LUCERNE FESTIVAL 2016: Concert du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Riccardo CHAILLY le 13 AOÛT 2016 (MAHLER Symphonie n°8, “des Mille”)

Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival

C’était une inauguration très attendue du Lucerne Festival et bien des mahlériens avaient fait le déplacement. Claudio Abbado a associé pour longtemps Mahler et Lucerne Festival Orchestra.
Abbado disparu, le sort du Lucerne Festival Orchestra pouvait se poser, au moins sous sa forme d’orchestre « des amis ». En réalité, depuis plusieurs années et déjà du temps d’Abbado, la physionomie de l’orchestre était un peu changée, les membres des Berliner Philharmoniker avaient dû le quitter, les Capuçon, Natalia Gutman et d’autres en sont partis après la mort du chef tutélaire, comme Diemut Poppen (alto) et Alois Posch (contrebasse) partis, mais il reste du moins un certain nombre de piliers qui sont là depuis les origines, Reinhold Friedrich le trompette solo, Raymond Curfs le timbalier, Jacques Zoon le flûtiste et des membres venus un peu plus tardivement (Lucas Macias Navarro, Alessandro Carbonare, ou Alessio Allegrini) sont devenus rapidement des figures irremplaçables de l’orchestre.
Cette année, peu de changements, sinon quelques membres de l’orchestre de la Scala, et le départ regrettable de Sebastian Breuninger, 1er violon, un des membres historiques, formé par Abbado, qui est en même temps 1er violon du Gewandhaus de Leipzig.  Compte tenu des rapports actuels de Riccardo Chailly et du Gewandhaus, il était difficilement envisageable qu’il demeurât.
Le très futé directeur du festival, Michael Haefliger, avait le choix entre deux options :

  • Ou bien confier le LFO chaque année à un chef différent, de type « carte blanche à », jusqu’à ce que la disparition d’Abbado ait été suffisamment digérée et que le marché des chefs s’éclaircisse. Le LFO est une formation très particulière demande des chefs de tout premier niveau, mais cela aurait alimenté les discussions sur la suite, et fait des chefs invités des potentiels candidats à un poste de directeur musical prévu dans le futur.
  • Ou bien nommer un directeur musical le plus vite possible, pour redonner à l’orchestre un futur , des perspectives et un programme. C’est l’option qui a été choisie.

Cette manière de « relancer » le LFO s’accompagne d’ailleurs d’autres ouvertures vers l’avenir : en même temps que le nouveau départ du LFO, Haefliger a remis dans le même temps sur le tapis la question de la salle modulable dont le projet est affiché dans l’entrée du KKL,

Nous avons déjà évoqué dans ce blog l’appel à Riccardo Chailly, un des rares chefs de stature internationale disponible pour assumer la charge, limitée par ailleurs, de directeur musical du Lucerne Festival Orchestra. En effet, elle occupe au maximum deux semaines en été et deux semaines en automne pour la tournée. Elle a donc l’avantage d’être très prestigieuse et en même temps peu mangeuse de temps.
Il apparaît que pour l’orchestre, un nouveau directeur musical est préférable. Il permet de clairement se positionner, et de voir l’avenir, en terme de programme, de répertoires et d’organisation. Il est clair qu’avec Riccardo Chailly, la question du répertoire est résolue : c’est un chef curieux de pièces rarement jouées, mais en même temps familier de Bruckner et Mahler, les compositeurs fétiches du LFO, et du premier XXème siècle. L’année prochaine par exemple Stravinski est à l’honneur (Œdipus  Rex, le sacre du printemps), mais avec la cantate Edipo a Colono de Rossini composée autour de l’année 1816, très rarement jouée et qui rompt complètement avec le répertoire habituel de l’orchestre, ce qui en soi est plutôt intéressant.

Ainsi donc, Michael Haefliger a proposé comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler « des Mille » . On se souvient que cette symphonie était programmée pour 2012, mais que trois mois avant, Claudio Abbado s’était replongé dans la partition et qu’il avait finalement renoncé à la diriger, ne « trouvant rien de nouveau à dire ». C’est une partition qu’il n’a dirigée qu’une fois, à reculons pour une série de concerts avec les Berlinois en 1994 et un enregistrement de Deutsche Grammophon.  Le résultat fut que le cycle Mahler du LFO dirigé par Abbado en DVD est resté incomplet.
En proposant comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler,

  • d’une part Haefliger marquait la continuité : Mahler restait une référence pour l’orchestre et permettait la clôture du cycle commencé avec Abbado
  • d ‘autre part il marquait aussi la différence et le changement, puisque le nouveau directeur musical se chargeait de l’exécution.

Enfin, une inauguration marquée par un tel monument, avec plusieurs centaines d’exécutants, et par une campagne médiatique assez bien faite, attirant la presse spécialisée du monde entier, était pour le Lucerne Festival Orchestra et le Lucerne Festival en général une pierre miliaire, celle du changement dans le continuité, comme on dit en politique.
C’était donc une inauguration très politique, où la question symbolique prenait le pas sur la question artistique. Le pari était de convaincre que le LFO restait ce qu’il avait été, et que le choix de Chailly était justifié. Pari tenu et sans aucun doute gagné.

On avait donc rendez-vous avec ce monument presque inexplicable et surabondant de la création mahlérienne, surabondant en chœurs : quatre chœurs , le Tölzer Knabenchor, référence mondiale en matière de chœur d’enfants, le chœur du Bayerischer Rundfunk, de la radio lettone, et l’Orfeón Donostiarra , dont la présence était d’autant plus symbolique que ce chœur avait participé à la Symphonie n°2  « Résurrection » dirigée par Claudio Abbado en 2003, lors de la première apparition du Lucerne Festival Orchestra et qu’il n’avait pas été invité depuis : 13 ans après, il revient pour le premier  concert de la nouvelle « ère » du Lucerne Festival Orchestra. Un monument aussi surabondant en solistes, huit solistes, deux mezzos, trois sopranos, un ténor, un baryton, un baryton-basse.

L’œuvre, totalement chorale et vocale, avec peu de moments exclusivement symphoniques, est divisée en deux parties, la première fondée sur un texte en latin du haut moyen âge, le veni creator spiritus, attribuée à Raban Maur, un archevêque de Mayence qui vivait au 9ème siècle ; la seconde moitié est fondée sur le final du Faust de Goethe, en allemand et 1000 ans séparent donc les deux textes. Il y a entre les deux parties d’ailleurs de profondes différences. La première, tonitruante, avec des interventions des chœurs et des solistes peu différenciées et presque à la limite de la lisibilité, et la seconde, plus traditionnelle, plus assimilable à une cantate, avec des interventions solistes bien identifiables et presque dramaturgiquement organisées.

La disposition de Lucerne permettait, outre la distribution globale chœur-orchestre, d’isoler l’organiste, à la tribune duquel sont intervenus l’ensemble des cuivres supplémentaires, et Mater gloriosa (Anna Lucia Richter). Il s’agissait évidemment d’une mise en espace de l’œuvre où même l’éclairage pourpre donnait une allure monumentale et spectaculaire à l’ensemble.
J’avoue avoir été un peu écrasé par la première partie, pour laquelle  me semble-t-il, la salle n’était pas spécialement adaptée ; trop petite peut-être pour de telles masses sonores à leur maximum, cuivres et orchestre déchainés qui finissait par saturer. On n’entendait plus vraiment les solistes systématiquement couverts ou noyés par la masse chorale, l’impression écrasante et à la limite de l’audible était sans doute en même temps voulue.
On a pu discuter l’inspiration de Mahler dans cette partie. Adorno disait lui-même quelque chose comme « Veni creator spiritus certes, mais si après il ne vient pas ? » marquant sa distance en quelque sorte. Mahler a voulu rendre compte d’une totalité, une totalité sonore et spirituelle : il y a une volonté évocatoire un peu aporétique, et donc peut-être un peu désespérée. Pour ma part, ce trop-plein sonne quelque part un peu vide et j’ai des difficultés à entrer dans l’œuvre par cette première partie qui écrase certes voire laisse un peu froid. L’inspiration mélodique elle-même n’est pas au niveau d’autres œuvres. Rendre compte de « l’Universum » par la transposition musicale d’une totalité impliquant voix, chœurs et instruments aboutit forcément à une difficulté. Réunir des centaines de participants fait spectacle, mais n’implique pas l’auditeur, et rend le morceau peu participatif.
Ce qui me touche, c’est peut-être plus le côté désespéré de cette quête de totalité, d’une quête qui conduit à chercher à rendre l’indicible ou l’irreprésentable, et en même temps le côté un peu naïf (la naïveté du converti récent ?) d’une entreprise titanesque qui finit par rater son objectif. Mahler, qui implique tellement son auditeur, qui l’invite tellement à pénétrer son univers, le laisse ici au seuil, ne lui permet pas d’entrer. Et Chailly rend compte de cette aporie en proposant volontairement une lecture totalement extérieure et spectaculaire, une sorte de pandemonium sonore d’où rien n’émerge sinon une sorte de perfection froide sous un déluge volumineux de sons qu’il est difficile de démêler. Peut-être aussi cette première partie, ainsi proposée, ne laisse aucune chance à la petitesse humaine face à l’irruption tempétueuse de l’appel au Créateur. Le point de vue global s’impose, fort, gigantesque, impossible à endiguer, flot sonore qui reflète la multiplicité des mondes(ou qui essaie de témoigner) . Il en va différemment dans la deuxième partie, qui commence d’abord par une pièce orchestrale plus recueillie qui rappelle, elle, le Mahler que nous connaissons et nous aimons, celui de symphonies précédentes, sixième ou quatrième et une sorte de « captatio benevolentiae » qui permet de rentrer cette fois de plain-pied dans l’œuvre. De l’impossibilité de distinguer qui est qui, qui chante quoi, et qui joue quoi, on commence à avoir un repère, qui est aussi repère littéraire. Le Faust de Goethe est elle aussi une œuvre monumentale inépuisée, inépuisable, où le langage en déluge de vers nous écrase. Le jeu sur le langage de Goethe est proprement musical, quelquefois symphonique, quelquefois chambriste : cela m’avait frappé lorsque j’avais vu il y a 16 ans le Faust intégral monté par Peter Stein à Hanovre: impossible de ne pas entrer dans ce tourbillon continu de paroles qui fait musique, dans ces musiques de vers qui étourdissent et en même temps hypnotisent. Goethéenne, c’est à dire prométhéenne, voilà ce qu’est cette symphonie.

Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival

Ainsi, la dernière partie du texte de Goethe est une sorte d’Erlösung (de rédemption) par la musique et le texte, une ascension (sinon une assomption, tant le texte de Goethe est « aspirant »), en même temps une image de totalité où monde réel et monde poétique s’unissent  et où le spectateur après environ 24h de théâtre, vit une sorte d’ataraxie. Cette partie ultime, mise en musique, s’efforce elle aussi d’ouvrir vers une totalité qui élève, et qui n’écrase plus : après le mouvement descendant de la première partie de la symphonie, où l’auditeur est cloué sur place par une tempête sonore qui tombe sur lui, le mouvement de la seconde est plutôt ascendant, la question de l’élévation est centrale, et ce jeu théâtral des interventions qui se renvoient l’une l’autre est cette fois-ci peut-être rendu par Mahler avec plus de cohérence ou plus d’inspiration. Il est clair que les voix qui se reprennent, que la forme traditionnelle de la cantate (le souvenir de Bach est ici présent), mais malgré tout la « cantate » de Mahler sonne pour moi plus profane que sacrée. Mahler est toujours profondément humain, pétri d’humain et c’est ce qui fait l’incroyable proximité de l’auditeur et de cette musique qui entre directement dans ses chairs.
Bien sûr, Le Lucerne Festival Orchestra fait merveille dans ces moments séraphiques (c’est ici le cas de le dire), où toute musique est suspendue dans un intermonde, elle respire et en même temps se fractionne ou se dématérialise, elle vit pleinement en nous et se dilue, elle est là et nous aspire et nous élève (singulier effet du dernier mouvement de la Troisième par exemple). On ne sait plus s’il faut admirer les cuivres impeccables de précision, les percussions menées par Raymond Curfs, les bois ahurissants (le hautbois d’Ivan Podyomov ! la flûte de Jacques Zoon !) et la chair des cordes (les altos et les violoncelles bouleversants). On reste interdit aussi par la précision des chœurs préparés et coordonnés par Howard Arman : c’est une performance d’avoir harmonisé l’ensemble gigantesque de toutes ces voix en un ensemble à la fois compact et différencié, sans compter les merveilleux Tölzer Knabenchor dont les interventions avec les femmes de l’Orfeón Donostiarra restera dans la mémoire, tant ces « anges » furent réellement, qu’on me pardonne ce truisme, « angéliques ».
C’est dans cette deuxième partie que les voix solistes se distinguent et pour certaines époustouflent : entendre Peter Mattei dans Pater Ecstaticus est une leçon : leçon de diction, d’émission, de projection, avec un timbre chaud, sans rien de démonstratif, avec un texte dit dans la simplicité de l’évidence. Sans jamais forcer, Peter Mattei a une présence inouïe, et la voix qui correspond exactement à l’œuvre. Une intervention inoubliable, d’un artiste à son sommet. Ecrasant de modestie, de naturel et de justesse.
Même remarque pour Sara Mingardo (Mulier samaritana) : sans jamais avoir une voix qui écrase par le volume, mais toujours bien placée, bien posée, Sara Mingardo impose le texte, par l’intelligence, par la diction et par la musicalité et par la suavité de son timbre.
J’ai toujours aimé dans ce type d’intervention aussi Mihoko Fujimura, qui a une attention marquée au texte et une rare intuition musicale : on se souvient dans cette même salle, d’un deuxième acte de Tristan avec Abbado en 2004 où elle fut une Brangäne irremplaçable. C’est une artiste jamais spectaculaire (ce qui gênait dans sa Kundry, dont les aigus redoutables dépassaient ses possibilités). Ici, elle impose aussi une présence dans Maria Aegyptiaca, notamment par les graves, encore abyssaux, même si elle m’est apparue un tantinet en retrait par rapport à d’autres prestations récentes.
Remplaçant au dernier moment Christine Goerke malade, Juliane Banse (Una poenitentium) a su relever le défi, d’abord avec une présence à l’aigu notable, des aigus très bien négociés, très contrôlés et en même temps très affirmés et une diction magnifique : elle a été très convaincante, très charnelle aussi, très humaine enfin.
Ricarda Merbeth (Magna Peccatrix) impose évidemment son volume et sa technique impeccable, et surtout ses aigus écrasants et imposants. J’aime moins son timbre que je trouve toujours un peu froid et son expressivité moins affirmée (c’est notable à l’opéra), mais elle se distingue ici comme la voix la plus marquée et la plus volumineuse. Belle prestation.

La jeune Anna Lucia Richter, installée sur le podium de l’organiste dominant la salle, lance de la hauteur ses quelques vers.
« Komm, hebe dich zu höhern Sphären,
Wenn er dich ahnet, folgt er nach. »
L’intervention est très brève mais demande une très grande virtuosité, un très fort contrôle de la voix et des aigus très assurés. La jeune chanteuse, déjà engagée l’an dernier dans la Quatrième a su relever le défi et son intervention est remarquable.
Du côté des voix masculines, nous avons souligné tout l’art de Peter Mattei. On doit tout aussi apprécier celui de Samuel Youn, baryton-basse au timbre très velouté qu’on a apprécié à Bayreuth plusieurs années durant dans le Hollandais de Fliegende Holländer, il montre ici une belle qualité d’émission et, comme Mattei, une intervention non démonstrative, assez retenue, et assez « hiératique », où la simplicité de l’expression domine. Joli moment.
Andreas Schager avait la partie de ténor, Dr Marianus, la plus longue. Il est resté, contrairement à ses dernières prestations, assez retenu et plutôt contrôlé. La partie n’est pas vraiment simple et exige tension et concentration. Il s’en sort avec les honneurs, sans faillir. On apprécie cette voix claire, lumineuse quand il le faut, et qui sait déployer aussi une certaine énergie : il réussit à être très présent et se sortir des pièges. C’est plutôt très positif.
Comme on le voit, le niveau d’ensemble des solistes était particulièrement élevé, ce qui est presque toujours le cas pour les voix invitées à Lucerne.
Riccardo Chailly gérait toute cette immense et complexe machine, gestes précis, énergiques, sans être trop démonstratifs. Très attentif à tout, et notamment aux solistes, il sait aussi retenir le volume de l’orchestre. L’œuvre ne distille pas (au moins pour mon goût) d’émotion à l’égal d’autres symphonies : il reste que Chailly en propose une interprétation plutôt contrôlée en deuxième partie et plutôt déchainée en première partie. On lui reproche quelquefois de laisser aller le volume et de diriger fort. La musique de la symphonie étant ce qu’elle est, c’est un reproche qu’on ne peut lui faire : il n’a pas besoin de pousser le volume. Mais il a fait preuve de très grande qualités de netteté et de précision, tout en veillant aussi à marquer les moments les plus lyriques et les plus suspendues : utilisant les qualités intrinsèques de l’orchestre et ses grandes capacités techniques, il a aussi fait comprendre que l’entente s’était fait jour entre les musiciens et lui. En ce second concert auquel j’ai assisté, que tous les spectateurs présents la veille ont considéré comme meilleur (musiciens et chefs plus détendus), il a parfaitement montré qu’il avait pris les rênes et que le pari était gagné, tant le succès a été grand. Longue vie à ce nouvel attelage. [wpsr_facebook]

12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival
12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival

RADIO FRANCE 2014-2015: EIN DEUTSCHES REQUIEM de Johannes BRAHMS le 3 JUILLET 2015 par l’ORCHESTRE NATIONAL DE FRANCE dirigé par DANIELE GATTI (solistes: PETER MATTEI et Annette DASCH)

Daniele Gatti, Sofi Jeannin, Peter Mattei, Annette Dasch le 3 juillet 2015 Auditorium de Radio France.
Daniele Gatti, Sofi Jeannin, Peter Mattei, Annette Dasch le 3 juillet 2015 Auditorium de Radio France.

Après son exécution à la Basilique de Saint Denis, à laquelle je n’ai pu malheureusement assister, le concert a été repris à l’auditorium de Radio France. Doit-on le regretter ? Sans interpeller l’acoustique, il me semble que le Requiem allemand de Brahms est une œuvre qui n’appelle pas forcément les spectaculaires déploiements des nefs gothiques, mais au contraire des salles plus des temples protestants ou d’églises luthériennes moins chargées et plus propices à l’intériorité. L’œuvre n’est pas liturgique, et son nom « requiem » est presque abusif. C’est plus une méditation humaine sur l’éternité et sur la brièveté du passage sur terre appuyée sur des extraits des écritures, en langue allemande et non en latin, qui permet la compréhension immédiate de l’auditeur pour qui l’œuvre a été écrite et permet un accès direct à la lumière de la parole sacrée. Il ne faut donc pas s’attendre à un Dies irae, à des moments d’explosion comme on en a chez Mozart ou Verdi (qui propose le sien 5 à 6 ans après Brahms).
La dernière fois que j’ai entendu le Deutsches Requiem, c’est à Salzbourg avec Christian Thielemann et la Staatskapelle de Dresde, (voir le blog) un concert de très haut niveau, mais un ensemble peut-être légèrement en dessous des attentes.
Il y évidemment plusieurs manières d’aborder cette œuvre plus méditative que cosmique, entre l’analyse et la clarté du langage musical de Thielemann, un brin froid et sans vraie élévation, le discours massif et grandiose de Jansons, ou la suspension aérienne d’Abbado.
Pour le dernier concert de la saison (avant le Concert de Paris le 14 juillet), Daniele Gatti dirige Ein Deutsches Requiem de Brahms, déjà dirigé dans l’année avec le Philharmonique de Vienne à Vienne, et à New York, dans un mémorable concert à Carnegie Hall début mars (Gerhaher, Damrau).
Le 2 juillet, le concert avait été proposé dans le cadre grandiose de la basilique Saint Denis, pour le Festival du même nom, dans une ambiance qui par sa splendeur ne cadrait pas forcément avec la connotation nettement protestante de l’œuvre, même si l’acoustique de la basilique devrait mieux lui convenir que des œuvres plus explosives.
Dans la salle de l’auditorium, toute de bois et plutôt élégante et sobre, l’œuvre non seulement sonnait bien mais convenait parfaitement à l’ambiance, même si pour une œuvre aussi retenue, on préfèrerait un éclairage plus discret et plus propice à l’intériorisation.

Dès le n°1, « Selig sind, die da Leid tragen », les cordes (et particulièrement les contrebasses, puis les violoncelles et les altos) font ressortir à la fois profondeur empreinte de mysticisme, le son est dominé, particulièrement somptueux,  et l’attaque du chœur très en place. Tout au long du concert, le chœur de Radio France ( dont Sofi Jeannin, déjà directrice de la Maîtrise, vient de prendre officiellement la direction) montre d’ailleurs une belle prononciation de l’allemand : la diction et la clarté de l’expression sont en effet essentiels dans cette œuvre, mais il montre aussi une grande linéarité, un ton très homogène : dans les parties les plus larges comme dans les moments plus recueillis, ce qui frappe c’est une prestation particulièrement contrôlée et en même temps une vraie chaleur dans l’engagement.
Ce qui va caractériser cette soirée, c’est d’abord l’expression de simplicité, voire d’évidence. Simplicité par une sorte de discours naturel, fluide, qui volontairement refuse le monumental, il en résulte tout au long de l’exécution une impression de sérénité inaltérable, une totale absence d’angoisse métaphysique, rien de hugolien dans l’approche, mais plutôt apollinien. D’où l’importance de saisir les mots, la phrase étant le prolongement naturel d’un discours musical qui a le ton d’une conversation mystique.
Au service de cette approche particulièrement sereine, qui domine même les moments au relief plus marqué comme le n°2 (Denn alles Fleisch, es ist wie Gras ) ou le n°4 (Wie lieblich sind deine Wohnungen, Herr Zebaoth) et le n°6, celui où est évoquée la Résurrection (Denn wir haben hier keine bleibende Statt) des interventions de solistes d’une très grande intensité, mais en même temps sans affèterie ou sans aucune maniérisme. Peter Mattei, dans ses deux interventions (n°3 Herr, lehre doch mich, dass ein Ende mit mir haben muss et n°6 Siehe, ich sage euch ein Geheimnis) donne d’abord une leçon de diction, mais d’une diction au service de l’expression, une expression d’une incroyable simplicité et retenue, et d’une désarmante facilité. C’est du grand art et en même temps cela reste d’une grande modestie, non pas au sens qualitatif (nous en effet atteignons des sommets) mais modeste au sens où rien n’est artificiel, rien n’est mis en scène ou mis en son mais simplement et modestement soumis et posé. Il y a là quelque chose d’une simplicité franciscaine qui va droit au cœur et droit à l’âme. J’ai très rarement entendu ces moments avec une telle retenue, un tel naturel, et en même temps évocateurs de ferveur et de profondeur.
Annette Dasch se trouve plus à l’aise dans un espace plus réduit. Elle a abordé des rôles à la limite pour sa voix (Elsa), alors qu’elle est un pur lyrique. La partie qui lui est réservée (n°5 : Ihr habt nun Traurigkeit) demande tout de même des montées à l’aigu où on la sent plus tendue. Le contraste avec le baryton dans l’aisance et le ton est assez marqué. Même si l’artiste, que j’aime beaucoup, garde ses qualités de diction et d’élégance, mais l’expressivité reste un peu en retrait.
Daniele Gatti à la tête d’un orchestre des grands jours, vraiment au maximum de son engagement et de ses moyens (et on veut y toucher ? quelle idiotie crasse !) propose une vision empreinte de sérénité, où il refuse ce qui pourrait être grandiose ou excessif : le début du n°5 dont les paroles évoquent la Traurigkeit (tristesse), est accompagné aux bois avec une élégance et une fluidité rares, sans appuyer mais en laissant la musique se diffuser et s’expanser. Il y a certes des moments où la musique s’élargit, mais sans jamais « envahir » l’espace méditatif qui s’impose. Rien de froid dans cette approche, mais une vraie couleur plus confiante qu’angoissée, plus « positive » que dans certaines interprétations. Si je m’en réfère à la littérature, on n’est pas chez Hugo, on serait plus du côté de la confiance d’un Stendhal: un christianisme pétri d’humanité confiante, assez optimiste au total. Une fois de plus, alors qu’on accuse souvent Gatti de rupture de rythmes, de tempo, et que sais-je encore, je ne vois ni n’entends cela dans ce travail dont l’harmonie fait image, où pas un moment n’est marqué par l’excès, mais au contraire par un souci de plénitude et d’assurance. Les interrogations métaphysiques se résolvent dans la simple confiance : et on ressort de ce concert rasséréné, apaisé, heureux. [wpsr_facebook]

Orchestre National de France et Chœur de Radio France le 3 juillet 2015
Orchestre National de France et Chœur de Radio France le 3 juillet 2015

TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: FIDELIO de L.v.BEETHOVEN le 16 DÉCEMBRE 2014 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Deborah WARNER)

Fidelio à la Scala, Acte II choeur final © Marco Brescia et Rudi Amisano
Fidelio à la Scala, Acte II choeur final © Marco Brescia et Rudi Amisano

Il en va de Fidelio comme de Don Giovanni, pour des raisons très différentes : c’est pour le metteur en scène une gageure et rares sont ceux qui s’y sont retrouvés. En fouillant dans ma mémoire, je n’arrive même pas à identifier une mise en scène qui m’ait quelque peu marqué, sinon celle de Herbert Wernicke à Salzbourg (avec Solti au pupitre) et surtout pour la scène finale. Au cimetière des éléphants, celle de Deborah Warner ira s’ajouter à celles qui ont plombé le public de la Scala. Ni Werner Herzog avec Muti, Waltraud Meier et Thomas Moser (puis Robert Dean Smith) , ni une dizaine d’années avant, Lorin Maazel avec Giorgio Strehler,  Thomas Moser et Jeanine Altmeyer, n’ont marqué les mémoires. La production précédente (Otto Schenk) en février 1978 avait marqué certes, mais parce que Leonard Bernstein était dans la fosse, que c’était une tournée de l’Opéra de Vienne et que les deux héros s’appelaient René Kollo et Gundula Janowitz.
La dernière apparition de l’Opéra de Vienne dans Fidelio, en septembre 2011 fut réduite à une exécution de concert, avec Franz Welser-Möst au pupitre, Nina Stemme et Peter Seiffert dans les rôles principaux et n’a pas vraiment séduit.
En bref, la Scala n’a pas eu de chance avec Fidelio.
Et cela peut se comprendre car l’opéra conjugue une très grande difficulté à réunir une distribution indiscutable et une difficulté encore plus grande à identifier un metteur en scène qui y trouve sa voie.
L’intrigue de Fidelio, inspirée d’une pièce de Jean-Nicolas Bouilly, Léonore ou l’amour conjugal est aujourd’hui la plupart du temps éclairée par les metteurs en scène en fonction de la tradition illuministe, enrichie par notre référence contemporaine aux droits de l’homme : prison, et prisonniers enfermés dans des conditions précaires, condamnations arbitraires, vengeances politiques et personnelles sont aujourd’hui aussi fréquents qu’au début du XIXème siècle, chaque époque se reconnaît malheureusement dans cette dénonciation. La victoire de la justice sur l’injustice et le chœur final qui rappelle la IXème symphonie font le reste et rendent le public moralement et esthétiquement satisfait.
Mais Fidelio est aussi tributaire d’une tradition assez bien ancrée dans l’opéra de l’époque où la dénonciation illuministe de l’injustice et de l’arbitraire entre moins qu’un schéma bien connu des librettistes qui est la pièce à sauvetage. Un personnage (en général une femme) enfermé injustement dans un château est sauvé par un autre (un preux chevalier dans les bonnes histoires), le méchant est puni, et tout est bien qui finit bien. C’est peu ou prou le schéma de Zauberflöte de Mozart, même si Sarastro n’est pas le méchant qu’on croyait au départ, c’est le schéma du plus grand succès de l’époque, Lodoïska de Cherubini, créé à Paris en 1791 au théâtre Feydeau, 200 représentations, à partir des Aventures du Chevalier de Faublas de Jean-Baptiste Louvet de Couvray.
Le succès est tel que la partition de Cherubini va être regardée à la loupe et imitée par les successeurs, dont Beethoven, et que le livret va être l’occasion de trois opéras, l’un de Stephen Storace, Lodoïska (1794), de Simon Mayr, Lodoïska (1796) et surtout le Torvaldo e Dorliska, de Rossini en 1815, soit un an après la création de la version définitive du chef d’œuvre de Beethoven.
Je me demande toujours pourquoi l’opéra de Cherubini n’est jamais représenté, même s’il a été proposé dans le cadre du festival de Montpellier il y a quelques années. C’est exactement le type d’œuvre que pourrait monter l’Opéra Comique. Seul Riccardo Muti en a proposé une magnifique production à la Scala en 1991, 200 ans après la création.
Tout cela nous montre que Beethoven prend un sujet à la mode, avec un schéma bien manichéen et assez simpliste qui peut gêner un metteur en scène, d’autant que la qualité dramaturgique de l’œuvre reste à démontrer, avec tout un acte I qui est l’exposition et un acte II plus bref qui concentre l’action et le dénouement de manière assez rapide. Certes, la prison injustement infligée et la libération donnent l’occasion de rêver droits de l’homme, la femme libératrice est un nouveau motif digne d’intérêt (inspirée d’un fait divers révolutionnaire réel) : on a donc vu une grande variation sur le thème camp et prison : on se souvient de la fameuse mise en scène de Jorge Lavelli à la Halle aux Grains de Toulouse, mais on ne compte plus les murs gris (ou ocres et écrasants chez Strehler), les grilles, les soupiraux. L’imagination (?) en la matière est au pouvoir.
Je me demande si ce type d’histoire, assez frustre au demeurant, ne conviendrait pas à une approche plus « bande dessinée », j’ai toujours rêvé aussi de voir un Fidelio de type cinéma muet : cette histoire convient très bien à un scénario du muet, héroïne blonde et diaphane, Pizzaro méchant à souhait, héros malheureux et écrasé roulant des yeux suppliants, Rocco brave type. En fait, je pense qu’il faudrait aller du côté de l’imagerie, plutôt que du côté sérieux, « droits de l’homme » ou révolution. Une imagerie d’Epinal que les moyens modernes utilisés par la scène aujourd’hui pourraient développer. Je trouve que cela correspond mieux au type d’histoire, à la dramaturgie minimale, à la manière un peu miraculeuse dont Léonore réussit rapidement à libérer son Florestan.

Anja Kampe © Marco Brescia et Rudi Amisano
Anja Kampe © Marco Brescia et Rudi Amisano

Ce n’est pas le chemin qu’ont pris des mises en scène récentes. Je me souviens de Chris Kraus, avec Abbado, qui l’avait choisi parce qu’il avait tant aimé son film Quatre minutes autour d’un professeur de piano qui donne des cours dans une prison pour femmes. De là vient l’idée aussi du projet de musique dans les prisons monté à Bologne avec l’orchestra Mozart et continué actuellement par l’association Mozart 2014 qui vient de naître.

Chris Kraus proposait une variation sur la guillotine, plutôt sympathique en première partie (garnie de pots de fleurs, comme un meuble familier) et qui sert pour punir les coupables à la fin, montrant qu’on remplace un totalitarisme par un autre.
Deborah Warner n’est pas très loin de cette lecture.
Son Fidelio se passe non en prison « officielle », pas d’uniformes, mais dans un lieu de confinement d’une guerre civile où sont probablement enfermés des révolutionnaires ou  des opposants. Tout est civil en effet dans cet espace (beau décor de béton d’immeuble en construction de Chloe Obolensky et beaux éclairages de Jean Kalman), un lieu de non-droit et d’arbitraire. Le décor du soupirail où est confiné Florestan se passe dans l’obscurité au point que Florestan chante son « Gott » dans le noir quasi absolu (bel effet que cette voix émergeant des ténèbres). L’arrivée du Ministre est en fait une sorte de libération par des forces révolutionnaires, le Ministre ressemblant plus à un membre d’un comité révolutionnaire quelconque entouré de drapeaux rouges.
C’est je crois à peu près tout.
Les éléments psychologiques ou dramatiques qui étayent cette histoire, comme le retournement de veste de Rocco, qui dénonce son maître Pizzaro une fois que tout est dit (ce qui jette une lumière trouble sur son personnage), la déception et la tristesse de Marzelline qui découvre que son Fidelio n’est pas celui qu’elle croyait et voit l’étendue de sa disgrâce ne sont pas mieux traités. Il faut trente secondes à Marzelline pour revenir à son Jaquino (il faut en effet faire vite car l’opéra se termine). Quant à Pizzaro après avoir fanfaronné de manière ridicule (genre Mohammed Ali après avoir vaincu un combat de boxe) aux côtés de Don Fernando, croyant échapper au châtiment, il est emmené à peine dénoncé et abattu d’un coup de pistolet sans aucune forme de procès (chez Chris Kraus il était guillotiné). Bref, on passe là aussi d’un totalitarisme à l’autre, la fin (l’aube rouge…) justifiant les moyens.
Tout cela ne va pas bien loin et Deborah Warner nous avait habitué à un peu mieux. Tout de même entre le Regietheater à la Castorf et ce plan plan, il y a sans doute de l’espace pour quelques idées. Mais non, il ne semble pas. L’opéra serait-il condamné à errer entre médiocrité warnérienne et abominations warlikowskiennes ou castastorfiques ?
Du point de vue musical, il n’en va pas beaucoup mieux, même si la distribution réunie avait tout pour plaire sur le papier.
Rien à dire sur la plupart des rôles périphériques, Marzelline est Mojka Erdmann, bien plus à l’aise dans ce rôle que dans Sophie où elle n’existait pas à Salzbourg. Fraîcheur, allant, rythme, tout cela est convaincant, tout comme l’excellent Jaquino de Florian Hoffmann, voix claire, belle diction, une touche de poésie, rien à dire, ces deux là sont parfaitement à leur place.
Kwangchul Youn  est un Rocco impeccable, un chant contrôlé, une couleur très chaleureuse, un des meilleurs Rocco de ces dernières années. Kwangchul Youn est aujourd’hui l’une des basses de référence pour le répertoire allemand, très émouvant et profond, c’est ce soir sans nul doute le meilleur du plateau.

Falk Struckmann, fut un Pizzaro référentiel lui aussi. L’artiste est intelligent, la présence scénique impressionnante, la diction impeccable. Malheureusement, la voix n’a plus l’éclat ou la profondeur d’antan et le chanteur éprouve quelque difficulté dans les moments de vaillance et les extrêmes du spectre, aigus comme graves, il en résulte un chant crié un peu vociféré, qui est quelquefois pénible. Malgré tout le respect pour le grand chanteur qu’il fut et qu’il reste quelquefois, cet heureux temps n’est plus.
Peter Mattei (Fernando) est une présence luxueuse pour un rôle très épisodique, mais il s’en tire comme toujours avec élégance, avec puissance, avec ses qualités habituelles d’émission et de diction, même si j’ai trouvé qu’à Lucerne (avec Abbado) il avait été encore meilleur.

Anja Kampe © Marco Brescia et Rudi Amisano
Anja Kampe © Marco Brescia et Rudi Amisano

Anja Kampe, qui chante Leonore depuis longtemps (avec Abbado lors de la tournée du Fidelio de Chris Kraus) devrait désormais réfléchir à ses choix de rôle : son engagement, son timbre chaud, son charisme lui garantissent des triomphes, soit dans Sieglinde, soit dans Senta, soit dans Leonore. Mais pour ma part je pense qu’elle n’a jamais eu les moyens d’un soprano dramatique, et surtout pas d’une Leonore, presque inchantable, demandant des qualités de cantabile à la limite du bel canto, et des aigus dardés, mais aussi des graves notables sur un spectre d’une rare étendue. On sentait ses limites dans ce rôle avec Abbado, même dans des théâtres moins vastes, elle s’égosille ici à en perdre la voix à la fin et rater plusieurs aigus. C’est une Leonore scénique, pour sûr, l’une des meilleures sur le marché, mais pas une Leonore vocale. Ici c’est nettement insuffisant.
Klaus Florian Vogt a un autre problème. Rien à dire sur la diction, sur la manière de colorer, sur la douceur de ce timbre, sur les aigus, même si le final de son air, haleté, haletant, lui crée quelques difficultés. C’est un chanteur de grand niveau et incontestable. Mais son timbre très clair, très nasal, un timbre qu’on croit être de ténor léger comme Almaviva (alors que la voix est tout autre que légère) ne convient absolument pas à la couleur du rôle, qui exige plus de corps, qui exige une couleur un tantinet plus sombre. Le résultat est qu’il n’existe pas. Ce n’est pas une question d’accompagnement du chef comme je l’ai lu, c’est une question de couleur et de pâte vocale. Ce timbre convient à Lohengrin, un héros venu d’ailleurs d’une autre nature et d’une autre pâte, cela ne convient pas du tout à Florestan, dont la couleur doit avoir du drame dans l’expression. Ici pas de drame, quelque chose de gentillet et de propret qui tombe à plat. Je le dis avec d’autant plus de tristesse que j’adore ce chanteur. Il n’est pas facile de trouver un Florestan aujourd’hui (sauf Kaufmann), ce n’était pas une mauvaise idée d’aller chercher ailleurs, mais tous ceux qui étaient à la représentation du 10 où Jonas Kaufmann a chanté ont dit qu’incontestablement cela avait fait basculer la représentation.
Malgré tout ce que j’ai lu (vulgarité, volume excessif, choix erronés) c’est bien Daniel Barenboim qui m’est apparu le plus convaincant et le plus impressionnant. Il a choisi comme ouverture Leonore II qui fut exécutée lors des premières représentations de la première version de l’opéra, une ouverture plus longue, plus symphonique, plus dramatique, plus descriptive aussi de la suite aussi, cette ouverture fut pour moi un grand moment : tempo lent, très lent, qui rappelait Klemperer, énergie et dramatisme qui rappelaient Furtwängler, référence explicite de Barenboim, c’est à dire un Beethoven inscrit dans une tradition datée certes (on ne joue plus Beethoven comme cela aujourd’hui), mais exécuté de manière fulgurante. Et c’est cette exécution majestueuse d’une incontestable grandeur, avec un orchestre particulièrement attentif, qui m’a séduit ici. Barenboim propose un Beethoven monumental, sombre, tendu avec un sens du drame marqué.  Certes on est à l’opposé de l’élégance dynamique d’un Abbado, ou d’un Harnoncourt, mais il y a là une vraie direction, une véritable option et l’orchestre sonne, avec un soin extraordinaire pour révéler la partition, pour en noter l’épaisseur et tant et tant de détails. Ainsi, toute la scène finale est elle musicalement grandiose (chœur vraiment remarquable, comme souvent à la Scala) et cette grandeur musicale compense largement la faiblesse du propos scénique. Le Beethoven de Barenboim n’est pas toujours convaincant. Ici on peut discuter les choix et options, on peut discuter l’interprétation, eu égard notamment aux voix choisies qui ne correspondent pas à cette direction (pour Vogt notamment), mais ce qui est indiscutable c’est la force de conviction, c’est l’intelligence, c’est même l’émotion qui se dégage de certains moments (l’ouverture notamment, mais aussi le final du premier acte et toute la scène du chœur des prisonniers, et le début du 2ème acte (qui n’a pas cependant la force qu’il dégageait chez Abbado).
Barenboim quitte la Scala après la dernière du 23 décembre. Premier directeur musical non italien,  aura beaucoup apporté pour le répertoire de la maison, qu’il a ouvert, il aura aussi permis à des chefs nouveaux de diriger, il a fait respirer une maison qui avait été un peu plâtrée les dernières années de Muti. On peut discuter le personnage, un certain public peut penser « bon débarras », mais il est clair pour moi qu’il a été un des phares de la période Lissner. Il restera au successeur  Riccardo Chailly de défendre le répertoire idiomatique scaligère.
Ce Fidelio est loin d ‘être totalement convaincant. Il est sauvé pour moi par la direction musicale, magnifique et à contre courant des modes, XXème siècle en diable, beethovénienne au sens furtwänglérien du terme dans la grande tradition du symphonisme allemand.

Les fins de cycle sont toujours un peu mélancoliques : voir Barenboim saluer seul avec panache un public conquis avait quelque chose d’émouvant.
La saison est ouverte, la Scala continue, grande dame vénérable et malgré tout éternellement séduisante. [wpsr_facebook]

Acte II Anja Kampe, Klaus Florian Vogt, Peter Mattei, Kwangchul Youn © Marco Brescia et Rudi Amisano
Acte II Anja Kampe, Klaus Florian Vogt, Peter Mattei, Kwangchul Youn © Marco Brescia et Rudi Amisano

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2014-2015: LE NOZZE DI FIGARO de W.A.MOZART le 10 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: James LEVINE; Ms en scène: Sir Richard EYRE)

 

Acte II, Contessa (Amanda Majevski) Susanna (Marlis Petersen) Figaro (Ildar Andrazakov) Conte (Peter Mattei) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Acte II, Contessa (Amanda Majevski) Susanna (Marlis Petersen) Figaro (Ildar Andrazakov) Conte (Peter Mattei) © Ken Howard/Metropolitan Opera

James Levine est de retour sur le podium du MET de manière beaucoup plus régulière pendant cette saison, puisqu’il dirigera outre ces Nozze di Figaro, Die Meistersinger von NürnbergErnani, Un Ballo in maschera et The Rake’s progress. Du coup, la position de Fabio Luisi ne se justifie plus autant et celui-ci a annoncé son retrait en 2016 « pour mieux se consacrer à Zürich, dont il est le directeur musical ».
Levine, très aimé au MET, a un répertoire particulièrement large, puisqu’on l’a vu aussi bien à Bayreuth, qu’à Salzbourg pour Mozart, et ses interprétations verdiennes sont d’un très grand intérêt. Son enregistrement des Vespri Siciliani fut mon premier coffret Verdi, en préparation des représentations parisiennes de 1974. Et il reste pour moi dans cet œuvre une référence, ainsi que le montre un pirate miraculeux, mais au son un peu difficile, avec Montserrat Caballé et Nicolai Gedda.
J’ai beaucoup d’estime pour ce chef. Même si à Bayreuth notamment, son Parsifal (production Götz Friedrich, un des bons souvenirs de la colline verte) très lent n’était pas toujours passionnant, malgré la Kundry de Leonie Rysanek, puis surtout d’une débutante nommée Waltraud Meier. Musicalement, son Ring bayreuthien (Kirchner, Rosalie) fut plus intéressant, et j’avais beaucoup apprécié le dernier Ring dans la production de Otto Schenk qu’il donna au MET. Je n’ai pu l’entendre dans la production Lepage, il était déjà fatigué,  avait annulé Die Walküre à laquelle j’avais assisté, et j’ai vu ce Ring dirigé par Fabio Luisi.
Ces prémices pour souligner tout l’intérêt que j’ai à entendre ce chef à un moment où il reprend la baguette, avec une énergie renouvelée, même s’il a désormais de très grosses difficultés pour se déplacer (en fauteuil roulant).
Pour cette nouvelle production des Nozze di Figaro, le MET a réuni une distribution de bon niveau avec Peter Mattei dans il Conte, Ildar Abdrazakov (assez populaire au MET) dans Figaro, Marlis Petersen dans Susanna, Isabel Leonard dans Cherubino et Amanda Majeski dans la Contessa, la mise en scène a été confiée à Sir Richard Eyre qui a mis en scène ici notamment le Werther de la saison dernière (avec Jonas Kaufmann et Sophie Koch) et Carmen, reprise en ce début de saison.

Acte II "Voi che sapete" © Ken Howard/Metropolitan Opera
Acte II “Voi che sapete” © Ken Howard/Metropolitan Opera

Richard Eyre n’a pas travaillé sur les aspects idéologiques de l’œuvre, comme la production automnale de Giorgio Strehler en 1973, qui reste l’une des très grandes références de la fin du XXème siècle.
Richard Eyre transfère l’action dans les années 30, une sorte d’image de l’aristocratie espagnole insouciante à l’orée de la guerre civile, comme l’aristocratie de Beaumarchais inconsciente de la révolution toute proche, et dans une structure de décor imaginée par Rob Howell, qui est l’élément moteur de ce travail. La structure assez monumentale est faite de « silos », de tours dotées de cloisons qui font penser aux moucharabiehs (on est à Séville…), à la fois séparées et transparentes, mais curieusement l’ensemble du dispositif a un côté qui de loin ferait aussi penser à une cathédrale de style baroque espagnol, et les tours renvoient évidemment à l’idée de château. Une idée de château, une idée d’Espagne, une idée méditerranéenne et un peu arabe, voilà qui construit une ambiance, assez réussie.
Installé sur une tournette, ce décor est assez monumental, assez esthétique, et délimite des espaces changeants qui permettent de faire virevolter cette folle journée. Le lever de rideau au premier acte, avant de se fixer sur la chambre de Figaro et Susanne, fait voir l’ensemble des pièces et de l’espace (on voit ainsi la contessa qui dort dans sa chambre), et le dispositif permet aussi de faire que les personnages passent d’une pièce à l’autre, voient ce qui se passe sans être vus, et donc le décor contribue parfaitement à installer cette mise en scène vive et animée, d’une « folle journée », peut être ici plus rossinienne que mozartienne.
Ensuite, le travail est assez précis sur la manière de gérer les personnages la direction d’acteurs est bien menée. Ce sont des Nozze dans l’esprit du Barbiere di Siviglia de Rossini. Je l’ai écrit plus haut, on sent plus pétiller Rossini sous ce Mozart . Ce qui intéresse Richard Eyre, c’est d’abord un comique de situation, créer des quiproquos, faire mouvoir les personnages sans cesse, et sans cesse dans des espaces réduits, surchargés d’objets.

Le Nozze Acte I Cherubino (Isabel Leonard) Susanna(Marlis Petersen © Ken Howard/Metropolitan Opera
Le Nozze Acte I Cherubino (Isabel Leonard) Susanna(Marlis Petersen © Ken Howard/Metropolitan Opera

Tout cela est millimétré, ce qui est d’ailleurs bien dans l’esprit de Beaumarchais : la scène de Cherubin non pas cette fois dans le fauteuil, mais caché sous une couverture sur le lit (Richard Eyre a réussi a faire un premier acte de Nozze sans le fauteuil, ce qui est notable…) est réglée de manière éblouissante. Quand les chanteurs sont d’excellents acteurs, très engagés, c’est vraiment très réussi : Peter Mattei est un Conte magnifique, spontané, de grande allure, c’est aussi le cas de la Susanna de Marlis Petersen, de la Contessa d’Amanda Majeski, et surtout du Cherubin d’Isabel Leonard, qui a une prise exceptionnelle sur le public.  Leur jeu – notamment quand ils sont ensemble, est d’un confondant naturel. Ildar Abdrazakov est en revanche un acteur moins à l’aise dans Figaro, plus en retrait. Les rôles de complément sont aussi à saluer et notamment la Marcellina bien caractérisée  de Susanne Mentzer, qui fut Cherubino au MET à la fin des années 80 et qui chanta souvent à Paris (Rosina, Adalgisa, Mélisande, Giulio Cesare etc…) entre 1985 et le début des années 2000. Tout cela compose un cast de qualité, bien préparé scéniquement, et vocalement assez homogène, sans être exceptionnel.

Le nozze Acte III Susanna (Marlis Petersen) Il Conte (Peter Mattei) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Le nozze Acte III Susanna (Marlis Petersen) Il Conte (Peter Mattei) © Ken Howard/Metropolitan Opera

Car vocalement, c’est incontestablement Peter Mattei qui de très loin, domine le plateau. On a souligné plus haut sa désinvolture scénique, à ses qualités d’acteur il ajoute, ce qui ne peut étonner, une prestation vocale de très haut niveau. Dans son air du troisième acte, « hai già vinta la causa »,  j’ai rarement entendu un tel récitatif, si bien projeté, si expressif, voire si nuancé., avec un air d’une cristalline clarté et un art de la coloration totalement confondant, sans compter le timbre,  exceptionnel.
La contessa d’Amanda Majeski m’a moins convaincu. Elle est une excellente actrice, notamment au deuxième acte, mais reste vocalement relativement banale, assez impersonnelle et sans vrai caractère, sans être vraiment en retrait. Une caractérisation très propre, un chant très au point, mais sans véritable originalité, qui pâlit face à Peter Mattei.

Figaro (IIdar Abdrazakov) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Figaro (IIdar Abdrazakov) © Ken Howard/Metropolitan Opera

Ildar Abdrazakov, habitué du MET qui en a fait sa basse profonde favorite avec René Pape, n’est pas un Figaro trop convaincant. Non que la voix soit en défaut, mais il n’arrive pas à donner à sa performance vocale une variété dans les couleurs et une ductilité suffisante ; la voix profonde reste un peu lourde pour le rôle. Il est bien plus à l’aise ailleurs et je ne pense pas que Figaro soit un rôle dans lequel il ait intérêt à persévérer : question de style, question de couleur, question de timbre aussi. Abdrazakov, avec toutes ses qualités (rappelons-nous le magnifique Prince Igor l’an dernier), n’est pas un chanteur pour Mozart.
Marlis Petersen en revanche est une délicieuse Susanna, elle en a le timbre, elle en a la couleur, elle en a aussi l’expression. Susanna est un rôle plus complexe qu’il n’y paraît : il lui faut ductilité, agilité, vivacité, ambiguité – avec le comte –  mais aussi tendresse, mais aussi humour, mais aussi mélancolie et profondeur, notamment au dernier acte dans Deh vieni non tardar, qui est l’un des plus jolis moments de la soirée.
Le Cherubino d’Isabel Leonard, très populaire au MET, est scéniquement totalement bluffant, sautillant, adolescent en diable. Vocalement, la chanteuse est plus banale pour mon goût et son chant manque de cette poésie qui doit être inhérente au rôle et que possédait une Frederica Von Stade. Mais dans ce rôle, j’ai dans mon âme pour l’éternité (ou pour l’île déserte) Teresa Berganza, et je garde pour le secret de mon cœur Agnès Baltsa. Je n’en ai pas entendu de meilleures. Et elles me suffisent…

Amanda Majeski (Contessa) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Amanda Majeski (Contessa) © Ken Howard/Metropolitan Opera

J’ai dit qu’Amanda Majeski, ne m’avait pas complètement convaincu, l’actrice est très correcte, mais la chanteuse encore un peu froide pour mon goût :  son chant m’est apparu manquer d’expressivité , et ce dès Porgi amor . La voix est belle, avec de jolis harmoniques, une voix pour Mozart et donc aussi pour Strauss (d’ailleurs sa carrière est en train de se développer dans ces directions : Elvira, Marschallin, Contessa mais aussi Rusalka (à Francfort) ou Marguerite de Faust (à Zürich). Mon opinion reste réservée, belle voix sans aucun doute, techniquement remarquable, mais manquant pour mon goût d’émotion et d’expressivité. Il me faudra la réentendre.
Il est dommage que l’air de Marcellina ait été coupé, car Susanne Mentzer compose une Marcelline vive, et très présente scéniquement. Il n’en est pas de même pour le Bartolo de John del Carlo, à la voix usée, brinquebalante, des aigus volatilisés et sans grave sonore, ce qui pour Bartolo est rédhibitoire dans son air La vendetta du premier acte.

Barbarina (Ying Fang) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Barbarina (Ying Fang) © Ken Howard/Metropolitan Opera

Un bon point en revanche pour la très fraîche Barbarina de Ying Fang, membre du Lindemann programme pour jeunes artistes qui a su dessiner une ambiance et donner de la couleur à son air de l’acte IV l’ho perduta, si ambigu…
Le chœur du MET, dans une œuvre où il est peu sollicité, se montre très solide sans être exceptionnel, mais c’est une bonne prestation.

J’ai entendu pour la première fois James Levine à Salzbourg dans un Mozart, La Clemenza di Tito en 1979. Je n’avais jamais entendu ses Nozze di Figaro. Ce Mozart est d’abord très agile, très leste, très fluide : c’est vraiment ce qui frappe dès l’ouverture. Levine, à qui l’on reproche de diriger quelquefois fort, retient ici le son. Il ne s’intéresse pas spécialement au volume, mais plutôt au discours très vif, d’une très grande clarté, mettant en relief de manière notable les bois avec un vrai souci d’égalité du volume sonore. L’orchestre, toujours de très bon niveau, en grande forme,  suit avec allant les indications précises du chef, qui suit aussi les chanteurs avec un souci de grande cohésion scène et fosse. C’est plus la continuité du discours qui est privilégiée que le relief ou la dramaturgie (comme chez Solti par exemple). J’ai trouvé que le deuxième acte, mon préféré, avec cette succession d’airs et d’ensembles dans la seconde moitié jamais interrompue par des récitatifs, où l’action sans cesse rebondit, est mené de manière magistrale avec un sens évident de la pulsation dramatique. Un grand travail de référence, très classique, très américain peut-être où l’apport des lectures baroques ne transparaît pas, au contraire de la plupart des lectures actuelles en Europe, et un travail d’une vivacité, d’un allant inouïs, en pleine cohérence avec le plateau et le parti pris de la mise en scène…

Sans être un spectacle anthologique, cette production des Nozze di Figaro solide, bien distribuée, magnifiquement dirigée en dit long sur le niveau d’exigence de la première scène américaine et sur la qualité des forces qui la composent et notamment de l’orchestre. On sort heureux, conquis, prêt à jouir dans la bonne humeur du doux soir d’automne new-yorkais. [wpsr_facebook]

Figaro et Susanna (Acte IV) © Ken Howard/Metropolitan Opera
Figaro et Susanna (Acte IV) © Ken Howard/Metropolitan Opera

 

STAATSOPER im SCHILLER THEATER BERLIN 2013-2014: TANNHÄUSER de Richard WAGNER le 27 AVRIL 2014 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Sasha WALTZ)

Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Il y a des soirées qui vous prennent et vous surprennent, et qui conduisent vers des sommets inconnus. Ce 27 avril 2014, ce fut le cas à Berlin, grâce à Wagner, grâce à Sasha Waltz, grâce surtout à Daniel Barenboim.
Il fallait oser.
Il fallait oser proposer à la chorégraphe allemande (née à Karlsruhe) si populaire à Berlin de mettre en scène Tannhäuser, un Wagner avec ballet, certes, le seul, certes, mais pas un ballet de 4h15. Or, sur les traces de Pina Bausch (avec son sublime Orphée et Eurydice de Gluck), Sasha Waltz qui a déjà quelques opéras à son actif s’emploie à montrer que l’art chorégraphique et l’art lyrique peuvent fonctionner ensemble, peuvent s’entremêler et faire rêver à l’unisson, y compris sur un grand pilier du répertoire, y compris dans l’intouchable (auquel d’ailleurs tout le monde touche)
Wagner.

Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Quel défi ! Quel pari !
Un pari qu’une partie du public n’a pas apprécié, vu les buh qui ont accueilli le groupe des danseurs et la chorégraphe, affrontant crânement à bras ouverts ce public contrasté, car l’autre partie de la salle, la plus nombreuse, lui faisait une standing ovation.

Il est vrai qu’il y a gageure, et qu’elle n’est pas toujours gagnée, tout n’est pas réussi dans ce travail même si, une fois la logique perçue, une fois les yeux habitués, on entre de plain pied dans le spectacle.
La volonté de Sasha Waltz c’est de montrer une sorte d’union presque interchangeable entre les émotions provoquées par les voix et les chanteurs et celles traduites par les corps : du coup on n’a jamais chant puis danse et vice versa, mais chant-danse entremêlés, où même les chanteurs esquissent quelques sauts ou quelques pas (timides ou moins timides), où même le chœur se mélange aux danseurs, et où on ne peut (en théorie) distinguer les uns des autres.

Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Quand c’est le ballet qui est prévu par Wagner lui-même, c’est un peu plus facile et réussi au-delà de toutes les espérances : le Venusberg est magnifiquement réalisé, avec cette grotte en forme de conque presque conçue comme une bouche qui vomit des corps qui se tordent et se disloquent en une vision qui fait mieux saisir la lassitude de Tannhäuser. Elle réussit ce prodige de faire en sorte que Peter Seiffert, qui n’a pas exactement le physique d’un danseur, arrive et se fonde, se noie dans cette mêlée de corps sans qu’on le distingue clairement,  d’où peu à peu on voit entrer puis émerger Venus, qui descend dans la mêlée en élégants volutes. Un tableau saisissant, magnifiquement éclairé par David Finn, qui répond exactement à la musique d’un dynamisme et d’une énergie peu communes, imposée par un orchestre très présent (la salle est petite) et pourtant jamais ni étouffant, ni trop fort.

ActeI dernière scène ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
ActeI dernière scène ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La deuxième partie de l’acte I désarçonne, voilà la petite troupe autour du Landgrave qui arrive en sautillant, vêtue de costumes de chasse, esquissant des mouvements chorégraphiques auxquels se mêlent les danseurs vêtus de la même façon, si bien qu’au départ on distingue mal qui fait quoi. Ces mouvements convulsifs, ces petites gambades, tout cela est surprenant, ironique bien sûr, met à mal certains chanteurs qui évitent soigneusement de lever la jambe (René Pape) alors que d’autres (Peter Mattei, Peter Sonn) y vont franchement. Il en résulte une sorte de tableau, extrêmement vivant, vif, et même joyeux qu’on perçoit seulement à travers l’ensemble des mouvements de ce groupe. Et effectivement, c’est bien le sens de ce premier acte où tous retrouvent Heinrich dans une sorte de bonne humeur générale.

Acte I Image finale ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte I Image finale ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

À la fin de l’acte, la musique de scène (huit cors) suit en cortège les chanteurs et danseurs, et ce point de vue peu commun, cette optique ici expérimentée pour la première fois, à la fois met d’excellente humeur, mais quelque part dérange car tout le monde essaie de trouver un sens caché à tous ces mouvements, à cette chorégraphie, alors qu’il n’est pas caché, mais immédiatement donné.

Acte II - ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II – ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La Teure Halle de l’acte II est le Schiller-Theater lui-même, représenté en miroir sur scène par une série de fin troncs d’arbres suspendus à des tringles, le théâtre et son double où se déroule le concours de chant, ce qu’est toujours plus ou moins un opéra. Mais Sasha Waltz conçoit aussi l’opéra comme lieu de la mondanité et de la vanité, en faisant entrer le chœur comme l’entrée des couples au Bal de l’Opéra de Vienne (le fameux Opernball) (où le théâtre, lui aussi, est doublé sur scène), mais rompt le bel ordonnancement initial en cassant les couples des danseurs (faux pas, chutes, lancés maladroits – de cavaliers), en faisant danser deux femmes ensemble puis deux hommes, en soulignant en fait tout ce que cette scène a de convenu : ce n’est pas neuf, l’entrée des courtisans a souvent été l’occasion (depuis Götz Friedrich en 1972 à Bayreuth…) de souligner le côté traditionnel, convenu, rigide du rituel que Tannhäuser va violemment déconstruire par un coup de pied dans la fourmilière qui s’appelle corps, désir, sexe.

Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La convention, elle est aussi soulignée par les costumes : queues de pie grises et cravates pastel pour les hommes, et pour Elisabeth, une robe longue années cinquante qui renvoie aux modèles des icônes cinématographiques de l’époque : c’est Grace Kelly en quête du Prince Charmant au Bal de la Rose à Monaco.
Mais Tannhäuser en chantant enlèvera sa cravate, ouvrira son col, rejettera volontairement cette image très conforme que les autres maintiennent(et Wolfram en premier, mais aussi l’élégant Walther de Peter Sonn, toujours excellent).

Acte II Elisabeth aux pieds nus   ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II Elisabeth aux pieds nus ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La manière dont les danseurs portent Elisabeth à la fin de l’acte, comme une vierge en ostensoir, une Elisabeth icône aux pieds nus – début de la posture de sainte? – en un geste très fort et très élégant, renvoie évidemment à la transfiguration du troisième acte, qui commence dans la brume, dans un espace nu seulement éclairé par les lumières magnifiques de David Finn.

Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Le retour de Rome est un cortège conçu comme au IIème acte avec un mélange de danse et de chœur, une sorte de vision syncrétique qui mêle plusieurs type de manifestations religieuses montrant, l’espace ténu qui fait frontière entre paganisme et christianisme : branches d’arbres qu’on brandit comme des trophées, allusion à la crucifixion de Saint Pierre par un corps renversé porté en croix, allusion aux processions portant la vierge en triomphe comme on portait dans l’antiquité les statuettes de Dieux ou frontières entre les religions révélées (claire allusion aux derviches tourneurs en ouverture de l’arrivée du chœur). Sasha Waltz aussi nous dit l’espace ténu qui crée l’émotion, entre un chant sublime de Peter Mattei dans O du, mein holder Abendstern et ses pas de danse timides esquissés avec son ombre projetée par l’étoile (Vénus, comme l’avait très bien montré Baumgarten à Bayreuth en faisant venir Vénus sur scène) à laquelle il s’adresse.

Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Sasha Waltz esquisse un modèle de Musik/Tanztheater qui n’est pas seulement un exercice de style : elle souligne, grâce aux lumières, aux mouvements, aux attitudes et aux costumes (de Bernd Skodzig), mais aussi grâce aux espaces très essentiels construits par Pia Maier Schriever, les ambiguïtés d’une œuvre où se mélangent plusieurs cultures, plusieurs traditions, où les personnages eux mêmes restent ambigus, y compris Elisabeth (ce qu’avait montré intelligemment mais maladroitement Baumgarten – encore lui- à Bayreuth). Cette expérience des limites est riche, et esthétiquement traduite de manière convaincante. Le fait même que des spectateurs la refusent et que la salle soit divisée montre que le spectacle frappe, et c’est heureux.

Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Il n’y aucune discussion en revanche sur le plan musical où nous est offert sans doute ce qui peut se faire de mieux ou presque. La direction de Daniel Barenboim (dont je ne me souviens pas qu’il ait déjà dirigé au moins récemment, Tannhäuser) est étonnamment jeune, vive, dynamique, très contrastée dans les choix de tempo quelquefois très rapides, quelquefois lents à mettre en danger les chanteurs, mais ces choix sont toujours justifiés : il y a là un discours sensible, complexe qui fait émerger des secrets de la partition non encore remarqués, qui joue avec les espaces réduits d’une salle non conçue pour l’opéra (nombreux musiciens en coulisse) et avec les effets de rapprochement et d’éloignement, fort marqués dans une salle si réduite. Les pupitres pris individuellement sont sans reproches, et Barenboim fait ce qu’il veut de cet orchestre qui le suit aveuglément. Un travail d’orfèvre du son, qui épouse aussi le texte sans jamais couvrir les chanteurs, en leur laissant tout l’espace voulu : cela s’appelle le grand style, cela s’appelle une vraie direction. Barenboim dirige et organise, il donne aussi la direction à suivre, il nous dit le lyrisme, la sensibilité, l’énergie, il nous fait entendre l’œuvre, c’est à dire qu’il nous la fait comprendre.
C’est tout simplement stupéfiant.
Le chœur très bien préparé par Martin Wright prend sa part des choix de mise en scène, esquissant des pas de danse, se mêlant aux danseurs, jouant lui aussi au Tanztheater.

Tannhäuser (Peter Seiffert) & Wolfram (Peter Mattei) Acte III dernière partie ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Tannhäuser (Peter Seiffert) & Wolfram (Peter Mattei) Acte III dernière partie ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Quant aux chanteurs, au moins du côté des hommes, ils sont d’un exceptionnel niveau, totalement dominé par le Wolfram anthologique de Peter Mattei : qui peut lui discuter sa primauté ? il est l’Amfortas du moment, et le Wolfram du moment. Une diction exemplaire, un sens des nuances époustouflant, une puissance et un velouté uniques et en plus, il rentre dans la mise en scène, avec un affront splendide.

Tannhäuser (Peter Seiffert) Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Tannhäuser (Peter Seiffert) Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Peter Seiffert en Tannhäuser reste exemplaire. Quelquefois, il peut décevoir, la voix, cet instrument humain, trop humain, peut le lâcher, mais ce soir, il domine le rôle de bout en bout, avec des aigus tenus de manière étonnante, une puissance d’autant plus marquée dans cette salle exiguë, et surtout un vrai sens dramatique et un engagement dans la mise en scène d’une honnêteté remarquable. On ne l’imagine pas dans du Tanztheater, et pourtant, il ne détonne pas, il est totalement le personnage voulu. Remarquable.
René Pape reste plus en retrait des choix de mise en scène, il évite de danser, de sautiller, mais la voix est là, avec sa diction incomparable, sa présence charismatique (bien que la mise en scène ait tendance à l’effacer, donnant au groupe la primauté sur les individualités) et sa puissance.
Parmi le groupe des chanteurs en concours, notons surtout Peter Sonn, qui à chaque apparition montre sa maîtrise, son contrôle vocal et les accents très émouvants d’une voix qui gagne en puissance. Un très bon Walther von der Vogelweide.

Du côté des dames, c’est un peu moins convaincant. Marina Prudenskaia est une Vénus très présente en scène, qui a bien épousé la mise en scène, les graves sont somptueux, les aigus un peu moins, un peu tirés, même si la prestation reste de haut niveau.
Ann Petersen en Elisabeth, qui remplaçait Marina Poplavskaia initialement prévue, convainc moins : la voix est très contrôlée, il y a de beaux moments, mais cela n’explose jamais, comme si elle n’arrivait pas à sortir d’un chant solide mais peu habité. Elle est émouvante en scène, elle l’est moins en voix. Il lui manque de la tripe, il lui manque de l’engagement vocal, il lui manque aussi une assise vocale large. Une prestation honnête, mais en retrait par rapport au reste de la distribution. Notons le junger Hirt de Sónia Grané, exemple de bon élément de la troupe qui réussit à émouvoir l’ensemble du public.
Tout cela réussit quand même à faire l’un des Tannhäuser les plus étonnants et les plus convaincants de ces dernières années. Il sera repris l’an prochain, sans Mattei et sans Pape, mais avec Gerhaher et Kwanchoul Youn, sans Ann Petersen, mais avec Pieczonka. Allez, de bonnes raisons de choisir Berlin en avril 2015…[wpsr_facebook]

Tannhäuser (Peter Seiffert) & Venus (Marina Prudenskaïa) ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Tannhäuser (Peter Seiffert) & Venus (Marina Prudenskaïa) ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2012-2013: PARSIFAL de Richard WAGNER le 15 Février 2013 (Dir.mus: Daniele GATTI, Ms en scène: François GIRARD) avec Jonas KAUFMANN

Acte I © MET Ken Howard

Pour une lecture détaillée de la mise en scène, je vous renvoie à mon compte rendu du Parsifal de l’Opéra de Lyon en mars 2012 car le travail n’est pas fondamentalement différent.

Pour bien de mes amis et connaissances, ce Parsifal ne valait pas la traversée de l’Atlantique: on connaît bien Gatti en France et on ne l’aime pas trop, on a déjà vu la production à l’Opéra de Lyon, et Kaufmann vaut peut-être une messe, mais dans d’autres rôles. Puisque je suis à New York, je ne la pense évidemment pas ainsi.
Peter Gelb a en effet réuni une distribution exceptionnelle pour cette nouvelle production de Parsifal, en coproduction avec l’Opéra National de Lyon et la Canadian Opera Company de Toronto: René Pape en Gurnemanz, Jonas Kaufmann en Parsifal, Katarina Dalayman en Kundry, Peter Mattei en Amfortas et Evguenyi Nikitin en Klingsor. Un tel plateau vaut le voyage, et Daniele Gatti reste l’une des références pour Parsifal aujourd’hui.
Et puis, c’est toujours un plaisir d’aller au MET, de redécouvrir le rituel de l’Opéra new yorkais, sa fontaine intérieure dédiée à Ezio Pinza où vont se désaltérer les spectateurs, ses fauteuils de salle dont chacun est dédié à son donateur, sa galerie de portraits des grandes vedettes du MET au sous-sol, ses programmes minimalistes gratuits, la MET Opera Shop un peu folle où vous trouvez disques, jouets gadgets, mais aussi assiettes, tasses,verre, bijoux, étiquettes de bagages, corsages, robes, casques wagnériens et j’en passe, et ce public très mélangé, sympathique avec lequel il est facile de tenir conversation et dans lequel ce soir circulaient quelques spectateurs vêtus en chevaliers du Graal (robe de chambre et toge) . Oui, tout cela fait plaisir, un très grand plaisir qui fait mesurer aussi la très grande chance d’être là.
Le décor de Michael Levine a dû être élargi pour s’adapter au plateau immense du MET, et quelques costumes fabriqués pour les choristes supplémentaires; sinon, le spectacle vu à Lyon est bien là, toujours aussi ritualisé. François Girard a opté pour un rituel modernisé, se focalisant sur une sorte de rite de la fécondation: le monde du Graal est infécond, le premier acte se déroulant sur une lande désolée où femmes et hommes sont séparés par une sorte de ruisseau sanguinolent, une plaie de la terre qui semble infranchissable: Kundry reste du côté femme (jardin) tandis que tout l’acte se déroule côté cour, là où sont les hommes organisés en groupe compact assis sur des chaises, comme une fleur immense d’où émergeraient un à un les personnages. Dans ce monde figé, Parsifal quand il arrive ne cesse de regarder de l’autre côté notamment Kundry et ils se battent à peu près sur le ruisseau médian; il est déjà ailleurs en arrivant en scène: il ne pourra donc lire le rituel du Graal. Rien de changé à l’acte II (voir le compte rendu lyonnais), sinon que du parterre, vu la pente, il est impossible de voir le lac de sang où évoluent les personnages, ce qui est une grande frustration vu la beauté de l’image, et qui fait perdre aux spectateurs part des idées de la mise en scène: mais on a toujours cette belle image de ce défilé haut et étroit, parsemé d’un éclairage rougeoyant, image métaphorique d’un corps féminin vu de l’intérieur. Quant à l’acte III, où la foule bien séparée au premier acte est cette fois entremêlée, où les costumes se mélangent, se sécularisent où le côté sectaire initial  laisse place à une foule sans règle particulière où femmes et hommes sont mélangés dans ce monde qui est celui de la mort et du rituel funéraire, de la stérilité que Parsifal revivifie en trempant la lance dans le sang du Graal. Seule petite différence,  l’image finale où une femme se lève pour aller vers Parsifal qui la regarde, annonçant une renaissance est bien moins claire qu’à Lyon, le rideau se baissant en même temps que la femme se lève. A mon avis seuls les spectateurs qui connaissaient la fin du spectacle lyonnais ont dû remarquer cette image ici très furtive, et c’est dommage.
François Girard a signé là un spectacle esthétiquement très réussi, a introduit une symbolique (la dialectique stérilité/fécondité) pas souvent exploitée dans Parsifal par les metteurs en scène, tout en gardant une vision fortement ritualisée, qui correspond bien à l’approche musicale de Daniele Gatti, d’un rituel qui ne mime en aucun cas le rituel chrétien, mais qui renverrait plutôt à des rites archaïques et qui insisterait sur simplicité et hiératisme (costumes très essentiels pantalon/chemise blanche, femmes en noir) avec des images fortes et tranchées (noir, blanc et gris pour les actes I et III, rouge et sang pour l’acte II). Le metteur en scène a obtenu d’ailleurs un relatif succès malgré les habituelles huées des premières d’opéra, à New York comme ailleurs.

A ce discours scénique correspond un discours musical magnifiquement dominé par Daniele Gatti, à la tête d’un orchestre des grands jours, même si les cuivres comme souvent au MET restent quelque peu en retrait (attaques pas très propres, quelques accidents), mais le mouvement, la dynamique et le son d’ensemble sont convaincants. J’emploie le mot “dynamique” à dessein, malgré la lenteur du tempo imposé par Gatti, car c’est bien le paradoxe de cette direction musicale, déjà remarquée ailleurs et notamment à Bayreuth: le tempo est lent, mais sans qu’il y ait de longueurs, de moments sans relief, de trous noirs: au contraire, en émergent une dynamique interne, une puissance particulière. La clarté du propos, et des différents niveaux sonores, la manière d’étirer le son, en gardant son épaisseur, qui crée immédiatement tension et intérêt, le volume bien contrôlé, tout fait sens.  Gatti à qui l’on reproche de jouer souvent un peu fort ici joue des volumes avec à propos sans jamais couvrir le plateau ni marquer trop de violence: même le prélude de l’acte II reste à la fois dramatique et contenu: ce qui contribue à créer l’espace théâtral (dans un acte qui est sans doute le plus théâtral des trois), c’est que plus que l’étirement  discours, ce sont les accents qui rythment la musique: c’est sans doute là un reste de”l’italianità” du chef qui permet de créer tension et drame, un chef qui réussit souvent mieux dans le répertoire d’opéra non italien (son Wozzeck est par exemple exceptionnel, c’est l’un des chefs à privilégier pour Berg, qu’il adore). Une direction à la fois dilatée et pleine de relief, qui permet aux chanteurs, à toute l’équipe de chanteurs, d’asseoir le texte et de le dire de manière exceptionnelle, variée, colorée, un texte à la fois joué et chanté . (voir la scène des filles fleurs, si vive et fraîche).
A cet orchestre si bien tenu correspond un chœur nombreux, bien préparé par Donald Palumbo, très en phase avec l’orchestre et dont la diction étonne par sa clarté.
L’équipe réunie, je l’ai dit est parmi celles dont on peut rêver: La Kundry de Katarina Dalayman (ceux qui me lisent un peu savent que j’ai souvent des réserves sur cette artiste) est ici particulièrement convaincante. Son volume vocal correspond à l’exigence d’un rôle implacable et terriblement tendu. Même si ses suraigus sont quelquefois criés, ces cris se justifient pour un personnage  qui oscille au deuxième acte  entre séduction féminine et sauvagerie animale. Il faut reconnaître que les aigus du final de ce deuxième acte ont un tel volume, une telle violence qu’ils frappent l’auditeur: on n’ a pas entendu cela depuis longtemps. En même temps, le tempo de la scène entre Kundry et Parsifal permet à la voix de se contrôler avec rigueur, et de montrer des accents puissants, autoritaires et à la fois très mystérieux et enjôleurs. Une femme, une mère, une sorcière tout à la fois: vraiment magnifique.

Jonas Kaufmann © MET Ken Howard

Le Parsifal de Jonas Kaufmann, qui s’en étonnerait, est magnifiquement chanté, de ce chant contrôlé sur toute l’étendue du spectre qui peut à la fois des aigus puissants (“Amfortas, die Wunde”) et des mezze voci à se damner. Le chant de Kaufmann est toujours surprenant parce qu’il est très expressif, par la modulation vocale, par le contrôle et le jeu sur le volume: on peut passer du forte au murmuré en une seconde et cela fait toujours sens. Kaufmann propose ici un personnage venu d’ailleurs, un avant goût de son Lohengrin, un Ur-Lohengrin à la voix douce et apaisante, mais avec un esprit de décision qui dans le deuxième acte emporte tout, sans jamais se départir d’une certaine “morbidezza”(douceur) vocale qu’on va d’ailleurs entendre tout au long de l’acte III.  Son entrée au final est presque antithéâtrale , parce qu’il émerge de la foule qui s’écarte, sans surgir, mais en entrant simplement:  il est autorité sans être autoritaire, comme son chant.
C’est magnifique et étonnant même si dans ce rôle, aujourd’hui, d’autres sont remarquables aussi, dans un autre style. Il n’est (peut-être…) pas aussi irremplaçable que dans d’autres rôles comme Florestan ou Don Carlo, voire Werther ou Don José. Tiens, il y a quelque chose de Werther dans ce Parsifal-là. Nicolai Schukoff à Lyon, qui chante en ce moment Don José au MET- sans doute aussi la doublure de Kaufmann pour Parsifal (vu les annulations des Siegmund l’an dernier, MET échaudé craint l’eau froide…)- avait une sorte de présence mâle (y compris dans son chant) qui cadrait très bien avec la mise en scène de Girard, même si il y a loin de la coupe aux lèvres quant à la seule beauté du chant, comparé à Kaufmann. Plus loin dans le temps, le Parsifal de Vickers passait de la sauvagerie désespérée à la maturité, une maturité qu’on lisait dans son expression: il était devenu adulte. Il reste pour moi la référence, en écrivant ces lignes, je l’entends encore, je le vois même…
Le rôle de Parsifal n’est ni long ni très difficile à chanter, mais demande un sens de l’interprétation marqué, un chant qui crée bien la différence entre avant le baiser et après, et Vickers savait le montrer.
Jonas Kaufmann a une fois de plus montré quel ténor il est, quel artiste il est, il sait être Parsifal, un grand Parsifal, mais certains diront peut-être pas LE Parsifal de référence, même si dans le jeune homme obstiné du premier acte on lit déjà le personnage futur et son refus du rituel stérile qu’on lui montre et qui ne fonctionne pas, même si l’ intelligence et l’ intuition de cet artiste lui permettent d’offrir une immense composition. C’est quand même phénoménal.

René Pape © MET Ken Howard

René Pape est un très beau Gurnemanz , voix claire, diction impeccable, aigus volumineux et triomphants même si quelques graves sont un peu opaques. Mais dans la galerie des Gurnemanz passés et présents, il déçoit un tout petit peu. Il faut à Gurnemanz incontestablement une voix et beaucoup de résistance (c’est le rôle le plus lourd de Parsifal) et avec Pape nous y sommes, il faut aussi beaucoup d’humanité, beaucoup de nuance dans le chant, et notamment montrer la différence entre Acte I (Gurnemanz est jeune, il a l’âge d’Amfortas) et Acte III, où il est vieux et fatigué. Et là, même si son troisième acte, assez neutre, a une sorte d’inexpressivité voulue de celui qui est las (j’ai trouvé cela vraiment remarquable), je trouve son premier acte relativement moins concerné, un peu indifférent, moins fouillé que ce qu’on peut entendre chez un Kwanchoul Youn aujourd’hui, un Franz Mazura ou un Kurt Moll jadis (il était encore époustouflant avec Abbado en 2002), moins surprenant que Zeppenfeld à Lyon, si jeune, si engagé et même si neuf. Je vais être accusé de pointillisme tâtillon et injuste, vu le succès remporté, mais je dis simplement ce que j’ai ressenti. J’attendais plus “définitif” comme peut l’être son Roi Marke, inégalé à ce jour.
Plus grande est la déception avec Evguenyi Nikitin dans Klingsor. La voix ne réussit pas à s’imposer, et Nikitin ne chante pas avec naturel, mais avec des expressions accusées, une manière de souligner des phrases pour faire le méchant, bref il en rajoute comme si naturellement il n’y arrivait pas ou qu’il était incapable de chanter sans surchanter. Il est difficile de trouver un bon Klingsor: Alejandro Marco Buhrmeister à Lyon était bon, Thomas Jesatko à Bayreuth aussi, chacun dans leur style. Ils étaient bons parce que dans leur chant ils ne surchargeaient pas, Nikitin n’est pas dans le ton. Dommage.
Reste l’Amfortas de Peter Mattei.
Et cet Amfortas-là vaut presque à lui tout seul la traversée de l’Océan. Il y a longtemps, très longtemps (jamais peut-être) que je n’ai pas entendu une telle interprétation. Il y a tout dans ce chant et d’abord une incroyable suavité, une sorte de douceur/douleur christique, la voix est chaude, égale, comme si la douleur était stoïque et à la fois désespérée. Il y a aussi l’émission, la diction qui est un pur modèle d’école, la puissance de la projection dans l’immense salle du MET, il y a simplement un personnage, presque neuf, on n’a jamais entendu cela comme ça. Et ce chant aux accents d’une simplicité presque schubertienne,  fait naître immédiatement dans le public une solidarité presque cathartique, une émotion indicible que le spectateur perçoit dans sa chair . Comment s’étonner qu’il emporte le plus grand triomphe de la soirée? Inoubliable.

Alors oui, ce Parsifal valait l’Océan: malgré les quelques petites déceptions, on est devant une belle production, une distribution exceptionnelle, une direction musicale d’envergure, et tout simplement devant une des plus belles musiques jamais écrites…Et puis, c’est par elle que je suis entré à l’Opéra Garnier, en avril 1973, qui a scellé mon avenir wagnérien, il y a presque 40 ans. Il fallait bien fêter l’entrée dans la folie.

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OPÉRA DE PARIS 2011-2012 : DON GIOVANNI de W.A.MOZART le 15 mars 2012 (Dir.mus : Philippe JORDAN, Ms en scène : Michael HANEKE)

Voilà une production de l’ère Mortier reproposée par Nicolas Joel, créée pour Garnier en 2006,  passée à Bastille en 2007 (Don Giovanni attire plus de public), et qui reste une des réussites de l’ère Mortier, on a pu le vérifier encore ce soir. Elle est fondée sur une radicale transposition du contexte d’une Séville mythique à une tour de bureaux où Don Giovanni serait devenu un cadre supérieur harceleur (non! les bureaux ne sont pas ceux du FMI il y a quelques années…!). Ce qui a fait dire à un Monsieur entendu au passage “c’est une insulte à Mozart”.
Disons-le d’emblée, je suis souvent sévère avec l’Opéra de Paris, mais cette fois, c’était vraiment la fête. Une fête musicale d’abord.
Philippe Jordan a dirigé l’opéra des opéras avec un sens dramatique marqué, une vraie tension, accompagnant parfaitement le plateau, en cohérence avec le discours de la mise en scène. On connaît ses qualités de précision, on connaît aussi son attention aux chanteurs. Mais on lui reproche quelquefois d’être un peu trop sage, de ne pas s’engager dans une vraie lecture. Ici, dès l’ouverture, on entend vraiment une couleur, un destin, et on est immédiatement accroché. Pour moi, avec certains Strauss (Capriccio à Vienne), c’est là un de ses meilleurs moments.
Il est accompagné par une distribution qui non seulement ne dépare pas, mais s’impose comme un plateau de très haut niveau avec pour ma part deux découvertes . D’abord, Bernard Richter, Ottavio exceptionnel, qui impose une voix claire, veloutée, puissante, dans cet Ottavio on entend Tamino, et Belmonte, et on devine dans quelques années Titus ou Lohengrin. Technique de fer, contrôle sur la voix, notes filées, tenue de souffle. Pour ma part, le meilleur Ottavio depuis très longtemps. Rien que pour lui, allez-y!
Ensuite la délicieuse Gaëlle Arquez en Zerlina, qui est toute jeune débutante, issue du Conservatoire de Paris. Elle a la projection, la suavité vocale, le contrôle, la fraîcheur, bref, elle a tout d’une grande: car sa Zerline existe fortement, et vocalement et scéniquement: quel bonheur! Il faut vraiment mettre à actif de l’opéra d’avoir affiché cette très jeune chanteuse, car elle n’a rien de la débutante sur le plateau, et on devine immédiatement une voix de très grande qualité et une artiste intelligente. Cela nous change des Zerline passe partout!
Patricia Petibon n’a pas très bien commencé: attaques erronées, voix mal posée, projection problématique. Elle n’a pas à mon avis la réserve de volume suffisante pour “Or sai che l’onor” qui reste un peu juste et insuffisamment dramatique, en bref son premier acte ne m’a pas convaincu. Le deuxième acte en revanche est bien meilleur, et elle nous gratifie d’un magnifique “Non mi dir”. Et quelle belle actrice, tellement engagée, tellement juste!
Véronique Gens est en revanche une magnifique Elvira de bout en bout, puissance, clarté, projection, énergie, sens aigu de l’interprétation vocale, engagement. Son “Mi tradi” est bouleversant de vérité. Elle est bien meilleure que Frittoli dans ce même rôle en décembre à la Scala. Elle aussi est toute entière dans la mise en scène, et les duos avec Don Giovanni sont d’une rare intensité.
Nahuel Di Pierro, jeune basse de moins de 30 ans, argentin, qui est passé par l’atelier lyrique de l’opéra, est tout à fait correct dans Masetto, mais la voix n’est pas encore faite pour le volume de Bastille ( son Masetto s’entendrait sans doute mieux à Garnier). Son interprétation scénique est très engagée (c’est une constatation qu’on peut faire de tout le plateau), mais du côté vocal c’est, comme on dit “un peu jeune”. En tous cas, afficher deux si jeunes chanteurs sur un tel plateau dans Masetto et Zerline, c’est vraiment une bonne idée.
On a plaisir à entendre Paata Burchuladze dans le Commendatore, on reconnaît sa voix de bronze dès le début. A la fin, elle semble voilée, ou amplifiée, et c’est un peu gênant. Dommage.
David Bizic, si je me souviens bien était le Masetto dans la production de 2006 aux côtés du Leporello de Luca Pisaroni. Il  manque dans Leporello de puissance et de largeur, et de relief. Il est un peu en retrait, même si sa prestation est très honorable, et n’appelle pas de reproche particulier, sinon de ne pas être  un Leporello qui s’impose vraiment vocalement surtout face à Mattei.
Car Peter Mattei était ce soir dans une forme éblouissante, meilleur qu’à la Scala. Il incarne totalement le personnage, il en a la violence, il en a l’élégance, il en a aussi la puissance: la voix est splendide, pleine de couleurs, le timbre est d’une rare beauté. Quel chanteur! Et quel acteur! La prestation scénique est tout simplement époustouflante : il habite littéralement la mise en scène. C’est sans conteste le meilleur Don Giovanni d’aujourd’hui.
On le voit, de nombreux sujets de satisfaction dans la distribution et dans la fosse. Mozart, un Mozart à la fois énergique, dramatique, déchirant et tendu était dans la salle ce soir.

 

 

Mais il faut reconnaître que l’approche de Michael Haneke, sa manière de diriger les acteurs, n’y est évidemment pas étrangère. Je ne sais s’il est venu régler son travail ( en tous cas il n’a pas salué), mais son travail est le résultat d’une construction dramaturgique serrée. Si on voit sur toutes les scènes allemandes et ailleurs des transpositions, celle-ci est particulièrement heureuse, parce qu’elle permet une grande lisibilité des rapports sociaux , notamment Masetto et Zerlina, qui n’ont plus rien de paysans d’opérettes, mais qui font partie de l’équipe de nettoyage des bureaux de cette multinationale où évolue Don Giovanni. Haneke a proposé dans le programme des biographies contemporaines qui reconstituent des rapports entre les personnages du même ordre que dans l’original, mais qui éclairent particulièrement la violence des relations .
Certes on reconnaît à la fois le pessimisme et le cynisme affiché dans certains de ses films, et on reconnaît son univers jusqu’auboutiste, sans concession. Qui conduit à des rapports humains terribles, violents, pervers. Mais c’est aussi Don Giovanni…
Le rapport Leporello/Don Giovanni est un rapport de domination, mais aussi de similitude, et leur relation passe aussi par le sexe, sans doute une sorte de passage obligé. Don Giovanni, ivre de sexe a utilisé Leporello qui se laisse faire: on lit dans le travail scénique toute cette complexité. On sent d’ailleurs que Haneke avant d’être cinéaste, a fait de la mise en scène de théâtre et a été dramaturge: il a un sens de l’espace, du temps (notamment ses longs silences entre les scènes pesants, tendus) particulièrement aigus.
Don Giovanni qui veut tout tout de suite, et le veut avec talent, a aussi dans la mise en scène des moments de vide, suicidaires (il ouvre une fenêtre sur le vide, avant d’entamer l’air du Champagne et de revenir à la jouissance). Il est aussi suspendu dans une sorte de solitude désirante très bien construite lorsqu’il chante “deh vieni alla finestra” comme un monologue, en respirant le manteau abandonné d’Elvira et s’en enveloppant.
Quant aux femmes, Anna est la fille du propriétaire de l’entreprise: son père veut lui faire épouser Ottavio, fils du propriétaire de l’entreprise concurrente, et Elvira est l’une des conquêtes de Don Giovanni quand il ne travaillait pas au siège.
Haneke installe une logique dans les rapports entre les personnages, d’une cruauté quelquefois aiguë, par exemple lorsque les masques du final de l’acte I sont contraints de se vêtir en personnel de nettoyage, masqués d’un masque de Mickey qui dégonfle tout le dramatisme au départ. Violence également lorsque Don Giovanni dans la même scène dénude une jeune fille au nom de la liberté de manière glaciale et sadique.
Ce qui frappe aussi dans cette mise en scène, c’est la manière dont Haneke a compris une grande vérité mozartienne, qui rend musicalement et scéniquement les femmes beaucoup plus complexes que les hommes. Les plus beaux airs sont pour elles, et elles se débattent toutes dans des frustrations douloureuses, dans des contradictions, pensons aux deux sœurs de Cosi fan tutte, qui découvrent qu’elles n’aiment plus leur propre fiancé, mais celui de la soeur, et qui quand même vont revenir à l’homme qu’elles n’aiment plus à la fin, pour que tout finisse “bien”, pensons au désir frémissant de la comtesse pour Chérubin, pensons aussi dans ces mêmes Nozze au clan des femmes qui se retrouve au 4ème acte: Marcellina, la Comtesse, Susanna, et même Barbarina, pensons enfin à cette Elvira, prête à tout pour reconquérir celui qu’elle aime, et se soumettant à toutes les humiliations, – la scène finale est terrible à ce propos – et à cette Anna, qui n’aime pas Ottavio, cherche des manœuvres dilatoires pour éviter l’union et qui est rongée par le désir de Don Giovanni, tout en le poursuivant pour l’effacer de son corps et de son esprit. Pensons aussi à ce final, où la mort de Don Giovanni est ritualisée, il est porté par la foule du peuple  vers la fenêtre par laquelle on le jette dans le vide, et à la scène ultime l’ensemble  où chacun, n’ayant plus de “pharmakos” de bouc émissaire sur lequel rejeter ses désirs et ses fantasmes, finit par s’écrouler: sans Don Giovanni, la vie est vide pour eux, et surtout pour elles. Et seul reste debout et sur le proscenium tout ce peuple qui va vivre sans Don Giovanni, dans une sorte de normalité. Le grand seigneur méchant homme n’est plus, mais ce qu’il a semé reste.
En transposant ainsi, Haneke permet des moments de “giocoso”: notamment quand la modernité change l’image qu’on pouvait avoir de scènes fort connues: on a parlé de Masetto et Zerline “techniciens de surface”, on pourrait aussi voir dans l’usage effréné du whisky (Elvire) l’addiction et la désespérance, mais surtout la terrible ironie  qui distille des rires dans le public. Les sandwichs partagés entre Don Giovanni et Leporello dans le festin final sont aussi l’occasion pour le public de rire, de ce festin piteux, dans ce hall glacial. En fait Haneke nous ménage beaucoup d’instants où le sourire perce, ou le rire s’exprime. c’est bien un “dramma giocoso”.
Au total, ce travail est vraiment d’une justesse et d’une attention remarquables, il crée à la fois  liberté de ton, lisibilité accrue des rapports entre les êtres et des rapports sociaux, il ne trahit jamais ni Mozart ni le sens de l’œuvre. Cette extrême fidélité est même étonnante: c’est un grand hommage à Mozart que de montrer ainsi les permanences des rapports sociaux et des rapports de classe et une sorte de permanence de l’humanité dégradante et dégradée, les permanences aussi de ces visions de femmes pétries de désir pour celui-là même qui les bafoue, c’est là toute la complexité des âmes.
Un seul regret, je trouve que scéniquement cela passait mieux à Garnier, avec plus de proximité, plus de présence et donc plus de choc aussi. Pour un travail scénique aussi pointilleux, Bastille nous perd un peu.
Michael Haneke, ce fut une idée de Gérard Mortier, merci à lui.

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TEATRO ALLA SCALA 2011-2012 le 13 décembre 2011: DON GIOVANNI de W.A.MOZART (Dir.Mus: Daniel BARENBOIM – Ms en Scène: Robert CARSEN)

Aussi loin que je me souvienne, je n’ai pas en tête une production de référence de Don Giovanni, qui allie l’excellence musicale et scénique. J’ai vu les productions de Salzbourg (Barenboim-Chéreau), de Paris en 1975 (Solti-Everding: les productions suivantes n’avaient pas grand intérêt malgré des distributions intéressantes), de la Scala (Muti-Strehler et Dudamel-Mussbach), de Ferrare (Abbado-Mariani), de Vienne (Theater an der Wien, Abbado-Bondy) j’en ai vu aussi à Londres (Colin Davis) et ailleurs et rien dans mes souvenirs n’émerge clairement. Musicalement, c’est plus évident, ma référence reste Sir Georg Solti, à Paris, avec une distribution inégalée (Soyer, Van Dam, M.Price, Te Kanawa, Berbié…), qui avait à la fois la clarté, l’énergie vitale, le dynamisme, la précision. Abbado à Ferrare avait Simon Keenlyside, et Bryn Terfel (déjà) et c’était aussi prodigieux. Pour ma part j’ai toujours considéré la production Chéreau-Barenboim de Salzbourg comme une déception, malgré des images sublimes. Mais j’avais aussi apprécié la production de Brook à Aix (avec Abbado, Harding et déjà Peter Mattei) pour la simplicité, sa fraicheur et sa prise forte sur le public (rappelons la longue tournée européenne que fit cette production après sa création), enfin, à Aix toujours, la production de Tcherniakov ne m’a pas laissé de mauvais souvenir non plus..

Au total, peut-être est-ce la trace de la production de Luc Bondy, au Theater an der Wien, avec Abbado au pupitre, qui reste à mon avis la plus “complète”. Abbado est un homme de théâtre, qui sait créer une dynamique forte, et qui est attentif à la scène, Bondy avait fait un travail intelligent, et la distribution était plus que solide (Raimondi, Gallo, Blochwitz, Studer, Mattila, Mc Laughlin, Kotscherga, Chausson). Même si le spectacle fut moyennement accueilli, cela reste la production qui au total, m’est le plus restée en mémoire.

Daniel Barenboim s’est très vite confronté à cette œuvre, qu’il a enregistrée dès 1973 (avec Roger Soyer d’ailleurs dans le rôle titre et l’English Chamber Orchestra) et qui l’a marquée puisqu’il a pu voir Furtwängler le répéter et le diriger. On sait le lien qu’il entretient avec  Furtwängler depuis les années d’enfance et qu’il porte notamment dans ses interprétation wagnériennes (avec des résultats contrastés et irréguliers d’ailleurs). Malgré tout, c’est un immense musicien, que Paris a stupidement laissé échapper (merci Monsieur Bergé): après son départ de l’orchestre de Paris, on sait ce qu’il en est advenu du destin de cet orchestre…

La Scala pendant une bonne quinzaine d’années a vu et revu le Don Giovanni mis en scène par Strehler, et dirigé par Riccardo Muti. Une production magnifiquement décorée par Ezio Frigerio, mais qui n’a pas montré  l’ensemble des qualités qu’on peut voir dans les Noces de Figaro de la même équipe: de la poésie, oui, de l’élégance, oui, mais pas de vraie portée idéologique (que Le Nozze véhiculaient fortement) et d’une certaine manière un manque de profondeur, que la direction de Riccardo Muti ne portait pas plus, trop léchée et insuffisamment vivante ou palpitante, même si formellement impeccable. La dernière production de Peter Mussbach n’avait rien d’intéressant (un scooter en scène ne suffit pas) et se sauvait grâce à la belle direction de Gustavo Dudamel qui avait quant à elle de vrais accents qui rappelaient Furtwängler.
Remettre  sur le métier une production de Don Giovanni qui puisse durer un peu est donc “naturel” pour un théâtre de référence comme la Scala, même si la proposition d’une inauguration dédiée à Don Giovanni a pu surprendre (on s’attendait à Norma…).
Après avoir vu la retransmission télévisuelle, que dire du spectacle vu dans la salle?

La réponse: d’abord la salle. La salle de la Scala comme lieu multipolaire de l’action, d’une action ou Don Giovanni s’affiche dès le début comme “émergeant” du public, arrachant le rideau et faisant ainsi tomber le quatrième mur, projetant sa singularité au milieu des 2000 spectateurs reflétés dans un miroir gigantesque qui fait de la salle éclairée le décor initial.L’espace de l’action est le théâtre, salle (loge impériale, fauteuils d’orchestre et scène, coulisses, les décors sont une répétition à l’infini du rideau de scène, du cadre de scène, des avant-scènes, c’est d’abord un hommage extraordinaire au mythe Scala avant de l’être au mythe de Don Giovanni. Don Giovanni est donc d’abord un homme de théâtre, qui démasquerait tous les codes traditionnels des rapports humains, dont les rapports à la représentation sont en quelque sorte les métaphores: ainsi, la moitié du second acte se déroule sur une scène de théâtre (dans le théâtre) et Don Giovanni et la jeune bonne qu’il a séduite sont les seuls spectateurs de cette succession de scènes où Leporello porte les habits de Don Giovanni, jusqu’à sa fuite et en pratique, jusqu’au “Mi tradi”: Don Giovanni comme spectateur du théâtre du monde, et d’un monde qui en réalité le désire et projette sur lui ses propres fantasmes (une idée assez communément diffusée et ancienne). Ainsi du final, où finalement il survit et où ce sont les autres (qui l’ont créé par leurs désirs et leurs ambiguïtés), qui vont en enfer en disparaissant dans les dessous.

Une fois créées les conditions de la représentation, il faut tout de même noter que cela devient assez répétitif, et que les rapports entre les personnages ne sont pas aussi travaillés qu’on pourrait le désirer: certes, il y a le jeu de l’échange des costumes qui est un motif récurrent (Elvira arrive en manteau et chapeau à la Greta Garbo au premier acte et c’est Don Giovanni qui va sortir de scène avec le manteau et le couvre-chef, tandis qu’Elvira, en combinaison (noire) va se couvrir de la veste de son aimé. L’amour et le désir circulent depuis le début: Anna n’est pas violée, elle est vraiment consentante, fait tout pour retenir Don Giovanni et le Commendatore les surprend au lit (difficile réglage de la sortie d’Anna dans ces conditions). Jolie idée aussi que de ne pas régler de duel, mais de faire en sorte que le Commendatore meure presque par “erreur” ou “hasard” en trouvant l’épée sur son chemin, et que Don Giovanni soit ensuite percé par le spectre de la même manière à la fin. Il n’y a aucun doute, le spectacle est digne et la mise en scène bien travaillée, avec des moments d’une grande beauté plastique (comme souvent chez Carsen).

En apprend-on beaucoup sur le mythe? C’est à voir, mais le Don Giovanni est d’une telle richesse que tout est possible et (presque) tout est bon.
Comment expliquer que le spectacle malgré une évidente préparation et une distribution de haut niveau ne réussisse pas à décoller : les spectateurs du très chic “Turno A” ne se sont pas attardés en longs applaudissements et on avait pas envie de s’attarder trop effectivement: paradoxal dans la mesure où il n’y pas vraiment beaucoup à reprocher à l’ensemble, sinon une sorte d’ennui qui vous prend de temps à autre, à cause d’une mise en scène qui finit par réinventer toujours le même motif, et une direction d ‘orchestre aux tempi ralentis, étirés, qui ne propose pas de chemin novateur, mais d’où émergent çà et là tout de même des moments de sublime beauté, ces irrégularités font naître une impression permanente de frustration, tout y est, tout serait possible et rien ne se passe vraiment.
L’équipe de chanteurs est d’un très bon niveau, dominée par une Anna Netrebko au timbre enchanteur, à la technique de fer, au volume dominant largement le plateau, mais au souffle quelquefois éprouvé par le tempo du chef. Netrebko n’est pas qu’une star, elle est vraiment une chanteuse: il y a longtemps que je n’avais entendu une telle Donna Anna.
S’ils sont scéniquement tout à fait extraordinaires, Peter Mattei et Bryn Terfel m’ont un peu déçu: le premier m’est apparu (est-ce une impression?) moins en forme vocale que lors de la première à la TV, l’air du champagne a été sérieusement savonné, la voix ne sortait pas toujours, mais la diction et le style sont là. Même remarque pour Terfel, qui propose un personnage moins bouffe et qui du point de vue du chant n’a pas été au niveau habituel à mon avis, même si l’air du catalogue était vraiment remarquable. Il reste évidemment que ce sont deux vrais phénomènes scéniques. L’Elvira de Barbara Frittoli est très musicale, mais peu caractérisée, et produit peu d’émotion: en salle comme en TV, c’est le même chant un peu lisse, qui ne fait pas le poids par rapport à la Netrebko. Kwanchoul Youn est une très bon chanteur, mais qui manque un peu de cet éclat qu’on attend du Commendatore: voilà un chanteur pour les longs monologues wagnériens, où il est remarquable, plus que pour les apparitions décisives et frappantes..
Masetto m’avait fait une meilleure impression à la TV, cette voix de basse très sonore et un peu engorgée n’a pas vraiment un timbre qui séduit, peu adapté à mon avis à ce rôle, et Anna Prohaska chante correctement sans plus (sauf lorsqu’elle fait ses cadences suraiguës, sa seule force) et la voix est assez acide, elle non plus n’est pas une Zerline de grande lignée. Reste l’Ottavio de Filianoti, qu’on a beaucoup fustigé à la Première, mais qui à la troisième a tenu sa partie un peu mieux que le 7 décembre, avec un style pas toujours adapté et de petits problèmes de justesse, mais avec plus de tenue vocale, incontestablement.

Au total un spectacle dont il est difficile de dire vraiment beaucoup de mal, qui a de la tenue, qui fonctionne par intermittences, très soigné – c’est visible- dans sa préparation musicale et scénique, et qui laisse un peu froid, comme un goût fade dans la bouche. je n’arrive pas à comprendre pourquoi il ne fonctionne pas bien…mais peut-être les options du chef y sont elles pour quelque chose…

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012 à la TV (ARTE): DON GIOVANNI, de W.A.MOZART (Dir: Daniel BARENBOIM, Ms en scène Robert CARSEN)

Depuis 1987, c’est la troisième production de Don Giovanni à la Scala: il y a eu celle de Strehler, dirigée avec brio par Riccardo Muti, d’une beauté un peu froide et moins réussie que les Noces parisiennes, il y a eu ensuite le Don Giovanni de Peter Mussbach, en 2006 dont le seul intérêt fut la direction de Gustavo Dudamel. La distribution de ce soir a de quoi séduire avec les débuts in loco d’Anna Netrebko en Donna Anna, le Don Giovanni de Peter Mattei, 13 ans après la production de Peter Brook à Aix en Provence, le Leporello de Bryn Terfel, qui le chanta à peu près à la même époque avec Abbado à Ferrare, l’Elvira de Barbara Frittoli à la place d’Elina Garanca, qui vient d’avoir un bébé, Giuseppe Filianoti en Ottavio , Kwanchoul Youn en commendatore, La jeune Anna Prohaska (celle qu’Abbado voudrait en Lulu) en Zerlina, et en Masetto Štefan Kocán. A priori donc une distribution sûre.

Quelles sont les premières impressions avant de voir le spectacle en salle le 13 décembre prochain?
Tout d’abord, on aura remarqué la présence de Mario Monti, nouveau président du conseil aux côtés du président de la république, Giorgio Napolitano. Le 7 décembre on le sait est le moment où le pays se retrouve symboliquement autour de son théâtre. Dans un moment aussi difficile pour l’Italie, c’est une affirmation de la solidité et de la pérennité des valeurs autour desquelles l’identité italienne est construite. Auguri! comme on dit.
Ensuite, on l’a assez souligné, Daniel Barenboim monte sur le podium cette fois comme directeur musical. Après un long interrègne où il a été “direttore scaligero”, il succède à Riccardo Muti, premier chef non italien à exercer cette charge, avec un sovrintendente lui aussi pour la première fois non italien. Quand on se rappelle la situation de la Scala à la fin de l’ère Muti/Fontana, on peut considérer qu’ils ont réussi, même si la Scala n’a pas encore retrouvé la place qu’elle avait dans les années Abbado/Grassi.
La direction de Daniel Barenboim m’est apparue très classique, au sens où elle ne se nourrit pas (au contraire d’un Abbado quand il dirige Mozart) des apports des interprétations récentes, c’est une vision traditionnelle, romantique , symphonique, au tempo un peu lent. Il reste des moments impressionnants (la mort de Don Giovanni) et un orchestre très en forme, à ce qu’on peut entendre en télévision. Mais rien de neuf sous le soleil.
La mise en scène de Robert Carsen est globalement sans surprise: Carsen joue l’opéra des opéras dans le théâtre des théâtres, et il fait du théâtre lui-même le lieu de l’action, un théâtre en miroir, gigantesque au début, qui se regarde être théâtre, un théâtre dans le théâtre avec un dispositif en abyme qui rappelle les décors baroques, toiles peintes (ou photos), qui s’installent en tombant des cintres, ou qui glissent latéralement, on est clairement dans le principe des changements de décors baroques, avec des jeux sur les perspectives, sur les niveaux, sur la grandeur relative des personnages en smoking comme un soir de Première..tiens tiens… Quelques moments réussis, le lit du début, qui montre clairement le comportement ambigu de Donna Anna, le finale du premier acte, rouge passion dans un bal bien licencieux, l’apparition du Commendatore dans la loge impériale, vue en miroir, et toute la scène finale, très bien réglée, avec à la fois cette longue table sur laquelle se déroule une partie de l’action, mais aussi la manière dont est traitée Elvira, ou la mort même de Don Giovanni, qui répète celle du Commendatore. L’idée finale de faire disparaître les autres et de laisser Don Giovanni seul en scène est aussi intéressante. Donc quelques moments et quelques idées, mais beaucoup d’ennui aussi, les scènes se succèdent sans véritable vision neuve, avec des attitudes convenues, sans vrai travail sur les rapports des personnages entre eux, on voit ce qu’on a toujours vu: encore une mise en scène qu’il sera facile de reprendre avec n’importe quelle distribution.Du propre sans danger.
L’équipe de chanteurs, à ce que j’ai pu entendre à la TV (je pourrai sans doute être plus précis en salle), est dans l’ensemble solide. Exceptionnel le couple Peter Mattei/Bryn Terfel, on le savait à l’avance, les deux font partie de cette race de chanteurs qui font de l’or de tout ce qu’ils chantent. Elégance, style, chant parfaitement posé, technique de fer, et en plus, modulations, interprétation, jeux vocaux. Il n’y qu’à saluer la double performance. Anna Netrebko faisait ses débuts à la Scala…on peut dire qu’il est temps. Globalement c’est réussi, la voix est ronde, charnue, elle a perdu du velouté des” années d’avant le bébé”, mais la voix garde cette impressionnante qualité d’impact. Il reste que l’air du second acte “non mi dir” est apparu difficile, problèmes de respiration, manque de fluidité dans les agilités (tempo trop lent? fatigue passagère?) et qu’on n’a pas l’habitude de ce type de problème chez Netrebko. Barbara Frittoli, comme d’habitude, montre des qualités musicales éminentes, mais cette chanteuse ne m’a jamais ému, c’est lisse, c’est sans problème, mais cela reste froid; j’ai le souvenir d’Ann Murray en 1987, dans cette même salle, une Elvire humaine, vibrante, profondément triste, et puis l’ancien combattant évoque la merveilleuse Kiri Te Kanawa à Paris, qui restera  l’Elvira de ma vie avec son “Mi tradi” à donner le frisson, ou dans le même ordre d’idée, Julia Varady, autre Elvira mythique. Barbara Frittoli fait très bien son métier de chanteuse, mais question vibrations…
Le couple Anna Prohaska/Štefan Kocán en Zerline et Masetto passe bien l’écran, et la voix de Štefan Kocán fait très bonne impression tant par la qualité intrinsèque que par l’interprétation. Kwanchoul Youn est l’excellent chanteur qu’on connaît qui fait son métier de basse avec élégance, technique, présence, mais ce n’est pas un Commendatore de légende. Reste  l’Ottavio de Giuseppe Filianoti, qui est pour moi une erreur de distribution. Parmi les excellents ténors qui peuvent chanter un Ottavio correct pourquoi aller chercher celui qui manifestement ne l’a ni en bouche ni en gorge, avec des erreurs techniques lourdes (deuxième air, “il mio tesoro intanto” où il est manifestement à la limite du souffle), une voix qui bouge, des problèmes de justesse. John Osborn qu’on verra en janvier est sûrement plus en phase avec ce rôle. Dommage, car c’est un rôle habituellement plutôt bien distribué. Espérons que mercredi prochain il sera plus en forme.
Voilà des premières impressions d’une belle soirée dans l’ensemble, mais a priori pas une grande soirée dont on se souvient vingt ans après. De la bonne industrie musicale, et c’est déjà beaucoup.

 

LUCERNE FESTIVAL 2010: quelques notes sur FIDELIO (Claudio Abbado) du 15 août 2010

 


 

Il est difficile d’aller au-delà de ce qui a été écrit sur la représentation du 12. Néanmoins, puisque ce blog rend compte  « au quotidien » de ma vie de mélomane passionné et passionnel, je me dois de vous dire les traces laissées par le concert d’aujourd’hui.


Ce soir l’orchestre m’est apparu aller encore plus loin dans la dynamique et l’énergie, tout en restant dans la première partie particulièrement lyrique. On se souviendra ce soir de l’attaque orchestrale du chœur des prisonniers, à peine murmurée, comme un souffle qui s’élève ; on ne cesse d’admirer une fois de plus les quatre contrebasses, décidément extraordinaires, quelle que soit la place qu’on occupe dans la salle ; on reste ébloui par les cordes, acrobatiques, au son tellement chaud, et rond. Ces musiciens sentent et savent ce que veut Claudio Abbado et le suivent aveuglément, dans une sorte d’entrain et de liberté, de joie de jouer qu’on ne voit nulle part ailleurs.

  
Du côté des chanteurs, de petites différences : Jonas Kaufmann, a montré des signes de fatigue dans la manière de tenir la note du « Gott » initial : il n’avait pas la sûreté et l’homogénéité montrée lors de la précédente soirée, il se tenait la gorge, et a été légèrement en-deçà des prestations précédentes (mais on est dans l’infinitésimal), en revanche Nina Stemme était plus à l’aise, plus détendue et la voix a littéralement explosé, ce qui a rendu la première partie incontestablement plus tendue. Christof Fischesser dans Rocco a été de nouveau remarquable de chaleur, d’humanité et de présence, Peter Mattei comme d’habitude extraordinaire, une manière de perfection, et Falk Struckmann a sans doute fait ce soir sa meilleure représentation des trois (j’y inclus la répétition générale).
Quant au chœur Arnold Schönberg, il a montré des qualités de clarté, de diction, de puissance extraordinaires, mais aussi de retenue et de maîtrise du volume à laisser pantois.


 

Comme on le voit, les différences sont infimes et le résultat de la soirée est un succès mémorable : vingt minutes d’un public réputé réservé debout hurlant son enthousiasme, des rappels à n’en plus finir et une pluie de fleurs et de pétales sur la scène, cadeau désormais traditionnel du Club des Abbadiani Itineranti.

 

Quelle que soit la soirée, et même si ceux qui comme moi ont vu la générale et les deux concerts, ont préféré l’explosion de la répétition générale, qui a été un indicible moment d’émotion, ce Fidelio fut un de ces moments stendhaliens« qu’il vaut la peine de vivre »  comme il y en a peu, et nous nous sommes vraiment sentis des « happy few ».