METROPOLITAN OPERA 2015-2016 (HD au CINÉMA): ELEKTRA de Richard STRAUSS le 30 AVRIL 2016 (Dir.mus: Esa Pekka SALONEN; Ms en scène: Patrice CHÉREAU)

Waltraud Meier (Klytemnästra) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET
Waltraud Meier (Klytemnästra) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET

10 ans que MET HD existe. C’est sans doute le succès le plus marquant de Peter Gelb puisque l’idée a essaimé dans la plupart des grands théâtres, même si seul le MET a vraiment une saison structurée de projections en direct ou en léger différé. Dans une ville comme Grenoble, avec une vraie tradition théâtrale et chorégraphique, mais sans tradition d’opéra et sans opéra digne de ce nom depuis que Minkowski a quitté le navire, les projections du MET sont les seules possibilités, à moins de parcourir les 100 km qui séparent de Lyon.
Pourtant,  le MET a des problèmes de remplissage, de répertoire et de public, plus que d’autres théâtres comparables. Peter Gelb a des difficultés à renouveler un public vieillissant, malgré ses efforts (même s’ils sont localement critiqués) pour rajeunir les productions et ouvrir vers un théâtre moins traditionnel ou poussiéreux. Que les deux dernières productions de Patrice Chéreau, De la maison des morts et Elektra aient été proposées sur la scène du MET est un signe notable d’évolution. On verra prochainement l’effet de la production Trelinski (Baden-Baden) du Tristan und Isolde auprès du public.
Elektra de Chéreau est la production devenue son testament artistique: elle a tourné à Aix, à la Scala, au MET, et s’apprête à gagner Helsinki, Berlin et Barcelone. Partout, elle « tourne » avec l’essentiel des participants à la production originale d’Aix. À New York, consommateur de grands noms, c’est Nina Stemme qui a repris le rôle créé par Evelyn Herlitzius, pratiquement inconnue du public américain.
Patrice Chéreau, je l’ai écrit souvent, détestait ne pas être associé à une reprise de ses spectacles et avait l’habitude d’assister plus ou moins à toutes les représentations. Il ne fait pas de doute qu’il aurait longuement travaillé avec Nina Stemme pour cette reprise et que le seul fait que Nina Stemme ait embrassé la production sans jamais avoir travaillé avec Patrice Chéreau est contradictoire avec ce qui était la philosophie même de son travail théâtral. Mais le destin et les exigences des coproductions ont fait le reste. Même si la production a été reprise dans ses détails, même si il en existe une vidéo d’Aix, rien ne pourrait remplacer le travail avec le metteur en scène, dont on sait quelles impressions et quelles traces il laissait auprès des artistes qui travaillaient avec lui. Le physique, les gestes, le visage même de Nina Stemme n’ont rien à voir avec ce qu’est et ce que fait Herlitzius;  Chéreau, j’en suis intimement persuadé, aurait adapté et changé bien des moments, pour coller au mieux à la personnalité de la chanteuse. C’est ce qu’a tenté Vincent Huguet chargé de reprendre la mise en scène après avoir assisté Chéreau à Aix, avec une équipe partiellement renouvelée.
J’ai longuement rendu compte de ce spectacle en son temps (Je renvoie le lecteur aux comptes rendus de Aix et Milan) et il est évidemment hors de question de revenir en détails sur ce travail ; par ailleurs, une vision sur grand écran, même en direct, ne saurait remplacer l’expérience de spectateur en salle, Néanmoins, il y a suffisamment « d’indices » pour tenter d’émettre une opinion qui pour n’être que partielle, s’efforce de rendre justice au spectacle magnifique du MET.
Car c’est un magnifique spectacle et la production reste fascinante à bien des égards. Le premier point c’est que – et c’était déjà vrai à Aix – c’est une production de pur théâtre et de pure « Personenregie » : il y a un incroyable travail sur les personnages et sur les ambiances, aidé en cela par les éclairages de Dominique Bruguière et le décor à la fois épuré et varié de Richard Peduzzi, un espace tragique avec ses deux niveaux (Appia…), celui d’Elektra et celui de la Reine comme un second espace théâtral . De fait, Elektra ne piétine cet espace qu’à la mort de Clytemnestre, dont le royal cadavre occupe la scène en son centre de gravité alors que celui d’Egisthe gît au niveau « bas », des médiocres ou des chiens…(amusant d’ailleurs comment la traduction des sous titres atténue la portée du texte original en plusieurs points, traduisant notamment « chiens » par « les plus humbles »). Quand Clytemnestre descend au niveau d’Elektra, cela prend évidemment tout son sens; quant au niveau d’Elektra, il est le sol et le sous sol, le sol et la terre, monde humain et monde des morts…

Chéreau créé une ambiance aussi en multipliant les personnages muets ou secondaires : la première scène avec son bruit de balai obsessionnel, les moments où les autres comme un chœur muet, regardent les affrontements sont essentiels pour créer une atmosphère : cette « technique » rend très lourde l’ambiance, car elle se reflète sur les autres, sur leurs gestes, sur leur manière de se cacher dans l’ombre ou d’être rejetés le long des murs, et c’est à eux qu’on mesure le degré de tension. Chéreau l’avait d’ailleurs utilisée dans Die Walküre à Bayreuth lors de l’entrée de Hunding accompagné de sa « meute » de compagnons, qui immédiatement isolait Siegmund et Sieglinde. Cela suppose aussi qu’un travail très précis a été effectué sur chaque personnage, même muet, sur chaque servante, dans une sorte de chorégraphie de second plan jouant avec les ombres et lumières qui donne la mesure de la profondeur du travail théâtral effectué. En effet, rien n’est laissé au hasard dans le travail de Chéreau dans la mesure où chaque personnage fait partie du projet global et contribue à la construction de l’œuvre, il n’y a ni hasard, ni éléments négligés en scène. En 2013, voire en 2016, on peut encore faire un théâtre total qui ne soit « que » théâtre, rien que théâtre, mais tout le théâtre, avec ses trois murs et son quatrième, sans les technologies du jour. Rassurant.

Adrianne Pieczonka (Chrysothemis) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET
Adrianne Pieczonka (Chrysothemis) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET

Mais bien évidemment, ce sont d’abord les trois personnages centraux qui intéressent. La prise de vue permet de se concentrer sur les visages et sur des détails de jeu que l’on peut difficilement remarquer dans une salle aussi vaste que le MET, mais qui pouvaient aussi échapper à la Scala ou même à Aix. La Chrysothémis d’Adrianne Pieczonka qui n’a rien à voir avec l’incroyable Rysanek à Paris avec Böhm en 1974 et 1975, mais aussi ailleurs, fait preuve ici d’un engagement et d’une humanité confondantes. Bien plus à l’aise qu’à Aix, et aussi présente, émouvante, bouleversante qu’à la Scala, Pieczonka désormais domine tout le rôle, où elle est époustouflante notamment dans les derniers moments. Il faut évidemment jouer la différence avec Elektra, différence de style et de personnage, différence vocale aussi, avec plus de lyrisme et de jeunesse. Entre Nilsson et Rysanek, c’était un combat de monstres, inoubliables, mais elles étaient (presque) interchangeables, et d’ailleurs, Rysanek fut – une fois, au cinéma- Elektra avec le même Böhm. Ici les deux voix sont différentes, moins sans doute entre Stemme et Pieczonka qu’avec Herlitzius à l’organe plus métallique et un peu déglingué (!). Il reste que Pieczonka est vraiment magnifique, tendue, et qu’elle joue de son corps et de son visage avec une précision telle qu’on voit qu’elle a travaillé depuis le départ avec Chéreau.

Waltraud Meier (Klytemnästra) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET
Waltraud Meier (Klytemnästra) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET

Waltraud Meier est dans ce rôle simplement incroyable. Celui qui affirmerait (il y en a…) qu’elle n’est pas une Clytemnestre me fait sourire, sinon rire aux éclats. Elle est une Clytemnestre particulière, comme l’a voulue Chéreau, une femme et pas un monstre, avec ses angoisses, son humanité (oui, elle ! maman Atride, elle est humanité), elle exprime tout, parole après parole, une parole mâchée, distillée, pesée et soupesée, avec des regards d’une indulgence lisible envers sa fille, et en même temps, la crainte, la tension : alors oui, elle n’est jamais extérieure, ce n’est pas la Clytemnestre expressionniste digne d’un tableau de Munch, c’est une Clytemnestre royale, mais hésitante, mais apeurée, – et donc dangereuse -, une mère qui hésite entre distance et affection (voir comme elle caresse les cheveux d’electra !) et une chanteuse dans la pleine possession de ses moyens vocaux, sans une scorie, sans une hésitation, sans un blanc dans la ligne de chant ; simplement un chef d’œuvre, qui sans doute ne serait pas ce personnage-là sans l’osmose profonde et vivante avec le travail de Chéreau, mais Waltraud Meier a un sens inné du théâtre et de la parole, ainsi que de la force d’un corps posé sur une scène. Un personnage unique.

Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET
Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET

Nina Stemme était Elektra. Vocalement, il n’y a rien a reprocher à cette voix franche, ronde, à l’étendue incroyable, et que la stimulation du jeu entraîne vers des sommets qu’on ne lui connaissait pas, vocalement plus que convaincant. Est-ce pour autant une Elektra ? J’avoue nourrir non des doutes (ce serait ridicule) mais des réserves par rapport aux Elektra aimées (Behrens, Jones, Nilsson). J’ai écouté avec attention, j’ai été impressionné par certains mouvements et certains moments de climax, mais jamais ni secoué ni ému. D’abord, et là, on voit que Chéreau manque, ses expressions de visage, regardant dans le lointain, tendues sont répétitives au point qu’on se demande si, Chéreau ou pas, elle ne propose pas le même personnage interchangeable à toutes ses Elektra. Ensuite, elle est sans conteste plus distante, moins prête corporellement à tout comme pouvait l’être une Herlitzius. Son rapport à Clytemnestre est moins charnel, moins affectif, moins fusionnel parfois, ses échanges avec Chrysothémis moins physiques. Elle joue très bien, elle chante magnifiquement mais elle n’est pas une incarnation, comme pouvaient l’être ses deux autres collègues. La personnalité est tellement différente de celle d’Herlitzius qu’il faut vraiment créer pour elle des mouvements nouveaux, parce qu’elle est plus froide et plus perceptiblement réservée, Herlitzius livrait ses tripes et tout son corps au service de l’incarnation, elle chantait, hurlait, grinçait, dans une folie étourdissante. Stemme est moins « tripale ». Si je rassemble mes souvenirs, Nilsson jouait bien plus qu’on ne croit, elle savait avoir des gestes, des mouvements, une émotion qui accompagnaient son incroyable voix dont nul disque ne saura rendre compte. Behrens avait une réserve plus grande, mais avec une puissance intérieure que Stemme n’a pas, tant on la sent « jouer » et non « être ». Son chant est exceptionnel, mais dans Elektra, il faut aller tout le temps au-delà des notes et au-delà du chant.
Et puis il y avait autour de ces trois monstres un entourage sensiblement modifié. On a retrouvé avec plaisir et émotion la 5ème servante-nourrice de Roberta Alexander, merveilleuse d’humanité par les gestes, par l’allure, par la simplicité bouleversante. Orest n’est plus ni l’immense René Pape, ni  la figure de jeunesse qu’était Mikhail Petrenko, mais une sorte de figure de l’Autre, de celui qui veut rester extérieur à cette famille, et en ce sens, un Orest noir et son serviteur noir servent cette altérité dans ce monde monstrueux mais uniforme.

Ouest (Eric Owens) ©Marty Sohl/MET
Orest (Eric Owens) ©Marty Sohl/MET

On comprend de suite qu’Orest ne pourra rester dans cette ambiance étouffante et fermée, simplement parce qu’il n’est plus de ce monde-là et qu’il ne veut pas y appartenir. Mais ce qui frappe chez Eric Owens, outre la voix de basse somptueuse qui en fait sans doute le meilleur Alberich d’aujourd’hui, c’est l’incroyable émotion qu’il diffuse, notamment par les gestes hésitants, par les regards furtifs et indulgents, par une infinie tendresse, visible, qui contraste avec le « devoir » meurtrier qui l’appelle. La scène avec Elektra est grâce à lui, grâce à cette sorte de gaucherie qu’il affiche, l’une des plus belles et des plus sensibles qu’il m’ait été donné de voir. Un grand Orest.
J’ai un peu plus de réserves sur l’Aegisth de Burkhard Ulrich, qui articule et dit très bien le texte, mais qui n’a peut-être pas la couleur voulue, pour un rôle court mais où un ténor de caractère doit dessiner en peu de mots le pouvoir, la méchanceté et la veulerie. Il est presque trop bien, cet Aegisth!
Pas de remarques particulières pour les rôles de complément sinon qu’évidemment on regrette les ombres du passé que sont Mazura et Mac Intyre, mais on ne peut tout avoir. On reverra Franz Mazura cet automne à Berlin.
Esa Pekka Salonen était à la tête du bel orchestre du MET. Sans avoir toujours la tension  nerveuse que savait imposer un Karl Böhm à cette partition, qui reste pour moi un absolu, totalement incomparable à quiconque, même à Abbado qui signa de grandes Elektra  des trente dernières années (à Vienne, Salzbourg, Florence), Esa Pekka Salonen a la précision, la clarté qui révèle la construction instrumentale, bien sûr tirant vers la seconde école de Vienne, mais pas seulement : il y a des moments où l’instrument est seul, au milieu du silence, qui sont particulièrement marquants. Enfin, le chef a travaillé avec Chéreau et connaît la pulsation de la mise en scène et son rythme, auquel il colle. Grand moment musical, même si le son, émergeant seulement de l’écran, manquait du relief qu’il a habituellement dans ce type de projection, et donc qu’on ne put profiter pleinement de cet orchestre.

Cette projection confirme la force d’une production qui reste en dépit des modifications de cast, un emblème de ce que doit être un travail de théâtre à l’opéra. Que la mort qui est passée par là ait fixé pour toujours ce spectacle comme LE spectacle-marque de Chéreau, c’est évidemment un effet hélas « médiatique » qui va permettre de gloser longtemps dessus. Il reste que ce spectacle, par sa perfection-même et sa puissance évocatoire et émotive, marque la fin d’un type d’approche au-delà de laquelle on ne peut aller et donne la mesure de l’infinie médiocrité de certaines autres productions.
Que l’Elektra de Chéreau fasse le tour de la terre, et soit en même temps et  théâtre et mémoire, est sans doute une chance, cela montre ce que Chéreau fut, et la puissance de ses spectacles par delà la vie et la mort.
Patrice…Patrice, wo bist du ? [wpsr_facebook]

Orest (Eric Owens) Elektra (Nina Stemme) ©Marty Sohl/MET
Orest (Eric Owens) Elektra (Nina Stemme) ©Marty Sohl/MET

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: LULU d’Alban BERG le 6 JUIN 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Deux points pour revenir sur cette production de Lulu après une deuxième vision, qui m’a permis de mieux asseoir mon jugement et mieux confirmer mes intuitions.

D’abord, la mise en scène de Dmitri Tcherniakov , concentrée sur les personnages et qui raconte une histoire elle-même concentrée sur le proscenium. On ne reviendra pas sur l’extraordinaire performance des chanteurs-acteurs, qui réussissent à eux seuls à porter le spectacle.
Avec un dispositif unique d’une grande simplicité apparente, Tcherniakov par les jeux d’éclairage et quelques chaises réussit à raconter avec un précision incroyable une histoire qu’il vide de toutes ses péripéties : pas vraiment de picaresque dans cette Lulu : on ne voit pas les policiers chercher Lulu, on entend à peine les coups de révolver contre Schön, on entend sans voir l’agitation du début du 3ème acte lorsqu’on apprend que les actions de la Jungfrau s’écroulent. Tcherniakov ne s’attarde pas sur l’accessoire, sur les détails cinématographiques de l’histoire, sur les péripéties qui ne concernent pas Lulu.
S’attardant au contraire sur le personnage de Lulu, il compose une passion en neuf stations, l’ascension, le triomphe et la chute, faisant de Lulu une sorte de planète autour de laquelle gravitent les autres personnages, en effaçant tout pittoresque. Je l’ai dit, c’est une vision épurée, où la situation tragique se construit, il en fait presque une sorte de sainte , oui, de sainte tout en blanc (il faudrait analyser la blancheur de ces habits du 3ème acte) d’un univers noir et lisse, sans rien pour se retenir ou s’agripper .

L’histoire fourmille de détails, le cinéma s’en est emparé tant l’œuvre est « réaliste » et i. Et pourtant ici, Tcherniakov réussit à effacer tout réalisme de façade pour fouiller chirurgicalement les âmes et les personnages, dont chacun est dessiné avec une justesse et une précision qui stupéfient : l’athlète (excellent Martin Winkler) est par exemple exceptionnel, il porte des « signes » d’athlète (survêtement) mais il n’apparaît jamais comme tel, on le sent, sans jamais l’identifier de visu, c’est par les gestes, c’est par quelques détails qu’on l’identifie.
Même précision à la fin où Lulu habille un Jack l’Eventreur volontairement autre ; de la redingote de Schön, alors que Jack L’Eventreur porte lui même une redingote qui pourrait y renvoyer. Elle l’habille comme pour un rituel, comme si elle sentait qu’il fallait mourir par cet homme, un substitut sacrificiel. Mais là aussi pas de cris bestiaux comme quelquefois, mais un instant bref, et définitif, une mort presque pudique, presque linéaire, comme celle d’Alwa précédemment. Il y a eu des morts théâtrales, (le Medizinalrat, le peintre, Schön) qui doivent ponctuer de manière presque spectaculaire l’itinéraire – la mort du peintre est particulièrement soignée à ce propos, ou celle de Schön) toutes les morts du 3ème acte sont presque des instants qui passent, sans qu’on s’y arrête, y compris celle de Lulu. Merveilleux travail.
Seuls moments « mouvementés », les intermèdes où le chœur progressivement accompagne l’histoire, histoires de couples qui s’aiment, se désirent et se détruisent au rythme grinçant d’une musique qui à ce moment explose en mille sons, avec une énergie peu commune. Ce qui fait bouger, ce qui se fait entendre dans l’histoire, ce sont les interstices de la vie qui va.
Tcherniakov joue en revanche sur les reflets, sur la présence des personnages au fond, sur leur entrée dans le champ du spectateur, ce sera Schön, mais aussi Schigolch, ou La Geschwitz, très juvénile de Daniela Sindram, voire sur la jeune fiancée ; il joue sur les reflets, sur leur multiplication comme pour donner à cette histoire une sorte d’universalité et en même temps construire une sorte d’harmonie qui fait image.
Face à ce travail millimétré, d’une très grande précision dans les gestes et dans les attitudes, très dramatique, laissant peu de place à l’improvisation, Kirill Petrenko prend lui aussi l’auditeur à revers : à l’univers glacé construit par Tcherniakov, Petrenko fait écho par un univers minimaliste, donnant à sa Lulu une valence intimiste, presque chambriste, et marquée rythmiquement sans aucun espace pour la complaisance sentimentale, mais sans aucune violence. On s’attend toujours dans Lulu à des moments tendus, incisifs, violents, et Petrenko arrondit les angles, renvoie à un univers sonore plus charnu comme l’univers straussien, par certaines couleurs, très rondes, alors que par ailleurs il réussit à isoler tous les sons, à proposer une vision qui semble quelque fois le son grèle d’un quatuor à cordes, millimétrée et calquée sur les mouvements de la mise en scène.
Il en résulte une très grande tension, ce qui est paradoxal tant on attend de cette tension une sorte d’expressionnisme, alors qu’il est totalement impressionniste, construisant l’univers à partir de sons isolés, mais toujours très colorés alors qu’il est métonymique, nous faisant entendre un mince partie pour dessiner le tout : la prestation de l’orchestre est magnifique, dans la fosse et en fond de scène, où Petrenko limite le volume des musiques de scène. Il en résulte la même impression de concentration et d’essentialisme que sur la scène. En ce sens, les deux approches sont à la fois cohérentes et se répondent en écho.
On peut évidemment préférer une Lulu plus acérée, plus coupante, plus spectaculaire aussi. Elle l’est mais sur un fil plus que dans une masse sonore. On peut préférer aussi un tempo plus vif, mais alors où serait le suivi millimétré de la scène et de chacun de ses mouvements. J’ai souvent dit que Petrenko suivait ce que la scène lui disait : une fois de plus, il propose une Lulu en pleine cohérence avec l’univers ascétique du plateau, où seul l’essentiel est vu, à savoir un parcours individuel où chaque personnage ne se définit que par sa relation à l’héroïne ; dans la fosse, on a aussi débarrassé l’œuvre de toute fioriture, de toute profusion. Mais il est inouï de tout entendre, chaque note, comme si elle était isolée des autres et en même temps dans une totalité, chaque inflexion est perçue, avec des coups d’archets surprenants, des accélérations du rythme inattendues, des ralentissements mais aussi une volonté de marquer certaines phrases, qui tissent un fil d’échos de Mahler à Strauss.
Certes, il faut au spectateur une attention de tous les instants, voire une tension particulière (à certains moments, le son me rendait très tendu, tant il surprenait, tant il collait à l’action et au mouvement) et aussi une grande disponibilité pour cette approche très neuve. Disponibilité, cela veut dire être débarrassé de ses attentes ou de ses habitudes d’écoute, notamment au disque. Je n’ai jamais entendu pareille Lulu, ascétique, hiératique et néanmoins quelquefois charnue et adoucie, coupante et attendrie, nette et brumeuse. En cela, on a là une option d’interprétation qui peut désarçonner, et qui m’a emporté.

A revoir ce spectacle, on en perçoit encore plus la profondeur, la cohérence et l’intelligence. Un spectacle qui ne peut être jugé à l’emporte pièce, mais qui nécessite un effort, une tension, une analyse. Un vrai spectacle donc, et surtout pas un produit de consommation pour amateurs blasés.[wpsr_facebook]

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2015: SYMPHONIEORCHESTER UND CHOR DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS dirigé par MARISS JANSONS LE 28 MARS 2015 (DVORAK: STABAT MATER)

28 mars 2015, Lucerne © Priska Ketterer
28 mars 2015, Lucerne © Priska Ketterer

C’est traditionnel depuis les temps d’Abbado, Lucerne – Pâques est une étape obligée : il y a quelques années encore, l’ouverture était faite par Abbado et la clôture par Jansons et le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks qui donnait un grand concert choral et un concert symphonique.
Abbado n’est plus, mais la clôture par les bavarois est toujours un point de référence fixe, même si cette année je n’ai pu assister qu’au concert choral, le Stabat Mater de Dvořák, exécuté à Munich l’avant-veille et dont le concert de Lucerne fait l’objet d’un streaming sur le site de Br-Klassik encore en ligne sur l’URL http://www.br.de/radio/br-klassik/symphonieorchester/audio-video/webconcert-20150328-so-chor-jansons-dvorak-stabat-mater-100.html
Et l’audition en vaut la peine.

Dans une œuvre assez peu connue, mais dans un répertoire que Jansons aime particulièrement, l’expérience de ce concert fut un des moments les plus passionnants de ces derniers mois.

Dans Music as Alchemy: Journeys with Great Conductors and Their Orchestras dont je vous conseille vivement la lecture,  Tom Service, critique du Guardian, suit entre autres Jansons dans les répétitions avec le Royal Concertgebouw du Requiem en si bémol mineur op. 89 (B. 517) de Dvořák. Cette lecture est éclairante pour analyser le travail fait sur cette œuvre antérieure de 14 ans, considérée comme une œuvre de jeunesse, où Dvořák écrit suite au double deuil qui le frappe, la mort de deux enfants en bas âge. L’œuvre n’est pas spectaculaire comme pourront l’être des compositions postérieures, elle est pétrie de religiosité, d’intériorité et de grandeur grave comme les premières mesures le marquent.
Et comme telle, elle convient parfaitement à l’approche très peu expansive de Jansons, qui contraint public, solistes et musiciens à une vraie concentration.
Une amie me disait au sortir du concert qu’elle se demandait comme un être aussi peu médiatique, aussi peu spectaculaire et aussi modeste pouvait déchaîner un tel enthousiasme et surtout, communiquer une telle émotion.

le KKL de Lucerne le 28 mars 2015 © Priska Ketterer
le KKL de Lucerne le 28 mars 2015 © Priska Ketterer

Car ce concert fut un immense moment de musique et d’émotion, où orchestre, chef orgue, solistes et chœur ont montré une communion et une homogénéité d’une qualité exceptionnelle, dans la forme comme sur le fond. Je pense que l’architecture de la salle, inspirée par sa verticalité des grandes cathédrales, favorise la concentration plus que d’autres salles : il y a une disposition dramaturgique très proche de celle des églises musicales du XVIIème et du XVIIIème en Italie, qui a inspiré aussi les salles dites « en boite à chaussure » dont Lucerne est le dernier exemple construit.

Mariss Jansons le 28 mars 2015 © Priska Ketterer
Mariss Jansons le 28 mars 2015 © Priska Ketterer

Ainsi, Jansons choisit d’insister sur la rigueur sans fioritures, en laissant la musique se développer sans rien rajouter qui pourrait être complaisant. C’est un peu paradoxal de parler de hiératisme à propos d’une machine aussi impressionnante qu’un orchestre symphonique et qu’un énorme chœur, mais c’est bien cette grandeur simple qui se dégage d’abord. L’orchestre est totalement engagé,  sans aucune scorie, aves des moments sublimes aux cordes (violoncelles) et aux bois et une notable clarté dans l’expression. Quant au chœur, il est la perfection même tant au niveau de la musicalité, de la sûreté, et de la diction stupéfiante : chaque parole est entendue avec une énergie presque rentrée, comme si l’on était devant un « trou noir » d’une inouïe densité musicale, une charge massive d’émotion qui crée l’intensité. Il se dégage donc de l’ensemble une sorte de force sourde, qui semble née de cette concentration qu’on sent aussi chez les solistes. Ayant eu la chance d’être assez proche de l’orchestre et des solistes, je pouvais lire sur les visages une étonnante concentration pendant toute la première entrée du chœur, avant les l’entrée parties solistes.

© Priska Ketterer
© Priska Ketterer

Chacun était d’ailleurs vraiment magnifique de justesse. La soprano Erin Wall possède une tenue de chant impressionnante, des montées à l’aigu d’une sûreté totale, une expansion vocale étonnante, et un timbre d’une pureté diaphane : son duo avec le ténor Christian Elsner Fac ut portem Christi mortem est un des sommets de la soirée. La mezzo Mihoko Fujimura, au visage grave, très tendu, a ensorcelé par sa voix au volume large, aux graves impressionnants et prodigieuse d’intensité. Qui connaissait cette salle se rappelait de sa Brangäne phénoménale avec Abbado, 11 ans auparavant. Son solo inflammatus et accentus est pure magie.

Mariss Jansons et Christian Elsner © Priska Ketterer
Mariss Jansons et Christian Elsner © Priska Ketterer

Le ténor au physique de Siegfried, Chrisitan Elsner a une voix solide, posée, bien projetée, et même si la personnalité vocale apparaît un peu en retrait par rapport aux autres, il apporte à la partie une sorte de solidité tendre toute particulière qui finit par séduire, quant à la basse Liang Li, dans Fac ut ardeat cor meum il réussit à émouvoir grâce à une voix suave – je sais, l’adjectif est étonnant pour une basse- avec une telle qualité de timbre et une telle douceur dans l’approche que c’est le mot suavité qui me semble effectivement convenir le mieux.
En somme, tous sont à leur place : rarement quatuor de solistes a été aussi homogène et aussi impeccable. Je pense que le rôle du chef a été ici déterminant. Dédié à la musique et jamais à l’effet, d’une incroyable intensité, il impose une religiosité à ce moment, même si on est au concert et pas à l’église : il réussit à inonder la salle de cette douleur simple et terrible qu’évoque le Stabat Mater. Le texte de Jacopo da Todi (XIIIème siècle) s’y prête totalement. Dans une œuvre où les voix sont essentielles (chœur et solistes) peut-être plus qu’ailleurs, il impose aussi la présence de l’orchestre, non comme un accompagnement, mais comme un protagoniste, un personnage supplémentaire, qui est pétri d’âme, car ce que dit Hugo « tout est plein d’âme » est exactement ce que l’auditeur ressent, remué sans doute mais aussi étrangement saisi au fur et à mesure de cet apaisement communicatif et douloureux que procure l’œuvre et qu’offre ici Jansons.
Il y a des moments d’une force rare mais jamais rien d’extérieur, jamais rien d‘expressionniste, mais au contraire une approche plus classique, d’un classicisme rigoureux, de ce classicisme « dorique » comme je l’écris quelquefois, sans volutes, d’une lisibilité totale, une approche toute débarrassée de maniérisme avec le seul souci de la musique dans la mesure où elle vous embrasse totalement et vous transporte. C’est étonnant et c’est prenant. Nous sommes dans une musique de l’élévation.
C’est un des moments les plus forts vécus au concert dans ces dernières années, comparable au War Requiem par le même Jansons et les mêmes forces en 2013. Ce Stabat Mater restera gravé non dans les mémoires, mais dans le cœur et dans l’âme.[wpsr_facebook]

Mariss Jansons © Priska Ketterer
Mariss Jansons © Priska Ketterer

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: DIE SOLDATEN de B.A.ZIMMERMANN le 31 MAI 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Andreas KRIEGENBURG)

Otto Dix ,Tryptichon "der Krieg"  - Galerie Neue Meister, Dresde.
Otto Dix ,Tryptichon « der Krieg » – Galerie Neue Meister, Dresde.

Deuxième grande production de Die Soldaten en terre germanique cette saison. Après Calixto Bieito à Zürich (et bientôt à Berlin), voici Andreas Kriegenburg à Munich avec Kirill Petrenko dans la fosse.
Die Soldaten pour un théâtre est une entreprise gigantesque. Orchestre géant, distribution énorme, sans qu’il soit assuré que le public réponde à l’appel (beaucoup hésitent à affronter cette musique). C’est un risque que peu de théâtre prennent et c’est tout à l’honneur de Zürich, Berlin et Munich de l’oser.
Les atouts de Munich : un metteur en scène à succès dans la maison, aussi bien pour son Wozzeck que pour son Ring, un chef qui devient l’une des références européennes en matière d’opéra, qui est allé cette année d’un triomphe à l’autre, une distribution solide dominée par Barbara Hannigan, grande prêtresse de l’opéra contemporain.

Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Munich a déjà représenté Die Soldaten en 1969, dans une production de Hans Neugebauer et des décors de Max Bignens (le décorateur attitré de Jorge Lavelli) dirigée par Michael Gielen, après 33 services d’orchestre et malgré l’opposition de Wolfgang Sawallisch qui estimait, comme beaucoup d’observateurs l’opéra irreprésentable. Il est vrai que l’on avait dû renoncer à la présentation de la première version, en 1960, qui exigeait pas moins de sept chefs, et diverses scènes qui se superposaient. L’opération reste complexe, mais faisable puisque cette année, Kirill Petrenko n’a pas répété plus, dit-on que pour n’importe quel autre opéra.
Calixto Bieito à Zürich a signé une production tout à fait extraordinaire, mêlant orchestre, musiciens et chanteurs, dans un dispositif qui pariait sur la proximité du public (orchestre sur scène et chanteurs sur l’avant-scène, à la place de la fosse) dans l’espace relativement réduit de l’Opernhaus. Il sera intéressant de revoir la production, reprise dans 10 jours à la Komische Oper de Berlin.
Le dispositif munichois est plus traditionnel, nous sommes à l’Opéra, et la représentation est construite comme un opéra.
En est-elle moins frappante qu’à Zürich ? Non. Le silence suspendu qui saisit le public médusé et écrasé à la fin de la représentation en est une preuve, ainsi que la difficulté à sortir de la représentation qui nous poursuit longuement après. Avec des moyens différents, avec une esthétique différente, avec une approche musicale très différente, Die Soldaten ont encore frappé, comme ils avaient frappé à Zurich, et c’est sans doute la production la mieux réussie de la saison. Ce n’est pas moi qui l’affirme, c’est l’ensemble de la presse allemande.
Ceux qui pensent qu’il faut faire du chemin, passer par les grands classiques avant d’aborder ce type de musique se trompent lourdement. Ce n’est pas après 20 Walküre et 13 Butterfly qu’on est plus mur pour Zimmermann…je dirai…au contraire. Je serais à Munich, je trainerais tous mes amis réfractaires à l’opéra, ou simplement peu spécialistes pour les confronter à ce choc plein de références politiques, culturelles, religieuses, écrasant, et surtout plein d’émotion, un mot qui semble étrangement absent des regards divers sur la musique d’aujourd’hui, et celle de la deuxième moitié du XXème. Pour leur montrer ce qu’est la puissance de l’opéra à l’état pur.
Voilà une œuvre d’une complexité rare, musicalement, à cause des différents styles, des orchestres insérés, de l’énorme effectif, mais aussi scéniquement. Jacob Lenz vivait au XVIIIème siècle, mais au moment où Zimmermann écrit, l’histoire du XXème a déjà à son passif deux guerres mondiales. Les soldats, vus comme une société fermée, en attente, oisive, qui attise les désirs, les perversions, les vices, une société sadienne, qui n’est pas sans rappeler Les Cent vingt journées de Sodome. Marie, la jeune fille, à la fois naïve et provocante, remplie de désir et imprudente comme une petite fille, une victime à la fois consentante et désireuse de corps, d’argent, de position. Et tous les hommes, Wesener le père compris, investissent dans Marie au prénom prédestiné …

Irrésistible ascension puis chute, le parcours de Marie est comme une sorte de parabole religieuse, un chemin tapissé d’épines qui se termine en chemin de croix, en une sorte de Passion, et Die Soldaten constitue une Passion. Bach est d’ailleurs cité, interpellé, inséré, tissé avec le reste de la toile orchestrale.
Aussi faut-il s’étonner que Andreas Kriegenbuch et son décorateur aient conçu un espace unique, dominé par une croix géante telle un polyptique fait de petites scènes individuelles dans des boites grillagées, cages à Lapins ? cages à oiseaux ? où il se passe le plus souvent des choses animales : ça baise, ça gigote, ça grimpe au grillage comme un chimpanzé prisonnier, ou humaines, platement humaines : ça pleure, ça meurt, ça souffre ça compose aussi sa pietà.

La mère de Stolzius (Hanna Schwarz) & Stolzius (Michael Nagy)
La mère de Stolzius (Heike Grötzinger) & Stolzius (Michael Nagy)

Des cages qui rappellent aussi des vitrines à la mode d’Amsterdam, et qui étrangement, rappellent certaines icônes contenant des scènes de l’évangile.
La référence, elle est à la fois civile et religieuse, c’est le Tryptichon d’Otto Dix, Der Krieg, à Dresde : la guerre et les soldats bien sûr, mais la ruine de la guerre, mais la violence de la guerre, en une disposition exactement semblable (sauf que dans le décor, il y a plus de scènes). Et cette croix polyptique avance et recule dans le décor selon les besoins, pendant que le récit de Marie se déroule sur le plateau à ses pieds. Ainsi Kriegenburg résout-il la question des espaces parallèles, et donne-t-il un sens profondément antireligieux à ce mouvement : il traite l’ensemble comme une messe noire. Sade encore.

Déchéance de Marie © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Déchéance de Marie © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Comme chez Sade où le vocabulaire religieux, directement ou métaphoriquement, sert à décrire les pires turpitudes, la mise en scène de Andreas Kriegenburg se sert du religieux directement (la figure du pasteur) ou indirectement : allusion à la Pietà par exemple, ou présence répétée de la croix, par la disposition du décor ou par le geste, ou dans le final qui nous fait rentrer dans l’Enfer dantesque, la manière violente et répétée,  chorégraphiée, de s’agenouiller, comme dans une messe noire qui se termine en orgie démoniaque.

Zimmermann fait de Die Soldaten un tableau apocalyptique d’une ville de garnison, ou la soldatesque en attente fait du plaisir le principe de vie, dans une population où personne n’est épargné : les filles se jettent dans les bras des soldats, les pères abusent de leur fille, les mères pleurent, un peu inutilement, figures emblématiques fortement inspirées de la figure maternelle qu’est la Madone et les soldats, aux costumes inspirés d’uniformes noirs de SS, aux figures blafardes, interchangeables, avec leurs yeux marqués de noir, leurs coiffures gominées, leur raie : une sorte de modèle unique très inspiré de la peinture expressionniste.

Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Dantesque : voilà l’adjectif qui vient immédiatement pour qualifier un spectacle qui non seulement ne laisse pas indifférent mais stupéfie : une chorégraphie de la chute et de la mort, un monde maléfique (Charlotte, sœur de Marie, se promène pendant la seconde moitié de l’ouvrage avec des aiguilles, comme si elle voulait en percer sa sœur, poupée désarticulée au service du soldat, comme on perce les poupées vaudou sensées porter douleur et malédiction. Au final, Charlotte s’en percera les yeux, signe œdipien de la tragédie.
Dans les cages insérées dans le polyptique ou la croix, des scènes familiales, des violences sexuelles, des danses quasi bachiques d’un zoo humain, une zoologie fantastique à la Borges, un bestiaire dantesque qui balaie tout sur son passage. L’histoire de Marie (un prénom évidemment qui ne doit rien au hasard) étant représentée sur le plateau, comme une histoire-emblème, un exemple développé de ce qui se passe dans les cages, jusqu’à la terrible chute finale, où méconnaissable, Marie n’est pas reconnue de son père, et où elle est jetée dans la fosse à ordures, au milieu des sacs poubelles, pendant la messe noire finale menée par les soldats et l’ensemble des personnages en transes, au son obsessionnel des tambours et de la bande enregistrée prévue par la partition.

Marie (Barbara Hannigan) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Marie (Barbara Hannigan) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Sur des choix très différents de Bieito à Zürich, mais tout autant violents et frappants, Andreas Kriegenburg propose un travail très élaboré, d’une redoutable précision, qui n’a rien à voir d’ailleurs avec l’ambiance de son Ring, mais plutôt avec son Wozzeck dans la même maison. Il est servi par une distribution exceptionnelle, engagée, dédiée même, et par une direction musicale complètement en phase avec son projet comme toujours avec Petrenko .
Car le public, dont quelques éléments sont partis à l’entracte, est resté interdit et silencieux après le final époustouflant. Il explose à l’apparition de Barbara Hannigan, et de Kirill Petrenko, triomphateur de la soirée.
Kirill Petrenko mène l’énorme phalange avec une précision qui permet de lire clairement les différentes strates d’une partition complexe et réputée difficilement lisible pour un profane. Chaque moment est parfaitement identifiable, les éléments se superposent sans jamais se mêler, sans jamais brouiller les pistes.
Il réussit à isoler les moments les plus lyriques avec la recherche d’une finesse qu’on n’attendait pas, grâce à un orchestre d’une extrême ductilité, d’une extrême disponibilité, d’une extrême technicité. Il réussit aussi à mettre en valeur les citations ou les inserts de la partition, comme le Choral de Bach, parfaitement lié au contexte et en même temps parfaitement et clairement identifiable, ou bien la musique du quatuor de jazz, groupe enfermé dans une des cages et habillé en Beatles première version, en enfants sages : on est au cœur des années 60, années des Beatles et des Soldaten…et donc ces références traversent et la scène et la musique. Même si l’on ne peut faire des Beatles un groupe de Jazz, on peut en faire une référence de l’explosion des années 60, et une musique plutôt considérée à rebours de ce que nous raconte Zimmermann (comme peuvent l’être le jazz, et Bach). Troisième insert, dans la scène du café (une sorte de taverne bavaroise) les musiciens mêlés aux figurants frappent en rythme sur les bocks dans une scène hallucinante par l’inquiétude qu’elle diffuse. Ce qui m’a frappé, c’est que cette musique d’une violence explosive ne couvre jamais les chanteurs (qui sont amplifiés en des rares moments), et que Petrenko recherche au contraire à construire une chaîne musicale référentielle, et insiste sur les moments d’apaisement (merveilleuse scène de la Comtesse de La Roche, ultime effort de récupération de Marie avec une Nicola Beller-Carbone remarquable, d’une élégance exemplaire, et au chant proche du bel canto). Kirill Petrenko montre en quelque sorte le classicisme de cette œuvre qu’on semble redécouvrir ces dernières années, et que d’aucuns craignent : il est tellement rassurant de se gaver de Traviata et de Werther. Des musiques peu dérangeantes et peu subversives, notamment lorsqu’elles sont anesthésiées par des mises en scènes sages et consensuelles. Die Soldaten est une musique qui fait peur. Certes, cette musique secoue, interpelle, mais elle n’a rien d’inaudible, elle est simplement à la mesure de la société effrayante qu’elle annonce et qu’elle dénonce, d’une société devenue une animalerie, d’une société de la violence au quotidien que Pasolini avait déjà annoncé dans Salo’ ou les Cent vingt journées de Sodome, film auquel la mise en scène de Kriegenburg me fait penser, une société post-fasciste détachée des moindres valeurs, et qui dérive.
Un monde sans repères, de plaisir individuel et de la satisfaction animale immédiate qui prend comme emblème le destin de Marie, responsable et victime, perverses et naïve.
Avec une mise en scène et une direction musicale exceptionnelles, n’importe quel spectacle pourrait se permettre une distribution moyenne, il n’en est rien ici : la distribution, faite de « Gäste » et de membres de la troupe excellente de Munich, est elle aussi à la hauteur de l’enjeu.
À Zürich, l’action concentrée au proscenium demandait d’abord du jeu, de la proximité, de l’intimité dans toute sa violence quelquefois. À Munich, dans ce dispositif  « traditionnel » d’opéra, avec un chef bien décidé à tout montrer de cette musique, les extrêmes de la violence et de la douceur, l’horreur insupportable et la suavité, et un metteur en scène qui prend en compte à la fois les exigences de la musique et qui veut faire de cette histoire une sorte de Mystère sur le parvis de la vraie croix, la distribution se donne complètement à la musique dont elle fait découvrir des pans que souvent on ignore : prenons Daniel Brenna, Desportes exceptionnel par la variété de son chant, à la technique quelquefois wagnérienne, quelquefois belcantiste quand la voix s’amenuise jusqu’à un fil de notes, sans rupture, sans scories, avec une étonnante homogénéité. Il chante Siegfried sur d’autres scènes, mais on a l’impression qu’on pourrait lui faire chanter aussi et aussi bien du Donizetti. Plus qu’il y a trois ans à Salzbourg, il maîtrise les facettes du rôle en utilisant cette extrême ductilité au service d’une figure violente et cynique.

Stolzius (Michael Nagy) visé par Desportes (Daniel Brenna) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Stolzius (Michael Nagy) visé par Desportes (Daniel Brenna) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Michael Nagy, dont on connaît les qualités de lyrisme et le chant profondément humain, compose un Stolzius qui n’est pas la victime que Michael Kraus à Zürich proposait de manière remarquable. Il est d’abord juvénile, il est ensuite révolté, et la voix déchirante et en même temps résignée dit quelque chose du personnage douloureux et de son destin. Interprétation très humaniste et en même temps désespérée, avec une technique exemplaire. Grand moment de chant de la part d’un artiste dont la personnalité nous a depuis longtemps convaincu.
Dans les nombreux rôles masculins, tenus pour la plupart par des membres de la troupe, retenons le Wesener de Christoph Stephinger, au physique d’un Baron Ochs vaguement pervers, à la relation ambiguë (enfin pas tant que ça…) avec sa fille, le jeune La Roche de d’Alexander Kaimbacher, le Mary infecte de Wolfgang Newerla, au chant brutal et sans âme, l’Eisenhardt de Christian Rieger ou l’excellent serviteur de Johannes Terne.
Du côté des femmes, l’œuvre nous offre la génération des mères, souffrantes, la mère de Stolzius, très bonne Heike Grötzinger, la vieille mère de Wesener, la grande Hanna Schwarz, dont les restes vocaux sont un peu plus convaincants ici qu’à Zürich, ou la mère du jeune comte, la comtesse de la Roche, magnifique Nicola Beller Carbone, qui fait passer un réel moment d’émotion au début du troisième acte, mélange de légère ironie, de réelle humanité dans un style presque belcantiste.

Marie (Barbara Hannigan), Charlotte (Okka von der Dammarau), La Comtesse de La Roche (Nicola Beller Carbone © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Marie (Barbara Hannigan), Charlotte (Okka von der Dammarau), La Comtesse de La Roche (Nicola Beller Carbone © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

L’œuvre s’ouvre sur le dialogue entre Charlotte et Marie, entre deux voix vraiment opposées, la Charlotte au mezzo profond, sonore (presque vibrant) d’Okka von der Dammerau, membre de la troupe, qui à mon avis propose là sa meilleure incarnation, opposée physiquement et vocalement à sa sœur, Barbara Hannigan qu’on ne présente plus depuis la performance de Written on Skin. Barbara Hannigan est douée d’une voix très élastique, aux modulations infinies qui en font une favorite des compositeurs contemporains. Pour le grand vaisseau de Munich, il lui manque du volume, mais est-ce si important, tant la différence avec sa sœur est à la fois si criante et si juste? Cette voix aiguë et frêle est celle de cette poupée qui le jouet de tous, de ce pantin qu’on se renvoie ou qu’on renvoie (hallucinante scène où elle essaie d’aller chez l’un ou chez l’autre et où elle est tour à tour rejetée, en tombant de la table comme un pantin désarticulé. Son corps dans cette mise en scène est presque une métaphore de sa voix : un corps élastique, prêté à tous les mouvements, corps objet et corps sujet, chose et corps, animal et corps, comme cette voix aux incroyables possibilités miroitantes : notes filées, tenue de ligne incroyable, cris, chutes brutales. Tout est possible à cette voix et à ce corps, adaptables à tout. Un triomphe mérité pour une prestation inoubliable, tout comme celle de Suzanne Elmark à Zürich. Elmark était Barbie, Hannigan est un pantin, une marionnette dont on fait tout.
Comme on l’aura compris, pour la seconde fois de la saison, une représentation vraiment historique de l’opéra de Zimmermann, qui laisse dans le même état, littéralement lessivé, avec l’envie, je dirais une envie cathartique, de la revoir : heureusement, c’est repris à Munich l’automne prochain. Et ces deux productions laissent loin derrière la tentative historicisante et au total fade d’Alvis Hermanis, à Salzbourg, que j’avais pourtant aimée : Hermanis et Metzmacher, par l’énormité du dispositif, par la mise en scène spectaculaire de l’orchestre, étendu en largeur comme une barre dans l’immense Felsenreitschule, avaient d’une certaine manière, éloigné le spectateur de l’action, plus stupéfié qu’ému ou impliqué, même si la direction de Metzmacher et le Philharmonique de Vienne étaient remarquables (sans la bande enregistrée finale cependant…). Que ce soit à Munich ou à Zürich et par des moyens différents, le spectateur se retrouve impliqué au plus profond de son intimité, de ses craintes, de ses fantasmes. Je n’ai qu’un conseil pour tout lecteur : allez-y, osez, et vous ressentirez sans doute ce que rarement vous avez ressenti à l’Opéra, la terreur sacrée chère aux grecs, la peur abasourdie, le Thambos (Θάμβος). [wpsr_facebook]

Image finale © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Image finale © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

UNE MÉDITATION SUR FORZA DEL DESTINO au BAYERISCHE STAATSOPER, en STREAMING (avec Anja HARTEROS, Jonas KAUFMANN et Ludovic TÉZIER)

La vision (en streaming) de Forza del Destino de la Bayerische Staatsoper m’a fait un peu gamberger et méditer sur l’extraordinaire excitation provoquée par la présence de Jonas Kaufmann dans une distribution au sein du petit monde lyricomaniaque, et sur la valeur ajoutée que représente toujours la représentation d’un grand Verdi. Je ne résiste pas à écrire ces quelques lignes, jetées après ce moment vibrant vécu dans l’intimité de mon bureau et derrière mon ordinateur.

Saluons d’abord l’initiative de la Bayerische Staatsoper qui retransmet en direct et en streaming les productions phares de sa saison (prochaine représentation, La Clemenza di Tito, dirigée par Kirill Petrenko le 15 février 2014), beaucoup de mélomanes étaient accrochés à l’ordinateur hier soir, tant une Forza del destino si bien distribuée est rare : Jonas Kaufmann, Anja Harteros, Ludovic Tézier deviennent un trio inévitable pour ceux qui veulent entendre du beau chant, et notamment du beau Verdi.
Inévitable aussi la descente en flammes du Corriere della Grisi : comme d’habitude, appelant à la rescousse des enregistrements des années 10, 20, 30 du siècle dernier, et comparant ces chanteurs bien vivants à des artistes (disparus) éminents qu’ils n’ont jamais entendus dans les rôles dont ils édictent doctement les exigences, ils en ont conclu à la pire des exécutions de Forza del Destino entendue depuis 40 ans (« La peggior esecuzione di Forza del destino,  mai sentita in quarant’anni. »). Le dernier mot de leur compte rendu: « inorriditi », horrifiés…Toujours modérés, les vestales de la Grisi s’autodétruisent rien qu’en écrivant. S’ils ne faisaient qu’écrire ! Mais ils guettent à la Scala, tels les murènes prêtes à mordre, le moindre malheureux chanteur qui se hasarde à chanter Verdi pour le huer copieusement (voir Beczala récemment). Alors, vous pensez, une Forza avec ces incapables que sont Tézier, Kaufmann et Harteros ! Si j’avais le temps et l’envie d’en perdre, je traduirais l’article injuste pour ne pas dire pire de celui qui se fait appeler Domenico Donzelli.
Leur problème n’est pas la justesse de leurs remarques, elles sont assez pertinentes pour certaines, mais c’est leur agressivité, et leur aigreur: ils considèrent que les règles du chant sont gravées dans le marbre et interdites d’évolution et de modes et qu’ils en sont les gardiens. On sait ce qu’il en est des gardiens du Temple…Ils passent leur temps à attendre ce que l’opéra ne peut plus leur faire entendre. Et ils se vengent.
Or, comme tout art, le chant évolue, dans ses règles, dans ses contextes, dans son style. Et on ne chante plus aujourd’hui comme hier, on peut le déplorer, mais c’est un fait. Inutile de faire comme si on chantait mal aujourd’hui et bien hier. On chante en fonction des contextes du jour, de l’époque, et surtout des modes. L’Opéra, c’est un art vivant, vécu, direct, hic et nunc. L’opéra en disque, ou en boite, c’est autre chose.
Ainsi, comment chanter Verdi aujourd’hui, après les baroqueux, après la domination de la forme sur l’émotion, ou du moins après l’émotion née d’abord du respect des formes?

J’avoue pour ma part que dans Verdi, j’aime une technique solide mâtinée de quelques grammes de tripe. Je m’explique : il n’y a pas de Verdi s’il n’y a pas d’élan, de vie, de nature déchaînée, de générosité, de don. Nous ne vivons pas une époque du don, superbe et généreux. Nous vivons au contraire une époque de maquillage du geste et du langage, de périphrases, de langue de bois  convenue, de médiations diverses où le style verdien si direct n’a rien à faire. Une époque mieux armée pour écouter le bel canto, le baroque, le style français, une époque où la substance est donnée par la forme, d’où la volonté de respecter les formes très codifiées de chant : même le chant mozartien a subi cette lamination par le  style et cette exigence de forme qui dicte ce qui est conforme et ce qui ne l’est pas. A ce style de chant correspondent souvent des styles de voix « sous verre », séparées du public par l’épaisseur d’un mur de verre qui met entre la voix et l’auditeur comme un prisme : ce que je n’aime pas chez des chanteuses comme Renée Fleming, sans doute parfaites, mais jamais habitées.

J’aime au contraire les artistes comme Evelyn Herlitzius, toujours à la limite, mais toujours offertes, ou même une Tiziana Fabbricini, aujourd’hui oubliée, très critiquée par les gardiens du temple,  qui pliait les règles à ses défauts, et qui mettait à ses risques et périls (elle l’a d’ailleurs payé) la vérité d’une règle sous la loi de la vérité d’un rôle, et surtout une Gwyneth Jones, qui ouvrait la bouche pour n’être qu’émotion. Voilà pourquoi j’ai aimé Rosalind Plowright dans Dialogues des Carmélites : on entendait une voix abîmée sûrement, mais surtout habitée, qui mettait ses cassures au service d’une vérité.
Alors, évidemment le débat continue autour de Verdi. On l’a eu pour La Traviata milanaise, on va le retrouver pour cette Forza munichoise, ou pour le Trovatore de Berlin qu’on va retrouver bientôt à Milan. La question se pose parce qu’au contraire des chanteurs  pour Wagner et Strauss, en nombre indiscutable aujourd’hui (même si les Vestales du chant wagnérien vous expliquent qu’il n’y plus de Siegfried depuis Max Lorenz, et que même Windgassen n’en était pas un, que celles du chant straussien vous diront qu’il n’y a plus de Maréchale depuis Schwarzkopf, et que même la grande Elisabeth peut aller se rhabiller face à Lotte Lehmann), il n’y a pas un seul chanteur indiscutable pour Verdi aujourd’hui.
Quand j’ai commencé à aller à l’opéra, c’était l’inverse, on distribuait un Ring à grand peine (exception faite pour les grandissimes qui approchaient de la fin de carrière, Theo Adam, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Helga Dernesch, James King, Jon Vickers, René Kollo, Christa Ludwig…), et on distribuait assez facilement les Verdi (Placido Domingo, Renata Scotto, Fiorenza Cossotto, Piero Cappuccilli, Nicolaï Ghiaurov, Mirella Freni, Renato Bruson, Martina Arroyo, Shirley Verrett, Leontyne Price, José Carreras, Agnès Baltsa, Montserrat Caballé, Ruggero Raimondi) et même des chanteurs solides qui ne furent pas des stars comme Veriano Lucchetti ou Carlo Cossutta assuraient avec grande classe une bonne représentation verdienne.
La critique avait sévèrement jugé une Aida à Salzbourg dirigée par Herbert von Karajan avec Marilyn Horne, José Carreras, Mirella Freni, Piero Cappuccilli et Ruggero Raimondi (à laquelle j’assistai, pour ma première représentation salzbourgeoise, en 1979), qu’auraient dit les mêmes face à Oksana Dyka ou Lucrezia Garcia… ?
Les programmateurs se trouvent face à une déshérence du chant en Italie : on ne peut aligner une digne distribution internationale italienne pour un grand Verdi. Le chant italien est à l’image du pays : en ruines fumantes post berlusconiennes. Les causes en sont multiples, une politique de la culture qui à grand peine finance la protection du patrimoine artistique (et encore, voir Pompeï) et sans véritable axe prioritaire sur le spectacle vivant, avec des situations dramatiques de certains théâtres (Florence), une politique de formation complètement déconstruite où les écoles et académies recrutent plus d’asiatiques et de slaves que d’italiens, un manque de très bons pédagogues du chant (il ne suffit pas d’avoir été un grand chanteur pour être un bon professeur) et une réglementation du métier d’enseignant de chant erratique, une politique d’agents à court terme, plus soucieuse de faire de l’argent que de faire l’agent et donc usant de jeunes voix en quatre à cinq ans, des saisons réduites dans les théâtres à cause de la crise obligeant les chanteurs à chercher fortune ailleurs. Le résultat, des chanteurs souvent honnêtes, mais jamais convaincants, et un appel au marché international, notamment slave, pour pallier (mal) les insuffisances.  De plus, beaucoup de chanteurs italiens chantent en Allemagne (où l’offre théâtrale est énorme) y compris dans des théâtres dits « de province », Münster, Ulm, Nuremberg, Aix la Chapelle : on y voit la Raspagliosi, la Capalbo, la Angeletti, la Fantini, récente Manon Lescaut à Dresde qui font rarement des apparitions en Italie. Les seules stars internationales comme Patrizia Ciofi, Anna Caterina Antonacci, et naturellement Cecilia Bartoli, font l’essentiel de leur carrière hors d’Italie (pour cette dernière, mettre les pieds à la Scala signifie recevoir une bordée d’insultes), quant aux hommes, c’est dans le répertoire mozartien et rossinien qu’ils excellent (Luca Pisaroni, Vito Priante, Alex Esposito), les autres sont en fin de carrière (Scandiuzzi, Furlanetto). Seul Ambrogio Maestri triomphe dans Verdi (et un peu Giacomo Prestia), mais essentiellement dans Falstaff. Et ne parlons pas des ténors.
Le chant est international, et l’avion met tous les opéras européens à 1h30 de la moindre ville italienne : pourquoi rester en Italie quand il y a peu de travail, des rémunérations irrégulières (certains théâtres paient les cachets un an près…) et un public vivant sur les mythes et non sur la réalité ?
Comment s’étonner alors que cette Forza del Destino des stars affichée à Munich soit slavo-germano-française, et que les chanteurs d’origine italienne aient des rôles de complément ? La Grisi peut pleurer des larmes amères, il n’y a pas un seul théâtre italien capable d’afficher une Forza honnête aujourd’hui, et pas un chanteur italien capable de relever le défi. Car c’est un défi aujourd’hui pour le milieu du chant italien que de travailler en profondeur pour recréer un vivier de chanteurs qui puissent relever le gant et se préparer à affronter la scène. Les voix ne disparaissent pas, elles existent, mais dans un tel paysage, qui aurait envie d’y aller ?
Alors certes, dans ce quatuor entendu hier (je passe sous silence et Preziosilla – Nadia Krasteva et Melitone – Renato Girolami) ni Jonas Kaufmann ni Vitalij Kowaljow n’ont à proprement parler une couleur italienne, mais Jonas Kaufmann sait chanter merveilleusement, avec cette technique de fer qui lui fait contrôler les moindres inflexions de sa voix, une voix décidément bien sombre cependant pour faire un Alvaro lumineux. Ce contrôle extrême nuit évidemment à cette spontanéité dont je parlais plus haut et qu’on attend dans Verdi : l’entrée d’Alvaro au premier acte doit être explosive et  à cause du chef plutôt terne et de la manière de chanter de Jonas Kaufmann, ce n’est pas le cas: réécoutez l’entrée de Mario del Monaco à Florence sous la direction de Dimitri Mitropoulos en 1953 pour vous faire une idée. Kowaljow n’a pas la voix du rôle, qui doit être plus profonde et c’est un chanteur un peu pâle pour mon goût. J’ai entendu là-dedans notamment  Ghiaurov et Talvela, aujourd’hui peut-être René Pape serait-il mieux à sa place. Il reste que Kaufmann est remarquable, irradiant scéniquement avec ses moyens et dans sa manière et Kowaljow acceptable.
C’est Ludovic Tézier qui est vraiment dans le ton. Je dirais, encore un petit effort à l’aigu et il sera un second Cappuccilli. La qualité du timbre est stupéfiante, la diction exceptionnelle, la capacité à colorer, la manière de lancer le son aussi, l’émission, tout cela est frappant. Pour son volume vocal, certes, Posa lui va sans doute mieux, car Posa demande des raffinements et une technique que Tézier possède grâce à sa fréquentation du chant français et à un contrôle vocal exceptionnel, Carlo demande plus de « slancio », d’élan, Carlo demande de passer au gueuloir contrôlé, et on sent quelquefois Tézier aux limites, même s’il est pour moi l’un des plus grands barytons actuels, sinon LE baryton pour Verdi aujourd’hui. Un très grand artiste, une référence.
Reste Anja Harteros. Qui chante ainsi aujourd’hui ? Avec des moyens qui ne sont pas tout à fait ceux du rôle, mais un art du chant, de la respiration, un contrôle sur le souffle de tous les instants, elle est une stupéfiante Leonora, diffusant l’émotion et le don de soi et ce sans maniérisme aucun, dans une simplicité étonnante. On en tremblait derrière l’écran, que devait-on vivre en salle ? Elle m’avait complètement tourneboulé dans Don Carlo, Elisabetta unique aujourd’hui avec un Jonas Kaufmann plus à l’aise dans Don Carlo que dans Alvaro, elle stupéfie dans Forza,  Elle a fait un second acte anthologique. Prodigieuse dans Rosenkavalier, dans Meistersinger, dans Lohengrin, dans Forza et Don Carlo (sans oublier sa Traviata…) Quo non ascendat ?
Voilà ce que m’inspire cette Forza del Destino. Le chef, Asher Fisch, je l’entendrai dans une semaine, dans la salle (à cette heure, j’y serai…), mais il ne m’a jamais convaincu, et si quelquefois j’ai cru entendre un peu de l’urgence nécessaire, j’ai eu l’impression plus souvent d’une certaine absence de dynamique (entrée d’Alvaro, duo Alvaro/Carlo du quatrième acte). Autant qu’on en puisse juger derrière son ordinateur.
Sur les aspects visuels, quelques bonnes idées apparemment de Martin Kusej, mais je ne suis pas vraiment convaincu, alors j’attends là aussi d’être en salle pour parfaire mon opinion ou la modifier, et surtout avoir une vision globale.
Après une Frau ohne Schatten anthologique, une Forza de référence, Munich, toujours Munich…il va falloir s’abonner.
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METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2012-2013: QUELQUES REMARQUES-RÊVERIES COMPLEMENTAIRES sur PARSIFAL RETRANSMIS le 2 MARS 2013 (Dir.mus: Daniele GATTI, Ms en scène: François GIRARD) avec Jonas KAUFMANN

Décor de la création de Parsifal (Paul von Joukovski pour l’acte II )

J’ai envie de revenir et de rêver un peu sur Parsifal.
L’audition d’hier, liée au souvenir du spectacle le 15, m’a permis de me concentrer plus encore sur la musique, et de constater encore une fois la qualité de la direction de Daniele Gatti. Beaucoup ont noté sa lenteur, qui allait à merveille avec la mise en scène de François Girard, mais elle allait aussi bien avec celle de Stefan Herheim à Bayreuth. On  a perdu pas mal à son départ de la production en 2012. Mais cette lenteur n’est pas uniforme, certaines phrases, dans l’acte II, et même dans l’acte III, sont plus rapides que chez d’autres chefs. Et la lenteur n’est pas un critère à lui seul; on doit aussi souligner chez Gatti la clarté de la lecture, l’appui sur certaines phrases très accentuées,  notables dans ce final extraordinaire qui a provoqué en moi le frisson.
On sait que le plus long Parsifal est celui d’Arturo Toscanini à Bayreuth (bien plus de 4h), dont l’enregistrement a été perdu. Knappertsbusch, la référence des années 50, n’était pas non plus très rapide. C’est Pierre Boulez (1966-1968 et 1970)  qui était le plus rapide selon le tableau qu’on pouvait lire au Musée Richard Wagner de Wahnfried, mais il n’était pas si loin d’Hermann Levi: il avait à l’époque déclaré vouloir revenir au tempo de la création. Toutefois, son Parsifal de 2004 (mise en scène Christoph Schlingensief) était plus lent et beaucoup plus lyrique que sa première version.  Mais peu importe, car l’œuvre a toujours bénéficié, à la scène comme au disque, de remarquables directions musicales; aujourd’hui, Daniele Gatti compte parmi les grandes références.
Dans la direction musicale de l’œuvre ce sont les premiers et troisième actes, fondés à la fois sur du récit et du discours, et sur la cérémonie du Graal qui font pour moi la différence. L’Acte II, qui est le plus théâtral, le plus dramatique, le plus immédiat, le plus accrocheur pour les voix  aussi, est peut-être plus habituel, et constitue une sorte de respiration pour le public. On l’a bien vu à New York où les applaudissements explosaient avant le baisser de rideau. Le public de Bayreuth naguère n’applaudissait pas après le premier acte (ce fut aussi la règle à Paris au temps de Rolf Liebermann: « la fin recueillie du premier acte exclut toute manifestation du public » était-il écrit à l’entrée de la salle): aujourd’hui, cela s’est un peu perdu, avec raison d’ailleurs car cette tradition vient d’une interprétation erronée d’un désir de Wagner. Le deuxième acte permettait donc selon cette tradition au public frustré applaudissements au premier acte de remercier les artistes de manière encore plus chaleureuse, encouragé en cela par l’accord final plus brutal. Au premier acte, la  cérémonie du Graal se termine en deux parties d’abord par une musique plus faible, un peu martiale, que Stefan Herheim avait bien noté en l’accompagnant d’images des débuts de la première guerre mondiale et ensuite par la voix du ciel, plus en accord avec le reste de l’ouvrage. Au contraire le final du troisième acte n’est qu’en enchaînement d’enchantements, l’une des plus belles musiques jamais écrites, transcendée quelquefois par des interprétations hors pair (comme Abbado en décembre 2001 à Berlin, qui avait disposé les chœurs dans tout l’espace de la Philharmonie, donnant tout son sens à l’expression « zum Raum wird hier die Zeit » avec une respiration inouïe qu’il ne retrouvera pas quelques mois plus tard à Salzbourg) ou qu’on trouve dans l’enregistrement DG de Karajan. Ce final en forme de Pâques, de résurrection d’un Monde, Stefan Herheim à Bayreuth en avait fait la Renaissance d’un Monde nouveau issu de la deuxième guerre mondiale et cela fonctionnait à merveille et justifiait à la toute fin l’apparition de la Colombe (supprimée dans la mise en scène de Wieland Wagner, au grand dam de Knappertsbusch) dans cette lumière aveuglante qui inondait le public. Il y a avait parfaite synergie entre la musique extatique la scène et la salle.
Hier à la radio, cette extase était là, accompagnée d’effets physiques qui souvent me prennent à certains moments de Parsifal, frisson, battements de cœur, et puis sentiment le légèreté, de joie, de profond optimisme. Je sais combien ce que j’écris ici peut prêter à sourire, mais Parsifal est l’un des rares opéras à provoquer cela en moi, en tous cas le premier qui l’a provoqué.
Et puis je voudrais revenir sur ces merveilleux chanteurs qui ont inondé de bonheur ce troisième acte. René Pape d’abord que je trouve plus convaincant au troisième qu’au premier acte, Peter Mattei, à la diction si claire qu’on croirait qu’il nous parle. Dans mon compte rendu j’avais parlé de douceur/douleur, c’est exactement je que j’ai ressenti de nouveau. Peter Mattei n’est pas un chanteur wagnérien au sens où ce serait un inévitable dans les distributions wagnériennes: on l’a bien plus entendu dans Mozart (Don Giovanni), dans Bach (Passion selon Saint Matthieu en 1997 avec Abbado), dans Beethoven (Fidelio avec Abbado où il chante le Ministre) on va l’entendre l’an prochain dans Eugène Onéguine. Son répertoire est large, mais cet éclectisme ne le dessert pas, il est devenu l’un des chanteurs de référence sur la scène lyrique aujourd’hui comme beaucoup de chanteurs suédois: son Amfortas est unique, stupéfiant dans la diction, dans l’articulation naturelle de chaque mot, dans l’émotion qu’il sait distiller, sans pathos, sans surjeu, par la simple manière de dire et de colorer le texte.
Kaufmann aussi est étonnant: à la radio, son timbre sombre, presque barytonnant fait un étrange effet à la fin où il intervient aussitôt après Mattei, on a l’impression d’une reprise fraternelle de la parole, d’une succession presque « naturelle » ou même d’une « continuation » plutôt qu’une succession  tant les timbres semblent proches. On sentait moins dans la salle. On peut préférer timbre plus clair (Kollo, King, Vogt) mais là aussi quelle diction, quelle manière de moduler chaque son, de jouer sur le volume, de respirer le texte.
Alors que d’autres amis ont trouvé Dalayman quelconque, un peu linéaire, moins engagée que les autres protagonistes, je l’ai trouvée encore hier soir meilleure que ce que j’entends d’elle d’habitude,  car moi aussi, je l’ai souvent entendue notamment dans Brünnhilde, donnant certes de la voix et des notes sans vraiment donner de la chair. Elle ne fait pas oublier Meier, inoubliable dans ce rôle où elle alliait l’intelligence, la puissance, la sauvagerie et une incroyable sensualité, mais elle est loin de laisser indifférente.
Et de nouveau j’ai éprouvé une certaine gène à écouter Eugenyi Nikitin dans Klingsor, car j’aime les Klingsor qui gardent une sorte de distance froide, qui gardent la distance aristocratique de l’ex-chevalier du Graal, sans devenir une sorte de sorcier grimaçant: la voix de Nikitin est trop souvent grimaçante, dans un univers de mise en scène plutôt retenu, c’est à mon avis une erreur d’analyse  et l’audition radio a confirmé  l’impression en salle  .

Une fois de plus donc, Parsifal a produit son effet. C’est pour moi non l’opéra de l’île déserte, mais l’opéra des origines: j’avais vu début avril 1973 une Walkyrie au théâtre des Champs Elysées par l’Opéra de Berlin Est avec Theo Adam dans Wotan et c’était mon premier Wagner en salle. A la fin du même mois d’avril, un dimanche, le 29 avril 1973, j’avais 20 ans et j’avais osé le Palais Garnier pour un Parsifal qui fut un énorme choc musical et émotionnel (je me précipitai dans une cabine téléphonique à l’entracte pour raconter aux amis cette intensité et ce ciel qui me tombait sur la tête et dans le cœur): Horst Stein dirigeant Donald Mc Intyre (Amfortas) Franz Mazura (Gurnemanz), Joséphine Veasey (Kundry) et Helge Brilioth (Parsifal), ce très solide chanteur qui avait enregistré Siegfried (Götterdämmerung) avec Karajan et qui a fait une assez courte carrière de chanteur wagnérien (encore un chanteur suédois, mort en 1998). Pour l’anecdote, il y avait ce soir-là dans la salle Salvador Dali et Sylvie Vartan: j’étais fasciné par les ors de Garnier et ce public qui alors s’y conformait; et comme lorsque je suis entré dans la salle de Bayreuth pour la première fois, j’avais l’impression de ne pas être à ma place…
Ce choc fut réellement à la fois émotionnel et physique (pour une mise en scène pourtant bien pâle de August Everding, mais alors, tout me convenait!) et a décidé de mon avenir de ( jeune) wagnérien.
Parsifal a été l’œuvre de Wagner que j’ai vue le plus souvent à ce jour et presque la seule jusqu’en 1977 , année de mon premier Bayreuth. J’ai ce privilège d’avoir vu à Bayreuth mon premier Ring complet (Chéreau), mon premier Tristan, mes premiers Meistersinger, mon premier Lohengrin, mon premier Fliegende Holländer.

Mais c’est  Parsifal que j’emporte à la semelle de mes souliers et qui m’accompagne comme une sorte de fétiche. Hier en revenant sur mon émotion à l’audition de la version newyorkaise, je me suis demandé d’où provenait ce goût pour Wagner et cette fascination pour la culture allemande. Bien sûr, je suis germaniste (quelle chance, la plus grande chance de ma vie scolaire! L’allemand devrait être une obligation linguistique et culturelle aujourd’hui à l’école), de ces germanistes qui ont inauguré l’allemand à l’école suite au Traité de L’Elysée, et j’avais un très vieux manuel  (Collection Deutschland) publié avant la guerre, avec certaines pages en gothique(!) et des textes qui parlaient souvent des grands mythes germaniques: Siegfried, Brünnhilde, Lohengrin m’ont ainsi toujours parlé depuis ma classe de 6ème.
Même si le mythe de Parsifal est né des romans arthuriens, Wagner l’a plutôt coloré de méditerranée et d’orient:  il en fait un mythe chrétien et donc oriental (Kundry ne va-t-elle pas jusqu’en Arabie trouver des baumes apaisants pour Amfortas?)(1), Montsalvat est en Espagne (la chapelle du Graal n’est-elle pas à Valence?) mais on se souvient aussi de l’ étrange influence méditerranéenne dans les décors du premier Parsifal: la scène du Graal se déroule dans un décor qui est la réplique de la Cathédrale de Sienne (on peut imaginer mon émotion lors de ma première visite siennoise) et le jardin des filles-fleurs (voir ci-dessus)  imite un jardin de Ravello, sur la côte amalfitaine au sud de Naples (kennst du das Land…):  il n’y a peut être pas de hasard si des chefs italiens furent de très grands interprètes de Parsifal (Toscanini , Abbado, et maintenant Gatti).
J’ai ensuite dans ce plongeon occasionnel dans les souvenirs de jeune admirateur de Parsifal cherché les moments musicaux qui au tout début me bouleversaient : c’était la Verwandlungsmusik( la musique qui accompagne la transformation du premier acte) qui systématiquement me faisait venir les larmes, et l’ensemble des Filles fleurs, notamment « Komm komm holder Knabe » et surtout
« Des Gartens Zier
und duftende Geister » que je trouve toujours une des musiques les plus sensuelles jamais écrites. Combien de fois je me suis passé et repassé la version Boulez, puis la version Solti dans mes jeunes années en écoutant ces deux moments!
Étrangement, quand j’étais jeune, encore plus jeune, j’étais passionné de trains et le nom d’un train TEE le « Parsifal » (Paris-Hambourg) me fascinait. Ce nom que je trouvais magnifique, un peu mystérieux, et en tous cas très évocateur, provoquait en moi immédiatement l’image d’un train vu en contreplongée qui passe à toute vitesse en filant. Le nom même « Parsifal » évoquait alors pour moi vitesse et puissance alors que les mélomanes (et celui que je suis devenu) discutent sans cesse à propos de Parsifal de la lenteur des tempi de tel ou tel chef (à commencer, voir ci-dessus, par Daniele Gatti). De la vitesse et la puissance dans mon enfance, Parsifal s’est bientôt revêtu de lenteur, de majesté et de grandeur. C’est l’écho très proustien du mot qui est ma réalité: les noms wagnériens m’ont toujours fasciné par leur beauté intrinsèque, Parsifal bien sûr (plus que Perceval qui me touche peu), mais aussi Tannhäuser, ou Lohengrin, ou Sieglinde autant de noms qui entre dix et treize ans me faisaient rêver; après treize ans, Wagner s’est installé en moi durablement, et m’a mithridatisé, comme le plus délicieux des poisons.
Parsifal
c’est pour moi  la musique que l’âme écoute au Paradis. J’aimerais croire que l’ange musicien qu’on voit dans « Pala » de Giovanni Bellini à San Zaccaria de Venise, un de mes tableaux préférés, qui diffuse une indicible paix intérieure,  joue Parsifal pour l’éternité.

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Giovanni Bellini, « Pala » de San Zaccaria

(1) on se rappelle que Claudio Abbado pour marquer la fascination de Wagner pour l’Orient, avait utilisé pour les cloches des instruments orientaux énormes qui donnaient un son particulièrement impressionnant et donnaient à la scène de la Verwandlung une sorte de couleur d’apocalypse.



METROPOLITAN OPERA 2012-2013 (sur grand écran): LES TROYENS d’Hector BERLIOZ (Dir.Mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Francesca ZAMBELLO)

La Prise de Troie © Ken Howard

J’ai eu quelque hésitation à ouvrir mon année lyrique par cette production des Troyens au MET, en direct sur grand écran.  Une mise en scène de Francesca Zambello, que je n’aime pas trop, la direction de Fabio Luisi, qui est toujours respectable mais pour Berlioz? Et Deborah Voigt (Cassandre) qui ne m’enthousiasme pas a priori. Enfin le cast affichait aussi Marcello Giordani dans Enée, dont on pouvait se méfier dans ce rôle.
Mais il y avait Susan Graham dans Didon: à elle seule, elle pouvait justifier que j’affronte les frimas pour aller au cinéma voisin.
Je me suis finalement décidé, et bien m’en a pris, car ce n’était pas Marcello Giordani, mais Bryan Hymel qui chantait Enée et cela faisait deux bonnes raisons d’aller passer la soirée au cinéma.
Et ce fut musicalement, au moins pour « Les Troyens à Carthage », un émerveillement.

Scène finale © Ken Howard

Passons sur la mise en scène de Francesca Zambello. La production, vieille de 10 ans, n’a pas vraiment d’âge. Madame Zambello sait mettre en images, sait manier les foules, et sait s’inspirer de scènes de la peinture classique, attitudes convenues, bras levés, éclairages efficaces (de James F. Ingalls), torches: elle est la Margherita Wallmann des années 2000:  pas d’imagination, pas d’idées, mais du métier,  de la technique et l’art de savoir composer des tableaux. A conseiller à ceux qui pensent que la mise en scène d’opéra ne doit pas aller au-delà de l’illustration.

La Prise de Troie © Ken Howard

Donc, rien que du banal: Troie en sombre et Carthage en blanc (comme chez Pierre Audi à Amsterdam), un espace unique de jeu, le décor de Maria Bjørnson (du genre métallique) sur deux niveaux, quelques menues idées (Didon assise sur une maquette en construction de la future Carthage, sur laquelle les habitants déposent les bâtiments à peine terminés) Didon d’abord en blanc (costumes de Anita Yavich) puis  en violet, sans doute la couleur de la passion puis qu’Enée revêt à son tour un manteau violet, qu’il abandonne lorsqu’il appareille pour l’Italie. Comme on le voit, cela ne va pas bien loin, sans parler des chorégraphies de Doug Varone, qui n’en finissent pas. Du point de vue conceptuel, un encéphalogramme plat, mais cela se laisse voir sans fatigue.
Musicalement, c’est tout autre chose.

Les Troyens à Carthage « Gloire à Didon » © Ken Howard

On sait que Les Troyens ont eu beaucoup de difficultés à s’imposer sur les scènes. Dans les années 70, la presse spécialisée ne cessait de demander qu’un théâtre ose monter la version complète. Seul Covent Garden avait osé en 1969, et la production fut l’origine de l’enregistrement de référence avec Colin Davis, l’artisan de la « Berlioz Renaissance », et Jon Vickers dans Enée. Inoubliable.
L’Opéra de Paris a proposé Les Troyens pour l’ouverture de l’Opéra Bastille, en 1990 (l’inauguration de 1989 s’était faite dans un théâtre qui n’était pas en ordre de marche), dans une production de Pier Luigi Pizzi, avec Grace Bumbry et Shirley Verrett, sous la direction de Myung-Whun Chung puis dans la mise en scène de Herbert Wernicke (Production du Festival de Salzbourg) avec Deborah Polaski, Jeanne Michèle Charbonnet et Yvonne Naef avec Sylvain Cambreling au pupitre.
Les Troyens est une œuvre que seuls les grands théâtres peuvent monter, tant elle demande des moyens de production exceptionnels, la mobilisation du chœur et du ballet, une distribution nombreuse et des chanteurs exceptionnels, notamment pour les rôles d’Enée et Didon.
La dernière production de Covent Garden de David Mc Vicar, accueillie de manière assez contrastée, devait être portée par Jonas Kaufmann qui abordait le rôle d’Enée, il y renonça pour raisons de santé: il reste à espérer qu’il puisse la reprendre à San Francisco, Vienne ou à la Scala, qui coproduisent avec Covent Garden.
C’est Bryan Hymel qui a remplacé Kaufmann à Covent Garden. Je l’avais entendu dans Enée dans la production de Pierre Audi à Amsterdam aux côtés de la Cassandre de Eva-Maria Westbroek (Didon à Covent Garden) et de la Didon d’Yvonne Naef (voir l’article en question).

Bryan Hymel

Au MET, il succède à Marcello Giordani qui a assuré en décembre les représentations. Et l’on peut dire que pour ce rôle redoutable entre tous, qui exige des aigus ravageurs, un engagement épique mais aussi une élégance de chant toute particulière dans les moments lyriques (le fameux duo « Nuit d’ivresse et d’extase infinie »), il répond largement à la commande. Déjà je l’avais apprécié à Amsterdam, mais cette fois, il a encore gagné en assurance et en maturité, et les aigus étaient triomphants et sûrs, notamment au dernier acte, où le ténor est particulièrement sollicité. Voilà un ténor bien parti pour les grands rôles français (on pense à Meyerbeer: il vient d’interpréter Robert le Diable à Covent Garden, mais aussi à un autre Berlioz peu joué, le Benvenuto Cellini dont  la production luxuriante de Denis Krief à la Bastille en 1993 est la seule dont je me souvienne). La voix est très bien modulée, la couleur chaleureuse, le timbre séduisant, et le français quasi impeccable grâce à une diction exemplaire. A suivre avec attention.

Deborah Voigt (La Prise de Troie) © Ken Howard

Du côté des dames, Deborah Voigt interprétait Cassandre, immortalisée ces dernières années par Anna-Caterina Antonacci (on se souvient de la production de Yannis Kokkos au Châtelet et à Genève mais aussi l’été dernier à Covent Garden): si la voix pouvait être discutée, l’interprétation était simplement hallucinante. Sur la scène du MET, Deborah Voigt reste désespérément froide et inexpressive. La voix est au rendez-vous, la diction assez satisfaisante, mais Voigt chante toujours de la même façon, avec un visage totalement fixe, qui ne change jamais d’expression, quelquefois même aux dépens des paroles qu’elle prononce. De la technique sans doute, mais aucun art du chant, et évidemment bien peu de sensibilité. Dans la mesure où elle reste en scène quasiment pendant tout l’acte, sa manière de chanter affecte l’ensemble et « La prise de Troie », qui doit tant à Gluck dont Berlioz se souvient sans cesse, reste un peu en-deçà de ce qu’on attendrait, malgré des chœurs impressionnants et très bien préparés par Donald Palumbo.

Susan Graham © Ken Howard

Tout change dans « Les Troyens à Carthage » où dès son entrée accompagnée par le chœur fameux « Gloire à Didon », Susan Graham impose un style, qui est LE style: diction exemplaire, expression incroyable de vérité, avec les variations dans la couleur, des gestes accompagnant le texte qui montrent sa parfaite compréhension du propos. Tout y est. Si les aigus semblent un peu plus tendus, ils sont si bien négociés qu’ils passent aisément. Mais c’est dans les moments lyriques et pathétiques que Susan Graham est extraordinaire: le duo « Nuit d’ivresse et d’extase infinie » est à ce titre, avec un Bryan Hymel magnifique, un des grands moments magiques (la musique, en soi est fabuleuse) de la soirée, mais surtout « Adieu fière cité » qui réussit à tirer les larmes; depuis un immense enregistrement de Regina Resnik, je crois n’avoir jamais entendu ce texte dit de cette manière. C’est époustouflant. Je me souviens encore de sa Charlotte à Bastille, bouleversante: elle est ici une immense tragédienne, qui chante avec une intelligence incomparable et sait distiller une émotion indicible. L’intelligence du texte et du chant produisent ce soir un immense moment: c’est aussi le résultat d’une carrière menée sans déplacements incessants, de manière modérée, alternant récitals et quelques rôles, et ménageant la voix.
Et les rôles secondaires sont bien tenus, voire particulièrement soignés et souvent tenus par des chanteurs maison et de jeunes artistes prometteurs ; d’abord le Narbal de luxe de Kwanchoul Youn, basse profonde et sonore qui donne à Narbal une noblesse toute particulière. La Anna de Karen Cargill, mezzo soprano au timbre sombre et velouté , qui a quelques difficultés d’homogénéité entre les registres aigu et grave, mais une belle présence vocale, notamment dans les duos et les ensembles. Une note toute particulière pour deux ténors, le Yopas d’Eric Cutler (déjà vu à Bastille dans ce rôle en 2006, mais aussi dans « Le Roi Roger » en 2009) très appliqué et techniquement impeccable, mais surtout le très  jeune Paul Appleby récemment diplômé du Metropolitan Opera’s Lindemann Young Artist Development Program qui prête à  Hylas une voix à la fois très suave, très douce, très lyrique, et qui sait lui aussi distiller une belle émotion. Un ténor à suivre notamment pour Mozart.
Au pupitre, Fabio Luisi aborde l’œuvre pour la première fois. Fabio Luisi a pratiqué toutes les grandes scènes germaniques pendant la première partie de sa carrière, assurant à Vienne ou à Berlin les représentations de répertoire et donc rompu au changements de style et de tradition. Cette technicité en fait un chef sûr pour un orchestre et n’est sans doute pas étrangère à sa nomination comme « Pincipal Conductor » au MET: moins connu, il ne fait pas d’ombre au directeur encore en titre, James Levine, et il peut assurer aussi bien le Ring (un Ring assez élégant par ailleurs) que Aida ou Ballo in Maschera. Il est aujourd’hui reconnu et lancé dans le circuit des chefs de référence, puisqu’il est directeur musical à Zürich et honoraire à Gênes, sa ville d’origine (alors que pendant des années il n’a jamais dirigé en Italie). En abordant Les Troyens, il maîtrise les masses, tenant ensemble orchestre, chœurs, solistes, de manière solide, mais il sait aussi bien donner énergie et dynamisme aux moments les plus épiques, mais aussi délicatesse et douceur aux moments élégiaques et lyriques (le IVème acte, remarquable à l’orchestre) et très attentif au volume et à la modulation, et très attentif, en bon chef d’opéra, à ne jamais couvrir les voix, notamment au cinquième acte. Il donne vraiment la preuve qu’il est non seulement un technicien de grande sûreté, mais aussi et surtout un bon voire un grand chef qui sait donner couleur et cohérence à une œuvre. On ne l’attendait pas dans ce répertoire, et il y prend sa pleine place. Il est l’artisan de la réussite de la représentation.
Plus généralement, cette représentation est particulièrement emblématique de la bonne santé du chant anglo-saxon et de ses qualités: une distribution entièrement américaine aux qualités notables, notamment dans la diction du français, l’articulation, la projection, et une technique robuste. On accuse souvent cette école de former de bons techniciens, mais peu concernés par les émotions (par exemple Deborah Voigt!) , on a ici aussi l’exemple d’artistes qui savent maîtriser les difficultés techniques et donner à ce qu’ils chantent une puissance d’émotion qui surprend (Graham, Hymel, Appleby). Une vraie leçon pour le chant européen en berne en ce moment et livré à une école russe aux voix puissantes, mais techniquement quelquefois en défaut où les grandes références européennes (Anja Harteros, Anna Netrebko et Elina Garanca ) en ce moment sont largement concurrencées par les américaines (Sondra Radvanovsky, Angela Meade, Renée Fleming, Joyce Di Donato). La force de l’école américaine est qu’elle prépare à tous les répertoires avec une très grande technicité, et produit un résultat le plus souvent au moins très propre. Et avec Hymel, on tient un ténor au timbre clair, aux aigus triomphants, à la diction exemplaire, très adapté au répertoire français, certes, mais où on entend aussi pour le futur un Radamès ou un Florestan. En somme cette soirée retransmise du MET a ouvert 2013 avec l’espoir d’entendre de nouvelles voix solides, qui puissent aider à élargir le spectre du répertoire et à donner de la couleur et de la variété à nos soirées d’opéra.
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Acte III © Ken Howard

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012 sur grand écran le 11 février 2012: GÖTTERDÄMMERUNG (le Crépuscule des Dieux) de Richard WAGNER (Dir.mus: Fabio LUISI, ms en scène Robert LEPAGE)

 

Scène finale

J’ai du Ring, enfouies dans mon cœur et ma mémoire, des images, qui ne me quittent jamais: le final du deuxième acte de Walkyrie, chez Chéreau. Toujours chez Chéreau, l’ouverture du rideau au deuxième acte de Siegfried, incroyable de mystère et d’angoisse, l’ouverture du même rideau au deuxième acte du Crépuscule, avec ce Rhin reflétant la lune, une des images les plus poétiques du Ring, la marche funèbre de Siegfried chez Kupfer, où devant une fosse béante contenant le cadavre, face à face de chaque côté de la fosse Wotan et Brünnhilde se regardaient… ce sont quelques exemples.

Mort de Siegfried

Ce Ring sera aussi un Ring d’images, car Le MET a désormais son Ring. Avec le Crépuscule des Dieux présenté ces derniers jours, Peter Gelb, le manager du MET achève l’une des entreprises les plus complexes de l’histoire de ce théâtre. Depuis cinq ans, Robert Lepage et sa structure « Ex machina » préparent l’aventure. Et l’aventure a connu des remous: James Levine abandonne le pupitre l’an dernier après la Walkyrie pour raisons de santé et le Siegfried prévu, Gary Lehman, est lui aussi contraint d’abandonner cette prise de rôle pour raisons de santé. Pourtant, le succès reste au rendez-vous, grâce à la reprise in extremis de la direction musicale par l’inattendu Fabio Luisi, et par une trouvaille texane, le jeune ténor Jay Hunter Morris, qui assume en Siegfried une prise de rôle redoutable. Un Siegfried de plus sur le marché, à la veille du bicentenaire de Wagner, cela ne se refuse pas, d’autant que celui-là s’en sort avec tous les honneurs, et dans Siegfried, et dans le Crépuscule. On a plus de Siegfried dans les tiroirs que de Manrico en ce moment !!
Le pari de Lepage est double:
– un pari scénique: après l’ère des metteurs en scène « Regietheater », revenir à une imagerie, revenir à la fidélité scrupuleuse au livret, revenir à l’histoire, sans « interprétation », sans distance: recréer un livre d’images à usage des wagnériens, revenir à une certaine tradition.
– un pari technologique: utiliser un vocabulaire technique très avancé au service d’une vision traditionnelle, et s’appuyer sur les éléments les plus modernes de l’informatique, de la vidéo, de l’animation, des éclairages.
La structure de Robert Lepage, Ex Machina, a donc créé une machine, élément unique et permanent de l’appareil scénique, composée de pals triangulaires qui bougent autour d’un axe, créant des figures, des espaces, des surfaces de toutes sortes et tour à tour plateau, escalier, radeau, fleuve, chevaux, ailes…sur lesquels des vidéos sont projetées, produits d’animations étonnantes de réalisme. Il en résulte un véritable tour de force, et des images sublimes, d’une beauté étonnante, en symbiose avec la musique. Le jeu autour de l’eau, tantôt calme, tantôt agitée, tantôt ensanglantée (à la mort de Siegfried) est étonnant, l’apparition des Nornes et toute la première scène, qui joue à la fois sur les pals de la machine, sur les cordes qui en émergent, sur la lumière orange qui colore le fond, est aussi un moment saisissant, tout comme le voyage de Siegfried sur le Rhin, sur un radeau avec son cheval Grane, une sorte d’automate recouvert d’une armure. En général toutes les transitions musicales apparaissent magiques, et la transformation de la scène est une source toujours renouvelée de fascination. La vidéo était aussi utilisée par la Furia dels Baus à Valence et Florence, et cette mise en scène est sans doute l’une des plus intéressantes des dernières années, mais elle avait la volonté de donner un sens, de commenter l’action. Ici la fonction de la vidéo est exclusivement décorative, jamais fonctionnelle. On ne reviendra pas sur l’extraordinaire performance technique et sur la perfection des effets, même si les gros plans peuvent en atténuer la magie scénique. Mais pour avoir vu en salle La Walkyrie, je peux vous assurer de l’incroyable illusion provoquée par le dispositif, par ailleurs parfaitement silencieux.
Mais face à cette perfection de l’illusion théâtrale, on serait heureux s’il y avait autre chose sur le proscenium où se déroule toute l’action qu’une plate illustration . Si on enlève « la machine » et si l’on met de la toile peinte à la place, on se retrouve avant Wieland Wagner, peut-être même avant Alfred Roller…Robert Lepage est quelqu’un de trop fin pour ne pas avoir voulu ce retour, mais a-t-il vraiment voulu cette absence de « commentaire »? Il ne se passe rien entre les personnages, le jeu est fruste, les mouvements contraints par l’ espace réduit. Alors certes, quand Waltraud Meier apparaît, la tragédie entre en scène, et quelque chose comme un frisson passe, tant la chanteuse est Waltraute, elle est, elle ne joue pas, elle l’est avec ses yeux, avec son corps, avec ses tensions, avec ses gestes, ce sont 15 minutes d’exception. Mais les autres protagonistes sont souvent gauches, où ne font aucun mouvement. La Brünnhilde de Deborah Voigt a toujours le même regard, peu expressif, des gestes stéréotypés. Le Siegfried de Jay Hunter Morris est un peu plus vivant, avec une curieuse manière de faire tourner Nothung avec ses mains, comme une enfant qui joue certes, mais de manière un peu trop répétitive. Quelques moments voulus par Lepage où le philtre d’oubli est troublé par quelques évocations de Brünnhilde et du passé enfoui et où Siegfried fronce les sourcils, semble au bord de la syncope..mais répété trois ou quatre fois, cela frise le système et même le ridicule. Hans Peter König (Hagen, excellent), Iain Paterson (Gunther, remarquable)  et la jeune Wendy Bryn Harmer (Gutrune) sont plus expressifs avec leur corps ou avec leur regard. Le plus cohérent est Eric Owens (Alberich) à la composition scénique et vocale saisissante. Les scènes canoniques (le chœur des vassaux, la mort de Siegfried, et même le monologue final de Brünnhilde) sont réglées de la manière la plus conforme qui soit, sans invention (allez, si, Gunther s’empare de Nothung à la mort de Siegfried et après avoir serré les mains du cadavre, en ordonnance le transfert) .

On a donc des scènes strictement réglées par le livret, mais des mouvements et  une mise en espace un peu décevants. Quelques excellentes idées cependant: le cadre du palais des Gibichungen, fait de bois, comme un immense tronc coupé donc on verrait les cercles concentriques renvoyant à un passé lointain et mythique, les statues des Dieux (Wotan, Fricka, Donner) devant lesquelles se déroule tout le second acte, et

Embrasement du Walhalla

ces mêmes statues qu’on verra au loin s’enfoncer à l’embrasement du Walhalla, un final   assez attendu, pas aussi spectaculaire qu’on souhaiterait, succession de tableaux sans vrai chaos, malgré la manière dont Deborah Voigt s’immole, à cheval (mécanique),  claire allusion à Marjorie Lawrence, qui on le sait, fut la première à traverser les flammes de la scène de l’immolation à cheval au MET en 1935:  et une dernière image  où la machine mime le mouvement du Rhin calmé qui est d’une grande beauté, mais où l’or ne brille pas, comme le livret le demanderait…Est-ce intentionnel?
Avis contrasté sur la mise en scène  donc: il me semble qu’on a privilégié l’effet technologique et qu’on n’a pas vraiment voulu s’attaquer au texte, mais seulement l’accompagner ou l’illustrer. Lepage parlait beaucoup de cinéma à l’entracte. Il a privilégié du cinéma les effets spéciaux. Mais le Ring n’est pas Star Wars…Alors, à la fin, lorsque le rideau tombe, on n’a rien appris de fort.
Musicalement, l’absence de James Levine permet de découvrir Fabio Luisi. Ce chef, qui a fait l’essentiel de sa carrière dans les théâtres germaniques et en Suisse, mais pratiquement pas en Italie (il est génois), semblait être promis à être un chef de répertoire de bonne facture car il dirige aussi bien Massenet que Verdi ou  Wagner mais pas un chef de premier plan. Son Siegfried et son Crépuscule montrent une toute autre envergure. Une direction raffinée, claire, contrastée, qui épouse les chanteurs sans les étouffer, un tempo un peu lent pour mon goût et mes habitudes, notamment au premier acte, mais une vraie direction, avec une vraie couleur. C’est vraiment une très bonne surprise. Et les grands morceaux symphoniques (La marche funèbre, les dernières mesures) sont vraiment de grands moments musicaux (même si l’orchestre a eu – dans les cuivres- quelquefois quelques  faiblesses).

La distribution n’appelle pas de reproche, chacun est à sa place et l’ensemble est très homogène, de cette homogénéité de classes supérieure qui caractérise les grands théâtres. Même s’il attaque peu frontalement les notes très aiguës du rôle, Jay Hunter Morris a bien gagné son brevet de Siegfried, le chant est contrôlé, le timbre est agréable, il ne crie jamais, ne pousse jamais, la diction est assez bonne et l’élégance est toujours au rendez-vous. Deborah Voigt est très solide en Brünnhilde. Je la trouve meilleure que dans Walkyrie. Elle va jusqu’au bout du rôle apparemment sans souffrir, la voix est forte, la diction satisfaisante. Elle reste à mon avis un peu fade, c’est  un chant souvent uniforme, sans véritable  « interprétation », sans incarnation, sans peser chaque mot comme le fait la miraculeuse Waltraud Meier dans Waltraute. Dans un rôle qui exige contrôle et concentration, qui doit vraiment saisir le spectateur, cette grande Dame que je suis depuis ses début fulgurants à Bayreuth compose une Waltraute anthologique (et c’est très difficile). La jeune Wendy Bryn Harmer est une Gutrune intéressante, vocalement très présente. Dans ce rôle un peu ingrat, elle réussit à capter l’attention, un peu comme Jeanine Altmeyer jadis à Bayreuth avec Chéreau. Le Hagen de Hans Peter König est tout simplement exemplaire, il a le physique du rôle, la voix est forte, profonde, un très bon Hagen – et ils ne sont pas légion en ce moment. Les grands Gunther non plus, tant le rôle est ingrat, comme celui de Gutrune. On le distribue quelquefois à des artistes un peu pâles. Eh bien, Iain Paterson qui est un excellent chanteur, que j’ai toujours vu réussir dans ses prestations jusqu’ici, est un grand Gunther, il est pleinement dans le rôle, avec des expressions du visage vraiment frappantes, et surtout la voix est belle, l’expression juste, la diction parfaite, voilà une véritable interprétation. Enfin, l’Alberich de Eric Owens est une belle surprise aussi, avec comme je l’ai dit une composition physique frappante, mais surtout une vraie voix d’Alberich (on l’avait déjà remarqué dans l’Or du Rhin) ce qui est rare: excellent. Mon Alberich à moi, c’est Zoltan Kelemen, mort trop tôt, qui m’a littéralement frappé à Bayreuth en 1977 et 1978, hélas inconnu aujourd’hui (cherchez ses disques, il est Klingsor dans le Parsifal de Solti). Immense, inoubliable.
Filles du Rhin et Nornes sont plutôt bonnes, la scène des filles du Rhin est très réussie. Celle des Nornes est aussi remarquable, visuellement et musicalement.

Au total une belle soirée, avec les réserves d’usage car voir au cinéma c’est bien, et en salle c’est beaucoup mieux. C’est un Ring de qualité, mais qui ne tient pas toutes les promesses qu’on avait mis sur lui. Je ne sais donc s’il vaut la traversée de l’Océan…On m’a dit que celui de Munich (Kent Nagano/Andreas Kriegenburg) commençait très bien…ce serait plus facile !

Acte II

BAYERISCHE STAATSOPER 2011-2012 A LA TV (ARTE): LES CONTES D’HOFFMANN de J.OFFENBACH, avec Rolando VILLAZON et Diana DAMRAU le 29 décembre 2011 (Ms. en scène Richard JONES, dir.mus Constantinos CARYDIS)

Acte d’Olympia (Photo Bayerische Staatsoper)

Juste quelques mots. J’étais bien curieux d’écouter Rolando Villazon dont on a dit tout et le contraire de tout ces dernières années. Les Contes d’Hoffmann était avant sa maladie un de ses chevaux de bataille. La production nouvelle de Richard Jones, dirigée par Constantinos Carydis, bénéficiait, outre de Rolando Villazon, de Diana Damrau dans les trois rôles et de l’excellent John Releya dans les rôles noirs de Coppelius, Dappertutto, Miracle, le tout dans la version de Michael Kaye et Jean Christophe Keck, autant dire l’édition la plus récente et la plus fidèle à l’original, bénéficiant de la musique retrouvée au château de Cormatin qui donne à l’œuvre un aspect plus noir, moins brillant que dans les versions habituelles, mais pour cette série de représentations, frappée de coupures indignes d’un théâtre de ce niveau.
Je vous épargnerai le roman des Contes d’Hoffmann, en confessant ma préférence pour les anciennes versions: la suppression de certains airs ou ensembles de l’acte de Giulietta me frustrent…Mais voilà, la fidélité à l’œuvre ne va pas toujours de pair avec ce que notre goût a construit à travers les années…
La production de Richard Jones, qui dans un espace unique réussit à construire des univers différents qui naissent de l’imagination poétique d’Hoffmann, un palais noir pour Antonia, une maison de poupée où évoluent un Hoffmann et un Nicklausse en culotte courtes, beaucoup de couleur, des idées intéressantes çà et là, sans être un travail transcendant. J’ai bien aimé John Releya, qui a la voix du rôle du méchant, même s’il en fait un peu trop. J’ai beaucoup aimé Angela Brower qui malgré un français hésitant donne une interprétation intense et stylée, un nom à retenir. Diana Damrau, à l’instar de Sills ou Sutherland, reprend les quatre rôles , réussit une vraie performance. Pourtant si on l’attendait dans l’acte de Olympia, elle semble avoir perdu sa légendaire qualité de coloratura, même si les notes sont là (un peu dures dans le suraigu), c’est dans l’acte d’Antonia, mon préféré, qu’elle arrive à la fois à donner intensité et poésie à ce rôle qui est le plus tragique de la partition, et sans doute le plus épais psychologiquement, une vraie performance! Elle est plus gênée dans Giulietta, qui ne lui convient peut-être pas.
Acte d’Antonia (Photo Bayerische Staatsoper)

Reste Villazon, dont les Cassandre prévoyaient annulation totale ou partielle, et qui par bonheur a chanté toutes les représentations. La voix est là incontestablement, et ne marque pas de signes de fatigue, même si le volume semble avoir sensiblement diminué. Les notes suraiguës sont négociées plus qu’affrontées, mais pour le reste, il n’y a rien a dire et on retrouve l’intensité du chanteur, qui bravement se lance dans un rôle qui l’a marqué et dont on pensait qu’il ne pourrait plus le chanter. On est très heureux de retrouver cette force de la nature, qui a encore une incroyable prise sur le public à entendre l’ovation qu’il reçoit. C’est qu’il garde cet engagement qui en fait une bête de scène, avec quelquefois peut-être des outrances (il bouge toujours autant!), mais aussi des gestes d’une justesse frappante (dans l’acte d’Olympia, où il est habillé en jeune enfant, il se gratte le mollet avec l’autre jambe comme un enfant gêné avec un geste d’une délicieuse gaucherie, chapeau l’artiste) .

Acte de Giulietta (Photo Bayerische Staatsoper)

Il reste à souhaiter qu’il se ménage, pour pouvoir continuer à chanter longtemps, et qu’il ne se brûle pas sur les planches, comme on pouvait le craindre en voyant évoluer sa carrière.

La direction de Constantinos Carydis ne m’est pas apparue (à la TV) avoir un relief particulier, j’y ai remarqué un tempo plutôt lent en général avec des accélérations brutales, sans dessein général, malgré un orchestre et un chœur excellents dans l’ensemble. Mais je le répète, l’orchestre sonne souvent bien autrement en salle qu’à la TV.

Au total néanmoins une agréable soirée TV de semaine de fêtes, qui devrait se conclure toujours sur ARTE  par une Fledermaus ( mais l’acte II seulement, drôle d’idée) en direct de Vienne dans la mise en scène légendaire et rafraîchie d’Otto Schenk.

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012 sur grand écran le 5 novembre 2011: SIEGFRIED de Richard WAGNER (Dir.mus: Fabio LUISI, ms en scène Robert LEPAGE)

Duo de l’acte III

(Photos personnelles capturées au débotté, en attendant de récupérer des photos  du MET)

Voilà donc la troisième page de ce Ring new-yorkais. Le battage publicitaire autour de cette production a été obscurci par deux accidents notoires. Gary Lehmann prévu pour Siegfried atteint d’un virus est arrêté depuis le printemps dernier. Il est affiché dans les trois séries du Ring complet ce printemps (Avril-mai), mais pour l’instant il est remplacé par un chanteur peu connu,  Jay Hunter Morris qui était sa couverture. James Levine qui a de gros problèmes de santé depuis deux à trois ans est tombé cet été et a annulé tous ses concerts. S’il est affiché pour le Ring de Printemps, il est remplacé y compris dans le Götterdämmerung de cet hiver par Fabio Luisi. Le MET a nommé en conséquence Fabio Luisi « principal conductor », sorte de doublure du directeur musical. Fabio Luisi est  peu connu en France, et même dans son pays d’origine, l’Italie (il est génois). Il a fait une carrière essentiellement en Allemagne (il a été à Berlin, à Dresde et a fait beaucoup de répertoire dans les opéras germaniques (Munich, Vienne…) et en Suisse (Orchestre de la Suisse Romande), c’est un bon chef, réputé pour bien faire travailler l’orchestre, un de ces chefs de confiance qui peut vous sauver une situation difficile.
Siegfried n’est pas le plus populaire des opéras de Wagner, et dans le Ring il a une place un peu à part: c’est une œuvre où la conversation (notamment à l’acte I) est particulièrement importante, où la comédie alterne avec le drame (Mime est un personnage de caractère particulièrement intéressant), qui se clôt sur une perspective optimiste. c’est une œuvre sans femmes pendant deux actes. Je pensais ce soir à un film de Fassbinder que j’ai vu la semaine dernière (Welt am Rad, traduit je crois par « Sur le fil »), c’est l’histoire de la fabrication d’un monde virtuel entièrement programmé qui échappe à ses créateurs, parce qu’en programmant un monde faits d’êtres virtuels, doués de sentiment etc..ils ont produit des êtres aux réactions humaines, donc imprévisibles, tout en étant virtuelles. Je me disais que le Ring, c’est bien l’histoire d’êtres programmés par Wotan, qui tour à tour  lui échappent . Siegfried en est l’exemple typique, sa naissance, son éducation, sa libération, sa rencontre avec Brünnhilde, tout cela est soigneusement programmé, et tout s’écroule parce que les deux humains, à cause de leur passion,  gauchissent l’ordre des choses,  Siegfried brise la lance de Wotan,  qui , comprenant tout à coup quel risque il prend, cherche à empêcher que se déroule un ordre des choses qu’il a lui même programmé…Au risque de me répéter, je pense que l’on n’est jamais allé aussi loin que Chéreau dans l’analyse des mécanismes internes de l’œuvre. Sa mise en scène, qui pour Siegfried n’avait pas totalement convaincu à l’époque, avait notamment été critiquée pour le 2ème acte, avec ce dragon- jouet poussé par des machinistes, et l’oiseau dans sa cage. L’attention au jeu, l’extrême engagement des chanteurs (et notamment le Mime de Heinz Zednik) en avait fait à mon avis le moment le plus authentiquement théâtral du Ring (avec le IIème acte de Walkyrie) malgré un Siegfried bien pâlot/falot.
Lepage, je l’ai déjà dit,  change totalement le point de vue. Il ne s’agit pas de chercher dans le texte des jeux métaphoriques et des renvois à des réalités extérieures à l’histoire, il ne s’agit pas de se pencher sur les significations, il ne s’agit « que » de raconter une histoire, comme on raconterait un conte à des enfants, ou comme les histoires que vivent les ados accrocs de jeux de rôles ou de jeux vidéo. Pas de lecture idéologique du texte, mais une lecture purement linéaire et à la fois très moderne, car elle renvoie à des pratiques d’aujourd’hui (le dragon est vraiment un dragon de cinéma d’animation). Aussi doit-on une fois encore, et peut être encore plus pour cette représentation souligner la performance technique qui se cache derrière le spectacle, des vidéos réglées avec une précision d’horloge par l’artiste Pedro Pires, nouveau venu dans l’équipe,  (l’oiseau qui parle, qui se réfugie dans les mains de Siegfried par exemple au début du 3ème acte, ou les jeux sur l’eau au 1er acte, notamment quand Siegfried refroidit Notung sous l’eau qui coule en cascade). On pouvait craindre des effets répétitifs, car désormais quand on a vu les autres spectacles, on comprend le propos technique et le dispositif scénique. Eh bien pas du tout! La mise en scène réussit à surprendre, tout en gardant d’ailleurs les mêmes défauts. On va d’ailleurs commencer par là.
En effet, le jeu se réduit souvent au proscenium, ou sur l’espace en pente de la « machine » articulée, ce qui veut dire peu de possibilités de mouvement malgré l’énormité du plateau du MET réduit à une portion congrue. Ce qui veut dire aussi que les rapports entre les personnages restent assez peu travaillés. En termes de mise en scène, tout cet aspect est assez faible et demeure très largement illustratif. Il y a tout de même des idées, par exemple, l’évocation de la naissance de Siegfried pendant le prélude, mais le seul moment de « vraie » mise en scène, c’est la magnifique scène entre Erda (Patricia Bardon, royale) et le Wanderer (Bryn Terfel, impérial), la manière dont le Wanderer sort la liste des runes de sa lance, l’étale sur le sol et rampe dessus est impressionnante, réduisant ensuite la lance allégée de ses runes à un maigre bout de métal que Siegfried aura tôt fait de briser, le jeu des deux personnages très légèrement érotique (jeu des affleurements entre le Wanderer et Erda, dont l’accouplement a produit Brünnhilde…) est aussi impressionnant. Tout le reste est souvent du déjà vu, avec un duo final entre Brünnhilde et Siegfried très pauvre en inventivité scénique et avec des personnages singulièrement paralysés alors qu’ils devraient être ravagés par la passion (au moins Siegfried), un duo final assez raté dans l’ensemble.
Là en revanche où Lepage est vraiment souverain, c’est dans le traitement des individus, dans la manière de jouer sur leurs expressions, qui sont pour tous d’une rare justesse. Un  exemple, lorsque Wotan dit « Zieh hin! ich kann dich nicht halten! » ( « va, je ne puis t’arrêter! ») après avoir eu sa lance brisée par Siegfried à l’acte III, il sort en esquissant un sourire qui est une très belle trouvaille: vaincu mais heureux…Une grande réussite aussi grâce au beau Siegfried de Jay Hunter Morris, qui réussit la transformation d’un Siegfried un peu « échevelé », un peu ado retardé du 1er acte, en jeune adulte rendu mature par le sentiment de l’amour et la rencontre avec la femme, par des détails à peine perceptibles des expressions du visage, des gestes moins agités. Un magnifique travail d’une précision et d’une attention rares (on est loin du travail grossier d’un Gunter Krämer):  il est vrai que Lepage est servi par une distribution d’une rare homogénéité à tous niveau, tous ou presque ont une diction éblouissante (Gerhard Siegel en Mime! Bryn Terfel en Wanderer, mais aussi Patricia Bardon ou l’Alberich splendide de Eric Owens) ; beau travail que celui sur les costumes (de François Saint Aubin, les mêmes que pour Rheingold, mais salis, vieillis et rapiécés (notamment pour Mime, Alberich et Fafner). Belle idée enfin que celle d’un Wanderer vieilli, aux cheveux blancs, qui apparaît face à la crinière dorée et éclatante de Siegfried comme un vrai grand père.
Au delà de ce travail souvent très attentif sur les individus, l’ensemble dégage une indéniable poésie, de cette poésie qu’on attend des livres de contes pour enfants, images d’un monde lointain aux couleurs atténuées, un monde qu’on pourrait voir aussi en BD ou comme je l’ai dit dans des films d’animation, un travail où la vidéo et le numérique se mêlent à l’action en se tissant aux personnages « réels » sur la scène et ne sont pas des éléments surajoutés qui font « décor », c’est cette interaction qui est passionnante et qui en fait une œuvre d’aujourd’hui, ou une « œuvre d’art de l’avenir » pour paraphraser qui vous savez…
A ce travail scénique correspond un travail musical de très grande qualité. j’étais en correspondance téléphonique aux entractes avec une amie très « lyricomane » qui à New York était dans la salle, pour vérifier si mes intuitions étaient justes ou démenties par ce qu’elle entendait. Comme nous avons eu les mêmes sentiments, j’écris sous la réserve d’entendre la représentation en salle mais avec cette garantie là. Du côté du chant, il y aurait d’abord à dire « Habemus Wotam( ou Wotanem?) ». Bryn Terfel est inaccessible dans ce rôle, il en a la puissance, le timbre, l’intelligence, la diction. Il a tout. Claudio Abbado l’avait bien senti il y a déjà plus de douze  ans quand nous avions échangé après un Don Giovanni à Ferrare ( où Terfel chantait Leporello) , il m’avait dit, « C’est un Wotan, un Wotan! ».  Qu’il fasse Hans Sachs ou Wotan, c’est un modèle, allez-y dès qu’il est affiché quelque part …en attendant le futur Wotan que finira bien par chanter Michael Volle, qui le lui offrira?
On sait que Gerhard Siegel est un chanteur de très bon niveau, son Mime est un rôle de référence pour lui, il en endosse l’aspect physique, mais aussi les inflexions, la diction parfaite, il est ce personnage tragi-comique qui le rend si passionnant de bout en bout, un des rôles les plus subtils de la Tétralogie, qu’il faut confier à des chanteurs qui ont un parfait sens du texte et une intelligence sensible et aiguisée.
Hans-Peter König réussit dans les sept minutes de présence à être émouvant, à marquer le rôle et à faire de ce court moment un vrai moment d’arrêt et de méditation. Eric Owens en Alberich confirme l’excellente impression de l’Or du Rhin en personnage à la fois grotesque et pathétique avec une voix forte, bien timbrée, et pour lui aussi une diction modèle. J’ai dit tout le bien que j’ai pensé de l’apparition d’Erda et de Patricia Bardon, vêtue d’une robe de cristaux de mica, et brillant de feux nocturnes, qui est vraiment une Erda imposante,  Mojka Erdmann, dans l’oiseau  est elle aussi sans reproche.
Venons en au couple Siegfried/Brünnhilde en commençant par Deborah Voigt, pour qui j’avais nourri quelque doutes et une vraie déception dans Walküre.

Je continue à ne pas trouver la voix exceptionnelle, à déplorer un jeu fruste, sans palpitation aucune, étranger à l’action, sauf des mimiques un peu ridicules et souvent identiques et donc répétitives, mais le redoutable troisième acte passe mieux vocalement que je ne le craignais. La prestation est donc très honorable.

Quant à Jay Hunter Morris, de Paris, Texas, la production le présente comme un texan un peu perdu débarqué dans la grande ville…la voix n’est pas extraordinaire de volume, les notes suraiguës ont sérieusement tendance à être savonnées (très habilement, il faut le dire), la diction est quelquefois approximative, son troisième acte est fatigué et laisse voir les limites de la voix, mais il est d’un tel naturel, d’une telle justesse en scène, d’une telle sensibilité musicale qu’il réussit à emporter très largement l’adhésion: la composition évolutive du personnage est admirable, ce n’est plus le même entre le 1er et le 3ème acte et nous avons là une composition en Siegfried qui impressionne. Belle, très belle performance que de réussir à faire oublier des défauts de cette manière et même de les récupérer au service de son personnage.
Don au total, une distribution supérieure à ce qu’on a vu ces derniers temps sur les autres grandes scènes, avec la présence écrasante d’un Wotan d’exception.

Dans la fosse, Fabio Luisi a réussi  à se démarquer de James Levine, qui officie dans Wagner au MEt depuis quarante ans…On connaît la manière Levine, un son compact, une ceraine lenteur, un grand symphonisme qui donne quelquefois une certaine ivresse, un Wagner qui fait masse et qui impressionne. Avec Luisi, on a cultivé pour Siegfried une approche plus analytique, beaucoup moins compacte et monumentale ( il dit lui même que Siegfried nécessite une approche plus subtile, à cause de l’aspect théâtral, de comédie que l’œuvre revêt quelquefois) et qui suit l’action de manière exceptionnelle, comme l’accompagnement d’un film, on entend chaque pupitre, la clarté de l’approche donne un sentiment de grande élégance, et d’un vrai naturel. C’est vraiment une grande représentation, un travail remarquable et Luisi a réussi à s’imposer . Il faudra compter avec lui et il confirme ce qu’on sait des approches italiennes de Wagner, souvent lumineuses, élégantes, l’autre voie pour Wagner.

Au total, évidemment, l’envie de sauter par dessus l’océan pour aller assister au Ring complet en avril me titille sérieusement, dans une distribution modifiée et avec Levine (au moins sur le papier). Et le 11 février, je serai devant l’écran pour Götterdämmerung.  Malgré les accidents, et malgré un rendu scénique irrégulier (ah, ce troisième acte!), on a là une production majeure de ces dernières années.