LUCERNE FESTIVAL 2010: FIDELIO, de L.v. BEETHOVEN, dirigé par Claudio ABBADO, avec Jonas KAUFMANN et Nina STEMME le 12 août 2010.

L’inauguration du Festival de Lucerne se déroule traditionnellement de la manière suivante: une première partie est consacrée aux discours des officiels (le président du Festival – Hubert Achermann -, toujours, le président de la Confédération Helvétique, quelquefois, le ministre de la culture, Didier Burkhalter, cette fois-ci et ces discours sont suivis d’une intervention d’un intellectuel sur la thématique de l’année.

Cette année, Nike Wagner, arrière petite fille de Richard Wagner, fille de Wieland Wagner, et concurrente malheureuse de ses cousines pour la direction du Festival de Bayreuth a prononcé l’intervention inaugurale sur le thème de l’année “Eros”, qu’elle soutient être le thème central de l’histoire de la musique: le titre Eros Center Music, en dit long. Cette intervention a été très brillante, l’une des plus brillantes depuis Peter Sloterdijk il y a quelques années, et montre que la famille Wagner a bien de la ressource (Nike Wagner est actuellement directrice artistique de “Pèlerinages, Kunstfest Weimar “, un festival pluridisciplinaire qui se déroule à Weimar entre août et septembre). Ce motto “Eros”, oriente le programme du festival dont deux des sommets seront Fidelio dirigé par Claudio Abbado avec le Lucerne Festival Orchestra et Tristan und Isolde, dirigé par Esa Pekka Salonen, avec le Philharmonia Orchestra, dans la version de Peter Sellars et Bill Viola, vue à Paris.(sans compter la présence de Pierre Boulez, de l’Orchestre de Cleveland, des Berliner Philharmoniker, des Wiener Philharmoniker, du Concertgebouw…cinq semaines à faire tourner les têtes!).

Fidelio a donc ouvert le Festival: c’est la deuxième fois que Claudio Abbado aborde l’oeuvre de Beethoven. La première fois, il l’a proposée dans une production du cinéaste Chris Kraus à Reggio Emilia, Modena, Ferrara, Madrid et  au Festspielhaus de Baden Baden, la distribution allait du très correct au passable (Alfred Dohmen, Anja Kampe, Clifton Forbis/Christian Franz, Julia Kleiter, Giorgio Surian, Diogenes Randes, Jörg Schneider). Cette année, ce Fidelio, probablement prévu au départ pour ouvrir la salle modulable de Lucerne (salle de théâtre musical projetée et espérée par l’intendant Michael Haefliger, dont la naissance est problématique), est présenté en version semi-concertante, et devrait être enregistré par DECCA, avec Nina Stemme et Jonas Kaufmann, deux grandes stars du chant d’aujourd’hui, mais aussi Falk Stuckmann, Rachel Harnisch, Christoph Stehl, Christoph Fischesser et Peter Mattei. La production précédente avait péché par des chanteurs qui n’étaient pas tous du niveau requis par la direction musicale. Florestan notamment avait posé de très nombreux problèmes.

D’emblée disons-le, rien de comparable à Lucerne. Nous avons assisté à un Fidelio musicalement prodigieux, un de ces moments magiques où tout s’emboite merveilleusement. Fidelio est une oeuvre très difficile à distribuer: en plusieurs décennies, je n’ai pratiquement jamais entendu de Fidelio où les deux protagonistes soient vraiment à la hauteur. J’ai le souvenir unique de Hildegard Behrens et de Jon Vickers, mémorables à Paris. Même Waltraud Meier a toujours eu des difficultés dans Leonore.
On peut avoir l’un des deux, Léonore ou Florestan, rarement les deux et comme je l’ai dit, le dernier Fidelio d’Abbado péchait par son Florestan (Kaufmann était prévu à Madrid mais fut empêché par un problème de santé). Comme souvent avec Abbado, l’interprétation évolue et le Fidelio entendu ici n’a rien à voir avec celui d’il y a deux ans. Abbado emporte l’orchestre dans une dynamique tourbillonnante et à dire vrai stupéfiante. L’orchestre ne joue pas, il parle, il participe à l’action. Abbado sait impliquer les musiciens, il sait les faire chanter. On est encore sous le coup des cordes, si légères qu’elles sont à peine audibles des diminuendos de rêve, de ce son qui semble être celui d’un continuo et non d’un orchestre (les contrebasses emmenées par Alois Posch, ex-Wiener Philharmoniker sont à ce titre hallucinantes de poésie, de justesse, de fermeté, notamment au début du second acte), les vents sont éblouissants,  tout comme la trompette infaillible de Reinhold Friedrich, toute cette perfection produit un son qu’on dirait “mozartien” (on pense souvent à la Flûte enchantée) où c’est l’émotion qui domine et non la monumentalité, notamment pendant tout le premier acte, même si le rythme auquel Abbado emmène les musiciens sait aussi être agressif. Bien sûr c’est la seconde partie qui frappe le plus , avec son prélude – déjà noté il y a deux ans -, qui étreint le coeur et prépare si bien au monologue de Florestan. Mais déjà le final de la première partie, avec son choeur des prisonniers murmuré (magnifique, somptueux, mémorable Arnold Schönberg Chor), nous avait secoués. Oui, du grand art, bouleversant, époustouflant, nous projetant d’emblée au paradis du mélomane.La version est semi-concertante, mise en espace par une jeune metteur en scène, Tatjana Gürbarca, le décor, fait de redingotes grises de prisonniers, est de Stefan Heyne, et les lumières de Reinhard Traub. Disons le, cela n’ajoute rien à l’ensemble: on aurait aisément pu en faire l’économie: le sol est parsemé de bougies, la scène est surmontée d’un immense globe lumineux sur lequel se projette soit la terre, soit un oeil (Dieu?) ou une chandelle, globe inspiré d’une installation gigantesque de Olafur Eliasson à la Tate Modern de Londres.

 

 


La distribution, sans doute prévue pour l’enregistrement, est vraiment ce qu’on peut appeler une distribution de rêve, où même ceux pour qui on nourrissait des doutes (Falk Struckmann par exemple, si décevant à Orange) sont vraiment remarquables.
Le Rocco de Christoph Fischesser est sans reproche, la voix est ronde, bien posée, sans être exceptionnelle, mais cet artiste fait preuve d’une grande qualité de diction, et possède une indéniable présence. Rachel Harnisch n’est pas une chanteuse qui m’enthousiasme, même si cette fois-ci elle était plus engagée que d’habitude, et la voix est claire, l’aigu plus facile. Une très bonne prestation. Christoph Strehl (le Tamino de la Flûte enchantée d’Abbado), un peu fatigué pendant les répétitions est apparu un peu terne en Jaquino. Le Ministre (Don Fernando) de grand luxe de Peter Mattei était magnifique de noblesse, la voix est homogène, chaude, puissante. une fois de plus, cet artiste se montre à la hauteur (et même plus: son Fernando est exceptionnel). On l’attend dans d’autres grands rôles (sa prestation dans “de la Maison des morts” à la Scala reste dans les mémoires).
Falk Struckmann trouve dans Pizzaro un rôle qui correspond à l’état actuel de la voix. C’est un rôle essentiellement en force, qui n’exige pas une ductilité qu’il n’a plus, mais qui exige puissance et intelligence du texte qu’il possède au-delà de toute éloge: il est donc dans ce rôle-là  remarquable de présence et l’interprétation est vraiment d’une grande intelligence.
Il est tellement difficile de trouver une grande Léonore et un grand Florestan que l’on est ravi de trouver deux artistes à la hauteur des exigences et de la magnificence de l’orchestre. Nina Stemme a à la fois les aigus et les suraigus, elle domine à la fois le début de “Abscheulicher…”, et les acrobaties finales, elle a l’héroisme voulu et la rondeur lyrique quand il le faut, il lui manque un peu d’aura scénique et c’est dommage. Mais la présence vocale est formidable. Une immense prestation, mais pas autant que celle de Jonas Kaufmann, qui réussit là encore mieux qu’à Paris un Florestan de rêve et de légende. On reste frappé par la manière dont la note est tenue dans le “Gott…” initial, d’abord à peine murmurée, qui s’élargit peu à peu dans une homogénéité telle que la voix semble monter et s’étendre sans aucun effort, avec un timbre d’une telle pureté, tellement juvénile qu’il laisse rêveur,-même Windgassen ne fait pas aussi bien!- sans parler du crescendo final de l’air auxquels tant de ténors se sont heurtés (je me souviens de Jerusalem à Paris avec Barenboim il ya longtemps!). Tout le reste est éblouissant, éblouissant de clarté (on entend toutes les paroles), de technique, de maîtrise de la voix, et en plus tellement lyrique, tellement “humain” et en même temps tellement vrai dans l’interprétation. Le rôle qu’on sait redoutable semble facilement dominé, avec une simplicité et une facilité qui étonnent puis enchantent. C’est bluffant: cet artiste semble pouvoir tout chanter, et toujours avec justesse et intelligence.Le résultat c’est un miracle, dont la répétition générale avait déjà donné un aperçu extraordinaire (rarement un tel triomphe à une générale) avec un premier acte peut-être encore plus dynamique, mais à ce niveau peut-on encore faire une différence? Claudio Abbado, fatigué comme on le sait après les concerts de Berlin, s’est repris, il est détendu, souriant, extraordinairement dynamique. Diable d’homme! Il ne reste plus au mélomane en quête de paradis qu’à revenir dimanche 15 août,et vous tentez le coup si vous n’êtes pas très loin. On trouve souvent des places au dernier moment. Ou écoutez la radio suisse (DRS2) qui transmet le 15 (dimanche et non samedi comme je l’ai écrit précédemment de manière erronée) à 21h ce Fidelio bouleversant. Quand je vous disais qu’il faut aller à Lucerne!

index.1281515103.jpgOlafur Eliasson – The weather project 2003(Photo: Jens Ziehe)

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: DE LA MAISON DES MORTS de Leos JANACEK, mise en scène Patrice CHEREAU, direction Esa Pekka SALONEN (5 Mars 2010)

Plus de deux ans après Aix, le spectacle n’a rien perdu de sa force ni de son intelligence. Et le changement de chef ne fait pas regretter Boulez, mais instille seulement un peu de nostalgie. Esa Pekka Salonen propose une vision beaucoup plus haletante, rapide, lyrique. Ce lyrisme est vraiment ce qui nous frappe, nous qui avons dans les oreilles la construction boulezienne, la précision , la géométrie sonore. Salonen fait ressortir la construction dramatique, l’humanité et ses hoquets: les sons rugueux, les ruptures d’harmonie, au milieu de ce flot musical ininterrompu pendant 90 minutes n’en sont que plus forts, plus soulignés. C’est à la fois très différent de Boulez, et très cohérent, très prenant, très envoûtant aussi. Un très grand travail d’un chef dont nous connaissons l’excellence et l’aura. Pour sa première apparition sur le podium de la Scala, c’est une indéniable réussite.
Nous sommes à la Scala, et le public des abonnés considère sans doute l’oeuvre ultime de Janaček comme trop “sale”, trop “trash”, car un certain nombre d’ignares sortent de la salle bien avant terme, ne supportant sans doute pas l’insupportable vérité humaine montrée sur la scène.

La mise en scène de Patrice Chéreau propose une sorte de “choral de la misère”, où les voix se distribuent tour à tour et où l’on perçoit des bribes de violence, des bribes de relations, des bribes d’humanité, des torrents de frustration. Dans un espace abstrait construit par Richard Peduzzi, il dessine de petites vies bien concrètes: celle du vieux prisonnier encore magnifiquement campé par Heinz Zednik, le vieux compagnon du Ring de Bayreuth, inoubliable Loge et Mime, celle du jeune Aljeja, qui apprend à lire auprès de l’aristocrate Gorančikov, celle bouleversante de Šiškov, qui occupe tout le troisième acte. Chéreau réussit à construire à la fois le déchirement, la tragédie, la violence, mais aussi l’ironie et le sourire avec cette pantomime qui est à elle seule tout le deuxième acte, où affleurent les jeux des corps, l’homosexualité forcée, le travestissement mais aussi le sourire, avec les réactions du public et notamment du Pope du village, horrifié par ce qu’il voit: autant de touches jamais forcées, toujours justes. Chéreau réussit aussi à retisser le fil avec Dostoïevski, par de petits détails, comme le nombre de femmes, discrète allusion au texte russe. Certes on reconnaît aussi les “tics” de Chéreau, toujours à propos, fumées, baissers de rideau brutaux, chute d’immondices comme final du premier acte. Chéreau sait construire des moments de pur théâtre et des images difficlement effaçables. 

Vocalement, il est impossible de dire les rôles principaux tant les personnages appariassent et disparaissent tour à tour, occupent puis quittent le premier plan, passent, et disent leur misère. On notera bien sûr Willard White, dont la voix fatiguée sied à merveille à l’aristocrate Gorančikov prisonnier politique d’une profonde humanité; on préférait pourtant Olaf Bär à Aix. On apprécie comme toujours l’excellent ténor Stefan Margita, grand spécialiste de ce répertoire, et le vétéran Peter Straka, enfin last but not least, on reste frappé de la performance de Peter Mattei en Šiškov, voix profonde, tragique, déchirante et désespérée. 

On pense à Wozzeck, mais autant le musique de Wozzeck lacère, autant celle de Janaček, par son éclat, sa lumière, sa luxuriance, tient en haleine, soutient, bouleverse et laisse en fin de compte le public s’accrocher à  un soupçon d’humanité.

050320101628.1268084646.jpgUne vraie grande soirée. Un spectacle de référence, voire de légende.