LUCERNE FESTIVAL 2016 et THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES 2016-2017: BAYERISCHES STAATSORCHESTER dirigé par Kirill PETRENKO les 7 et 12 SEPTEMBRE 2016 (WAGNER-STRAUSS-TCHAÏKOVSKI) Soliste: Diana DAMRAU

Kirill Petrenko et le Bayerisches Staatsorchester ©Christoph Brech
Kirill Petrenko et le Bayerisches Staatsorchester ©Christoph Brech

Ce texte est le développement et l’adaptation d’un article paru le 15 septembre 2016 dans Platea Magazine (Madrid)

Kirill Petrenko est un mystère. Fuyant les médias, communiquant peu, il n’est pas dans les circuits glamour des chefs à page Facebook ou compte Twitter. Dans les excellents documents offerts au public lors du concert de Paris, il signe quelques textes, ce qui est exceptionnel. Travailleur infatigable, il ne donne que quelques concerts dans l’année, et fouille les partitions d’une manière chirurgicale, les essayant avec tel ou tel orchestre pour parfaire son approche. Il donnera en décembre à Turin par exemple (avec l’orchestre de la RAI) le programme prévu avec les Berliner. Mais là où il passe avec un orchestre, il déchaîne les salles, les passions, les interrogations. À Lucerne, comme à Paris, à peine terminée l’ouverture de Meistersinger, il y avait déjà des hurlements. Deux programmes voisins entre Lucerne et Paris, mais à Lucerne, la dominante était Richard Strauss, puisque l’ouverture de Meistersinger était suivie des Vier letzte Lieder, et en deuxième partie de la très rare Sinfonia domestica, une découverte pour de très nombreux auditeurs. Ce n’était pas pour Lucerne un choix « facile », puisque et l’orchestre, le Bayerisches Staatsorchester, et son chef faisaient leur première apparition. Mais on a considéré sans doute le public de Lucerne plus aguerri pour supporter un programme un peu moins grand public. À Paris, le programme affichait la Symphonie n°5 de Tchaïkovski, bien plus connue. Kirill Petrenko, à l’écart des circuits jusqu’à maintenant, est devenu objet de curiosité depuis que les Berliner l’ont élu comme successeur de Sir Simon Rattle. Lui-même a dû se soumettre quelque peu à l’exigence médiatique, bien vite refermée, et donne cette saison des concerts divers (Berlin, Amsterdam, Turin).

À peine passé le premier accord des Meistersinger, l’affaire était conclue : un accord à la fois plein et subtil, avec une très légère modulation et puis une dynamique incroyable, plus que la solennité habituelle et attendue. Évidemment ce n’était pas l’ouverture habituelle en forme de « pezzo chiuso » destinée à faire sonner l’orchestre sans trop fatiguer le public. L’orchestre sonne évidemment, mais avec une belle dynamique, une très grande fluidité, certes avec des accents , mais à peine sont-ils effleurés qu’on passe à autre chose comme une « toccata e fuga », une rencontre brève avec la note qui va de l’avant, dans un raffinement tout particulier, y compris de la part des cuivres qu’on a souvent entendu d’une lourdeur grasse dans cette pièce. Incroyable aussi le sens des équilibres, et la couleur de l’ensemble, les couleurs devrais-je dire tant tout cela est miroitant, va plutôt vers la comédie que les drames de la maturité : les sectateurs d’un Wagner bien gras et bien lourd repasseront. Ce Wagner-là n’est pas gras, mais gracile, mais élégant, mais limpide, et semble courir alors que le tempo n’est pas différent que chez d’autres chefs. Ce Wagner nous raconte déjà l’histoire qui suit et a déjà la couleur de l’humanité extraordinaire qui court tout l’opéra. L’orchestre habitué à son chef en suit le moindre signe, la moindre indication donnée du doigt, de la main, du bras, de la tête, du corps tout entier. Pour certains chefs, c’est un mode très démonstratif de diriger, pour le spectacle, mais pas ici. C’est un corps dédié, dédié à la partition, comme possédé par la musique, immergé dans la musique qui communique rythmes et dynamique à un orchestre qui donne tout, de sorte que même si nous connaissons désormais (depuis les fabuleuses représentations de ce printemps et de juillet dernier) l’approche de cette œuvre par Kirill Petrenko, tout nous semble neuf, divers, comme une perpétuelle surprise et ainsi la double écoute de Lucerne et de Paris nous fait encore aller plus loin, sans jamais se répéter, mais faisant briller des lumières nouvelles.
Avec les Vier letzte Lieder de Strauss, nous passons à une toute autre ambiance, celle crépusculaire de la fin du jour qui est aussi fin de la vie: mélancolie, nostalgie, dernier regard sur le spectacle de la nature. L’opposé de la joyeuse humanité de Meistersinger. C’est pour Diana Damrau une première fois. La célèbre chanteuse allemande familière du répertoire belcantiste aborde l’univers mordoré de ces Vier letzte Lieder, que toutes les stars du chant mettent à leur répertoire. C’est pourquoi évidemment elle est attendue au tournant par les opiomanes de la voix, parce qu’il s’agit immédiatement de mettre en perspective, avec les vivantes (Harteros…), et surtout avec les disparues : la confrontation avec le souvenir ou le disque est souvent délétère pour l’artiste qui se produit hic et nunc. Le goût de Richard Strauss pour les voix féminines, la doxa straussienne qui privilégie voix capiteuses et rondes va un peu à l’encontre d’une prestation destinée avec le temps sans doute à évoluer : en matière de chant, le coup d’essai est rarement un coup de maître. Damrau était une colorature. Elle devient un soprano lyrique : la voix a pris de l’assise, s’est élargie, l’expansion est magnifique, la ligne de chant stupéfiante, les aigus splendides et sûrs. On sent qu’il y a dans ce registre encore de la réserve. Dans le registre grave, c’est plus discutable (mais l’acoustique parisienne…). Certains graves semblent disparaître dans l’orchestre, ou se détimbrent. Mais ce qui frappe, c’est le naturel d’une expression qui ne veut rien faire de trop. Pas trop d’accents, pas de volonté de faire du style ou de minauder: on aurait pu s’y attendre sur « Tod » mais le mot est dit, comme ça, parce qu’il se suffit à lui-même. Dit la force du mot ! Le mot jamais surinterprété, jamais vraiment souligné plus que ce que n’indique la musique. En ce sens, Damrau est en phase totale avec Petrenko et peut-être pas en phase avec les attentes de certains auditeurs…nous sommes peut-être habitués à des voix plus rondes, moins droites, moins « simples ». C’était pour moi déjà passionnant car elle se place dans une autre perspective, et donc se singularise. À Lucerne, l’abord était peut-être un peu froid, et un peu trop droit, sans la souplesse à laquelle on est habitué dans Strauss ; à Paris, il était déjà plus souple, notamment dans les deux derniers, Beim Schlafengehen (Hermann Hesse) et Im Abendrot (Eichendorff) les plus vibrants à mon avis. Il en résulte une extraordinaire unité avec l’orchestre : l’orchestre ne propose pas à la voix un écrin dans lequel elle se réfugierait confortablement, mais compose avec la voix quelque chose de tressé, un réseau unique de musique comme si l’orchestre se comportait en « accompagnateur » au sens piano du terme, dans ces moments suspendus où pianiste et voix semblent se reprendre le discours musical dans une continuité à deux voix. Ce n’est pas la voix qui décide d’une couleur, ce n’est pas l’orchestre qui impose un rythme, c’est un discours unique à deux, comme deux voix qui se comprennent et qui se reprennent tour à tour le discours. On reste fasciné de la manière dont Kirill Petrenko traite le texte : il donne toujours l’importance primaire au mot. C’est vrai dans ces Lieder (il l’écrit d’ailleurs dans un des textes du programme : « chez Strauss, on peut et on doit jouer avec le texte »), c’est vrai à l’opéra, quel qu’en soit le livret (c’est même vrai dans Tosca, ce qui indispose les soi-disant amateurs…), d’où quelquefois l’impression de platitude : mais il en va ici de la platitude comme de la canopé : la surface cache le réseau de ramifications, la profondeur ou l’épaisseur de la forêt . Car jamais l’orchestre ne paraît plat tant il est riche et foisonnant, tant il dit, soit en mettant en relief tel ou tel instrument, soit en allégeant au maximum (les cordes) pour mieux faire ressortir soit la voix soit les bois…C’est un fil raffiné à l’extrême de sons, doué d’une extraordinaire précision, syllabe par syllabe, soulignant les mots, mais ne prenant jamais le pouvoir, même si, tout attentif qu’il soit à la prééminence du mot, il laisse le violon solo (dans Beim Schlafengehen) libre de chanter en duo avec la voix, comme en suspension, comme dans une intimité préservée: un des moments sublimes de la soirée.
Pour la chanteuse, c’est une situation d’un très grand confort parce qu’elle n’est jamais couverte par l’orchestre, toujours accompagnée et soutenue, sans qu’on puisse accuser l’orchestre d’être trop discret, parce que de l’orchestre on entend absolument tout, présent tout comme la voix et à parts égales. Pour l’auditeur, c’est un parti pris très différent de ces interprétations où l’orchestre souligne commente et encadre : c’est très sensible dans l’introduction à « Im Abendrot » où l’orchestre pourrait se mirer dans la propre splendeur, et qui ici introduit, simplement, sans se pavaner. Mais reste cette mer de couleurs qui répond à la mer de couleurs proposée par le/les texte(s), ça miroite, cela n’aveugle jamais sinon par touches pointillistes. Mais la réception par l’auditeur dépend non seulement de l’interprétation, mais aussi de la salle : celle de Lucerne à cet égard a une acoustique plus chaude et incroyablement précise, celle du Théâtre des Champs Elysées reste sèche, moins précise, plus ramassée et plus difficile pour la voix et la limpidité de l’orchestre.
Un océan de couleurs, voilà ce qu’il en a été à Lucerne de la Sinfonia domestica, un poème symphonique qui n’est pas l’un des plus connus de Strauss, ni l’un des plus appréciés. Beaucoup soulignent l’ennui, l’absence de ligne, la pauvreté mélodique, le faux modernisme ou disent simplement que la musique en est « laide ». La pièce voulait soulever de manière souriante le voile sur l’intimité de la famille Strauss, mais en même temps en faire une comédie de l’intime avec ses petits drames et ses petites joies. De cette intimité les premiers accord in medias res sont témoins, sur un mode léger. Nous sommes au théâtre, théâtre d’appartement où la clarinette et les bois jouent un dialogue souriant, un bavardage presque pépiant où tout semble danser, dans une danse discrète avec des rythmes qui donnent à cette musique un aspect pictural, celle des miniatures figuratives qui décrivent des scènes de famille dans les gravures XIXème ou les petits tableaux XVIIIème dont la peinture vénitienne (entre autres) est gourmande. Petrenko a choisi l’ironie et le sourire, il a choisi aussi de représenter le petit théâtre de la vie avec son gros orchestre ! Certains moments composent une symphonie de couleurs dont les ruptures de rythme et de phrases instrumentales rappellent très clairement le début du troisième acte de son incroyable Rosenkavalier munichois en juillet dernier. Comme si Strauss écrivait une « Komödie für Familie ». On découvre alors l’incroyable richesse de l’écriture, qui se révèle grâce à la limpidité du rendu orchestral avec les moindres détails que Petrenko met en valeur. On reste stupéfait de cette vision, qui fait de la symphonie un caléidoscope de sons divers, presque une pièce impressionniste (est-ce un signe si la Sinfonia domestica est presque contemporaine de Pelléas ?) avec une palette de couleurs et de nuances infinie, d’une richesse toujours renouvelée. On constate d’ailleurs sur les visages la joie des musiciens à jouer cette musique – lorsqu’il sont en fosse, c’est évidemment quasi impossible – qui met en valeur leur engagement et leur qualité. Ils sont aux mains de leur chef, comme dédiés, et répondent avec justesse à la moindre des impulsions. Bien sûr, cet orchestre est straussien par antonomase, mais pour ce Strauss moins connu et surtout un peu considéré de seconde zone, ils réussissent à dessiner un paysage, un univers d’abord intérieur, puis plus large, qui va du tableau de l’intimité familiale au jeu interne des rapports avec leurs conflits, leurs tension, leur apaisement, leur intimité et leur légèreté, leur lourdeur ironique aussi, mais qui dans l’univers d’une famille prennent une place marquante, presque épique. Alors la pièce qui croyait-on serait ennuyeuse, devient alors un feu d’artifice tout neuf, une magie orchestrée : alors, du premier violon au triangle, la musique bat au rythme du corps du chef d’orchestre, dans une vaste mosaïque de couleurs et de sons et d’expressions, comme si cette Sinfonia domestica devenait une sorte de sinfonia universalis.

À Paris (le 12 septembre), c’était au tour de Tchaikovski (Symphonie n°5), donné jusque-là deux fois dans la longue tournée (à Dortmund et Bonn). Si l’on connaît bien le Strauss de Petrenko, on découvrait son Tchaïkovski orchestral. Les lyonnais connaissent son Tchaikovski lyrique puisque Kirill Petrenko a été le chef de la série des trois opéras pouchkiniens donnés à Lyon à partir de 2006. Le choix interprétatif est clair, c’est celui du romantisme. Un romantisme qui n’a rien de policé, mais dramatique et exempt de pathos, sans rien de mellifère, avec même des audaces comme ce contraste entre un instrument seul, un peu rêche (la clarinette ou le basson) et l’ensemble de l’orchestre, comme on en rencontre chez Berlioz, un romantisme qui par moments rappelle certains moments inquiétants de la Pastorale : un romantisme de l’inquiétude. La mise en relief des bois, qui court le premier mouvement fait (presque) penser à un concerto pour bois et orchestre tant Petrenko organise la confrontation. Cette mise sous les feux des bois splendides (clarinette, hautbois, basson, flûte) qui se reprennent la parole dans un dialogue hypertendu avec les cordes est un moment assez saisissant de l’ambiance installée par Kirill Petrenko. Il est difficile d’obtenir des sonorités plus claires et plus précises, des pianissimi plus subtils, des cordes plus chaudes dans les parties plus romantiques. Ce qui l’intéresse, c’est de faire émerger les conflits de l’âme, d’évoquer ce qui est rêve tout en soulignant l’agitation intérieure par la dureté de certains sons. Ce qui surprend, c’est la profondeur de l’analyse, par exemple à la fin du premier mouvement, qui n’est pas un final, mais plus une interruption du son, une rupture de construction, suivie du silence de l’intervalle, et  la reprise des premières notes graves, obscures, du second mouvement renvoie à un univers intérieur angoissé, jusqu’à l’intervention du cor en forme de lamento, suivie de cordes qui tirent les larmes dans une ambiance qui rappelle la Pathétique, sans jamais être justement pathétique et souligner les effets. Comment ne pas aussi évoquer la valse, allégée, aérée, évidemment dansante, qui marque les différents états d’âme de ce paysage intérieur.
Et puis il y a ce dernier mouvement en forme de crescendo, une sorte de marche au destin soutenue à un rythme infernal jusqu’au vertige, qui porte les musiciens à l’incandescence et le public à l’apnée. Faite ainsi, la symphonie n°5 de Tchaïkovski devient une sorte de référence absolue du concept de « symphonique », traduction musicale de l’univers d’une âme troublée, prise entre désir de mort et désir de lumière qui laisse abasourdi l’auditeur. Bis en forme de tourbillon infernal, l’ouverture de Rouslan et Ludmila de Glinka. Saisi de surprise, le public sort, étourdi.

 

C’est alors le temps des commentaires et des remarques critiques : que dire devant cette performance ? Que commenter ? Qui invoquer ? Il y a là une virtuosité et une dynamique qui laisse pantois, une analyse de la partition d’une acuité inouïe, un échange exceptionnel avec l’orchestre, dans un climat de confiance, voire de dévouement absolu qui étonne. Certains y laissent quelques regrets, notamment celui d’une absence d’âme, ou de sensibilité, ou même d’un peu – rien qu’un peu- de pathos.
D’abord, on ne peut vraiment émettre de jugements définitifs sur la performance d’un chef de 44 ans : à 44 ans (en 1977), Claudio Abbado en France n’était pas considéré comme une référence en matière de culture symphonique, mais bien plus d’opéra italien. On connaît la suite.  À génération plus ou moins voisine, et à niveau égal, on se trouve aux antipodes d’un Andris Nelsons qui est d’abord partage de sensibilité. Mais le public qui a des oreilles ne peut que constater ce côté « hors normes » de l’approche de Petrenko, marqué par un rapport charnel et corporel à la musique, par une lecture incroyablement précise et répétée de la partition . L’effet sur le public pourtant est total, absolu : il y a bien communication d’un monde, partage d’un univers et donc transmission forcément sensible: je me souviens en écoutant la symphonie écossaise de Mendelssohn à Munich ce printemps avoir eu des palpitations rien qu’à l’écoute du premier mouvement. Il y a un effet physique de cette approche, qui est partage presque animal : Petrenko a une approche musicale qui joue sur l’effet physique du son, sans négliger l’effet intellectuel et poétique du texte : il y a un effet physique, y compris de la poésie… Mais pas de froideur analytique, et c’est bien justement le paradoxe : un entre deux entre refus de la complaisance et du sentimentalisme et refus de l’analyse froide. Autrement dit on ne sait où l’on est mais on est pris voire englouti. J’y vois là une preuve de nouveauté, d’inattendu, c’est là la surprise du chef.[wpsr_facebook]

Diana Damrau ©Manuela Jans
Le doigt et la voix: Diana Damrau ©Manuela Jans

 

LES SAISONS 2016-2017 (1): BAYERISCHE STAATSOPER, MÜNCHEN

Bayerisches Staatsorchester et Kirill Petrenko entre Peter Seifert et Christian Gerhaher à la fin du Lied von der Erde en mars dernier ©Wilfried Hösl
Bayerisches Staatsorchester et Kirill Petrenko entre Peter Seifert et Christian Gerhaher à la fin du Lied von der Erde en mars dernier ©Wilfried Hösl

Dans les supermarchés, les étals de rentrée sont déjà prêts en juillet, les galettes des rois (6 janvier) en vente le 10 décembre, les jouets de Noël début novembre. Il en va de même des saisons des opéras, jadis affichées en mai-juin, aujourd’hui en février ; comme une course à l’échalote c’est à qui se précipitera le premier. Et l’effet des réseaux sociaux affiche les émerveillements répétés, à faire croire qu’on ne saura plus où donner de la tête tant les spectacles et les productions sont excitantes et prometteuses ; bref le monde de l’opéra, de New York à Londres, de Munich à Madrid, de Vienne à Paris, de Milan à Francfort et de Lyon à Zurich, ne serait qu’un coffre aux merveilles, qu’un tonneau des Danaïdes d’où l’on sort sans cesse des soirées qui seront à n’en pas douter exceptionnelles et inoubliables. Le parcours du mélomane, ou dans mon cas du mélomaniaque, est cependant rempli de soirées inoubliables bien vite oubliées, où une exception chasse l’autre. Le maigre bilan annuel des soirées de l’île déserte en est souvent l’indice.
Alors je me suis demandé si j’allais rendre compte systématiquement des saisons, qui presque toutes paraissent entre mi février et fin mars. Seule la Scala, imperturbable, continue d’afficher plus tardivement sa saison, une habitude enracinée dans le temps, qui résulte des organisations italiennes, moins anticipatrices qu’ailleurs : combien de grands chanteurs la Scala a loupé par le passé à cause de ses programmes construits bien après les autres théâtres (un seul exemple, Hildegard Behrens, systématiquement invitée quand l’agenda de la chanteuse était complet).  Mais aujourd’hui, afficher sa saison après les autres, c’est aussi créer de l’attente, et éviter d’être mélangé avec le tout venant, la Scala arrive en dernier, comme la Reine des Fées…

En sacrifiant à l’exercice, je suis bien conscient de son côté « miroir aux alouettes » où l’investissement du rêve ne rencontre pas toujours la réalité, mais quand au contraire le rêve la rencontre, ce qui arrive quelquefois, alors…c’est le Nirvana
L’annonce des saisons est aussi une manière de lire une politique artistique (ou une absence de) d’afficher des orientations des théâtres, sentir les inflexions, qui se lisent par l’affichage de raretés ou non, par l’appel à des metteurs en scène neufs, par l’arrivée sur le marché de jeunes chanteurs ou de jeunes chefs Il y a des théâtres en Allemagne de moindre importance comme Karlsruhe, ou Nuremberg, voire Cottbus qui affichent des productions souvent passionnantes à des prix défiant toute concurrence pour le mélomane; il y en a d’autres de très grande importance qui affichent à des prix stratosphériques des productions sans aucun intérêt et des saisons assez creuses. Il faut donc étudier tout cela avec attention et le parcours mélomaniaque est une jonglerie entre les vols, les hôtels, les théâtres, les auteurs, les périodes de l’année, les collisions (horreur, il y a la même soirée Tristan ici et Don Carlos là !!) ou les couplages : trois villes, trois titres en un week end. Bref, un long travail de dentelle aussi épuisant que construire l’emploi du temps d’un établissement scolaire.
Je vais donc me consacrer à mes maisons préférées, ou obligées, du mieux possible pour n’en garder que la « substantificque moëlle ».

Le Bayerische Staatsoper est actuellement sans nul doute ma maison préférée. Elle allie pour moi souvenirs de jeunesse (Kleiber, Sawallisch), ambiance du lieu assez sympathique, à la riche mémoire avec ses bustes de chefs et ses portraits de stars ou de managers (un opéra qui n’affiche pas son histoire n’est qu’un garage de luxe creux) et politique artistique de qualité, mais surtout la présence d’un chef et d’un orchestre qui aujourd’hui ont peu d’égal dans la fosse. Kirill Petrenko assure dans l’année un peu plus d’une trentaine de représentations, et d’autres chefs montent au pupitre, eux aussi dignes d’intérêt. La saison prochaine, Kirill Petrenko va diriger deux nouvelles productions et quelques représentations de reprises de spectacles mémorables.
En s’y prenant à l’avance, Munich est accessible à des prix raisonnables en train ou en bus, voire quelquefois en avion (même si les compagnies aériennes continuent d’afficher de prohibitifs suppléments kérosène quand le pétrole est au plus bas). Mais le Bayerische Staatsoper, c’est aussi un Intendant à idées, Klaus Bachler, d’une redoutable et malicieuse intelligence, qui vient d’annoncer son départ en 2021 en même temps que Kirill Petrenko, posant ainsi clairement une politique complètement intégrée avec son GMD. Munich, c’est une vraie équipe, une ambiance, un orchestre ; comment échapper à la fascination de ses saisons ?

Représentations dirigées par Kirill Petrenko :

Nouvelles productions :

Lady Macbeth de Mzensk (Chostakovitch) : 5 représentations du 28 Novembre au 11 décembre 2016 avec Anja Kampe et Misha Didyk, mais aussi Anatoli Kotscherga et Alexander Tsymbaliuk dans une mise en scène de Harry Kupfer.
Tannhäuser (Wagner) : 5 représentation du 21 mai au 8 juin 2017 avec Georg Zeppenfeld, Klaus Florian Vogt, Christian Gerhaher, Anja Harteros, Elena Pankratova « d’après » une mise en scène de Romeo Castellucci

Reprises :

Die Meistersinger von Nürnberg (Wagner) : 3 représentations du 30 septembre au 8 octobre 2016, avec quelques changements (Emma Bell en Eva), mais toujours avec Wolfgang Koch et Jonas Kaufmann reprise de la nouvelle production de David Bösch qui avant même la première le 16 mai 2016 suscite déjà des commentaires…
Die Fledermaus (J.Strauss) : 4 représentations du 31 décembre 2015 au 8 janvier 2017 à voir absolument pour la direction fulgurante de Kirill Petrenko
South Pole (Srnka) :
3 représentations du 18 au 23 janvier 2017 dans la distribution de 2016 (Hampson, Villazon)
Der Rosenkavalier (R.Strauss) : 3 représentations du 5 au 11 février 2017 avec Anne Schwanewilms dans la Maréchale
Die Frau ohne Schatten (R.Strauss) :
2 représentations en juillet 2017 (pendant le Festival) de la célèbre production de K.Warlikowski avec Michaela Schuster dans la nourrice, et sinon la cast d’origine (Botha, Pieczonka, Pankratova, Koch)

Mais cette prochaine saison, l’activité symphonique de Kirill Petrenko va passer à une vitesse légèrement supérieure (futur berlinois oblige), outre des concerts avec différents orchestres européens dont les Berliner Philharmoniker et le Royal Concertgebouw, il emmènera en tournée européenne son orchestre (le Bayerisches Staatsorchester) du 5 au 21 septembre 2016 successivement à

  • 5 septembre Milan
  • 7 septembre Lucerne
  • 10 septembre Dortmund
  • 11 septembre Bonn
  • 12 septembre Paris (TCE) (Wagner, R.Strauss, Tchaïkovski) avec Diana Damrau
  • 13 septembre Lindau
  • 14 septembre Berlin
  • 18 septembre Vienne
  • 21 septembre Francfort

Les œuvres prévues (en alternance selon les villes) :

György Ligeti
Lontano pour grand orchestre (1967)
Béla Bartók
Concerto pour violon n°1 (Frank Peter Zimmermann)
Richard Strauss
Sinfonia domestica
Vier letzte Lieder (Diana Damrau)
Richard Wagner
Prélude Die Meistersinger von Nürnberg
Piotr I. Tchaikovsky
Symphonie n° 5 en mi mineur op. 64

Et il dirigera enfin durant la saison trois Akademiekonzerte

– Les 19 et 20 septembre : 1.Akademiekonzert
Richard Wagner
Prélude Die Meistersinger von Nürnberg
Richard Strauss
Vier letzte Lieder
Piotr I. Tchaikovsky
Symphonie n° 5 en mi mineur op. 64

– Les 20 et 21 février 2017 : 4.Akademiekonzert
Nikolai Medtner
Concerto pour piano n°2 en ut mineur op. 50 (soliste Marc-André Hamelin)
Serguei Rachmaninov
Danses symphoniques op. 45

– Les 5 et 6 juin 2017 : 6.Akademiekonzert
Serguei Rachmaninov
Rhapsodie sur un thème de Paganini op. 43
Gustav Mahler
Symphonie n°5 en do dièse mineur

Pour beaucoup de maisons d’opéra, ce programme suffirait largement à remplir l’agenda, mais Munich présente plus de 41 titres différents, sans compter concerts, productions du studio (cette année Le Consul de Menotti) et ballets.

Les autres nouvelles productions :

 Ainsi donc, on comptera aussi avec quatre autres nouvelles productions

  • La Favorite de Donizetti, 6 représentations du 23 octobre au 9 novembre 2016 (et deux représentations de Festival en juillet 2017) dans la version originale française, avec Elina Garanča, Matthew Polenzani et Mariusz Kwiecen, direction musicale de Karel Mark Chichon, mise en scène d’Amélie Niermeyer
  • La création munichoise d’André Chénier de Giordano, pour 6 représentations du 12 mars au 2 avril (et deux représentations de Festival en juillet 2017), dirigé par Omer Meir Wellber après son triomphe dans Mefistofele cette saison, dans une mise en scène de Philipp Stölzl, avec Jonas Kaufmann et Anja Harteros, mais aussi Luca Salsi en Gérard
  • Semiramide de Rossini pour la prise de rôle de Joyce Di Donato, pour 6 représentations du 12 février au 3 mars (et deux représentations de Festival en juillet 2017, sous la direction du remarquable Michele Mariotti, l’un des grands spécialistes actuels de ce répertoire, et dans la mise en scène de David Alden, qui revient à Munich pour l’occasion, avec, outre la grande Joyce, Alex Esposito (prise de rôle dans Assur), Lawrence Borwnlee, et Daniela Barcellona.
  • Die Gezeichneten de Franz Schreker, dans une mise en scène de K.Warlikowski, dirigé par Ingo Metzmacher pour ses débuts à Munich, et pour la première du Festival 2017 (4 représentations en juillet 2017) avec Tomasz Konieczny, Christopher Maltman et Catherine Naglestad, ainsi que John Daszak et Alistair Miles.
  • Oberon, König der Elfen de Weber, dans l’écrin du Prinzregententheater, ce Bayreuth en modèle plus réduit, dirigé par Ivor Bolton, dans une mise en scène du jeune Nikolaus Habjan, spécialiste de théâtre de marionnette et d’objets, pour 4 représentations en juillet 2017 avec Annette Dasch et Julian Prégardien.

Les reprises signalées

Enfin, dans les nombreuses reprises des productions passées avec des variantes de distribution, notons Boris Godunov (Dmitry Belosselskiy), La Juive (toujours avec Alagna), Mefistofele (dirigé par Carignani, avec Erwin Schrott à la place de René Pape), Macbeth (Netrebko), Guillaume Tell (Gerald Finley), Jenufa (dir.mus : Tomáš Hanus, avec Hanna Schwarz et Karita Mattila, Stuart Skelton, et en alternance Pavol Breslik, Pavel Černoch, Sally Matthews et Eva-Maria Westbroek) L’Ange de feu (avec Ausrine Stundyte), Les contes d’Hoffmann (avec Diana Damrau dans les 4 rôles féminins), Tristan und Isolde (Stephen Gould, René Pape, Christiane Libor et Simone Young au pupitre), Fidelio (Dir.mus Simone Young, avec Klaus Florian Vogt, Anka Kampe, Günther Groissböck), Rusalka (Dir :Andris Nelsons avec Kristine Opolais et Dmytro Popov, Nadja Krasteva et Günther Groissböck), Elektra (Evelyn Herlitzius), etc…

Le répertoire très ordinaire

Et dans les productions ordinaires, celles de tous les jours que même le site du Bayerische Staatsoper ne signale pas dans ses reprises notables, j’ai voulu extraire celle de Cenerentola (dans la production Ponnelle, avec Tara Erraught, Javier Camarena, dirigée par le très prometteur Giacomo Sagripanti) en juin 2017 pour 4 représentations, une Carmen aussi très ordinaire en janvier 2017 dirigée par Karel Mark Chichon, avec Anita Rachvelishvili et Genia Kühmeier, ou un Entführung aus dem Serail dirigé par Constantin Trinks avec Daniel Behle, Peter Rose, Lisette Oropesa…Ah..j’oubliais Un Ballo in Maschera en juin 2017 avec Francesco Meli, et tout le reste que vous pouvez consulter sur le site très complet du Bayerische Staatsoper.
Je ne sais qui aujourd’hui peut rivaliser avec Munich, dans la qualité musicale et les choix de distribution et le niveau moyen des productions (même si certaines pourraient être remisées…). Le seul regret qu’on pourrait avoir – et c’est bien le seul- c’est le manque d’imagination dans les choix de chefs pour le répertoire italien, et notamment pour Verdi, qui n’ont ni le relief ni l’intérêt des chefs choisis pour d’autres répertoires.

Mais on reste rêveur quand devant cette profusion, cette variété, cette offre quotidienne assez incroyable. Rêvons donc. [wpsr_facebook]

Evelyn Herlitzius dans Elektra (Prod.Wernicke) ©Wilfried Hösl
Evelyn Herlitzius dans Elektra (Prod.Wernicke) ©Wilfried Hösl

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: CONCERT DU BAYERISCHES STAATSORCHESTER (5.AKADEMIEKONZERT) dirigé par KIRILL PETRENKO (MENDELSSOHN, MAHLER)

Peter Seiffert, Kirill Petrenko, Christian Gerhaher et le Bayerisches Staatsorchester ©Wilfried Hösl
Peter Seiffert, Kirill Petrenko, Christian Gerhaher et le Bayerisches Staatsorchester ©Wilfried Hösl

Il court dans le milieu musical, pas seulement français, l’idée implicite que l’élection de Kirill Petrenko comme directeur musical du Philharmonique de Berlin serait un second choix, au nom d’un manque de candidatures de poids incontestables. Petrenko ne serait pas spécialiste du répertoire allemand, et ne serait qu’un chef d’opéra.
Pour le suivre depuis bientôt 10 ans (j’ai commencé à m’intéresser à ce chef lorsqu’il est venu diriger Tchaïkovski à Lyon), et de manière plus régulière à Munich désormais depuis sa première apparition dans Jenufa il y a 6 ou 7 ans, je m’inscris en faux. Petrenko n’est pas un médiatique, n’est pas un industriel de la direction, il ne se multiplie pas; c’est d’abord un travailleur à la table, sur la partition, infatigable et c’est ce qui fait sa singularité auprès des orchestres qu’il dirige.
Depuis qu’il a été élu à Berlin, ses concerts sont évidemment plus attendus, et les programmateurs le réclament : lui-même d’ailleurs est conscient qu’en acceptant l’élection berlinoise, il doit se montrer plus, et la saison prochaine, on va l’entendre avec les Berlinois, avec le Concertgebouw, et dans une grande tournée de son orchestre, le Bayerisches Staatsorchester , l’orchestre de l’opéra qui a aussi une belle tradition symphonique : bien des concerts magiques dirigés par Carlos Kleiber l’ont été avec cet orchestre qu’il connaissait bien.

Et l’annonce d’un Lied von der Erde, qui fait suite à la Sixième de Mahler dirigée l’an dernier (et qui fut mémorable) dans un projet Mahler plus vaste (l’an prochain ce sera le tour de la Cinquième) a fait florès chez les mélomanes qui se partageront (ou feront le doublé) avec Vienne les 2 et 3 avril où Petrenko dirige le même programme avec les Wiener Philharmoniker dans la version ténor/mezzosoprano (Johan Botha/Elisabeth Kulman) alors qu’il propose à Munich la plus rare version ténor/baryton, avec Peter Seiffert et Christian Gerhaher comme Bernstein le fit avec James King et Dietrich Fischer Dieskau, qu’il a chantée aussi avec Wunderlich et Krips.
Alors ce lundi, le théâtre affichait complet avec un nombre respectable de « Suche Karte » sous la colonnade du Nationaltheater, tant le public était désireux d’entendre ce Lied von der Erde précédé de la Symphonie n°3 en la mineur de Mendelssohn « Ecossaise ». Pour un chef qui varie ses programmes symphoniques (Sibelius, Rachmaninoff, Berlioz, Mahler) sans vraiment entrer de plain-pied avec  le répertoire traditionnel romantique allemand, c’était l’occasion d’entrer dans l’univers symphonique de Mendelssohn et de confirmer l’enchantement qu’avait été la Sixième de Mahler l’an dernier.

Pour ma part, et pour les quelques amis qui avaient fait le voyage de Munich, c’était à la fois volonté d’écouter ce chef dans le répertoire symphonique où il est encore très rare, et espoir d’entendre un concert de grand niveau, avec même la crainte confuse d’une déception, qui sait…la musique n’est pas une science exacte.
Ce qui nous est arrivé a dépassé et les espoirs et les attentes : ce fut d’un bout à l’autre miraculeux, parce que un chemin autre s’est ouvert, qui nous a littéralement assommés. Sans doute va-t-on mettre ce que j’écris là sous le coup de l’exaltation du vieux radoteur qui perd un peu son contrôle, mais non : à 48h du concert, après que l’énergie se fut refroidie, je peux peser mes mots : nous avons vécu un de ces moments uniques qui frappent à divers niveaux. Sans doute lundi soir étais-je incapable de définir ce qui s’était passé, parce que le choc fut intense, mais avec la distance, je peux confirmer que ce concert a eu un effet physique quasiment immédiat, dès les premières mesures de « l’Ecossaise », un cœur battant violemment, une chaleur, une tension violente tellement ce qu’on entendait était neuf, étonnant, au sens fort que donne le XVIIème siècle.
Il faut souligner d’abord que le Bayerisches Staatsorchester a été de bout en bout survolté, souriant, engagé, avec une maîtrise technique impressionnante provoquée par le jeu même, par la manière dont Kirill Petrenko les entraîne, avec une incroyable force et une ahurissante précision dans le geste, impérieux, qui se démultiplie : le chef s’engage avec une énergie incroyable, sans se déstructurer jamais, avec des mains d’une mobilité rarement vue au pupitre, et à certains moments un visage écarlate où il est complètement dans la musique, directement. Il n’a pas dans le geste l’élégance d’autres, mais il a cette sûreté et cette netteté qui évidemment rassurent des musiciens qui peuvent ainsi le suivre à la lettre.
Ce qui frappe dès les premières mesures, et qui est proprement saisissant c’est la manière de moduler, tout le temps, sans jamais lâcher la ligne, des cordes au son appuyé ou léger, incroyablement colorées, des attaques tantôt brutales qui rappellent le son baroque, et des traits à la limite du grinçant, d’un sarcastique mahlérien. C’est un Mendelssohn kaléidoscopique qui nous est offert, où il est impossible de dire qui sont les pères, où sont les influences, de quelle tradition cela procède, qui irait d’Harnoncourt à Abbado, et qui malgré tout garderait une cohérence incroyable, sans jamais une faute de ligne ou de style, sans jamais relâcher une tension, sans jamais non plus se perdre dans des mignardises. Il ne cherche pas le son pour le son. Du même coup tour à tour par la magie de l’intertextualité musicale passent Wagner (Der fliegende Holländer), Beethoven (la Pastorale), où même Mahler (la sixième) avec une clarté inconnue notamment dans la petite harmonie (phénoménale clarinette !).
La troisième de Mendelssohn est une symphonie aux ambiances diverses, inspirées par les brumes écossaises, mais aussi par l’histoire de Marie Stuart, dont le jeune Mendelssohn à 19 ans visita la chapelle funéraire, d’où naquit l’idée d’une symphonie composée tout de même 12 ans plus tard.  L’Écosse est à la mode et  toute l’Europe lit Walter Scott, mais Mendelssohn va chercher quelquefois le XVIIIème, quelquefois Beethoven très présent : premier mouvement tempétueux et sombre, avec aussi ses mouvements aux cordes pleins, mais aussi secs, presque baroques dans leur manière de sonner, et un dialogue avec les bois impressionnant, un scherzo plein de sève et d’énergie mené ici dans un rythme extrême. C’est peut-être l’adagio qui confond le plus, quant au finale, le côté « marche » et un peu extérieur de la musique est à la fois mis en valeur et en même temps contrasté par des moments plus lyriques. Le final en mineur d’une douceur ineffable surprend le public qui laisse un imperceptible silence avant les bravos.
Ce qu’on note aussi avec insistance, c’est une extraordinaire cohérence qui semble unir les contraires par un grand souci de fluidité où la musique se donne directement sans s’arrêter sur le décoratif où le souci du son serait primordial : ce qui compte ici ce n’est pas le son, pas les notes tenues au-delà du raisonnable, car il n’y a pas de sculpture sonore qui n’ait de motivation, ce qui compte c’est le dire, c’est la respiration, c’est le discours, ce n’est pas le beau.

Le scherzo, dont le rythme est porté par les clarinettes virtuoses de l’orchestre, apparaît d’une légèreté étonnante, sans aucune insistance, sans appuyer, d’une célérité qui n’est pas démonstrative, mais d’une clarté cristalline où les pupitres se reprennent tour à tour la main, avec des bois merveilleusement préparés (la flûte), sans aucune recherche d’effet, mais avec une dramaturgie extraordinaire qui entraîne en une danse populaire étourdissante et simple, et se termine en suspension où le son s’allège et s’atténue dans une magie aérienne.

Ce qui rend prodigieux ces moments, c’est sans doute le naturel dans lequel tout se déroule, avec une sorte de simplicité qui étonne : l’adagio à ce titre est exemplaire, avec des cordes merveilleusement modulées, scandées par des pizzicati d’une grande délicatesse dans le premier thème, qui semble sorti d’une symphonie de Brahms : tout cela donne un sens d’apaisement, alternant avec la plainte grave des bois, solennelle et prophétique. Tout cela est maîtrisé avec un sens des respirations sonores qui laisse pantois, un sens du paysage et de la couleur purement évocatoires et une maîtrise des volumes qui saisissent d’émotion. C’est une sorte de marche funèbre qui réussit à être intériorisée malgré la solennité apparemment extérieure, apparemment seulement car le rythme et le son dans leur plénitude incitent à entrer en soi. On est au cœur de la musique, d’une musique qui vous atteint directement : la fin de cet adagio, dans sa douceur exprimée par les bois qui s’éteignent, avec les percussions discrètes est un des moments supérieurs de la symphonie. Le court silence sépare du finale (Mendelssohn voulait une exécution continue), avec sa fluidité, sa reprise des thèmes l’un l’autre en une solution continue, à la fois vivace et joyeux, avec ses fanfares et sa flûte souriante. Il y a cependant un sens de l’urgence et du dramatique toujours en arrière plan, certaines attaques des cordes, énergiques et presque incongrues, nous le rappellent. Un travail sans concession, une interprétation qui fait de Mendelssohn un bilan et un creuset, c’est toute la musique dans son continuum qui défile, passée et future, dans un rythme marqué, sans être effréné, mais qui donne tout à entendre, la joie comme le drame, dans un sens des contrastes consommé, mélangeant l’apaisement et le rythme militaire (Mendelssohn écrit quelquefois « guerriero » dans sa partition) et en même temps qui jamais ne se heurtent. Tous les possibles de cette musique sont donnés en même temps. Et le final suspendu, en mineur, surprend un instant tant il apparaît   annoncé par un dialogue des bois (hautbois séraphique) accompagné très discrètement aux cordes qui s’éteignent, la magie sonore fait que le crescendo final annoncé au bois qui s’y enchaîne immédiatement ne semble en aucun cas incongru car pendant toute l’exécution les transitions ont été négociées avec une telle élégance et une telle justesse qu’on a l’impression qu’il n’y a jamais de rupture ni d’ambiance ni de couleur. D’où des dernières mesures fluides qui n’insistent en rien sur les effets traditionnels d’un final, mais qui sonnent simplement juste.
Oui, juste est l’adjectif qui colle peut-être le mieux à une interprétation qui étreint par un magnifique sens de l’humain, et qui n’a jamais exagéré les effets, cherchant au contraire à travailler avec le plus naturel possible les enchaînements, Mendelssohn, dans sa justesse et sa rigueur, dans sa pureté et son humanité, dans son classicisme plus que dans son romantisme. Un étonnement.

Das Lied von der Erde était très attendu. L’œuvre alterne des parties solistes assez contrastées, une partie héroïque, l’autre moins,  dans un contexte sonore global très symphonique : le sous-titre « Eine Symphonie für eine Tenor- und eine Alt- (oder Bariton-) Stimme und Orchester (nach Hans Bethges Die chinesische Flöte) » marque bien qu’il ne s’agit pas d’un cycle de Lieder avec orchestre, mais bien d’une symphonie enserrant en son sein deux voix qui alternent en des ambiances différentes, d’un style vaguement orientalisant référé au poème de Hans Bethges.
C’est d’abord le souci de Kirill Petrenko que d’affirmer la donnée symphonique : l’attaque initiale puissante dès le départ met la voix du ténor au diapason, si j’ose dire. Et l’orchestre pendant tout le déroulement de l’œuvre sera présent, dans toute sa rutilance et ses reflets, mais aussi avec une certaine rudesse, sans aucune concession là non plus à ce qui pourrait être joli ou décoratif. Petrenko ne fait pas joli, il peut faire coupant, grinçant, amer, sarcastique, il peut faire aussi lyrique, mais comme chez Mendelssohn il ne s’intéresse pas à la beauté sonore si elle ne fait pas sens.
L’attaque initiale met la voix du ténor dans une tension incroyable et la pousse au maximum des possibles. Et la voix de Peter Seiffert, plus mûre, est menée elle-aussi aux extrêmes de ses possibilités, avec un tempo étudié qui lui permet des appuis pour monter à l’aigu. Petrenko en chef d’opéra sait sécuriser le chanteur. Il reste que le premier poème, Das Trinklied vom Jammer der Erde (chanson à boire de la misère de la Terre) est aux limites de l’impossible pour le ténor qui doit à la fois être au plus tendu des aigus, tout en travaillant aussi les couleurs les plus sombres qui évoquent la mort, comme un refrain (Dunkel ist das Leben, ist der Tod). Peter Seiffert réussit les aigus dans l’extrémité de leur tension, il est moins présent sur les notes plus ombreuses, ist der Tod (avec l’accompagnement du cor anglais) est un peu plus difficile.
L’accord final de l’orchestre, après l’extrême tension, tombe, comme masse et comme une sorte de couperet. Impressionnant

Car la vedette ici est l’orchestre, un orchestre très présent, avec une précision sonore presque coupante, qui crée une tension incroyable. Les cordes à la suite du second « Ist der Tod » sont simplement phénoménales,
Car l’œuvre elle-même n’est que tension, tension entre la présence à la terre hic et nunc, et la solitude, la tristesse, la fragilité de la vie, tension entre deux voix, l’une tendue, héroïque, et l’autre résignée, plus intérieure. Deux modes de chanter aussi : Christian Gerhaher choisit la simplicité de la ligne, avec dans l’orchestre des bois phénoménaux (le hautbois !!). Le chant de Gerhaher se fusionne à l’orchestre jusqu’à en faire une sorte d’instrument vivant, déjà dans le deuxième poème Der Einsame im Herbst où sonnent des bois mélancoliques annonciateurs de la fin, comme Mahler sait le faire dans les poèmes les plus prophétiques (Ich bin der Welt abhanden gekommen) : l’introduction orchestrale est phénoménale avec ces voix qui se reprennent aux bois les unes les autres, tandis que la voix entre presque comme un instrument parmi d’autres. Comment Gerhaher prononce dans un souffle auf dem WASSer ZIEHn est indescriptible.
Car l’art de Gerhaher est presque ici un Sprechgesang, avec un sens du mot qui impressionne, une diction d’une clarté cristalline, mais sans affèterie ni manière, une parole directe. Gerhaher ne fait pas de style, il dit le texte dans sa simplicité : il donne le mot, dans un stupéfiant dialogue avec l’orchestre (gib mir Ruh’) et nous, nous sommes assommés par tant de poésie, qui naît de l’évidence, et jamais d’un jeu interprétatif recherché ou artificiel. L’orchestre qui s’atténue jusqu’au silence est inouï.

Von der Jugend, où le ténor reprend la parole, est peut-être le plus coloré des poèmes, avec une couleur plus exotique, un peu plus de « chinoiserie » qui donne à cet ensemble la fragilité souriante de la porcelaine : danse des flûtes et des bois, une joie simple, dansante, fraiche, et relativement apaisée pour la voix après les tensions du premier poème. Peter Seiffert avec la clarté de l’expression et du timbre, fait merveille ici.
La légèreté se poursuit dans le poème suivant Von der Schönheit, où cette fois sur le ton de la confidence intime la voix de Gerhaher chaude et sussurante, plus grave fait contraste avec la danse aiguë et souriante de l’orchestre (aux bois toujours stupéfiants) qui se termine dans un tourbillon à la fois gai et inquiétant, une sorte de sabbat étourdissant, alternant moments très lyriques (Und die schönste…) et se concluant dans des moments très sensibles, d’un son qui s’éteint en rappelant presque l’adagio de la quatrième. Suspendu. Incroyable.

Der Trunkene im Frühling, reprenant le thème de l’ivresse (un ivrogne trouble l’éveil du chant de l’oiseau au printemps) va encore porter Peter Seifert sur des aigus ravageurs (le dernier, sur « sein » !) , qu’il domine avec une grande maestria, entraîné par un orchestre aux multiples couleurs qui tourbillonne d’une manière étourdissante pour préparer par antiphrase Der Abschied avec sa danse initiale aux bois rappelant un peu la danse de la Salomé de Strauss. Le ton de Gerhaher va devenir de plus en plus tendu et sombre.
Tout le poème, qui est à lui seul un moment du tragique humain, va devenir une sorte de monologue conclusif d’un grand opéra de la vie, une danse macabre et résignée.
Le texte dit par Gerhaher devient à lui seul le chef d’œuvre d’un moment suspendu et d’une indicible poésie. Il n’y plus d’orchestre et de voix, il n’y a que des voix mises ensemble pour produire l’un des plus beaux moments de ma vie de mélomane.
Et pourtant, il n’y rien de sculpté, de « visible » dans ce travail, le tout est de sembler « naturel », appliquant en cela les préceptes du Paradoxe sur le Comédien de Diderot, où le totalement naturel est le suprêmement travaillé. Les traits de l’orchestre ici sont particulièrement vifs et tranchants, pendant que la voix assume, aspire toute la douceur et la mélancolie. Ce qui frappe dans cet Abschied, c’est qu’il n’est pas mis en scène, ni mis en style, il est donné, tel que, c’est de la musique payée en nature.
Il faut entendre les violoncelles après hinter der dunklen Fichten ou la manière dont les harpes scandent certains moments (ich sehne mich, o Freund…) pour comprendre ce que nous sommes en train de vivre, avec un orchestre complètement incarné, qui vit la musique, où s’affichent tour à tour la mélancolie, le sarcasme, la déception, le sourire, et surtout une tension permanente, mais toujours retenue qui tient l’auditeur en haleine et l’épuise d’émotion. J’ai encore dans le cœur les Ewig…prononcés, murmurés, répétés qui deviennent un son fondu à la musique, encore plus prenants que dans la version pour alto parce que presque imperceptibles et pourtant là. Bouleversant. Renversant.
Ce concert exceptionnel, accueilli par un public disponible mais un peu assommé à la fin, qui ne cessait d’applaudir, mais sans histrionisme, sans hurlements, de ce long applaudissement plein et continu, sans qu’aucun ne sorte de la salle, aura été pour moi l’une des pierres miliaires de mon parcours, qui va sans doute prendre place dans les grands moments, équivalents à la 2ème de Mahler par Abbado à Lucerne, tant il m’a physiquement atteint et ouvert des perspectives. Ce soir-là, ce sont les possibles de l’art que nous avons entrevus, dans une soirée où nous été donné un raccourci d’humanité profonde.[wpsr_facebook]

NB: Beaucoup de micros au dessus de l’orchestre. Captation radio? enregistrement? Guettez les news du côté de BR Klassik ou du Bayerische Staatsoper

En répétition ©Wilfried Hösl
En répétition ©Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: 1er AKADEMIEKONZERT le 29 SEPTEMBRE 2014: KIRILL PETRENKO DIRIGE LE BAYERISCHES STAATSORCHESTER (MAHLER: Rückert Lieder et Symphonie n°6) avec Olga BORODINA

Munich, 29 septembre 2014
Munich, 29 septembre 2014

Kirill Petrenko se concentre ce trimestre sur la 6ème symphonie de Mahler « Tragique », avec laquelle il a choisi d’inaugurer la saison symphonique de la Staatsoper de Munich (les « Akademie Konzerte », et qu’il dirigera à Berlin en décembre prochain avec le Philharmonique. Le programme du concert est d’ailleurs entièrement dédié à Mahler puisqu’en première partie ce sont les Rückert Lieder (soliste Olga Borodina) qu’il nous est donné d’entendre.
C’est la première fois que j’entends Petrenko en concert. Après ses récents succès, ses récents triomphes, à Bayreuth comme à Munich et aussi à Paris (Rosenkavalier au TCE), il est intéressant de l’entendre ailleurs qu’à l’opéra.
Les Rückert Lieder sont pour moi une œuvre difficile à écouter. Bien sûr, ils sont indissolublement liés à Claudio Abbado, qui les proposa pour son dernier programme comme directeur musical du Philharmonique de Berlin, en avril 2002. En soliste, Waltraud Meier, qui avait chanté ce soir là avec une telle complicité avec une telle osmose avec orchestre et chef, et surtout avec une telle sensibilité et une telle poésie que c’en est inoubliable. Jamais il ne m’était arrivé de ne plus voir tellement les larmes embuaient, envahissaient mes yeux. Ich bin der Welt abhanden gekommen, interprété en fin de programme (ce soir, Petrenko a choisi pour conclure Um Mitternacht, l’autre pièce maîtresse du cycle), m’avait profondément impressionné pour la manière dont voix et cor anglais (Dominik Wollenweber) s’unissaient, et comment Abbado sur la voix de Meier avait fait glisser l’orchestre avec une douceur indescriptible, au point qu’un silence ahurissant, une sorte de suspension du temps, avait  marqué la  fin du concert. Inutile de dire que j’écoute régulièrement l’enregistrement issu de la retransmission radio, toujours avec la même émotion et la même fascination.
Ce soir, à Munich, nous en sommes assez loin. D’abord, malgré une voix chaleureuse et très ronde, Olga Borodina n’arrive pas à épouser l’émotion diffusée par cette musique. La voix est bien projetée, la diction est correcte, mais si le medium est sonore, large, bien appuyé sur le souffle, les aigus sont un peu serrés, et les graves moins impressionnants qu’attendus. Il reste que ce n’est pas là le problème. Le problème c’est que Borodina est désespérément lisse, sans aspérités, sans couleur, et qu’elle ne diffuse rien.
Par ailleurs, l’orchestre n’a pas évidemment le velouté ni la technicité extrême du Philharmonique de Berlin, les instruments solistes sont valeureux, mais n’atteignent pas la qualité de leurs collègues berlinois (c’est particulièrement sensible dans Um Mitternacht), et si Petrenko dirige avec beaucoup de délicatesse, les choses ne sont nulle part vraiment senties.
On va me reprocher, et on aura raison, de faire des comparaisons entre une audition hic et nunc et un souvenir statufié par le mythe, mais je porte en mon cœur ce souvenir vibrant et ne peux que mettre ainsi en perspective toute audition des Rückert Lieder.
De plus, j’ai eu un moment la crainte que tout le concert ne se déroule sous les mêmes auspices.
Mais non, dès les premières mesures de la Sixième, on est complètement rassuré, la dynamique, l’énergie, l’allant, la clarté sont au rendez-vous d’une symphonie que Petrenko, d’une manière toute personnelle va  orienter vers l’ouverture, vers le vivant, vers le mouvement. Le tempo frappe par son rythme  soutenu, il est très rapide, aussi bien dans le premier que dans le second mouvement (l’andante, que Petrenko, comme Abbado choisit de placer en 2 plutôt qu’en 3). Il ne m’appartient pas de rentrer dans l’infinie discussion de savoir s’il vaut mieux jouer l’andante en 2, avant le scherzo, ou le scherzo en 2 et l’andante en 3, on sait que Mahler a joué à la création l’andante en 2, puis est revenu sur sa décision quelques semaines après. Les chefs sont divisés, les mélomanes mahlériens sont divisés, c’est une belle discussion pour les entractes des concerts. En tous cas,

Kirill Petrenko au milieu des musiciens
Kirill Petrenko au milieu des musiciens

Petrenko choisit de proposer un andante (littéralement ou à peu près « allant »)moderato certes, mais qui effectivement va, d’un rythme rapide, avec des choix très ouverts d’un son qui évite toute mélancolie. Abbado voyait en Mahler une souffrance, et voyait dans cette Sixième une sorte de basculement . Petrenko voit un Mahler qui va encore de l’avant, avec énergie, sinon avec confiance : on court sans doute vers le gouffre ou le bord de la falaise, mais on y court franc-jeu, directement, sans vraie hésitation. Cela nous vaut une vraie surprise qui à mon avis éclaire l’ensemble de son approche. Cela nous vaut aussi les dernières notes de ce deuxième mouvements parmi les plus belles et les plus singulières jamais entendues, toutes de légèreté en suspension et d’équilibre, d’une simplicité qui bouleverse.
Car l’orchestre est au rendez-vous avec son chef, on ne sait que louer de la précision des instruments, de la netteté des attaques, de l’extraordinaire dynamisme explosif qui émane du son. Cela fait du bruit, disait mon voisin, toll, toll toll, disait un monsieur derrière moi, car peu à peu, l’auditeur se laisse entraîner dans ce rythme, avec cette battue précise, ces gestes dynamisants, ces indications nettes, lisibles , et surtout cette clarté incroyable du tissu orchestral, sans aucune scorie, sans jamais aucune impression de confusion qu’on pourrait craindre avec ce parti pris, mais au contraire l’impression d’une évidence lumineuse.
Le scherzo est assez dansant, mais en même temps inquiétant, et Petrenko insiste sur certaines dissonances, un peu sarcastiques, tout en revenant au lyrisme, comme si il y avait tiraillement: les cordes sont vraiment magnifiques (pizzicati!) avec une légèreté qui prolonge le mouvement et qui contraste avec le wuchtig (pesant) qui caractérise ce scherzo Néanmoins, cette pesanteur se sent à la fin où l’on sent plus de distance, plus d’amertume peut-être.
Le fameux accord aux harpes initial du dernier mouvement est incroyable de netteté, et en même temps il irradie de surprise, tant il est en même temps décomposé, d’une lisibilité telle que chaque moment est presque isolé, presque scandé, et pourtant il y a véritablement une impression d’ensemble qui se dégage, une vision synthétique et analytique à la fois. Vraiment étonnant, vraiment prodigieux.

A l’autre bout du spectre, le marteau.
Abbado à Milan avait placé le marteau gigantesque au sommet de l’orchestre, monumental, tel un billot. Car les coups de marteau, c’est l’irruption de la mort. Il avait voulu théâtraliser le dispositif. La vision de Petrenko, moins « tragique », et plus positive, relativise ce moment. D’abord, le marteau n’est pas visible, il est complètement dissimulé, c’est à peine si on voit le musicien au fond, le manier, mais, plus inhabituel, Petrenko n’en fait pas un moment si théâtral non plus, une sorte de coup définitif, il en atténue le volume, et le marteau est pris dans la masse sonore sans s’en distinguer vraiment. Kirill Petrenko fait de cette 6ème moins une symphonie tragique qui verrait la mort du héros comme un coup terrible du destin, mais il voit cette mort prise dans une sorte de tourbillon, que le héros vivrait comme l’ultime péripétie. Petrenko privilégie la force qui va, et que la mort saisit comme un instantané, une sorte de moment parmi d’autres, le dernier moment, mais presque un passage et non un mur définitif.

Tourbillon sonore, extraordinaire construction pleine d’énergie vitale, qui permet de voir comment le chef imprime son rythme aux musiciens, qui le suivent aveuglément, sans hésitation, dans un parcours qui n’a rien de superficiel, mais sans pathos aucun, sans complaisance, sans se laisser aller à des facilités. Il fait du tragique, et avec quelle justesse, et avec quel à propos, l’exact opposé du pathétique. « Le héros tragique dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à lui » avais-je appris en classe préparatoire : Petrenko montre cette dispute, montre le héros maître de son destin qui vit la mort comme l’ultime péripétie, et qui affronte crânement. En ce sens, sa symphonie est vraiment  « tragique » .
Le public accueille cette version vitale avec un enthousiasme débordant, standing ovation, longs rappels, Comment pourrait-il en être autrement ? Septemberfest im Nationaltheater. [wpsr_facebook]

Saluts des cuivres
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