Il court dans le milieu musical, pas seulement français, l’idée implicite que l’élection de Kirill Petrenko comme directeur musical du Philharmonique de Berlin serait un second choix, au nom d’un manque de candidatures de poids incontestables. Petrenko ne serait pas spécialiste du répertoire allemand, et ne serait qu’un chef d’opéra.
Pour le suivre depuis bientôt 10 ans (j’ai commencé à m’intéresser à ce chef lorsqu’il est venu diriger Tchaïkovski à Lyon), et de manière plus régulière à Munich désormais depuis sa première apparition dans Jenufa il y a 6 ou 7 ans, je m’inscris en faux. Petrenko n’est pas un médiatique, n’est pas un industriel de la direction, il ne se multiplie pas; c’est d’abord un travailleur à la table, sur la partition, infatigable et c’est ce qui fait sa singularité auprès des orchestres qu’il dirige.
Depuis qu’il a été élu à Berlin, ses concerts sont évidemment plus attendus, et les programmateurs le réclament : lui-même d’ailleurs est conscient qu’en acceptant l’élection berlinoise, il doit se montrer plus, et la saison prochaine, on va l’entendre avec les Berlinois, avec le Concertgebouw, et dans une grande tournée de son orchestre, le Bayerisches Staatsorchester , l’orchestre de l’opéra qui a aussi une belle tradition symphonique : bien des concerts magiques dirigés par Carlos Kleiber l’ont été avec cet orchestre qu’il connaissait bien.
Et l’annonce d’un Lied von der Erde, qui fait suite à la Sixième de Mahler dirigée l’an dernier (et qui fut mémorable) dans un projet Mahler plus vaste (l’an prochain ce sera le tour de la Cinquième) a fait florès chez les mélomanes qui se partageront (ou feront le doublé) avec Vienne les 2 et 3 avril où Petrenko dirige le même programme avec les Wiener Philharmoniker dans la version ténor/mezzosoprano (Johan Botha/Elisabeth Kulman) alors qu’il propose à Munich la plus rare version ténor/baryton, avec Peter Seiffert et Christian Gerhaher comme Bernstein le fit avec James King et Dietrich Fischer Dieskau, qu’il a chantée aussi avec Wunderlich et Krips.
Alors ce lundi, le théâtre affichait complet avec un nombre respectable de « Suche Karte » sous la colonnade du Nationaltheater, tant le public était désireux d’entendre ce Lied von der Erde précédé de la Symphonie n°3 en la mineur de Mendelssohn « Ecossaise ». Pour un chef qui varie ses programmes symphoniques (Sibelius, Rachmaninoff, Berlioz, Mahler) sans vraiment entrer de plain-pied avec le répertoire traditionnel romantique allemand, c’était l’occasion d’entrer dans l’univers symphonique de Mendelssohn et de confirmer l’enchantement qu’avait été la Sixième de Mahler l’an dernier.
Pour ma part, et pour les quelques amis qui avaient fait le voyage de Munich, c’était à la fois volonté d’écouter ce chef dans le répertoire symphonique où il est encore très rare, et espoir d’entendre un concert de grand niveau, avec même la crainte confuse d’une déception, qui sait…la musique n’est pas une science exacte.
Ce qui nous est arrivé a dépassé et les espoirs et les attentes : ce fut d’un bout à l’autre miraculeux, parce que un chemin autre s’est ouvert, qui nous a littéralement assommés. Sans doute va-t-on mettre ce que j’écris là sous le coup de l’exaltation du vieux radoteur qui perd un peu son contrôle, mais non : à 48h du concert, après que l’énergie se fut refroidie, je peux peser mes mots : nous avons vécu un de ces moments uniques qui frappent à divers niveaux. Sans doute lundi soir étais-je incapable de définir ce qui s’était passé, parce que le choc fut intense, mais avec la distance, je peux confirmer que ce concert a eu un effet physique quasiment immédiat, dès les premières mesures de « l’Ecossaise », un cœur battant violemment, une chaleur, une tension violente tellement ce qu’on entendait était neuf, étonnant, au sens fort que donne le XVIIème siècle.
Il faut souligner d’abord que le Bayerisches Staatsorchester a été de bout en bout survolté, souriant, engagé, avec une maîtrise technique impressionnante provoquée par le jeu même, par la manière dont Kirill Petrenko les entraîne, avec une incroyable force et une ahurissante précision dans le geste, impérieux, qui se démultiplie : le chef s’engage avec une énergie incroyable, sans se déstructurer jamais, avec des mains d’une mobilité rarement vue au pupitre, et à certains moments un visage écarlate où il est complètement dans la musique, directement. Il n’a pas dans le geste l’élégance d’autres, mais il a cette sûreté et cette netteté qui évidemment rassurent des musiciens qui peuvent ainsi le suivre à la lettre.
Ce qui frappe dès les premières mesures, et qui est proprement saisissant c’est la manière de moduler, tout le temps, sans jamais lâcher la ligne, des cordes au son appuyé ou léger, incroyablement colorées, des attaques tantôt brutales qui rappellent le son baroque, et des traits à la limite du grinçant, d’un sarcastique mahlérien. C’est un Mendelssohn kaléidoscopique qui nous est offert, où il est impossible de dire qui sont les pères, où sont les influences, de quelle tradition cela procède, qui irait d’Harnoncourt à Abbado, et qui malgré tout garderait une cohérence incroyable, sans jamais une faute de ligne ou de style, sans jamais relâcher une tension, sans jamais non plus se perdre dans des mignardises. Il ne cherche pas le son pour le son. Du même coup tour à tour par la magie de l’intertextualité musicale passent Wagner (Der fliegende Holländer), Beethoven (la Pastorale), où même Mahler (la sixième) avec une clarté inconnue notamment dans la petite harmonie (phénoménale clarinette !).
La troisième de Mendelssohn est une symphonie aux ambiances diverses, inspirées par les brumes écossaises, mais aussi par l’histoire de Marie Stuart, dont le jeune Mendelssohn à 19 ans visita la chapelle funéraire, d’où naquit l’idée d’une symphonie composée tout de même 12 ans plus tard. L’Écosse est à la mode et toute l’Europe lit Walter Scott, mais Mendelssohn va chercher quelquefois le XVIIIème, quelquefois Beethoven très présent : premier mouvement tempétueux et sombre, avec aussi ses mouvements aux cordes pleins, mais aussi secs, presque baroques dans leur manière de sonner, et un dialogue avec les bois impressionnant, un scherzo plein de sève et d’énergie mené ici dans un rythme extrême. C’est peut-être l’adagio qui confond le plus, quant au finale, le côté « marche » et un peu extérieur de la musique est à la fois mis en valeur et en même temps contrasté par des moments plus lyriques. Le final en mineur d’une douceur ineffable surprend le public qui laisse un imperceptible silence avant les bravos.
Ce qu’on note aussi avec insistance, c’est une extraordinaire cohérence qui semble unir les contraires par un grand souci de fluidité où la musique se donne directement sans s’arrêter sur le décoratif où le souci du son serait primordial : ce qui compte ici ce n’est pas le son, pas les notes tenues au-delà du raisonnable, car il n’y a pas de sculpture sonore qui n’ait de motivation, ce qui compte c’est le dire, c’est la respiration, c’est le discours, ce n’est pas le beau.
Le scherzo, dont le rythme est porté par les clarinettes virtuoses de l’orchestre, apparaît d’une légèreté étonnante, sans aucune insistance, sans appuyer, d’une célérité qui n’est pas démonstrative, mais d’une clarté cristalline où les pupitres se reprennent tour à tour la main, avec des bois merveilleusement préparés (la flûte), sans aucune recherche d’effet, mais avec une dramaturgie extraordinaire qui entraîne en une danse populaire étourdissante et simple, et se termine en suspension où le son s’allège et s’atténue dans une magie aérienne.
Ce qui rend prodigieux ces moments, c’est sans doute le naturel dans lequel tout se déroule, avec une sorte de simplicité qui étonne : l’adagio à ce titre est exemplaire, avec des cordes merveilleusement modulées, scandées par des pizzicati d’une grande délicatesse dans le premier thème, qui semble sorti d’une symphonie de Brahms : tout cela donne un sens d’apaisement, alternant avec la plainte grave des bois, solennelle et prophétique. Tout cela est maîtrisé avec un sens des respirations sonores qui laisse pantois, un sens du paysage et de la couleur purement évocatoires et une maîtrise des volumes qui saisissent d’émotion. C’est une sorte de marche funèbre qui réussit à être intériorisée malgré la solennité apparemment extérieure, apparemment seulement car le rythme et le son dans leur plénitude incitent à entrer en soi. On est au cœur de la musique, d’une musique qui vous atteint directement : la fin de cet adagio, dans sa douceur exprimée par les bois qui s’éteignent, avec les percussions discrètes est un des moments supérieurs de la symphonie. Le court silence sépare du finale (Mendelssohn voulait une exécution continue), avec sa fluidité, sa reprise des thèmes l’un l’autre en une solution continue, à la fois vivace et joyeux, avec ses fanfares et sa flûte souriante. Il y a cependant un sens de l’urgence et du dramatique toujours en arrière plan, certaines attaques des cordes, énergiques et presque incongrues, nous le rappellent. Un travail sans concession, une interprétation qui fait de Mendelssohn un bilan et un creuset, c’est toute la musique dans son continuum qui défile, passée et future, dans un rythme marqué, sans être effréné, mais qui donne tout à entendre, la joie comme le drame, dans un sens des contrastes consommé, mélangeant l’apaisement et le rythme militaire (Mendelssohn écrit quelquefois « guerriero » dans sa partition) et en même temps qui jamais ne se heurtent. Tous les possibles de cette musique sont donnés en même temps. Et le final suspendu, en mineur, surprend un instant tant il apparaît annoncé par un dialogue des bois (hautbois séraphique) accompagné très discrètement aux cordes qui s’éteignent, la magie sonore fait que le crescendo final annoncé au bois qui s’y enchaîne immédiatement ne semble en aucun cas incongru car pendant toute l’exécution les transitions ont été négociées avec une telle élégance et une telle justesse qu’on a l’impression qu’il n’y a jamais de rupture ni d’ambiance ni de couleur. D’où des dernières mesures fluides qui n’insistent en rien sur les effets traditionnels d’un final, mais qui sonnent simplement juste.
Oui, juste est l’adjectif qui colle peut-être le mieux à une interprétation qui étreint par un magnifique sens de l’humain, et qui n’a jamais exagéré les effets, cherchant au contraire à travailler avec le plus naturel possible les enchaînements, Mendelssohn, dans sa justesse et sa rigueur, dans sa pureté et son humanité, dans son classicisme plus que dans son romantisme. Un étonnement.
Das Lied von der Erde était très attendu. L’œuvre alterne des parties solistes assez contrastées, une partie héroïque, l’autre moins, dans un contexte sonore global très symphonique : le sous-titre « Eine Symphonie für eine Tenor- und eine Alt- (oder Bariton-) Stimme und Orchester (nach Hans Bethges Die chinesische Flöte) » marque bien qu’il ne s’agit pas d’un cycle de Lieder avec orchestre, mais bien d’une symphonie enserrant en son sein deux voix qui alternent en des ambiances différentes, d’un style vaguement orientalisant référé au poème de Hans Bethges.
C’est d’abord le souci de Kirill Petrenko que d’affirmer la donnée symphonique : l’attaque initiale puissante dès le départ met la voix du ténor au diapason, si j’ose dire. Et l’orchestre pendant tout le déroulement de l’œuvre sera présent, dans toute sa rutilance et ses reflets, mais aussi avec une certaine rudesse, sans aucune concession là non plus à ce qui pourrait être joli ou décoratif. Petrenko ne fait pas joli, il peut faire coupant, grinçant, amer, sarcastique, il peut faire aussi lyrique, mais comme chez Mendelssohn il ne s’intéresse pas à la beauté sonore si elle ne fait pas sens.
L’attaque initiale met la voix du ténor dans une tension incroyable et la pousse au maximum des possibles. Et la voix de Peter Seiffert, plus mûre, est menée elle-aussi aux extrêmes de ses possibilités, avec un tempo étudié qui lui permet des appuis pour monter à l’aigu. Petrenko en chef d’opéra sait sécuriser le chanteur. Il reste que le premier poème, Das Trinklied vom Jammer der Erde (chanson à boire de la misère de la Terre) est aux limites de l’impossible pour le ténor qui doit à la fois être au plus tendu des aigus, tout en travaillant aussi les couleurs les plus sombres qui évoquent la mort, comme un refrain (Dunkel ist das Leben, ist der Tod). Peter Seiffert réussit les aigus dans l’extrémité de leur tension, il est moins présent sur les notes plus ombreuses, ist der Tod (avec l’accompagnement du cor anglais) est un peu plus difficile.
L’accord final de l’orchestre, après l’extrême tension, tombe, comme masse et comme une sorte de couperet. Impressionnant
Car la vedette ici est l’orchestre, un orchestre très présent, avec une précision sonore presque coupante, qui crée une tension incroyable. Les cordes à la suite du second « Ist der Tod » sont simplement phénoménales,
Car l’œuvre elle-même n’est que tension, tension entre la présence à la terre hic et nunc, et la solitude, la tristesse, la fragilité de la vie, tension entre deux voix, l’une tendue, héroïque, et l’autre résignée, plus intérieure. Deux modes de chanter aussi : Christian Gerhaher choisit la simplicité de la ligne, avec dans l’orchestre des bois phénoménaux (le hautbois !!). Le chant de Gerhaher se fusionne à l’orchestre jusqu’à en faire une sorte d’instrument vivant, déjà dans le deuxième poème Der Einsame im Herbst où sonnent des bois mélancoliques annonciateurs de la fin, comme Mahler sait le faire dans les poèmes les plus prophétiques (Ich bin der Welt abhanden gekommen) : l’introduction orchestrale est phénoménale avec ces voix qui se reprennent aux bois les unes les autres, tandis que la voix entre presque comme un instrument parmi d’autres. Comment Gerhaher prononce dans un souffle auf dem WASSer ZIEHn est indescriptible.
Car l’art de Gerhaher est presque ici un Sprechgesang, avec un sens du mot qui impressionne, une diction d’une clarté cristalline, mais sans affèterie ni manière, une parole directe. Gerhaher ne fait pas de style, il dit le texte dans sa simplicité : il donne le mot, dans un stupéfiant dialogue avec l’orchestre (gib mir Ruh’) et nous, nous sommes assommés par tant de poésie, qui naît de l’évidence, et jamais d’un jeu interprétatif recherché ou artificiel. L’orchestre qui s’atténue jusqu’au silence est inouï.
Von der Jugend, où le ténor reprend la parole, est peut-être le plus coloré des poèmes, avec une couleur plus exotique, un peu plus de « chinoiserie » qui donne à cet ensemble la fragilité souriante de la porcelaine : danse des flûtes et des bois, une joie simple, dansante, fraiche, et relativement apaisée pour la voix après les tensions du premier poème. Peter Seiffert avec la clarté de l’expression et du timbre, fait merveille ici.
La légèreté se poursuit dans le poème suivant Von der Schönheit, où cette fois sur le ton de la confidence intime la voix de Gerhaher chaude et sussurante, plus grave fait contraste avec la danse aiguë et souriante de l’orchestre (aux bois toujours stupéfiants) qui se termine dans un tourbillon à la fois gai et inquiétant, une sorte de sabbat étourdissant, alternant moments très lyriques (Und die schönste…) et se concluant dans des moments très sensibles, d’un son qui s’éteint en rappelant presque l’adagio de la quatrième. Suspendu. Incroyable.
Der Trunkene im Frühling, reprenant le thème de l’ivresse (un ivrogne trouble l’éveil du chant de l’oiseau au printemps) va encore porter Peter Seifert sur des aigus ravageurs (le dernier, sur « sein » !) , qu’il domine avec une grande maestria, entraîné par un orchestre aux multiples couleurs qui tourbillonne d’une manière étourdissante pour préparer par antiphrase Der Abschied avec sa danse initiale aux bois rappelant un peu la danse de la Salomé de Strauss. Le ton de Gerhaher va devenir de plus en plus tendu et sombre.
Tout le poème, qui est à lui seul un moment du tragique humain, va devenir une sorte de monologue conclusif d’un grand opéra de la vie, une danse macabre et résignée.
Le texte dit par Gerhaher devient à lui seul le chef d’œuvre d’un moment suspendu et d’une indicible poésie. Il n’y plus d’orchestre et de voix, il n’y a que des voix mises ensemble pour produire l’un des plus beaux moments de ma vie de mélomane.
Et pourtant, il n’y rien de sculpté, de « visible » dans ce travail, le tout est de sembler « naturel », appliquant en cela les préceptes du Paradoxe sur le Comédien de Diderot, où le totalement naturel est le suprêmement travaillé. Les traits de l’orchestre ici sont particulièrement vifs et tranchants, pendant que la voix assume, aspire toute la douceur et la mélancolie. Ce qui frappe dans cet Abschied, c’est qu’il n’est pas mis en scène, ni mis en style, il est donné, tel que, c’est de la musique payée en nature.
Il faut entendre les violoncelles après hinter der dunklen Fichten ou la manière dont les harpes scandent certains moments (ich sehne mich, o Freund…) pour comprendre ce que nous sommes en train de vivre, avec un orchestre complètement incarné, qui vit la musique, où s’affichent tour à tour la mélancolie, le sarcasme, la déception, le sourire, et surtout une tension permanente, mais toujours retenue qui tient l’auditeur en haleine et l’épuise d’émotion. J’ai encore dans le cœur les Ewig…prononcés, murmurés, répétés qui deviennent un son fondu à la musique, encore plus prenants que dans la version pour alto parce que presque imperceptibles et pourtant là. Bouleversant. Renversant.
Ce concert exceptionnel, accueilli par un public disponible mais un peu assommé à la fin, qui ne cessait d’applaudir, mais sans histrionisme, sans hurlements, de ce long applaudissement plein et continu, sans qu’aucun ne sorte de la salle, aura été pour moi l’une des pierres miliaires de mon parcours, qui va sans doute prendre place dans les grands moments, équivalents à la 2ème de Mahler par Abbado à Lucerne, tant il m’a physiquement atteint et ouvert des perspectives. Ce soir-là, ce sont les possibles de l’art que nous avons entrevus, dans une soirée où nous été donné un raccourci d’humanité profonde.[wpsr_facebook]
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