METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2012-2013: QUELQUES REMARQUES-RÊVERIES COMPLEMENTAIRES sur PARSIFAL RETRANSMIS le 2 MARS 2013 (Dir.mus: Daniele GATTI, Ms en scène: François GIRARD) avec Jonas KAUFMANN

Décor de la création de Parsifal (Paul von Joukovski pour l’acte II )

J’ai envie de revenir et de rêver un peu sur Parsifal.
L’audition d’hier, liée au souvenir du spectacle le 15, m’a permis de me concentrer plus encore sur la musique, et de constater encore une fois la qualité de la direction de Daniele Gatti. Beaucoup ont noté sa lenteur, qui allait à merveille avec la mise en scène de François Girard, mais elle allait aussi bien avec celle de Stefan Herheim à Bayreuth. On  a perdu pas mal à son départ de la production en 2012. Mais cette lenteur n’est pas uniforme, certaines phrases, dans l’acte II, et même dans l’acte III, sont plus rapides que chez d’autres chefs. Et la lenteur n’est pas un critère à lui seul; on doit aussi souligner chez Gatti la clarté de la lecture, l’appui sur certaines phrases très accentuées,  notables dans ce final extraordinaire qui a provoqué en moi le frisson.
On sait que le plus long Parsifal est celui d’Arturo Toscanini à Bayreuth (bien plus de 4h), dont l’enregistrement a été perdu. Knappertsbusch, la référence des années 50, n’était pas non plus très rapide. C’est Pierre Boulez (1966-1968 et 1970)  qui était le plus rapide selon le tableau qu’on pouvait lire au Musée Richard Wagner de Wahnfried, mais il n’était pas si loin d’Hermann Levi: il avait à l’époque déclaré vouloir revenir au tempo de la création. Toutefois, son Parsifal de 2004 (mise en scène Christoph Schlingensief) était plus lent et beaucoup plus lyrique que sa première version.  Mais peu importe, car l’œuvre a toujours bénéficié, à la scène comme au disque, de remarquables directions musicales; aujourd’hui, Daniele Gatti compte parmi les grandes références.
Dans la direction musicale de l’œuvre ce sont les premiers et troisième actes, fondés à la fois sur du récit et du discours, et sur la cérémonie du Graal qui font pour moi la différence. L’Acte II, qui est le plus théâtral, le plus dramatique, le plus immédiat, le plus accrocheur pour les voix  aussi, est peut-être plus habituel, et constitue une sorte de respiration pour le public. On l’a bien vu à New York où les applaudissements explosaient avant le baisser de rideau. Le public de Bayreuth naguère n’applaudissait pas après le premier acte (ce fut aussi la règle à Paris au temps de Rolf Liebermann: “la fin recueillie du premier acte exclut toute manifestation du public” était-il écrit à l’entrée de la salle): aujourd’hui, cela s’est un peu perdu, avec raison d’ailleurs car cette tradition vient d’une interprétation erronée d’un désir de Wagner. Le deuxième acte permettait donc selon cette tradition au public frustré applaudissements au premier acte de remercier les artistes de manière encore plus chaleureuse, encouragé en cela par l’accord final plus brutal. Au premier acte, la  cérémonie du Graal se termine en deux parties d’abord par une musique plus faible, un peu martiale, que Stefan Herheim avait bien noté en l’accompagnant d’images des débuts de la première guerre mondiale et ensuite par la voix du ciel, plus en accord avec le reste de l’ouvrage. Au contraire le final du troisième acte n’est qu’en enchaînement d’enchantements, l’une des plus belles musiques jamais écrites, transcendée quelquefois par des interprétations hors pair (comme Abbado en décembre 2001 à Berlin, qui avait disposé les chœurs dans tout l’espace de la Philharmonie, donnant tout son sens à l’expression “zum Raum wird hier die Zeit” avec une respiration inouïe qu’il ne retrouvera pas quelques mois plus tard à Salzbourg) ou qu’on trouve dans l’enregistrement DG de Karajan. Ce final en forme de Pâques, de résurrection d’un Monde, Stefan Herheim à Bayreuth en avait fait la Renaissance d’un Monde nouveau issu de la deuxième guerre mondiale et cela fonctionnait à merveille et justifiait à la toute fin l’apparition de la Colombe (supprimée dans la mise en scène de Wieland Wagner, au grand dam de Knappertsbusch) dans cette lumière aveuglante qui inondait le public. Il y a avait parfaite synergie entre la musique extatique la scène et la salle.
Hier à la radio, cette extase était là, accompagnée d’effets physiques qui souvent me prennent à certains moments de Parsifal, frisson, battements de cœur, et puis sentiment le légèreté, de joie, de profond optimisme. Je sais combien ce que j’écris ici peut prêter à sourire, mais Parsifal est l’un des rares opéras à provoquer cela en moi, en tous cas le premier qui l’a provoqué.
Et puis je voudrais revenir sur ces merveilleux chanteurs qui ont inondé de bonheur ce troisième acte. René Pape d’abord que je trouve plus convaincant au troisième qu’au premier acte, Peter Mattei, à la diction si claire qu’on croirait qu’il nous parle. Dans mon compte rendu j’avais parlé de douceur/douleur, c’est exactement je que j’ai ressenti de nouveau. Peter Mattei n’est pas un chanteur wagnérien au sens où ce serait un inévitable dans les distributions wagnériennes: on l’a bien plus entendu dans Mozart (Don Giovanni), dans Bach (Passion selon Saint Matthieu en 1997 avec Abbado), dans Beethoven (Fidelio avec Abbado où il chante le Ministre) on va l’entendre l’an prochain dans Eugène Onéguine. Son répertoire est large, mais cet éclectisme ne le dessert pas, il est devenu l’un des chanteurs de référence sur la scène lyrique aujourd’hui comme beaucoup de chanteurs suédois: son Amfortas est unique, stupéfiant dans la diction, dans l’articulation naturelle de chaque mot, dans l’émotion qu’il sait distiller, sans pathos, sans surjeu, par la simple manière de dire et de colorer le texte.
Kaufmann aussi est étonnant: à la radio, son timbre sombre, presque barytonnant fait un étrange effet à la fin où il intervient aussitôt après Mattei, on a l’impression d’une reprise fraternelle de la parole, d’une succession presque “naturelle” ou même d’une “continuation” plutôt qu’une succession  tant les timbres semblent proches. On sentait moins dans la salle. On peut préférer timbre plus clair (Kollo, King, Vogt) mais là aussi quelle diction, quelle manière de moduler chaque son, de jouer sur le volume, de respirer le texte.
Alors que d’autres amis ont trouvé Dalayman quelconque, un peu linéaire, moins engagée que les autres protagonistes, je l’ai trouvée encore hier soir meilleure que ce que j’entends d’elle d’habitude,  car moi aussi, je l’ai souvent entendue notamment dans Brünnhilde, donnant certes de la voix et des notes sans vraiment donner de la chair. Elle ne fait pas oublier Meier, inoubliable dans ce rôle où elle alliait l’intelligence, la puissance, la sauvagerie et une incroyable sensualité, mais elle est loin de laisser indifférente.
Et de nouveau j’ai éprouvé une certaine gène à écouter Eugenyi Nikitin dans Klingsor, car j’aime les Klingsor qui gardent une sorte de distance froide, qui gardent la distance aristocratique de l’ex-chevalier du Graal, sans devenir une sorte de sorcier grimaçant: la voix de Nikitin est trop souvent grimaçante, dans un univers de mise en scène plutôt retenu, c’est à mon avis une erreur d’analyse  et l’audition radio a confirmé  l’impression en salle  .

Une fois de plus donc, Parsifal a produit son effet. C’est pour moi non l’opéra de l’île déserte, mais l’opéra des origines: j’avais vu début avril 1973 une Walkyrie au théâtre des Champs Elysées par l’Opéra de Berlin Est avec Theo Adam dans Wotan et c’était mon premier Wagner en salle. A la fin du même mois d’avril, un dimanche, le 29 avril 1973, j’avais 20 ans et j’avais osé le Palais Garnier pour un Parsifal qui fut un énorme choc musical et émotionnel (je me précipitai dans une cabine téléphonique à l’entracte pour raconter aux amis cette intensité et ce ciel qui me tombait sur la tête et dans le cœur): Horst Stein dirigeant Donald Mc Intyre (Amfortas) Franz Mazura (Gurnemanz), Joséphine Veasey (Kundry) et Helge Brilioth (Parsifal), ce très solide chanteur qui avait enregistré Siegfried (Götterdämmerung) avec Karajan et qui a fait une assez courte carrière de chanteur wagnérien (encore un chanteur suédois, mort en 1998). Pour l’anecdote, il y avait ce soir-là dans la salle Salvador Dali et Sylvie Vartan: j’étais fasciné par les ors de Garnier et ce public qui alors s’y conformait; et comme lorsque je suis entré dans la salle de Bayreuth pour la première fois, j’avais l’impression de ne pas être à ma place…
Ce choc fut réellement à la fois émotionnel et physique (pour une mise en scène pourtant bien pâle de August Everding, mais alors, tout me convenait!) et a décidé de mon avenir de ( jeune) wagnérien.
Parsifal a été l’œuvre de Wagner que j’ai vue le plus souvent à ce jour et presque la seule jusqu’en 1977 , année de mon premier Bayreuth. J’ai ce privilège d’avoir vu à Bayreuth mon premier Ring complet (Chéreau), mon premier Tristan, mes premiers Meistersinger, mon premier Lohengrin, mon premier Fliegende Holländer.

Mais c’est  Parsifal que j’emporte à la semelle de mes souliers et qui m’accompagne comme une sorte de fétiche. Hier en revenant sur mon émotion à l’audition de la version newyorkaise, je me suis demandé d’où provenait ce goût pour Wagner et cette fascination pour la culture allemande. Bien sûr, je suis germaniste (quelle chance, la plus grande chance de ma vie scolaire! L’allemand devrait être une obligation linguistique et culturelle aujourd’hui à l’école), de ces germanistes qui ont inauguré l’allemand à l’école suite au Traité de L’Elysée, et j’avais un très vieux manuel  (Collection Deutschland) publié avant la guerre, avec certaines pages en gothique(!) et des textes qui parlaient souvent des grands mythes germaniques: Siegfried, Brünnhilde, Lohengrin m’ont ainsi toujours parlé depuis ma classe de 6ème.
Même si le mythe de Parsifal est né des romans arthuriens, Wagner l’a plutôt coloré de méditerranée et d’orient:  il en fait un mythe chrétien et donc oriental (Kundry ne va-t-elle pas jusqu’en Arabie trouver des baumes apaisants pour Amfortas?)(1), Montsalvat est en Espagne (la chapelle du Graal n’est-elle pas à Valence?) mais on se souvient aussi de l’ étrange influence méditerranéenne dans les décors du premier Parsifal: la scène du Graal se déroule dans un décor qui est la réplique de la Cathédrale de Sienne (on peut imaginer mon émotion lors de ma première visite siennoise) et le jardin des filles-fleurs (voir ci-dessus)  imite un jardin de Ravello, sur la côte amalfitaine au sud de Naples (kennst du das Land…):  il n’y a peut être pas de hasard si des chefs italiens furent de très grands interprètes de Parsifal (Toscanini , Abbado, et maintenant Gatti).
J’ai ensuite dans ce plongeon occasionnel dans les souvenirs de jeune admirateur de Parsifal cherché les moments musicaux qui au tout début me bouleversaient : c’était la Verwandlungsmusik( la musique qui accompagne la transformation du premier acte) qui systématiquement me faisait venir les larmes, et l’ensemble des Filles fleurs, notamment “Komm komm holder Knabe” et surtout
“Des Gartens Zier
und duftende Geister” que je trouve toujours une des musiques les plus sensuelles jamais écrites. Combien de fois je me suis passé et repassé la version Boulez, puis la version Solti dans mes jeunes années en écoutant ces deux moments!
Étrangement, quand j’étais jeune, encore plus jeune, j’étais passionné de trains et le nom d’un train TEE le “Parsifal” (Paris-Hambourg) me fascinait. Ce nom que je trouvais magnifique, un peu mystérieux, et en tous cas très évocateur, provoquait en moi immédiatement l’image d’un train vu en contreplongée qui passe à toute vitesse en filant. Le nom même “Parsifal” évoquait alors pour moi vitesse et puissance alors que les mélomanes (et celui que je suis devenu) discutent sans cesse à propos de Parsifal de la lenteur des tempi de tel ou tel chef (à commencer, voir ci-dessus, par Daniele Gatti). De la vitesse et la puissance dans mon enfance, Parsifal s’est bientôt revêtu de lenteur, de majesté et de grandeur. C’est l’écho très proustien du mot qui est ma réalité: les noms wagnériens m’ont toujours fasciné par leur beauté intrinsèque, Parsifal bien sûr (plus que Perceval qui me touche peu), mais aussi Tannhäuser, ou Lohengrin, ou Sieglinde autant de noms qui entre dix et treize ans me faisaient rêver; après treize ans, Wagner s’est installé en moi durablement, et m’a mithridatisé, comme le plus délicieux des poisons.
Parsifal
c’est pour moi  la musique que l’âme écoute au Paradis. J’aimerais croire que l’ange musicien qu’on voit dans “Pala” de Giovanni Bellini à San Zaccaria de Venise, un de mes tableaux préférés, qui diffuse une indicible paix intérieure,  joue Parsifal pour l’éternité.

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Giovanni Bellini, “Pala” de San Zaccaria

(1) on se rappelle que Claudio Abbado pour marquer la fascination de Wagner pour l’Orient, avait utilisé pour les cloches des instruments orientaux énormes qui donnaient un son particulièrement impressionnant et donnaient à la scène de la Verwandlung une sorte de couleur d’apocalypse.



METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2012-2013: PARSIFAL de Richard WAGNER le 15 Février 2013 (Dir.mus: Daniele GATTI, Ms en scène: François GIRARD) avec Jonas KAUFMANN

Acte I © MET Ken Howard

Pour une lecture détaillée de la mise en scène, je vous renvoie à mon compte rendu du Parsifal de l’Opéra de Lyon en mars 2012 car le travail n’est pas fondamentalement différent.

Pour bien de mes amis et connaissances, ce Parsifal ne valait pas la traversée de l’Atlantique: on connaît bien Gatti en France et on ne l’aime pas trop, on a déjà vu la production à l’Opéra de Lyon, et Kaufmann vaut peut-être une messe, mais dans d’autres rôles. Puisque je suis à New York, je ne la pense évidemment pas ainsi.
Peter Gelb a en effet réuni une distribution exceptionnelle pour cette nouvelle production de Parsifal, en coproduction avec l’Opéra National de Lyon et la Canadian Opera Company de Toronto: René Pape en Gurnemanz, Jonas Kaufmann en Parsifal, Katarina Dalayman en Kundry, Peter Mattei en Amfortas et Evguenyi Nikitin en Klingsor. Un tel plateau vaut le voyage, et Daniele Gatti reste l’une des références pour Parsifal aujourd’hui.
Et puis, c’est toujours un plaisir d’aller au MET, de redécouvrir le rituel de l’Opéra new yorkais, sa fontaine intérieure dédiée à Ezio Pinza où vont se désaltérer les spectateurs, ses fauteuils de salle dont chacun est dédié à son donateur, sa galerie de portraits des grandes vedettes du MET au sous-sol, ses programmes minimalistes gratuits, la MET Opera Shop un peu folle où vous trouvez disques, jouets gadgets, mais aussi assiettes, tasses,verre, bijoux, étiquettes de bagages, corsages, robes, casques wagnériens et j’en passe, et ce public très mélangé, sympathique avec lequel il est facile de tenir conversation et dans lequel ce soir circulaient quelques spectateurs vêtus en chevaliers du Graal (robe de chambre et toge) . Oui, tout cela fait plaisir, un très grand plaisir qui fait mesurer aussi la très grande chance d’être là.
Le décor de Michael Levine a dû être élargi pour s’adapter au plateau immense du MET, et quelques costumes fabriqués pour les choristes supplémentaires; sinon, le spectacle vu à Lyon est bien là, toujours aussi ritualisé. François Girard a opté pour un rituel modernisé, se focalisant sur une sorte de rite de la fécondation: le monde du Graal est infécond, le premier acte se déroulant sur une lande désolée où femmes et hommes sont séparés par une sorte de ruisseau sanguinolent, une plaie de la terre qui semble infranchissable: Kundry reste du côté femme (jardin) tandis que tout l’acte se déroule côté cour, là où sont les hommes organisés en groupe compact assis sur des chaises, comme une fleur immense d’où émergeraient un à un les personnages. Dans ce monde figé, Parsifal quand il arrive ne cesse de regarder de l’autre côté notamment Kundry et ils se battent à peu près sur le ruisseau médian; il est déjà ailleurs en arrivant en scène: il ne pourra donc lire le rituel du Graal. Rien de changé à l’acte II (voir le compte rendu lyonnais), sinon que du parterre, vu la pente, il est impossible de voir le lac de sang où évoluent les personnages, ce qui est une grande frustration vu la beauté de l’image, et qui fait perdre aux spectateurs part des idées de la mise en scène: mais on a toujours cette belle image de ce défilé haut et étroit, parsemé d’un éclairage rougeoyant, image métaphorique d’un corps féminin vu de l’intérieur. Quant à l’acte III, où la foule bien séparée au premier acte est cette fois entremêlée, où les costumes se mélangent, se sécularisent où le côté sectaire initial  laisse place à une foule sans règle particulière où femmes et hommes sont mélangés dans ce monde qui est celui de la mort et du rituel funéraire, de la stérilité que Parsifal revivifie en trempant la lance dans le sang du Graal. Seule petite différence,  l’image finale où une femme se lève pour aller vers Parsifal qui la regarde, annonçant une renaissance est bien moins claire qu’à Lyon, le rideau se baissant en même temps que la femme se lève. A mon avis seuls les spectateurs qui connaissaient la fin du spectacle lyonnais ont dû remarquer cette image ici très furtive, et c’est dommage.
François Girard a signé là un spectacle esthétiquement très réussi, a introduit une symbolique (la dialectique stérilité/fécondité) pas souvent exploitée dans Parsifal par les metteurs en scène, tout en gardant une vision fortement ritualisée, qui correspond bien à l’approche musicale de Daniele Gatti, d’un rituel qui ne mime en aucun cas le rituel chrétien, mais qui renverrait plutôt à des rites archaïques et qui insisterait sur simplicité et hiératisme (costumes très essentiels pantalon/chemise blanche, femmes en noir) avec des images fortes et tranchées (noir, blanc et gris pour les actes I et III, rouge et sang pour l’acte II). Le metteur en scène a obtenu d’ailleurs un relatif succès malgré les habituelles huées des premières d’opéra, à New York comme ailleurs.

A ce discours scénique correspond un discours musical magnifiquement dominé par Daniele Gatti, à la tête d’un orchestre des grands jours, même si les cuivres comme souvent au MET restent quelque peu en retrait (attaques pas très propres, quelques accidents), mais le mouvement, la dynamique et le son d’ensemble sont convaincants. J’emploie le mot “dynamique” à dessein, malgré la lenteur du tempo imposé par Gatti, car c’est bien le paradoxe de cette direction musicale, déjà remarquée ailleurs et notamment à Bayreuth: le tempo est lent, mais sans qu’il y ait de longueurs, de moments sans relief, de trous noirs: au contraire, en émergent une dynamique interne, une puissance particulière. La clarté du propos, et des différents niveaux sonores, la manière d’étirer le son, en gardant son épaisseur, qui crée immédiatement tension et intérêt, le volume bien contrôlé, tout fait sens.  Gatti à qui l’on reproche de jouer souvent un peu fort ici joue des volumes avec à propos sans jamais couvrir le plateau ni marquer trop de violence: même le prélude de l’acte II reste à la fois dramatique et contenu: ce qui contribue à créer l’espace théâtral (dans un acte qui est sans doute le plus théâtral des trois), c’est que plus que l’étirement  discours, ce sont les accents qui rythment la musique: c’est sans doute là un reste de”l’italianità” du chef qui permet de créer tension et drame, un chef qui réussit souvent mieux dans le répertoire d’opéra non italien (son Wozzeck est par exemple exceptionnel, c’est l’un des chefs à privilégier pour Berg, qu’il adore). Une direction à la fois dilatée et pleine de relief, qui permet aux chanteurs, à toute l’équipe de chanteurs, d’asseoir le texte et de le dire de manière exceptionnelle, variée, colorée, un texte à la fois joué et chanté . (voir la scène des filles fleurs, si vive et fraîche).
A cet orchestre si bien tenu correspond un chœur nombreux, bien préparé par Donald Palumbo, très en phase avec l’orchestre et dont la diction étonne par sa clarté.
L’équipe réunie, je l’ai dit est parmi celles dont on peut rêver: La Kundry de Katarina Dalayman (ceux qui me lisent un peu savent que j’ai souvent des réserves sur cette artiste) est ici particulièrement convaincante. Son volume vocal correspond à l’exigence d’un rôle implacable et terriblement tendu. Même si ses suraigus sont quelquefois criés, ces cris se justifient pour un personnage  qui oscille au deuxième acte  entre séduction féminine et sauvagerie animale. Il faut reconnaître que les aigus du final de ce deuxième acte ont un tel volume, une telle violence qu’ils frappent l’auditeur: on n’ a pas entendu cela depuis longtemps. En même temps, le tempo de la scène entre Kundry et Parsifal permet à la voix de se contrôler avec rigueur, et de montrer des accents puissants, autoritaires et à la fois très mystérieux et enjôleurs. Une femme, une mère, une sorcière tout à la fois: vraiment magnifique.

Jonas Kaufmann © MET Ken Howard

Le Parsifal de Jonas Kaufmann, qui s’en étonnerait, est magnifiquement chanté, de ce chant contrôlé sur toute l’étendue du spectre qui peut à la fois des aigus puissants (“Amfortas, die Wunde”) et des mezze voci à se damner. Le chant de Kaufmann est toujours surprenant parce qu’il est très expressif, par la modulation vocale, par le contrôle et le jeu sur le volume: on peut passer du forte au murmuré en une seconde et cela fait toujours sens. Kaufmann propose ici un personnage venu d’ailleurs, un avant goût de son Lohengrin, un Ur-Lohengrin à la voix douce et apaisante, mais avec un esprit de décision qui dans le deuxième acte emporte tout, sans jamais se départir d’une certaine “morbidezza”(douceur) vocale qu’on va d’ailleurs entendre tout au long de l’acte III.  Son entrée au final est presque antithéâtrale , parce qu’il émerge de la foule qui s’écarte, sans surgir, mais en entrant simplement:  il est autorité sans être autoritaire, comme son chant.
C’est magnifique et étonnant même si dans ce rôle, aujourd’hui, d’autres sont remarquables aussi, dans un autre style. Il n’est (peut-être…) pas aussi irremplaçable que dans d’autres rôles comme Florestan ou Don Carlo, voire Werther ou Don José. Tiens, il y a quelque chose de Werther dans ce Parsifal-là. Nicolai Schukoff à Lyon, qui chante en ce moment Don José au MET- sans doute aussi la doublure de Kaufmann pour Parsifal (vu les annulations des Siegmund l’an dernier, MET échaudé craint l’eau froide…)- avait une sorte de présence mâle (y compris dans son chant) qui cadrait très bien avec la mise en scène de Girard, même si il y a loin de la coupe aux lèvres quant à la seule beauté du chant, comparé à Kaufmann. Plus loin dans le temps, le Parsifal de Vickers passait de la sauvagerie désespérée à la maturité, une maturité qu’on lisait dans son expression: il était devenu adulte. Il reste pour moi la référence, en écrivant ces lignes, je l’entends encore, je le vois même…
Le rôle de Parsifal n’est ni long ni très difficile à chanter, mais demande un sens de l’interprétation marqué, un chant qui crée bien la différence entre avant le baiser et après, et Vickers savait le montrer.
Jonas Kaufmann a une fois de plus montré quel ténor il est, quel artiste il est, il sait être Parsifal, un grand Parsifal, mais certains diront peut-être pas LE Parsifal de référence, même si dans le jeune homme obstiné du premier acte on lit déjà le personnage futur et son refus du rituel stérile qu’on lui montre et qui ne fonctionne pas, même si l’ intelligence et l’ intuition de cet artiste lui permettent d’offrir une immense composition. C’est quand même phénoménal.

René Pape © MET Ken Howard

René Pape est un très beau Gurnemanz , voix claire, diction impeccable, aigus volumineux et triomphants même si quelques graves sont un peu opaques. Mais dans la galerie des Gurnemanz passés et présents, il déçoit un tout petit peu. Il faut à Gurnemanz incontestablement une voix et beaucoup de résistance (c’est le rôle le plus lourd de Parsifal) et avec Pape nous y sommes, il faut aussi beaucoup d’humanité, beaucoup de nuance dans le chant, et notamment montrer la différence entre Acte I (Gurnemanz est jeune, il a l’âge d’Amfortas) et Acte III, où il est vieux et fatigué. Et là, même si son troisième acte, assez neutre, a une sorte d’inexpressivité voulue de celui qui est las (j’ai trouvé cela vraiment remarquable), je trouve son premier acte relativement moins concerné, un peu indifférent, moins fouillé que ce qu’on peut entendre chez un Kwanchoul Youn aujourd’hui, un Franz Mazura ou un Kurt Moll jadis (il était encore époustouflant avec Abbado en 2002), moins surprenant que Zeppenfeld à Lyon, si jeune, si engagé et même si neuf. Je vais être accusé de pointillisme tâtillon et injuste, vu le succès remporté, mais je dis simplement ce que j’ai ressenti. J’attendais plus “définitif” comme peut l’être son Roi Marke, inégalé à ce jour.
Plus grande est la déception avec Evguenyi Nikitin dans Klingsor. La voix ne réussit pas à s’imposer, et Nikitin ne chante pas avec naturel, mais avec des expressions accusées, une manière de souligner des phrases pour faire le méchant, bref il en rajoute comme si naturellement il n’y arrivait pas ou qu’il était incapable de chanter sans surchanter. Il est difficile de trouver un bon Klingsor: Alejandro Marco Buhrmeister à Lyon était bon, Thomas Jesatko à Bayreuth aussi, chacun dans leur style. Ils étaient bons parce que dans leur chant ils ne surchargeaient pas, Nikitin n’est pas dans le ton. Dommage.
Reste l’Amfortas de Peter Mattei.
Et cet Amfortas-là vaut presque à lui tout seul la traversée de l’Océan. Il y a longtemps, très longtemps (jamais peut-être) que je n’ai pas entendu une telle interprétation. Il y a tout dans ce chant et d’abord une incroyable suavité, une sorte de douceur/douleur christique, la voix est chaude, égale, comme si la douleur était stoïque et à la fois désespérée. Il y a aussi l’émission, la diction qui est un pur modèle d’école, la puissance de la projection dans l’immense salle du MET, il y a simplement un personnage, presque neuf, on n’a jamais entendu cela comme ça. Et ce chant aux accents d’une simplicité presque schubertienne,  fait naître immédiatement dans le public une solidarité presque cathartique, une émotion indicible que le spectateur perçoit dans sa chair . Comment s’étonner qu’il emporte le plus grand triomphe de la soirée? Inoubliable.

Alors oui, ce Parsifal valait l’Océan: malgré les quelques petites déceptions, on est devant une belle production, une distribution exceptionnelle, une direction musicale d’envergure, et tout simplement devant une des plus belles musiques jamais écrites…Et puis, c’est par elle que je suis entré à l’Opéra Garnier, en avril 1973, qui a scellé mon avenir wagnérien, il y a presque 40 ans. Il fallait bien fêter l’entrée dans la folie.

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