en cour) à la Wartburg. On oublie aussi souvent de lire le titre qui nous renseigne sur cette dualité : Tannhaüser und (et) Der Sängerkrieg auf der Wartburg et non oder (ou). La deuxième partie du titre n’est pas un sous-titre. Comme si d’une certaine manière, der Sängerkrieg auf der Wartburg était un épisode de la vie d’un artiste, d’un parcours artistique.

Ausrine Stundyte (Venus) et Merel De Coorde (Hirt) © Annemie Augustijns
Ausrine Stundyte (Venus) et Merel De Coorde (Hirt) © Annemie Augustijns

Même ambiguïté sur les personnages féminins : le fait même que l’on ait confié quelquefois à la même chanteuse (à la santé vocale solide) Venus et Elisabeth conduit à se poser la question (assez hoffmanienne) de l’identité des ou du personnage féminin : deux visages d’un même Janus ? Deux femmes différentes, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ; deux manières d’aimer, mais aussi deux désirs, exprimés, et vifs. Baudelaire en défendant Tannhäuser défendait aussi ces visions plurielles de la femme, sensuelle ou sensible, Jeanne Duval ou Apollonie Sabatier, parfum exotique ou parfum parisien. Tannhäuser est une fleur du Mal.
Au moment où Wagner reprend Tannhäuser, après la composition de Tristan, il va forcément en tenir compte dans sa réécriture du Venusberg. Ce Venusberg dans lequel Nike Wagner voit à la fois les désordres parisiens face à la sérénité germanique (personnifiée par le chant du pâtre initiant la scène finale du premier acte), dans lequel on peut voir aussi le monde superficiel des plaisirs face à la profondeur du monde artistique de la Wartburg, mais aussi le monde de la disponibilité et de l’ouverture à la nature,  face au monde des règles et des sangles, face à un monde culturellement prisonnier, qui cache derrière un bel ordonnancement des désordres peut-être plus coupables que ceux affichés et revendiqués du Venusberg.

Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns
Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns

C’est ce dernier chemin que Bieito choisit de suivre, abandonnant résolument le débat esthétique (un chemin que Robert Carsen avait emprunté pour son Tannhäuser parisien), pour poser la question sans doute (apparemment) bien commune de l’opposition nature/culture, en indiquant clairement que toute culture signifie nature domptée, prisonnière, compressée qui cherche sans cesse à sortir par tous les pores.
Autant la vision du Venusberg présente une nature indomptée et sensuelle (très beau décor de Rebecca Ringst, fait de branchages suspendus se balançant au gré du vent dans les feuilles dont on entend le bruit), une nature habitée, vivante, qui caresse les corps et leur donne du plaisir (Venus s’y love sans cesse avec un plaisir onanistique non dissimulé), une nature sûre d’elle même et sereine, qui rappelle le Baudelaire de Correspondances (La nature est un temple où de vivants piliers…) autant la Wartburg est un monde géométrique, en laqué blanc, à la lumière aveuglante mais qui par le fait même qu’elle aveugle, rend invisible les corps torturés de désir et prisonniers de cette géométrie d’un ordre faussé devenus des ombres. Si Venus se laissait aller aux caresses des rameaux, Elisabeth est un corps tout aussi désirant, mais laissé seul au milieu de l’espace, sans la sollicitation d’un rameau bienveillant.

Andreas Schauer (Tannhäuser) et Katrijn Van Cauwenberghe (Hirt) © Annemie Augustijns
Andreas Schauer (Tannhäuser) et Katrijn Van Cauwenberghe (Hirt) © Annemie Augustijns

Tannhäuser surgit dans le Venusberg comme un passant, comme par hasard, un Parsifal tombé chez Venus, le Graal du désir, et l’on est bien proche de Kundry et de son jardin fleuri, ou un Siegmund épuisé, qui rencontre la sensualité d’une Venus-Sieglinde laissée seule au milieu des bois. L’allusion à l’un et à l’autre est trop claire pour ne pas interpeller le spectateur. Mais ce monde du désir se traduit dans une sorte de va et vient entre douceur et violence: en témoignent les cheveux qu’on caresse et qu’on tire, les têtes qu’on effleure ou qu’on agrippe, le désir est cette errance entre plaisir de la tendresse et plaisir de la violence que Bieito affronte avec une grande netteté.
Et du même coup, après la fuite de Tannhäuser de cet état de nature vers l’ailleurs, son arrivée au milieu des chasseurs est transitionnelle. Il rencontre d’abord le berger, ici  une petite fille à la voix blanche, image de l’innocence et d’un amour serein qui contraste avec le Tannhäuser déjà détruit qui va tomber au milieu des chasseurs. La chasse est la première activité de régulation de la nature (les chasseurs, n’est-ce pas, sont les premiers écolos), d’une nature encore présente (la scène vidée de ses branches est néanmoins entourée d’arbres) : on est sorti d’une sorte d’Eden, d’état de nature au sens illuministe où la sensualité est partout et la culpabilité nulle part, pour tomber ou chuter dans le monde, et dans le monde naturel déjà touché par les hommes (d’où la chasse vue comme jeu humain dans la nature, comme début de domptage).

Les chasseurs © Annemie Augustijns
Les chasseurs © Annemie Augustijns

Et déjà ces chasseurs-mâles jouent à des jeux mâles dès qu’ils reconnaissent Tannhäuser, coups, jeux de combats, frôlements ambigus des corps (notamment évidemment entre Wolfram et Tannhäuser), torses nus, une sorte de sensualité dévoyée par la violence qui finit par un rituel de sang, proche de rituels vaudoo (on pense à Schlingensief à Bayreuth) où l’on est toujours aux bords de la transe, au bord du monde interdit au bord du monde des esprits, un monde du θάμβος (thambos) grec (la terreur sacrée notamment inspirée par la nature)

Acte II, Elisabeth (Annette Dasch) © Annemie Augustijns
Acte II, Elisabeth (Annette Dasch) © Annemie Augustijns

Ainsi le deuxième acte est fortement marqué par le premier, toujours sous-jacent. Derrière les smokings d’une société policée, se cachent les désirs, la violence, et la culture n’est qu’un habillage maladroit de l’état sauvage. Déjà Elisabeth seule avec son corps et habillée quasiment comme Venus, n’est plus du tout sur le chemin de la sainteté mais sur celui d’une identité humaine et féminine revendiquée, même si son père (qui plus tard ne se privera pas de reluquer la chair fraîche) lui fait endosser une veste légère qui la couvre partiellement et qu’il impose un decorum. Mais tous les autres apparaissent d’abord comme des ombres sous cette lumière aveuglante (éclairages très réussis de Michael Bauer), prêts à surgir derrière les piliers qui les dissimulent à moitié. Tout cela est à la fois très cru, très direct et très juste. Cet acte tout de violence d’abord rentrée puis exprimée pose immédiatement la question de Tannhäuser, mal à l’aise dans son costume d’artiste sage et courtisan qui va bientôt s’arracher ses habits et se singulariser. C’est bien de singularité qu’il est question dans ce travail.

Acte II final © Annemie Augustijns
Acte II final © Annemie Augustijns

Les singularités brimées de tous les personnages s’opposent à celle affirmée de Tannhäuser. Le monde des courtisans, sortes de bêtes de salons qui assistent sans comprendre à cet hallali, s’efface bien vite et efface le rituel du concours et en fait une discussion violente, presque un bizuthage à la fois esthétique et philosophique d’où tout cérémoniel rigide est absent. Car la discussion devient existentielle, et non plus morale ou religieuse et on en vient aux mains. Le vernis social disparaît, la sauvagerie sous-jacente ne demande qu’à réapparaître sous la forme de cette flagellation rituelle à coup de rameaux (tiens tiens) dont Tannhäuser est victime.

Bieito fait de Tannhäuser le drame intérieur, et non plus une histoire sociale, religieuse ou artistique, mais non pas un drame individuel, mais un drame intérieur collectif dans lequel aucun personnage n’est épargné.

Daniel Schmutzhard (Wolfram) et Liene Kinča (Elisabeth) au début du 3ème acte © Annemie Augustijns
Daniel Schmutzhard (Wolfram) et Liene Kinča (Elisabeth) au début du 3ème acte © Annemie Augustijns

Le troisième acte commence par l’apparition d’un décor du 2ème acte envahi, désaxé, où pénètrent des éléments naturels, où le blanc immaculé est taché et envahi de noir, où les personnages sont eux mêmes prisonniers de ces éléments, comme Wolfram un Wolfram en permanence déchiré, violent, torturé par son amour d’Elisabeth, attiré par Tannhäuser, un Wolfram en permanence bousculé, qui n’a plus rien du poète éthéré qu’on peut souvent voir sur les scènes, et qui finit par chercher la mort et s’ensevelir tandis qu’Elisabeth perdue mange la terre qui jonche le sol, comme le faisait Venus et retourne ainsi à la nature, mais une nature angoissante et envahissante qui n’a rien de la nature vivifiante du premier acte. Dès lors, plus question de rédemption, de sainteté de rachat : c’est la lutte pour la vie, pour le revendication de soi, pour le désespoir existentiel. Wolfram (Daniel Schmutzhard, à la belle présence et très vrai en scène) détruit chante sa romance à l’étoile intensément, en la murmurant, pendant qu’Elisabeth (Liene Kinča) s’efface en arrière scène sans disparaître, et que Tannhäuser (Andreas Schager) revient, plus ravagé encore, plus singulier encore, confirmé dans son désir de retourner à Venus, mais aussi de massacrer ce monde qui l’a détruit et qui a saccagé son amour, et dont le récit de Rome ne fait que confirmer l’hypocrisie du monde et les masques de la société.

Elisabeth (Liene Kinča) au 3ème acte © Annemie Augustijns
Elisabeth (Liene Kinča) au 3ème acte © Annemie Augustijns

Venus apparaît donc, debout, regardant le lointain, et tous peu à peu, personnages, chœur de pèlerins, rampants, se soumettent à sa loi, la loi de la nature et des corps, triomphante.
Une fois de plus dans une mise en scène, Venus triomphe, comme à Bayreuth avec Baumgarten. Une Venus au total plus saine et plus vraie qu’aucun des personnages de l’œuvre .

Venusberg © Annemie Augustijns
Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns

On reste fasciné par la rigueur de ce travail, qui suit une logique implacable, qui fait du Venusberg un lieu de plaisir sans culpabilité, renvoyant la culpabilité sur le monde construit et artificiel de la Wartburg : un monde qui n’est pas si loin de celui de Parsifal que Bieito a déjà abordé à Stuttgart, la vision du 3ème acte est bien proche de celle d’un royaume du Graal abandonné aux forces naturelles et en ruines, d’ailleurs, Bieito fait offrir par Wolfram l’eau à Elisabeth (comme Kundry à Parsifal) et l’image finale fait de Venus une sorte de Parsifal officiant au milieu d’un peuple aux abois, réunissant (et récupérant) et Tannhäuser, et Elisabeth et Wolfram.
Et cette image parsifalienne finale, loin d’être une fantaisie, est bien amenée par une logique de l’œuvre où les personnages ne réussissent pas à résoudre leurs conflits internes, à cause d’un monde culturel oppressant et stérile, qui devient enfer, et n’ont plus d’autre solution que d’être ce qu’ils sont, dans une nature vue comme solution finale. Venus n’est plus la déesse de nos perversions secrètes, mais de notre soif de vrai et de nos penchants naturels. Nous devenons responsables et surtout pas coupables.
Cette symphonie des corps revendiquée est mise en scène de manière magistrale par Bieito, car au-delà du propos fondamental nature/culture, Bieito gère avec une précision incroyable et une habileté presque magique les mouvements des corps, y compris dans leur plus grande intimité, dans une « Personenführung » dont la précision et la justesse rappellent Chéreau. Et il remplit la scène dans une géométrie des mouvements –des masses- impressionnante, quelquefois ritualisés, quelquefois faussement désordonnées, quelquefois anguleuse : le mouvement de Tannhäuser parcourant la scène du 2èmeacte de cour à jardin, du proscenium au fond de scène, de manière à la fois géométrique, mais aussi vaguement perdue, qui ne cesse d’attirer l’œil malgré le déroulement de l’intrigue au centre du plateau, est vraiment prodigieuse.
Du point de vue musical, comme toujours dans les spectacles réussis, le plateau répond à la sollicitation urgente de la mise en scène, et à la rigueur du plateau répond une fosse bien préparée et dirigée par Dmitri Jurowski qui dans une salle aux dimensions moyennes (l’opéra de Gand est vraiment une jolie salle, avec des foyers en enfilade impressionnants) réussit à ne jamais couvrir les chanteurs. Il a travaillé de manière toute particulière sur les bois, en les mettant en valeur notamment dans les parties plus symphoniques et il isole certains pupitres pendant l’ouverture qu’il fait plus particulièrement entendre en proposant une lecture analytique mais jamais froide, toujours élégante et équilibrée. Une direction colorée, quelquefois chatoyante, jamais plate, et souvent tendue et dramatique (début du troisième acte) qui mérite d’être soulignée et louée. Sans un orchestre de qualité et de bon niveau, avec de menues scories aux cuivres, il n’eût pu proposer une lecture aussi profonde et aussi claire.
Le chœur dirigé par Jan Schweiger est aussi plein de relief et mis en valeur sans jamais être imposant, d’ailleurs la mise en scène le garde la plupart du temps en coulisse : les pèlerins sont en coulisse, et seule la cour est sous les projecteurs, comme si Bieito voulait notamment au premier acte garder le côté évocatoire et lointain du retour des pèlerins, et effacer de la vue toute allusion religieuse, pour mieux préparer la scène finale où ces pèlerins revenus de Rome finiront par entourer Venus.
Le plateau ce soir proposait Andreas Schager dans Tannhäuser (il alterne avec Burckhard Fritz) et la jeune Liene Kinča (au lieu d’Annette Dasch). Tous les autres avaient chanté la première ; globalement,  on ne peut que saluer la prestation de chacun et leur ardeur à défendre l’œuvre et la production, car les performances d’acteur de chacun sont notables.
C’est Ausrine Stundyte en Venus qui peut-être impressionne le plus au niveau scénique la soprano lithuanienne, qu’on va bientôt voir dans Lady Macbeth de Mzensk à Lyon, chante avec son corps avec une présence impressionnante; ce soir néanmoins elle m’a semblé un peu en dessous de ses performances vocales usuelles, la voix manquait quelquefois de puissance, mais jamais de couleur, mais jamais d’expression, mais jamais de présence. Et c’est une actrice exceptionnelle, totalement fascinante en scène, d’un naturel et d’une vérité étonnants. On voit rarement un tel engagement en scène.
Face à elle, Andreas Schager chante lui aussi avec un engagement prodigieux. Il n’est pas toujours un acteur exceptionnel, mais il réussit là une vraie performance, car il ose tout avec résolution. Il a une très belle présence, valorisée par la mise en scène qu’il suit avec beaucoup de rigueur. Avec une diction exemplaire, une voix chaleureuse, claire, bien projetée, il est un Tannhäuser de grand style. Un seul problème : les aigus, quelquefois trop volumineux, trop démonstratifs qui étouffent un peu ceux de la partenaire. Un peu de contrôle de ce côté là serait sans doute bienvenu. Mais quelle prestation ! De Erik à Siegmund, Siegfried ou Parsifal, quel rôle de ténor wagnérien pourrait-il lui échapper ?

Acte 2 © Annemie Augustijns
Acte 2 © Annemie Augustijns

L’autre fleur de Lithuanie, Liene Kinča, soprano à la voix claire, très bien projetée, est une Elisabeth sans doute plus soucieuse du chant et peut-être à peine moins engagée que ses deux collègues. Il lui manque un peu de maturité pour rendre le personnage d’Elisabeth aussi torturé que le voudrait la mise en scène, malgré une vraie présence en scène. Le chant reste quelquefois un peu trop mat, sans toujours avoir le relief voulu, mais la prestation reste plus qu’honorable.
Daniel Schmutzhard est un Wolfram sans nul doute plus engagé que d’habitude et dont le personnage a visiblement intéressé Bieito. Wolfram est souvent vu comme le mal aimé un peu transi, noble cœur et noble voix, qui contraste avec un Tannhäuser torturé, extériorisant ses espoirs et désespoirs. Il ferait le pendant de Tannhäuser : il en est ici à la fois le concurrent et l’ami, dans une relation ambiguë au héros, et dévoré par le désir et par le dépit d’être dans cette « Liebhaberkrieg » auf der Wartburg le perdant. Son jeu très physique, son engagement, et la voix à la fois très claire (c’est surprenant, c’est presque un baryténor) le placent sur un niveau voisin de Tannhäuser. Belle prestation vocale, belle énergie, grande présence, il m’avait moins marqué en Papageno à l’Opéra Bastille, il est ici un très beau et assez inhabituel Wolfram.

Acte II © Annemie Augustijns
Acte II © Annemie Augustijns

Autre agréable surprise, le Landgrave d’Ante Jerkunica. Une voix à la fois grave et très sonore, une diction impeccable, une présence notable : en bref l’un des Landgrave les plus convaincants vus ces dernières années. Le timbre est incroyablement sonore, avec des reliefs et des couleurs à la Ghiaurov. Seul petit problème  ce soir-là, quelques passages à l’aigu un peu plus mats et difficiles, ce qui surprend vu les qualités de cette voix : l’aigu manque quelquefois d’un éclat qu’on attendrait. Mais cela reste occasionnel et véniel au regard de l’impressionnante prestation d ‘ensemble. Avec un tel quatuor et un tel orchestre, rater l’occasion de ce Tannhäuser serait bien étonnant, même si les rôles de complément sont pour certains un peu moins bien ciblés.
Le Walther von der Vogelweide de Adam Smith est notable : le rôle est souvent distribué à un ténor en qui l’on voit un futur Lohengrin. La voix est très présente, bien placée, bien projetée, chaude, et le personnage n’est pas pâle. Le Biterolf de Leonard Bernad est en revanche un peu plus vert, la jeune basse roumaine émerge des concours, et n’a pas encore la pose de voix ni la projection qui s’imposeraient, même dans ce rôle moins exposés. Stephan Adriaens (Heinrich der Schreiber) et Patrick Cromheeke (Reinmar von Zweter) complètent honorablement la distribution.
Incontestablement le spectacle est réussi, parce qu’au delà d’une idée menée jusqu’à son terme – sous la culture perce toujours un état sauvage qui ne demande qu’à s’exprimer – , nous portons avec nous notre côté animal, notre face cachée et dissimulée derrière les rituels sociaux: elle est ce qui reste quand tout est oublié ou quand l’urgence l’exige. Lors de l’image finale, Venus, debout regarde le lointain, tandis que tous, chœur et personnages, héros vainqueurs ou vaincus, se retrouvent à terre et dans une dépendance qui ne fait aucun doute. La Venus de Bieito est une Venus sensuelle, certes, mais d’une fraicheur qui n’a rien à voir avec la maquerelle qu’on voit quelquefois sur les scènes, ou la Kundry de la scène des filles fleurs que d’autres nous proposent. La Venus de Bieito est vitale, et elle alimente notre sève, elle nous enserre et nous enferme dans notre Ordre qui est l’Ordre des corps.

Apparition de Venus (Acte III) © Annemie Augustijns
Apparition de Venus (Acte III) © Annemie Augustijns

Bieito pose la question de la pulsion, il ose le corps, omniprésent, un corps détruit ou maculé, un corps érotisé, il impose la chair, qui n’est pas si triste, mais qui n’est jamais très loin de la violence, eros, thanatos, souffrance, violence. Tel est le Tannhäuser vu par Bieito qui s’appuie sur la vision wagnérienne toujours ambiguë de la question du désir exprimé et réprimé, chanté et tu, un désir violent présent chez tous les héros wagnériens, sauvages ou policés, éduqués ou éducables, de Senta à Siegfried, de Sachs à Parsifal, d’Isolde à Eva et à Elisabeth, de Siegmund à Alberich, de Sieglinde à Brünnhilde. Bieito nous dit qu’au commencement était le corps, et le corps était l’homme: il pose aussi la complexité d’une œuvre qu’on croyait une fois pour toute classée dans les œuvres « d’avant Tristan ». Wagner songeait une semaine avant de mourir remettre Tannhäuser sur le métier, pour le proposer à Bayreuth, avant Tristan. Il n’y a pas de Wagner simple : on n’en a pas fini avec Tannhäuser. [wpsr_facebook]

Final acte I © Annemie Augustijns
Final acte I (avec Burkhard Fritz) © Annemie Augustijns

DEUTSCHE OPER BERLIN 2009-2010 le 30 janvier 2010: RIENZI de Richard Wagner (Dir.Mus: Sebastian LANG-LESSING, Ms en scène: Philippe STÖLZL)

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Photo: Bettina Stöß

Où aujourd´hui monte-t-on Rienzi, ce monument du Grand Opéra dont Hans von Bülow disait qu´il était le « l´opéra le plus réussi de Meyerbeer » ? Il faut faire le voyage de Berlin, enneigée jusqu´à la garde, pour découvrir cette nouvelle production à l´occasion des semaines que le Deutsche Oper dédie à Richard Wagner, dirigée par Sebastian Lang-Lessing et mise en scène par Philippe Stölzl, qui attire une grande affluence de public et évidemment des discussions infinies sur les choix de la mise en scène et les coupures du chef, puisque l’oeuvre qui dure normalement 5h15, en est à peine réduite à  3h (Sawallisch à Munich en 1983 l’avait réduite à 4h…). Dans le cas d’une oeuvre qu’on peut voir à peu près tous les trente ans, j’estime qu’il vaut le coup de monter l’intégrale sans coupures même au prix d’efforts terribles des des artistes (et quelquefois peut-être du public) et en dépit des coûts de l’entreprise. Dans le programme, le chef justifie son choix par l’impossibilité de monter aujourd’hui ce type d’oeuvre (avec un ballet de 40 minutes de belle musique!) et par l’ignorance en Allemagne de ce qu’est le Grand Opéra à la Meyerbeer. Par ailleurs, le metteur en scène qui vient du monde du cinéma en a fait une sorte de « montage » destiné à clarifier l’intrigue et à en donner une lecture linéaire, vidée de ses méandres qui risquent de perdre le spectateur. Sebastian Lang-Lessing insiste sur l’italianité de cette oeuvre et pourtant rien de plus « germanique », oserais-je dire « teuton » au très mauvais sens du terme, que la manière d’aborder cet opéra pour cette fois, tant à l’orchestre, beaucoup trop fort, trop livré aux cuivres, sans aucune subtilité – on a appelé le chef Lang-Lessing « Laut »-Lessing (laut en allemand signifiant « fort ») qu’à la scène, où Stölzl, propose en fin de compte une lecture au prisme de la folie nazie, ce qui n’a rien d’original vu l’imposante théorie de mises en scènes allemandes depuis les années 70 où les nazis sont mis à contribution.

Certes, cette histoire s’y prête bien, qui raconte l’ascension et la chute du tribun romain Cola di Rienzo lequel, profitant de la présence de la papauté à Avignon au XIVème siècle, réveille les plébeiens de Rome au nom de l’antique gloire de la ville éternelle  et les entraîne à la victoire, puis à la guerre et à la misère. A cette trame assez linéaire du type « Grandeur et décadence » ou « résistible ascension.. » s’ajoutent des amours problématiques: sa soeur Irène est amoureuse du fils du chef de la famille aristocratique ennemie  des Colonna (Adriano) à quoi s’ajoute une relation trouble entre le frère et la soeur (Wagner aime décidément els amours incestueuses, voir Walküre…). En fait c’est une trame qui n’est pas sans rappeler par certains aspects  Simon Boccanegra, mais d’un Boccanegra moins politique, moins stratégique, et plus fragile et livré aux affects.

Vocalement, les exigences sont fortes, des basses profondes, un rôle de ténor redoutable (un Florestan mâtiné de Max…rien moins), un travesti mezzo soprano qui exige puissance et engagement, et un soprano lirico spinto de style italien dit Lang-Lessing, un mélange redoutable de Senta,  et d’Elvira d’Ernani… qui exige une voix dynamique, une couleur et un style italiens, et la puissance d’une Senta.

La distribution est très contrastée: le Rienzi de Torsten Kerl est vraiment irréprochable, malgré une voix un peu resserrée au début notamment, il est le personnage voulu (une sorte de Goering) et il est aussi solide dans les parties héroïques que dans les parties plus lyriques, notamment à la fin.

Kate Aldrich dans Adriano est exceptionnelle : elle a tout, engagement, puissance, élégance, style, présence: c’est une magnifique découverte d’un mezzosoprano qui à n’en pas douter, est promis à une grande carrière.

Camilla Nylund dans Irène déçoit profondément: la voix est tendue, manque de puissance, mais surtout, est incapable d’expression: son chant est plat, le personnage inexistant et la voix est complètement engloutie dans les ensembles. Déjà elle nous avait déçu dans Salomé à Paris (voir ce même Blog en novembre dernier), cette fois-ci elle nous agace,  la déception est fortement confirmée.

Le reste de la distribution ne nous semble pas vraiment à la hauteur (sauf lpeut-être le Steffano Colonna de Ante Jerkunica ou le Baroncelli de Clemens Bieber ) et les choeurs gigantesques sont corrects, sans plus.
Nous avons souligné la « manière forte » avec laquelle Lang-Lessing lit la partition. On a l’impression qu’il a choisi les seuls passages fortissimos et que tous les moments lyriques ont été sacrifiés, mais l’orchestre est en place, bien préparé, notamment les cuivres.

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Photo: Bettina Stöß

Et la mise en scène? Philipp Stölzl (qui signe ce travail avec sa collègue Mara Kurotschka) a choisi d’en faire une parabole du pouvoir totalitaire, qui aveugle et écrase les valeurs. L’ouverture se joue à rideau ouvert où une pantomime se déroule sur scène, très inspirée de l’univers de Chaplin dans Le Dictateur, dès la première scène, les choeurs portent des masques qui renvoient à  l’expressionnisme des tableaux de Munch, Max Bechstein ou de Otto Dix, dans des décors qui renvoient à Metropolis de Fritz Lang . Très marqué par l’univers du cinéma et désireux de donner une sens à la narration, on comprend vite ce que Stölzl veut construire: le peuple quitte les masques pour les uniformes, et Rienzi asseoit son pouvoir et sa dictature en faisant faire le sale boulot par « le peuple » qui écrase les complots aristocrates. La fin de la première partie est un triomphe. La deuxième partie est une chute: le peuple est fatigué de la guerre, il ne suit plus son chef que contraint et forcé, et Rienzi, enfermé dans un Bunker (tiens tiens)  devient de plus en plus solitaire au milieu des maquettes de sa nouvelle Rome, qui ressemble à s’y méprendre à la Berlin rêvée d’Albert Speer… On pense au film La Chute, de Oliver Hirschbiegel avec Bruno Ganz. Le personnage d’Irène, sorte d’Eva Braun très pâle et vaguement ridicule, choisit de s’enfermer avec lui.

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Photo: Bettina Stöß

Tout fonctionne, parce que l’histoire est très emblématique de la montée d’un dictateur, de l’oubli des promesses, du culte de la personnalité: le spectacle est donc recevable, se laisse même voir  avec  plaisir, le décor d’Ulrika Siegristest est impressionnant, les vidéos qui rappellent évidemment l’univers des  films de Leni Riefenstahl (Momme Hinrichs et Torge Møller) très ironiques et particulièrement bien réalisées et insérées dans le travail scénique…mais ce travail qui répétons-le fonctionne, est trop démonstratif, trop didactique, manque de finesse (il est vrai que la finesse n’est pas vraiment la qualité du dictateur) ou de travail psychologique: l’allusion à l’inceste en fin de spectacle n’est pas vraiment préparée, les personnages sont tout d’une pièce. Tout cela laisse un peu insatisfait, avec la certitude qu’une autre voie était possible, où le passé nazi n’aurait pas encore une fois servi à l’édification des foules allemandes…

Il reste que j’ai passé une excellente soirée: il y a beaucoup de notes (et de belles notes) dans Rienzi, on y sent la fougue de la jeunesse, l’explosion du génie, on y reconnaît des phrases futures de Lohengrin (les cuivres) ou du Vaisseau (la scène finale), Wagner se construit, mais j’ai entendu la moitié de la construction: j’attends la version complète.