OPERA VLAANDEREN 2015-2016: TANNHÄUSER, de Richard WAGNER le 22 SEPTEMBRE 2015 (Dir.mus: Dmitri JUROWSKI; Ms en Scène: Calixto BIEITO)

Et à la fin c'est Venus qui gagne © Annemie Augustijns
Et à la fin c’est Venus qui gagne © Annemie Augustijns

Après Parsifal et Der Fliegende Holländer à Stuttgart, Calixto Bieito aborde à l’invitation de l’Opéra des Flandres (Opera Vlaanderen) Tannhäuser, en alternance à Gand (en septembre) et à Anvers (en octobre). L’Opéra des Flandres est une institution très vivante: la scène flamande, que ce soit au théâtre, en danse ou à l’opéra, est en Europe l’une des plus intéressantes depuis une quinzaine d’années, stimulée aux origines par le plus glorieux des hommes de culture et de spectacle vivant, un flamand né à Gand du nom de Gérard Mortier qui, depuis qu’il a dirigé la Monnaie de Bruxelles, a imposé au spectacle en Belgique et aux Pays Bas (puis ailleurs) une couleur particulière, très ouverte, imposant une qualité des productions inconnue jusqu’alors. Sa disparition en mars 2014 n’a pas effacé son souvenir, et on découvre chaque jour quelle influence il a pu avoir là où il est passé et quelles traces il a laissées.

Calixto Bieito ne faisait pas forcément partie de ses artistes favoris, mais c’est un metteur en scène qui là où il passe interroge les œuvres d’une manière cohérente et chirurgicale, d’aucuns diraient provocatrice.

Désir et violence : le Venusberg Acte I © Annemie Augustijns
Désir et violence : le Venusberg Acte I © Annemie Augustijns

À part en France, où il a fallu attendre la saison dernière pour voir une de ses productions (Turandot à Toulouse), Bieito est un des inévitables du Regietheater, dont les grandes productions sont visibles en Espagne, son pays d’origine, mais surtout à Bâle, à Stuttgart, à Berlin, et même en Italie.
La question posée par Tannhäuser est complexe, sans doute plus complexe que d’autres opéras de Wagner comme Lohengrin ou Fliegende Holländer. Elle est sans doute aussi plus complexe que celle posée par Parsifal. Un des indices de cette complexité est que Wagner est revenu continûment sur l’œuvre, en la révisant régulièrement, et pas seulement pour la première parisienne : on pense qu’il y a une version de Dresde et il y en a deux et une version de Paris, mais il y a aussi une version de Vienne et Munich, et Wagner, dans les dernières années de sa vie, envisageait d’y revenir, voire de refaire entièrement l’opéra :il meurt le 13 février 1883 et le 5 février, Cosima dans son journal note « il déclare par ailleurs vouloir donner d’abord Tannhäuser à Bayreuth ; s’il établit solidement cette œuvre, il en aura fait plus, dit-il, que s’il donne Tristan ». Si l’on s’en tient à Dresde et Paris, puisque ce qui nous est présenté à Gand est un habile mélange entre version de Paris (Acte I) et version de Dresde (Actes II et III), se pose déjà la question de l’évolution créatrice de Wagner, dont la version dite de Paris prend place au moment où a déjà composé Tristan (les orages Wesendonck sont récents) qui va être créé en 1865 et où sa vision du drame musical est assise. Le Wagner du Tannhäuser parisien n’est plus tributaire du grand opéra romantique, et au contraire cherche à construire l’identité nouvelle de la musique de l’avenir.
En ce sens, l’histoire de Tannhäuser est plurielle, comme on dirait aujourd’hui, c’est d’abord l’histoire d’un homme, face à ses contradictions et à ses désirs profonds, qui expose ses déchirements, et c’est l’histoire d’un artiste, qui puise dans son expérience personnelle pour créer, et qui finit par s’opposer à la doxa locale en cours (et en cour) à la Wartburg. On oublie aussi souvent de lire le titre qui nous renseigne sur cette dualité : Tannhaüser und (et) Der Sängerkrieg auf der Wartburg et non oder (ou). La deuxième partie du titre n’est pas un sous-titre. Comme si d’une certaine manière, der Sängerkrieg auf der Wartburg était un épisode de la vie d’un artiste, d’un parcours artistique.

Ausrine Stundyte (Venus) et Merel De Coorde (Hirt) © Annemie Augustijns
Ausrine Stundyte (Venus) et Merel De Coorde (Hirt) © Annemie Augustijns

Même ambiguïté sur les personnages féminins : le fait même que l’on ait confié quelquefois à la même chanteuse (à la santé vocale solide) Venus et Elisabeth conduit à se poser la question (assez hoffmanienne) de l’identité des ou du personnage féminin : deux visages d’un même Janus ? Deux femmes différentes, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ; deux manières d’aimer, mais aussi deux désirs, exprimés, et vifs. Baudelaire en défendant Tannhäuser défendait aussi ces visions plurielles de la femme, sensuelle ou sensible, Jeanne Duval ou Apollonie Sabatier, parfum exotique ou parfum parisien. Tannhäuser est une fleur du Mal.
Au moment où Wagner reprend Tannhäuser, après la composition de Tristan, il va forcément en tenir compte dans sa réécriture du Venusberg. Ce Venusberg dans lequel Nike Wagner voit à la fois les désordres parisiens face à la sérénité germanique (personnifiée par le chant du pâtre initiant la scène finale du premier acte), dans lequel on peut voir aussi le monde superficiel des plaisirs face à la profondeur du monde artistique de la Wartburg, mais aussi le monde de la disponibilité et de l’ouverture à la nature,  face au monde des règles et des sangles, face à un monde culturellement prisonnier, qui cache derrière un bel ordonnancement des désordres peut-être plus coupables que ceux affichés et revendiqués du Venusberg.

Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns
Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns

C’est ce dernier chemin que Bieito choisit de suivre, abandonnant résolument le débat esthétique (un chemin que Robert Carsen avait emprunté pour son Tannhäuser parisien), pour poser la question sans doute (apparemment) bien commune de l’opposition nature/culture, en indiquant clairement que toute culture signifie nature domptée, prisonnière, compressée qui cherche sans cesse à sortir par tous les pores.
Autant la vision du Venusberg présente une nature indomptée et sensuelle (très beau décor de Rebecca Ringst, fait de branchages suspendus se balançant au gré du vent dans les feuilles dont on entend le bruit), une nature habitée, vivante, qui caresse les corps et leur donne du plaisir (Venus s’y love sans cesse avec un plaisir onanistique non dissimulé), une nature sûre d’elle même et sereine, qui rappelle le Baudelaire de Correspondances (La nature est un temple où de vivants piliers…) autant la Wartburg est un monde géométrique, en laqué blanc, à la lumière aveuglante mais qui par le fait même qu’elle aveugle, rend invisible les corps torturés de désir et prisonniers de cette géométrie d’un ordre faussé devenus des ombres. Si Venus se laissait aller aux caresses des rameaux, Elisabeth est un corps tout aussi désirant, mais laissé seul au milieu de l’espace, sans la sollicitation d’un rameau bienveillant.

Andreas Schauer (Tannhäuser) et Katrijn Van Cauwenberghe (Hirt) © Annemie Augustijns
Andreas Schauer (Tannhäuser) et Katrijn Van Cauwenberghe (Hirt) © Annemie Augustijns

Tannhäuser surgit dans le Venusberg comme un passant, comme par hasard, un Parsifal tombé chez Venus, le Graal du désir, et l’on est bien proche de Kundry et de son jardin fleuri, ou un Siegmund épuisé, qui rencontre la sensualité d’une Venus-Sieglinde laissée seule au milieu des bois. L’allusion à l’un et à l’autre est trop claire pour ne pas interpeller le spectateur. Mais ce monde du désir se traduit dans une sorte de va et vient entre douceur et violence: en témoignent les cheveux qu’on caresse et qu’on tire, les têtes qu’on effleure ou qu’on agrippe, le désir est cette errance entre plaisir de la tendresse et plaisir de la violence que Bieito affronte avec une grande netteté.
Et du même coup, après la fuite de Tannhäuser de cet état de nature vers l’ailleurs, son arrivée au milieu des chasseurs est transitionnelle. Il rencontre d’abord le berger, ici  une petite fille à la voix blanche, image de l’innocence et d’un amour serein qui contraste avec le Tannhäuser déjà détruit qui va tomber au milieu des chasseurs. La chasse est la première activité de régulation de la nature (les chasseurs, n’est-ce pas, sont les premiers écolos), d’une nature encore présente (la scène vidée de ses branches est néanmoins entourée d’arbres) : on est sorti d’une sorte d’Eden, d’état de nature au sens illuministe où la sensualité est partout et la culpabilité nulle part, pour tomber ou chuter dans le monde, et dans le monde naturel déjà touché par les hommes (d’où la chasse vue comme jeu humain dans la nature, comme début de domptage).

Les chasseurs © Annemie Augustijns
Les chasseurs © Annemie Augustijns

Et déjà ces chasseurs-mâles jouent à des jeux mâles dès qu’ils reconnaissent Tannhäuser, coups, jeux de combats, frôlements ambigus des corps (notamment évidemment entre Wolfram et Tannhäuser), torses nus, une sorte de sensualité dévoyée par la violence qui finit par un rituel de sang, proche de rituels vaudoo (on pense à Schlingensief à Bayreuth) où l’on est toujours aux bords de la transe, au bord du monde interdit au bord du monde des esprits, un monde du θάμβος (thambos) grec (la terreur sacrée notamment inspirée par la nature)

Acte II, Elisabeth (Annette Dasch) © Annemie Augustijns
Acte II, Elisabeth (Annette Dasch) © Annemie Augustijns

Ainsi le deuxième acte est fortement marqué par le premier, toujours sous-jacent. Derrière les smokings d’une société policée, se cachent les désirs, la violence, et la culture n’est qu’un habillage maladroit de l’état sauvage. Déjà Elisabeth seule avec son corps et habillée quasiment comme Venus, n’est plus du tout sur le chemin de la sainteté mais sur celui d’une identité humaine et féminine revendiquée, même si son père (qui plus tard ne se privera pas de reluquer la chair fraîche) lui fait endosser une veste légère qui la couvre partiellement et qu’il impose un decorum. Mais tous les autres apparaissent d’abord comme des ombres sous cette lumière aveuglante (éclairages très réussis de Michael Bauer), prêts à surgir derrière les piliers qui les dissimulent à moitié. Tout cela est à la fois très cru, très direct et très juste. Cet acte tout de violence d’abord rentrée puis exprimée pose immédiatement la question de Tannhäuser, mal à l’aise dans son costume d’artiste sage et courtisan qui va bientôt s’arracher ses habits et se singulariser. C’est bien de singularité qu’il est question dans ce travail.

Acte II final © Annemie Augustijns
Acte II final © Annemie Augustijns

Les singularités brimées de tous les personnages s’opposent à celle affirmée de Tannhäuser. Le monde des courtisans, sortes de bêtes de salons qui assistent sans comprendre à cet hallali, s’efface bien vite et efface le rituel du concours et en fait une discussion violente, presque un bizuthage à la fois esthétique et philosophique d’où tout cérémoniel rigide est absent. Car la discussion devient existentielle, et non plus morale ou religieuse et on en vient aux mains. Le vernis social disparaît, la sauvagerie sous-jacente ne demande qu’à réapparaître sous la forme de cette flagellation rituelle à coup de rameaux (tiens tiens) dont Tannhäuser est victime.

Bieito fait de Tannhäuser le drame intérieur, et non plus une histoire sociale, religieuse ou artistique, mais non pas un drame individuel, mais un drame intérieur collectif dans lequel aucun personnage n’est épargné.

Daniel Schmutzhard (Wolfram) et Liene Kinča (Elisabeth) au début du 3ème acte © Annemie Augustijns
Daniel Schmutzhard (Wolfram) et Liene Kinča (Elisabeth) au début du 3ème acte © Annemie Augustijns

Le troisième acte commence par l’apparition d’un décor du 2ème acte envahi, désaxé, où pénètrent des éléments naturels, où le blanc immaculé est taché et envahi de noir, où les personnages sont eux mêmes prisonniers de ces éléments, comme Wolfram un Wolfram en permanence déchiré, violent, torturé par son amour d’Elisabeth, attiré par Tannhäuser, un Wolfram en permanence bousculé, qui n’a plus rien du poète éthéré qu’on peut souvent voir sur les scènes, et qui finit par chercher la mort et s’ensevelir tandis qu’Elisabeth perdue mange la terre qui jonche le sol, comme le faisait Venus et retourne ainsi à la nature, mais une nature angoissante et envahissante qui n’a rien de la nature vivifiante du premier acte. Dès lors, plus question de rédemption, de sainteté de rachat : c’est la lutte pour la vie, pour le revendication de soi, pour le désespoir existentiel. Wolfram (Daniel Schmutzhard, à la belle présence et très vrai en scène) détruit chante sa romance à l’étoile intensément, en la murmurant, pendant qu’Elisabeth (Liene Kinča) s’efface en arrière scène sans disparaître, et que Tannhäuser (Andreas Schager) revient, plus ravagé encore, plus singulier encore, confirmé dans son désir de retourner à Venus, mais aussi de massacrer ce monde qui l’a détruit et qui a saccagé son amour, et dont le récit de Rome ne fait que confirmer l’hypocrisie du monde et les masques de la société.

Elisabeth (Liene Kinča) au 3ème acte © Annemie Augustijns
Elisabeth (Liene Kinča) au 3ème acte © Annemie Augustijns

Venus apparaît donc, debout, regardant le lointain, et tous peu à peu, personnages, chœur de pèlerins, rampants, se soumettent à sa loi, la loi de la nature et des corps, triomphante.
Une fois de plus dans une mise en scène, Venus triomphe, comme à Bayreuth avec Baumgarten. Une Venus au total plus saine et plus vraie qu’aucun des personnages de l’œuvre .

Venusberg © Annemie Augustijns
Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns

On reste fasciné par la rigueur de ce travail, qui suit une logique implacable, qui fait du Venusberg un lieu de plaisir sans culpabilité, renvoyant la culpabilité sur le monde construit et artificiel de la Wartburg : un monde qui n’est pas si loin de celui de Parsifal que Bieito a déjà abordé à Stuttgart, la vision du 3ème acte est bien proche de celle d’un royaume du Graal abandonné aux forces naturelles et en ruines, d’ailleurs, Bieito fait offrir par Wolfram l’eau à Elisabeth (comme Kundry à Parsifal) et l’image finale fait de Venus une sorte de Parsifal officiant au milieu d’un peuple aux abois, réunissant (et récupérant) et Tannhäuser, et Elisabeth et Wolfram.
Et cette image parsifalienne finale, loin d’être une fantaisie, est bien amenée par une logique de l’œuvre où les personnages ne réussissent pas à résoudre leurs conflits internes, à cause d’un monde culturel oppressant et stérile, qui devient enfer, et n’ont plus d’autre solution que d’être ce qu’ils sont, dans une nature vue comme solution finale. Venus n’est plus la déesse de nos perversions secrètes, mais de notre soif de vrai et de nos penchants naturels. Nous devenons responsables et surtout pas coupables.
Cette symphonie des corps revendiquée est mise en scène de manière magistrale par Bieito, car au-delà du propos fondamental nature/culture, Bieito gère avec une précision incroyable et une habileté presque magique les mouvements des corps, y compris dans leur plus grande intimité, dans une « Personenführung » dont la précision et la justesse rappellent Chéreau. Et il remplit la scène dans une géométrie des mouvements –des masses- impressionnante, quelquefois ritualisés, quelquefois faussement désordonnées, quelquefois anguleuse : le mouvement de Tannhäuser parcourant la scène du 2èmeacte de cour à jardin, du proscenium au fond de scène, de manière à la fois géométrique, mais aussi vaguement perdue, qui ne cesse d’attirer l’œil malgré le déroulement de l’intrigue au centre du plateau, est vraiment prodigieuse.
Du point de vue musical, comme toujours dans les spectacles réussis, le plateau répond à la sollicitation urgente de la mise en scène, et à la rigueur du plateau répond une fosse bien préparée et dirigée par Dmitri Jurowski qui dans une salle aux dimensions moyennes (l’opéra de Gand est vraiment une jolie salle, avec des foyers en enfilade impressionnants) réussit à ne jamais couvrir les chanteurs. Il a travaillé de manière toute particulière sur les bois, en les mettant en valeur notamment dans les parties plus symphoniques et il isole certains pupitres pendant l’ouverture qu’il fait plus particulièrement entendre en proposant une lecture analytique mais jamais froide, toujours élégante et équilibrée. Une direction colorée, quelquefois chatoyante, jamais plate, et souvent tendue et dramatique (début du troisième acte) qui mérite d’être soulignée et louée. Sans un orchestre de qualité et de bon niveau, avec de menues scories aux cuivres, il n’eût pu proposer une lecture aussi profonde et aussi claire.
Le chœur dirigé par Jan Schweiger est aussi plein de relief et mis en valeur sans jamais être imposant, d’ailleurs la mise en scène le garde la plupart du temps en coulisse : les pèlerins sont en coulisse, et seule la cour est sous les projecteurs, comme si Bieito voulait notamment au premier acte garder le côté évocatoire et lointain du retour des pèlerins, et effacer de la vue toute allusion religieuse, pour mieux préparer la scène finale où ces pèlerins revenus de Rome finiront par entourer Venus.
Le plateau ce soir proposait Andreas Schager dans Tannhäuser (il alterne avec Burckhard Fritz) et la jeune Liene Kinča (au lieu d’Annette Dasch). Tous les autres avaient chanté la première ; globalement,  on ne peut que saluer la prestation de chacun et leur ardeur à défendre l’œuvre et la production, car les performances d’acteur de chacun sont notables.
C’est Ausrine Stundyte en Venus qui peut-être impressionne le plus au niveau scénique la soprano lithuanienne, qu’on va bientôt voir dans Lady Macbeth de Mzensk à Lyon, chante avec son corps avec une présence impressionnante; ce soir néanmoins elle m’a semblé un peu en dessous de ses performances vocales usuelles, la voix manquait quelquefois de puissance, mais jamais de couleur, mais jamais d’expression, mais jamais de présence. Et c’est une actrice exceptionnelle, totalement fascinante en scène, d’un naturel et d’une vérité étonnants. On voit rarement un tel engagement en scène.
Face à elle, Andreas Schager chante lui aussi avec un engagement prodigieux. Il n’est pas toujours un acteur exceptionnel, mais il réussit là une vraie performance, car il ose tout avec résolution. Il a une très belle présence, valorisée par la mise en scène qu’il suit avec beaucoup de rigueur. Avec une diction exemplaire, une voix chaleureuse, claire, bien projetée, il est un Tannhäuser de grand style. Un seul problème : les aigus, quelquefois trop volumineux, trop démonstratifs qui étouffent un peu ceux de la partenaire. Un peu de contrôle de ce côté là serait sans doute bienvenu. Mais quelle prestation ! De Erik à Siegmund, Siegfried ou Parsifal, quel rôle de ténor wagnérien pourrait-il lui échapper ?

Acte 2 © Annemie Augustijns
Acte 2 © Annemie Augustijns

L’autre fleur de Lithuanie, Liene Kinča, soprano à la voix claire, très bien projetée, est une Elisabeth sans doute plus soucieuse du chant et peut-être à peine moins engagée que ses deux collègues. Il lui manque un peu de maturité pour rendre le personnage d’Elisabeth aussi torturé que le voudrait la mise en scène, malgré une vraie présence en scène. Le chant reste quelquefois un peu trop mat, sans toujours avoir le relief voulu, mais la prestation reste plus qu’honorable.
Daniel Schmutzhard est un Wolfram sans nul doute plus engagé que d’habitude et dont le personnage a visiblement intéressé Bieito. Wolfram est souvent vu comme le mal aimé un peu transi, noble cœur et noble voix, qui contraste avec un Tannhäuser torturé, extériorisant ses espoirs et désespoirs. Il ferait le pendant de Tannhäuser : il en est ici à la fois le concurrent et l’ami, dans une relation ambiguë au héros, et dévoré par le désir et par le dépit d’être dans cette « Liebhaberkrieg » auf der Wartburg le perdant. Son jeu très physique, son engagement, et la voix à la fois très claire (c’est surprenant, c’est presque un baryténor) le placent sur un niveau voisin de Tannhäuser. Belle prestation vocale, belle énergie, grande présence, il m’avait moins marqué en Papageno à l’Opéra Bastille, il est ici un très beau et assez inhabituel Wolfram.

Acte II © Annemie Augustijns
Acte II © Annemie Augustijns

Autre agréable surprise, le Landgrave d’Ante Jerkunica. Une voix à la fois grave et très sonore, une diction impeccable, une présence notable : en bref l’un des Landgrave les plus convaincants vus ces dernières années. Le timbre est incroyablement sonore, avec des reliefs et des couleurs à la Ghiaurov. Seul petit problème  ce soir-là, quelques passages à l’aigu un peu plus mats et difficiles, ce qui surprend vu les qualités de cette voix : l’aigu manque quelquefois d’un éclat qu’on attendrait. Mais cela reste occasionnel et véniel au regard de l’impressionnante prestation d ‘ensemble. Avec un tel quatuor et un tel orchestre, rater l’occasion de ce Tannhäuser serait bien étonnant, même si les rôles de complément sont pour certains un peu moins bien ciblés.
Le Walther von der Vogelweide de Adam Smith est notable : le rôle est souvent distribué à un ténor en qui l’on voit un futur Lohengrin. La voix est très présente, bien placée, bien projetée, chaude, et le personnage n’est pas pâle. Le Biterolf de Leonard Bernad est en revanche un peu plus vert, la jeune basse roumaine émerge des concours, et n’a pas encore la pose de voix ni la projection qui s’imposeraient, même dans ce rôle moins exposés. Stephan Adriaens (Heinrich der Schreiber) et Patrick Cromheeke (Reinmar von Zweter) complètent honorablement la distribution.
Incontestablement le spectacle est réussi, parce qu’au delà d’une idée menée jusqu’à son terme – sous la culture perce toujours un état sauvage qui ne demande qu’à s’exprimer – , nous portons avec nous notre côté animal, notre face cachée et dissimulée derrière les rituels sociaux: elle est ce qui reste quand tout est oublié ou quand l’urgence l’exige. Lors de l’image finale, Venus, debout regarde le lointain, tandis que tous, chœur et personnages, héros vainqueurs ou vaincus, se retrouvent à terre et dans une dépendance qui ne fait aucun doute. La Venus de Bieito est une Venus sensuelle, certes, mais d’une fraicheur qui n’a rien à voir avec la maquerelle qu’on voit quelquefois sur les scènes, ou la Kundry de la scène des filles fleurs que d’autres nous proposent. La Venus de Bieito est vitale, et elle alimente notre sève, elle nous enserre et nous enferme dans notre Ordre qui est l’Ordre des corps.

Apparition de Venus (Acte III) © Annemie Augustijns
Apparition de Venus (Acte III) © Annemie Augustijns

Bieito pose la question de la pulsion, il ose le corps, omniprésent, un corps détruit ou maculé, un corps érotisé, il impose la chair, qui n’est pas si triste, mais qui n’est jamais très loin de la violence, eros, thanatos, souffrance, violence. Tel est le Tannhäuser vu par Bieito qui s’appuie sur la vision wagnérienne toujours ambiguë de la question du désir exprimé et réprimé, chanté et tu, un désir violent présent chez tous les héros wagnériens, sauvages ou policés, éduqués ou éducables, de Senta à Siegfried, de Sachs à Parsifal, d’Isolde à Eva et à Elisabeth, de Siegmund à Alberich, de Sieglinde à Brünnhilde. Bieito nous dit qu’au commencement était le corps, et le corps était l’homme: il pose aussi la complexité d’une œuvre qu’on croyait une fois pour toute classée dans les œuvres « d’avant Tristan ». Wagner songeait une semaine avant de mourir remettre Tannhäuser sur le métier, pour le proposer à Bayreuth, avant Tristan. Il n’y a pas de Wagner simple : on n’en a pas fini avec Tannhäuser. [wpsr_facebook]

Final acte I © Annemie Augustijns
Final acte I (avec Burkhard Fritz) © Annemie Augustijns

BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: PARSIFAL le 29 juillet 2012 (Dir.mus: Philippe JORDAN, Ms en scène: Stefan HERHEIM)

Puisque cette édition va faire l’objet de la seconde retransmission TV en direct de l’histoire du Festival, je voudrais m’arrêter sur la difficulté qu’a la télévision de rendre compte de spectacles qui nécessitent, pour être parfaitement perçus, d’une vision « directe » en salle. Une mise en scène de type traditionnel passe, parce que le téléspectateur a un horizon d’attente qui correspond grosso modo à ce qu’il va voir, mais dans le cas de mises en scène complexes, hyper-référentielles, dont la moindre image est un « parti pris » assumé, c’est beaucoup plus difficile. Peut-être ce Parsifal, plus spectaculaire que le Lohengrin de l’an dernier, séduira-t-il un peu plus, mais le spectacle est tellement foisonnant que je me demande ce qu’il en restera sur le petit écran.
La même remarque vaut pour le son. Déjà, le son TV d’un spectacle d’opéra rend-il souvent difficile à analyser une direction musicale (les voix, c’est  plus facile), a fortiori à Bayreuth, au rapport scène-salle si particulier et si délicat qu’il est à mon avis impossible vu de la TV, d’émettre une opinion à partir de ce que les téléspectateurs vont entendre. Ce peut-être d’ailleurs un avantage pour les directions qui comme celles de Philippe Jordan, ne semblent pas s’être mises au diapason acoustique de cette fosse et de cette salle uniques en leur genre. Autant je me réjouis que la TV entre à Bayreuth, autant je sais que le résultat ne pourra jamais rendre la singularité du Festspielhaus et que le son apparaîtra  comparable à tout ce qui se retransmet ailleurs, alors que c’est justement l’incroyable différence avec le reste des théâtres que le spectateur présent en salle perçoit.
Dans le cas de ce Parsifal, la mise en scène de Stefan Herheim est l’un des gros succès des dernières années (il a d’ailleurs été fortement applaudi par le public). Elle inscrit l’œuvre dans une double histoire, celle de l’Allemagne depuis l’Empire de Bismarck et Guillaume et celle de Bayreuth, puisqu’elle est la seule œuvre spécifiquement écrite pour la salle du Festspielhaus et en fonction de son acoustique. Il s’agit donc d’une lecture essentiellement historique, qui s’efforce aussi de démêler la complexité du mythe et de l’histoire de Parsifal, dont Wagner adapte librement le récit de Chrétien de Troyes et de Wolfram von Eschenbach, mais à qui il rajoute des éléments religieux d’ordre divers et une relation de Parsifal à sa mère Herzeleide dont Herheim fait le point de départ de toute l’œuvre, puisque le prélude représente à la fois la mort de la mère, mais aussi le refus de l’enfant Parsifal de répondre à la demande de baiser de sa mère mourante.
Ce baiser refusé, on le retrouve comme motif récurrent, notamment dans le rôle de Kundry, sorte de mère substitutive et initiatrice à la fois (on n’a jamais peur de l’inceste et de tout ce qui peut lui ressembler dans le monde wagnérien) . J’ai plusieurs fois dans ce blog rendu compte de cette mise en scène. Ce fut même cette production qui motiva l’ouverture de ce blog. Je reviens rapidement sur le concept de Herheim qui fait de Parsifal une sorte de mythe civil de l’Allemagne, qui lui fait revêtir les atours de Germania (1914) comme dans le portrait peint par Friedrich August von Kaulbach qu’on voit sur scène au premier acte. L’action se déroule dans le décor de Wahnfried, la demeure des Wagner, au premier acte pendant le Reich wilhelminien, jusqu’à la première guerre mondiale, moment de rêve (tous les personnages ont des ailes d’aigle) sous le regard naïf de Parsifal enfant qui regarde, qui dort, qui rêve et dont s’occupe une Kundry « gouvernante », avec ses références à la guerre, aux décors originaux du Parsifal de Bayreuth (la mise en scène de Parsifal à Bayreuth resta la même pendant plusieurs dizaines d’années, tant l’œuvre était sacralisée), le second acte se déroule dans l’entre deux guerres, s’ouvre sur un hôpital de campagne aux infirmières « gentilles » avec les blessés (les filles fleurs…), puis on passe aux années trente avec une Kundry vêtue en Marlène Dietrich dans l’Ange Bleu (excellente idée), et aux années quarante, pour finir sur la destruction par Parsifal de ce monde du mal absolu qu’est l’Allemagne nazie. Ensuite, le  troisième acte s’ouvre sur Bayreuth en ruines (Wahnfried a été bombardée et n’a été réouverte comme Musée qu’en 1976), mais non plus sur une vision directe, mais sur celle d’une une représentation de Parsifal à Bayreuth, claire allusion au Neues Bayreuth de Wieland et Wolfgang Wagner, vu comme symbole de la naissance d’une Allemagne nouvelle, d’ailleurs; en exergue, projetée, la fameuse phrase de Wieland et Wolfgang  demandant aux artistes d’éviter des discussions politiques: « Hier gilt’s der Kunst », (Ici on traite d’art). Et Parsifal rédempteur d’une Allemagne civile peut intervenir pour libérer Amfortas dans le Bundestag, puis disparaître et laisser aller la place à une  démocratie apaisée: l’Allemagne n’a plus besoin de sauveur, et nous sommes tous à Bayreuth pour célébrer cette renaissance. L’image finale reflète dans un miroir géant la salle éclairée par la seule colombe de la paix.
Mise en scène très détaillée, pleine d’idées diverses, et très spectaculaire avec ses changements de décors incessants dans la plus pure  tradition du théâtre à machines, un chef d’œuvre technique.
A cette mise en scène très pertinente correspond une distribution un peu en dessous des années précédentes. Des Parsifal qui se sont succédé, Christopher Ventris, Simon O’Neill c’est le dernier, Burkhard Fritz  qui est le moins intéressant. Le timbre est certes joli, mais la voix manque de puissance, et de couleur. L’interprétation reste un peu plate, même si on sait que Parsifal n’est pas un rôle à effets , Fritz n’est pas Parsifal!. La production n’a pas eu non plus de chance avec ses Kundry: Mihoko Fujimura n’était pas à l’aise dans un rôle qui demande des aigus fortement tendus, la Kundry du jour non plus, Susan McLean, aux qualités éminentes d’actrice, diseuse de texte remarquable (on l’a entendu dans Ortrud il y a trois jours), mais soit Ortrud a laissé des traces, soit Kundry ne lui convient pas, car là c’est nettement insuffisant, chaque aigu un peu tendu devient cri,  et le final du second acte en regorge…et ces cris se supportent difficilement. La voix n’est pas suffisamment large pour passer dans ce rôle redoutable.
Detlev Roth en rajoute beaucoup dans Amfortas, il se roule, se tord de douleur. Bon, un peu surjoué, avec un timbre agréable, velouté, mais là aussi un certain manque de puissance. Rien à dire de Klingsor: la composition de Thomas Jesatko en travesti est étonnante et en fait un très beau Klingsor, rien à dire non plus des Filles Fleurs, à commencer par la délicieuse Julia Borchert, magnifique. Tant à dire en revanche du Gurnemanz de Kwanchoul Youn, qui fait  une immense prestation, avec les mêmes remarques que pour son Marke, c’est à dire une vraie interprétation là où l’on avait seulement une performance vocale impressionnante mais un peu froide. La voix se colore, l’acteur se débloque, et même s’il fatigue un peu à la fin, on oublie bien vite tant le personnage est vécu.
J’oublie quelquefois de signaler comme toujours l’extraordinaire prestation du chœur, une phalange hors du commun, dont on ne cesse à chaque fois de découvrir, redécouvrir, jouir des qualités, mais c’est la force de l’habitude de l’excellence…. On sait ce que vaut le chœur de Bayreuth.
L’Orchestre cette année était dirigé non plus par Daniele Gatti, à Salzbourg pour Bohème, mais par Philippe Jordan, dont c’est la première descente dans la fosse. C’est une relative déception. Là où Gatti avait immédiatement perçu l’espace particulier de la fosse et du parcours des sons et avait su  moduler et faire chanter l’orchestre, Jordan dont l’orchestre est  très évidemment techniquement au point, produit un son monocorde, sans relief, sans espace sonore, sans grande épaisseur. Bien sûr, c’est Parsifal et c’est de la musique sublime, notamment les 10 dernières minutes, qui ne peuvent être ratées, mais on ne sent pas d’énergie, pas de sève, pas de tension: cela reste mou, sérieux certes, mais sans grand intérêt. Cela ne décolle jamais, ce n’est pas de la nourriture pour l’âme. Et de l’âme dans Parsifal, il en faut.
Beau succès final, sans être triomphant, quelques buhs très limités pour Kundry, Parsifal et le chef. Peut-être les représentations suivantes vont-elles gagner en sûreté sonore. C’est ce qu’on peut souhaiter aux téléspectateurs, mais au vu de cette première, nous n’y sommes pas encore tout à fait.

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BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG, le 26 juillet 2011 (dir.mus: Sebastian WEIGLE, ms en scène: Katharina WAGNER)

Comme Eva est un rôle ingrat!  Le rôle est scéniquement et vocalement assez plat pendant deux actes, et la chanteuse surtout sollicitée au dernier acte où les aigus du fameux quintette sont ravageurs, ainsi que la scène avec Sachs qui précède. Pour ma part, je me souviens de deux Eva très différentes, Lucia Popp, avec Wolfgang Sawallisch à Munich, et Anja Harteros, à Genève il y a quelques années, deux magnifiques personnalités, deux Eva très présentes. Cette année, comme l’an dernier c’est Michaela Kaune qui chante Eva à Bayreuth. L’an dernier c’était passable, cette année c’est un peu plus difficile : les aigus que cette voix n’a pas vraiment naturellement sont tirés et mobilisent toute l’énergie, d’où des sons métalliques et des difficultés dans les passages. On l’oubliera assez vite dans ce rôle qui ne lui convient pas : pas de poésie, interprétation plate, difficultés techniques. A ses côtés, la Magdalena de Carola Guber est carrément inexistante : on ne l’entend simplement pas. On n’entend pas beaucoup non plus (à Bayreuth c’est un comble) Burkhard Fritz, le nouveau Walther qui succède à Klaus Florian Vogt. Autant Vogt avait une voix sonore, autant Fritz, qui s’applique et qui sait chanter, a une voix trop petite pour le rôle (il disparaît dans les ensembles) et des aigus lui aussi difficiles (c’est très perceptible dans l’air final). L’interprétation scénique est tout à fait satisfaisante dans ce rôle d’artiste insupportable et mauvais garçon, mais on est assez déçu de la prestation vocale, en dépit, je le répète, d’évidente qualités. Je doute que Walther apporte quelque chose d’intéressant pour sa carrière.
James Rutherford en Hans Sachs manque de personnalité vocale. Le timbre est voilé, la puissance limitée, même si cette année certains moments sont vraiment musicalement très réussis (les plus retenus, les plus lyriques : début du second acte, magnifique, et première moitié du troisième acte). Il est aidé par l’orchestre qui l’a vraiment accompagné de manière exceptionnelle.
Encore une fois, j’ai aimé le David de Norbert Ernst, ténor de caractère techniquement parfait, à la voix claire, bien posée, très bien contrôlée, et bien sûr le magnifique Beckmesser d’Adrian Eröd, qui sans moyens exceptionnels, mais avec un phrasé modèle, un texte dit à la perfection, et des qualités d’acteur exceptionnelles, très sollicitées dans cette mise en scène propose un personnage complexe, polymorphe, d’une présence ahurissante. Une interprétation de très grand niveau. On signalera aussi le Pogner de Georg Zeppenfeld, basse de très grande qualité, l’une des meilleures basses en Allemagne aujourd’hui (il fut le Sarastro d’Abbado) et dans l’ensemble le reste de la distribution n’appelle pas de réserves (un bon point pour Friedemann Röhlig, Nachtwächter toujours efficace).
Le chœur dirigé par Eberhard Friedrich est comme toujours exceptionnel, et notamment dans les parties moins spectaculaires (le tout début par exemple), et la direction de Sebastian Weigle m’est apparue un peu plus intéressante que l’an dernier, notamment dans les parties plus lyriques, mais elle manque tout de même de relief (c’est frappant dans l’ouverture) : le final du second acte semble toujours aussi brouillon on ne sent toujours pas le crescendo qui doit gouverner toute la fin de l’acte. C’est dommage.
Quant à la mise en scène de Katharina Wagner, last but not least, elle garde tout son intérêt et son intelligence. C’est une mise en scène sur le conformisme et l’originalité : sur le conformisme en art (y compris dans la fausse marginalité artistique représentée par Walther – puisque les rôles sont inversés à la fin, Sachs et Walther étant les conformistes et Beckmesser celui qui dit non et qui fuit le totalitarisme- et sur le conformisme du public qui siffle l’artiste qui sort du rang, et qui applaudit aux valeurs télévisuelles et consensuelles. Un conformisme qui mène tout droit au totalitarisme (Hans Sachs en métaphore d’Hitler, est à la fois inquiétant et tellement juste). Un regard à rebours sur une œuvre qui a symbolisé largement l’âme et la culture allemandes (et qui fut la préférée des nazis, jamais interdite à Bayreuth, au contraire de Parsifal): voilà où la culture allemande nous a menés, semble dire Katharina Wagner, notamment dans ce terrible bal des gloires germaniques ou quand Sachs brûle tous ces oripeaux culturels et reste seul, illuminé par une flamme qui rappelle étrangement, par ses jeux d’ombre et de lumière, les films de propagande des grands rassemblements de Nuremberg, réunis autour du bûcher de la pensée..

Ce spectacle fourmille d’idées, les chanteurs sont magnifiquement dirigés, les mouvements sont d’une redoutable précision. Katharina Wagner est un authentique metteur en scène, qui affronte bravement les huées du public (de ce même public qui hue les travaux originaux à la fin de sa mise en scène des Maîtres), et dont le travail mérite tout notre intérêt. J’ai écrit précédemment combien ce spectacle gagnait à être revu. Avec une distribution vraiment à la hauteur, et un chef moins banal, c’eût été un très grand soir. Notons tout de même que – fait rarissime – il y avait des gens qui vendaient des billets « biete Karte » alors qu’on voit habituellement des « Suche Karte » (je cherche un billet). Alors, si vous avez des velléités de Bayreuth cette année, n’hésitez pas, vous trouverez des places pour ces Maîtres Chanteurs et vous le ne regretterez sans doute pas.