BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – SIEGFRIED (II), de Richard WAGNER le 13 AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Siegfried (Lance Ryan) festival 2013 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Siegfried (Lance Ryan) festival 2013 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Pour un compte rendu plus étoffé, se reporter à la représentation du 30 juillet

Je pensais que quelques remarques en apostille de mes textes précédents suffiraient . mais je suis un bavard, et j’ai envie de reparler de Siegfried…voilà donc un texte spécifique…
Car cette deuxième vision de Siegfried a été singulièrement utile. Elle m’a permis d’asseoir mon opinion et mes sentiments sur cette mise en scène, et de confirmer ma satisfaction devant cette vision décapante. Curieusement, le public a réagi plus violemment qu’au Siegfried du Ring I, sans doute aussi parce que le chant n’était pas dans ce Siegfried II à la hauteur des attentes, et que Siegfried est sans doute, plus que les autres jours du Ring de Castorf, le spectacle le plus cynique et le plus dérangeant.
Il y a dans ce Siegfried une présupposition : les idéologies ne fonctionnent pas dans ce monde, et leur mort est programmée, sinon actée,  tout comme Wotan qui est conscient de son échec peut-être dès Rheingold (Erda) ou surtout dès Walküre. Le monde de la toute puissance, ordonné selon ses désirs, est un leurre, et même le rictus de Mao sur le Mount Rushmore version marxiste contient cette ironie-là. En accédant au pouvoir total, vous préparez illico votre perte.

Le Wanderer (Wolfgang Koch) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Le Wanderer (Wolfgang Koch) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

Le Wanderer n’est qu’un être fatigué, qui débarrassé de son manteau et de son chapeau, est singulièrement semblable à Alberich, tatouages, Marcel noir, et même carrure…Chéreau l’avait d’ailleurs suggéré à l’acte II lui aussi, en faisant sillonner la forêt par deux ombres grises de même facture. C’est un donné de cette mise en scène de faire de Wotan et d’Alberich des complices qui poursuivent le même but, qui sont de la même trempe ou de la même boue.
Séparé par un mur (de Berlin) dans le décor, le plateau a deux faces : une face idéologies, mortelles et rêvées, et une face qui raconte le monde qu’elles ont façonné. Un monde artificiel, un monde de crime, un monde de menace, un monde de surveillance, un monde d’une noire tristesse dont on ne se sauve pas. Sous la lumière de Minol, la firme pétrolière de la DDR, ce monde est d’un gris que les néons agressifs n’éclairent pas, où les personnages sont incapables d’aller les uns vers les autres.
Pour une fois, Fafner est traité non comme un Dragon, mais comme un humain, un capitaliste qui gère sa fortune, mais parce qu’il est capitaliste, parce qu’il a l’anneau, il reste menacé plus que menaçant (d’où un premier crocodile dans la scène lorsque Fafner répond à Alberich et Wotan).

De même tant que Brünnhilde et Siegfried, évoluent dans le décor Rushmore, le duo fonctionne presque selon les canons habituels, même s’ils évitent soigneusement de se toucher :  le spectateur est rassuré. Avec une perversion tout castorfienne, dès que la musique entame le thème fameux de la Siegfried Idyll, et que l’on devrait s’acheminer avec l’explosion lyrique et l’amour à tout va (ou n’est-ce que le désir?), le couple passe dans le décor urbain, le décor du monde de la déception, et dysfonctionne immédiatement: Siegfried s’ennuie déjà, et lorsque Brünnhilde apparaît en robe de mariée ridicule, il prend un air désolé qui en dit long sur l’avenir.
Le couple est déjà dans la désillusion : les crocodiles (qui copulent gaillardement au fond, je le l’avais pas vu lors de ma première vision, car placé trop à droite), sont là dès que la musique est lyrique, comme une menace, comme signe de la malédiction de l’anneau, comme emblème du capitalisme. Pour Castorf, tout semblant de bonheur n’est qu’illusion. Et de fait, même dans les plus traditionnelles des mises en scènes, le duo d’amour de Siegfried ne peut qu’être illusion puisque dès le début de Götterdämmerung, il y a séparation : le héros ne tient pas en place, le héros s’ennuie et le héros n’aime que lui-même.
En plaçant des crocodiles sur scène, Castorf veut indiquer des symboles (et notamment le capitalisme) mais surtout provoquer de la part du public le refus, la déception, l’amertume et veut donc provoquer les huées, signe de la déception, signe de la volonté de rester dans l’illusion lyrique. Ces huées là cherchent à se venger sur Castorf de l’illusion perdue. C’est bien le sens de la mise en scène de ce duo, clairement marqué en deux parties, qui casse tout lyrisme et tout amour. Et qui évidemment provoque une cruelle désillusion et une cassure dans la complaisance créée par la musique.
Frank Castorf a beaucoup réfléchi aussi au sens de cette éducation programmée de Siegfried par Mime : une éducation programmée, au sens où, Notung reforgée ou pas, Mime a orienté l’éducation de Siegfried exclusivement dans son intérêt, celui de s’emparer du monde. Et ce que suggère Castorf, c’est que devant la ruine des idéologies qui programment le monde, il se forme une minorité d’hommes désireux de le faire exploser, des théoriciens, des intellectuels, d’où la masse de livres autour de la roulotte, d’où aussi l’esclave (Patric Seibert) qui, attaché comme un chien, profite de chaque moment de répit pour lire : c’est lui le futur révolté en gestation.  On a eu de ces modèles en Italie avec les Brigate rosse, on  en a eu en Allemagne avec la Rote Armee Fraktion, et aujourd’hui c’est aussi peut-être ce qui se passe dans l’islamisme radical qui recrute des adolescents un peu illuminés. Il y a dans ce parcours de Siegfried un parcours à la Mohammed Merah, il n’y a qu’à regarder comment il assassine Fafner, ou l’extrême violence inutile du meurtre de Mime. Siegfried, nous dit Castorf, est programmé, non pas pour l’amour, mais pour la destruction. Castorf prend le Ring comme une lecture du monde, ce qu’est cette histoire -en cela, il reste étonnamment fidèle à Wagner – et il en applique la logique extrême à ce qu’il voit de notre monde appliqué essentiellement à Berlin, son univers emblématique.

Quant aux dieux, et notamment à Wotan, il y a belle lurette qu’ils ont abdiqué les valeurs qui en firent des Dieux : Wotan, on l’a vu, est un petit Staline, comme le suggère une projection vidéo saisissante,  c’est aussi un autre Alberich, et Alberich, c’est un défenseur tardif et sans doute dépassé d’un marxisme défunt : on le voit au deuxième acte, dans l’ombre, tout en haut du décor, planter un tout petit drapeau rouge entre les têtes de Marx et Lénine : un nostalgique maladroit et un peu bêtassou.

Erda (Nadine Weissmann) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Erda (Nadine Weissmann) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

Wotan n’est peut-être vrai que dans sa rencontre avec Erda, vieille connaissance, une des multiples femmes qu’il a connues et qui traversent ce Ring, mais celle sans doute qui l’a marqué le plus, d’où cette scène du début du troisième acte, violente comme une scène de ménage, bien plus vive et vivante, voire vibrante que d’habitude. Une rencontre de vieux fêtard (après la fête…) en frac déglingué, avec une séductrice encore vaguement amoureuse (à son appel, elle choisit sa tenue, comme une actrice entrant en scène et jouant son va-tout) qui lui fera à la fin une petite gâterie, vêtue d’une perruque blonde provocante, ayant changé de look pour accomplir son office. D’ailleurs ce monde de femmes de trottoir, qui nous est présenté dans ce Siegfried,  tout est tarifé.
Seul point d’interrogation : l’apparition finale de l’esclave au premier acte avec un voile de mariée : allusion à la suite ? suprême ironie ? Il faudra encore y réfléchir.
D’un point de vue musical, je reste impressionné par la direction de Kirill Petrenko, avec un orchestre meilleur que dans Siegfried I (plus de scories aux cors), au son peut-être encore plus plein, mais je suis de plus en plus convaincu que l’auditeur en radio sera peut-être déçu de cette direction totalement en phase avec le plateau, mais sans emphase aucune. Ce que nous entendons s’accorde tellement à ce que nous voyons, il y a une telle osmose que si l’on n’est pas dans le spectacle, il est difficile d’être vraiment dans l’orchestre. Et c’est cette tension commune scène-fosse qui fait je crois l’indescriptible triomphe du chef chaque soir, qui n’est pas un chef, mais un révélateur: il révèle avec exactitude et précision tous les recoins de la partition, sans jamais nous dire « vous allez voir ce que vous allez voir », sans jamais intervenir par un effet de relief, par une couleur qui serait une initiative personnelle ; c’est un Ring en version Sachlichkeit, objectivité, le texte, rien que le texte, mais tout le texte. C’est un Ring qui stupéfie, qui fascine, mais sans faire rêver, et c’est en cela qu’il est très neuf.
Ce qui ne nous a pas fait rêver hier, ce sont les errances du plateau. Wolfgang Koch garde son intelligence dans le rendu du texte, dans le phrasé, mais semblait fatigué, avec des aigus qui sortaient mal et quelques fautes de mesure. Il faut dire à sa décharge et à celle des autres (notamment Lance Ryan) que Castorf les fait monter, descendre sur ce décor d’une dizaine de mètres de haut par des échelles, que partie des scènes se déroule en hauteur, et que tout cela ne favorise pas l’homogénéité sonore.
Le Mime de Burkhard Ulrich fait son métier de Mime, avec efficacité, mais sans en exagérer les effets, avec lui aussi une certaine égalité, une certaine retenue : il n’a rien d’un clown, mais c’est le simple héros d’une chronique de la lâcheté ordinaire, qui va faire faire par les autres les crimes qu’il n’ose accomplir.
L’Alberich d’Oleg Bryjak ne me convainc pas vocalement, il chante sans vraie couleur (son début de deuxième acte est scéniquement au point, mais vocalement plat, presque mat). Sorin Coliban en Fafner est intense, puissant, d’autant qu’il chante en homme et pas en dragon, cette manière d’humaniser totalement le personnage sans le cacher derrière un masque lui donne encore plus de relief et de justesse.
Une fois de plus la Erda de Nadine Weissmann montre à la fois des qualités vocales non indifférentes et surtout des qualités scéniques remarquables de naturel : elle est une vraie personnalité, avec un visage qui prend bien à l’image vidéo. Sans doute cela aide-t-il aussi.

Siegfried (Lance Ryan) festival 2013 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Waldvogel (Mirella Hagen) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Waldvogel (Mirella Hagen) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

L’Oiseau de Mirella Hagen m’est apparu un peu moins strident et acide que le 30 juillet. Il reste que cette voix sans fragilité convient bien au personnage voulu par la mise en scène car Carstorf en fait évidemment un vrai personnage, imposant, présent, envahissant même, dans le magnifique costume de Adriana Braga Peretzki de meneuse de revue berlinoise.

Catherine Foster était en totale méforme, de très nombreux aigus massacrés dont la fameuse note finale, devenue un couac terrible, une voix sans éclat, inexpressive, à peine engagée. Certes, cela serait conforme à la mise en scène, pourrait-on dire, mais la force de la mise en scène serait décuplée avec des chanteurs vocalement plus convaincants car alors la frustration née d’une musique sublime et d’une régie cynique, créerait une ambiance explosive.  D’une représentation à l’autre, les choses évoluent en bien ou en mal, pour Catherine Foster, ce fut en mal, car elle avait bien mieux chanté (sans être exceptionnelle) dans le Siegfried I, cette Brünnhilde là reste quand même pour mon goût bien insuffisante.

Siegfried (Lance Ryan) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Siegfried (Lance Ryan) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

Quant à Lance Ryan, qu’une partie de mes lecteurs apprécient peu, dont ils se plaignent, qu’ils accusent de gâcher la musique, il réussit à s’en sortir un peu.
Je sais bien que je vais être taxé d’une trop grande tolérance, aveuglé que je suis par mon amour de Bayreuth. Je sais bien qu’en radio cette voix peut vite devenir insupportable. Tout cela, je le sais, et je suis prêt à l’accepter. Lance Ryan fut il y a quelques années un Siegfried indiscutable. Il est aujourd’hui un Siegfried largement discuté, et à juste titre.
Mais voilà, hier, il était plutôt meilleur que dans le Siegfried I, même si c’est le Siegfried de Götterdämmerung qui lui va le moins bien. Il était même très défendable dans l’acte I, vaillant, clair, pas trop nasal. Et au point aussi dans l’acte II, même si les parties plus lyriques qui nécessitent une ligne de chant plus homogène ne lui conviennent plus.
Mais la mise en scène le sollicite : ce ne sont que bonds, gambades, escalades, montées, descentes, sauts et on peut comprendre des essoufflements, on peut comprendre l’épuisement lorsqu’il arrive au troisième acte, où il est forcément plus fatigué. Hier, il était quand même bien meilleur que la Brünnhilde de Catherine Foster. On me permettra donc de le défendre, en toute connaissance de cause. Mais dans la mesure où il n’y a plus de Windgassen (qui lui aussi n’avait pas que des bons jours) et qu’il n’y a pas beaucoup de chanteurs capables d’être scéniquement ce Siegfried exceptionnel de vérité et d’agilité que nous avons vu, j’ai la faiblesse (coupable aux yeux de tous les wagnériens puristes, sans doute plus formatés par le disque que par la scène) de penser que Lance Ryan hier a fait honneur à Bayreuth. Dans l’optique de la Gesamtkunstwerk, il était juste.
Il reste qu’il faudra poser la question des chanteurs à Bayreuth, la question des choix d’Eva Wagner (responsable des distributions) et plus généralement des choix effectués depuis une douzaine d’années, plus que la question générale du chant wagnérien, refrain absurde qui se réfère à un âge d’or qui n’est qu’illusion, comme tous les âges d’or : on sait aujourd’hui qu’il y a des chanteurs pour Wagner.
Un Ring comme celui de Munich en 2013 était d’un niveau vocal bien plus étoffé. Mais les deux Mecque wagnériennes, Munich et Bayreuth, n’ont pas la même fonction, notamment depuis 1951. Il faudra aussi en parler et il faudrait que ceux qui braillent contre Bayreuth (de toute éternité, c’est devenu un genre littéraire) en tiennent compte.
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OPERA NATIONAL DE PARIS 2012-2013 : SIEGFRIED de Richard WAGNER le 3 avril 2013 (Dir.mus : Philippe JORDAN ; Ms en Scène Günter KRÄMER)

Dernière image © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

Avant le Ring compact et complet prévu en juin, qui est malgré tout un événement, puisque l’œuvre n’a pas été présentée en continu à Paris depuis une cinquantaine d’années, l’Opéra présente le Ring en épisodes séparés. C’est au tour de Siegfried, dont j’avais écrit en son temps que dans la grisaille générale de ce Ring, Siegfried était le moins nocif. Pour mémoire, je renvoie le lecteur à ce que j’en avais dit  il y a deux ans dans le compte rendu de la représentation d’alors.
En deux ans, les choses ont plutôt stagné. La mise en scène n’a pas évolué, et si je maintiens que ce n’est pas la pire des quatre épisodes (Götterdämmerung est catastrophique, Walkyrie est irritante), je confirme que ce n’est pas vraiment intéressant ou novateur. Bien sûr il  faut désormais éviter de penser au merveilleux Siegfried de Andreas Kriegenburg à Munich, on ne joue pas dans la même cour, on n’est même pas sur la même planète pour  ne pas accabler celui-ci. Mais  celui de la Scala/Staatsoper Berlin (Guy Cassiers) se défend mieux aussi, même sans idées phénoménales.
Dans la mise en scène, on continue de trouver l’acte deux sans magie, sans idées majeures sinon un didactisme inutile (Fafner comme roitelet, une sorte de Kurtz du roman de Conrad, Au coeur des Ténèbres qui avait inspiré, entre autres, Apocalypse now de Coppola: c’est un trafiquant d’armes puisque la première image est celle de porteurs nus de caisses sur lesquelles est frappé le nom Rheingold, qui contiennent en réalité des armes. Veut-il indiquer par là que l’or lui sert à conquérir le pouvoir? veut-il montrer la puissance maléfique de l’Or?
J’aime pourtant penser que Fafner , de tous, est celui qui ne fait rien de l’Or, une sorte de Picsou passif, assis sur son trésor, qui s’oppose à l’industrieux Alberich ou à Wotan habité par la soif de pouvoir et premier avatar d’un capitalisme naissant (eh, oui! la lecture de Chéreau est toujours d’actualité). Ici, absence de magie, absence de sens clair: une fois de plus, les idées scéniques ne sont pas liées à un propos d’ensemble, ce sont des idées qui s’égrènent sans vrai lien les unes aux autres. Cette mise en scène n’emporte jamais la conviction et j’engage ceux qui rêvent de Ring à aller voir aussi ailleurs si cela leur est possible: Munich cet été ou même la petite cité de Cottbus (100.000 habitants), au Nord de Dresde, qui vient de produire un Götterdämmerung que tous les critiques disent être de très grande qualité, et qui a suscité l’enthousiasme, au moins scéniquement. C’est heureux d’avoir un Ring au répertoire de l’Opéra de Paris, mais pour ceux et notamment les jeunes qui voient leur premier Ring, c’est dommage. Enfin, je veux y voir un encouragement à voyager: après tout j’aime à penser que  tout jeune mélomane est un Wanderer qui sommeille…
Du point de vue de la distribution, nous sommes  en retrait par rapport à mars 2011. Le Wanderer correct d’Egils Silins n’a pas la stature de l’Uusitalo d’alors. Le timbre est beau, le chant est juste, mais froid, les graves manquent de consistance et l’interprétation reste un peu plate  même si le troisième acte semble plus habité notamment dans la scène avec Erda ou avec Siegfried.
L’Alberich de Peter Sidhom reste insuffisant (un peu moins cependant que dans mon souvenir d’il y a deux ans), sa prestation vocale n’est pas passionnante (mais scéniquement il se défend bien) et le duo avec le Wanderer du deuxième acte continue de manquer sérieusement d’intensité musicale. Le timbre ne fascine pas,  la puissance n’est pas vraiment au rendez-vous (je soupire hélas douloureusement en pensant au duo Thomas Johannes Meier/Thomas Konieczny hallucinant de Munich, mais comme dit la Grande Duchesse de Gerolstein « quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a » ): dans un Ring, Alberich doit être à la hauteur de Wotan, et ce n’est pas le cas.
L’oiseau de Elena Tsallagova est très agréable à entendre mais mériterait d’être sur scène et non caché en coulisse: elle pourrait remplacer le mime qui fait l’Oiseau (une sorte de double de Siegfried, en culotte courte et chaussettes) . Quant au Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, il est toujours convaincant scéniquement, un vrai rôle de composition, juste et inquiétant à la fois avec la vraie voix pour le rôle, beaucoup d’expressivité et de couleur.

Erda © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

La Erda de Qiu Lin Zhang qu’elle promène désormais sur toutes les scènes est solide, malgré un vibrato pour moi toujours excessif, et la mise en scène du dialogue Wanderer/Erda n’est pas le pire moment du spectacle, il en résulte un échange intense, musicalement réussi, la voix a du volume et de la présence même si elle bouge un peu. Positif.

Siegfried et Fafner © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

Le Fafner de Peter Lobert est aussi une surprise, c’est un nouveau venu (il y a deux ans c’était Stephen Milling, le Gurnemanz de Salzbourg) et son monologue-avertissement à Siegfried sonne avec bonheur (jolis graves, belle présence vocale).
Autre nouvelle recrue de ce Ring (vue dans Walkyrie et Siegfried) c’est la Brünnhilde de Alwyn Mellor, dans ces quarante redoutables minutes que constituent l’intervention de Brünnhilde dans Siegfried, perchée au milieu de l’escalier monumental à la pente raide, qui pourrait être fatal à tout faux pas motivé par une  envolée trop vécue ou trop allante. Aigus (qu’elle n’a pas) souvent criés (notamment le dernier, préparé avec soin et lancé sans vrai élan), registre central correct mais pas très convaincant au niveau de l’interprétation ou de la couleur: au total, une Brünnhilde quelconque dont la voix convient mal à un vaisseau comme Bastille. Nous n’y sommes pas vraiment, c’est le maillon faible.
Enfin Torsten Kerl: voilà un bon chanteur, attentif et clair dans sa diction, doué d’une belle musicalité mais au volume tout de même moyen et à la projection problématique. Certes, les aigus sont défendus, même dans le chant de la forge (avec quelques menues scories), et l’artiste tient la distance là où d’autres s’épuisent au troisième acte. Il reste que je pense qu’il ne devrait pas chanter Siegfried, ni trop souvent, ni trop longtemps: il est bien plus convaincant dans Tannhäuser ou Rienzi. Il n’est pas un Siegfried pour moi (et dans Götterdämmerung qui demande d’autres qualités et une autre couleur, c’est encore plus vrai) et il prend un risque. J’espère me tromper.
Il reste l’orchestre.
Si Philippe Jordan n’est pas toujours convaincant et souvent accusé d’être peu engagé ou d’être simplement au point, mais jamais vraiment plus, je dois reconnaître  plus encore qu’il y a deux ans, que son orchestre est ce qu’il y a de plus convaincant dans la soirée. Il y a non seulement un évident travail technique: les pupitres sont impeccables, pas de scories, pas de faiblesses notamment dans les cuivres, mais aussi une profondeur nouvelle dans la lecture et l’interprétation à noter: le prélude du premier acte, le chant de la forge, le prélude du deuxième acte, les murmures de la forêt très attentifs à la couleur, pleins de retenue, l’énergie du début du troisième acte et l’accompagnement remarquable du dialogue avec Erda:  j’ai vraiment trouvé que la représentation n’avait vraiment d’intérêt réel que par lui, qui tenait vraiment la colonne vertébrale de l’ensemble (au contraire de l’impression au sortir de l’Or du Rhin il y a deux mois) et maintenait un élan général: il y a une présence de l’orchestre  particulièrement vive et intéressante, et pas du tout l’impression d’interprétation sage et sans caractère qu’on pouvait quelquefois avoir. Pas de vraie magie sonore à la Nagano, mais tout de même une vraie présence et une vraie affirmation.
Alors, ce Siegfried reste peu passionnant, plombé par une vision scénique dépassée, un visuel assez laid (cela  pourrait se comprendre à la limite, dans le monde décrit par Wagner) un plateau correct sans plus, avec des insuffisances (Brünnhilde/Mellor) un manque d’engagement dans l’interprétation (Wanderer/Silins), un chant médiocre (Alberich/ Sidhom) ou inadapté au rôle (Siegfried/Kerl) et de la représentation ne ressort  ni optimisme, ni joie comme ce devrait être le cas (le seul du Ring avec le premier acte de Walkyrie où l’on peut croire à quelque chose) mais simple impression d’ordinaire, même coloré par une direction musicale qui essaie de se convaincre qu’il vaut la peine d’y aller.
Je me souviens de ce que j’ai écrit à l’issue du 25 janvier 2013 à Munich: « Ainsi je répète ce que j’ai écrit au début de ce compte rendu: une soirée mémorable, surprenante, attachante. Un Siegfried qui déclenche un tel enthousiasme et de si nombreux rappels, on n’en voit pas tous les jours. » On va sans doute me reprocher ce rapprochement, mais comment ne pas le faire entre deux maisons comparables? Je ne compare pas Paris et le plus grand Festival existant, mais deux opéras qui font vivre l’art lyrique dans leurs villes respectives . Devinez où est la vie et l’invention? [wpsr_facebook]

Tableau final © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012: DER RING DES NIBELUNGEN, SIEGFRIED, le 30 AVRIL 2012 (Dir.mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Robert LEPAGE) avec Bryn TERFEL, Jay-Hunter MORRIS et Katarina DALAYMAN

Siegfried terrassant le Dragon ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Mais pourquoi ces cris? Katarina Dalayman, comme dans Walküre, mais de manière encore plus accusée, a remplacé toutes ses notes aiguës et suraiguës par des  cris stridents. Sans cesse, et pendant tout le duo du troisième acte. Cela n’avait pas mal commencé pourtant avec un joli « Heil dir Sonne! » et puis dès que les difficultés  nombreuses du duo sont apparues, les cris sont apparus avec, à en devenir gênants voire franchement dérangeants. Le public ne lui a pas réservé l’ovation que les autres ont reçue, et certains mêmes derrière moi ont hué. Ainsi madame Dalayman avait-elle trois voix clairement identifiables, les graves, comme toujours chez elle, inaudibles, le registre central, assez beau et large, et puis le registre aigu, fait de cris. Crispant. Si Madame Dalayman se met à chanter comme cela, je crains pour les dizaines de Brünnhilde auxquelles elle est promise les années prochaines. J’ai toujours eu des réserves envers cette chanteuse, plusieurs fois exprimées dans ce blog, mais j’avoue que je ne l’ai jamais entendue avec un tel défaut, si accusé.
Fatigue passagère? Espérons-le, mais comme c’était désagréable!
C’était d’autant plus désagréable que le reste de la distribution a  vraiment été extraordinaire, et que nous avons assisté à un Siegfried parmi les plus beaux de ces dernières années musicalement parlant.
Siegfried requiert, plus que les autres jours du Ring, un travail sur la diction, sur la composition, sur la vérité du dialogue pendant les deux premiers actes. C’est sans doute en ce sens le plus théâtral et pas forcément le plus spectaculaire (Dragon excepté, et encore, cela dépend ce qu’on en fait). La partie la plus spectaculaire est évidemment l’arrivée de Siegfried sur le rocher au troisième acte. Mais pour le reste, les chanteurs dialoguent, chantent en duo, sur le proscenium. Si rien n’est construit au niveau théâtral, si le jeu n’est pas travaillé, on risque le trou noir.
Ce fut magnifique d’abord grâce à l’extraordinaire performance de Gerhard Siegel dans Mime, qui allie composition, expressivité, volume (c’est un Mime à voix large et forte) et une diction parfaite (il est allemand et cela s’entend). Sans doute aujourd’hui le plus grand Mime, et en tous cas pour moi l’un des plus grands depuis l’immense Heinz Zednik (qui n’avait pas la voix grande de Siegel, mais qui écrase encore tous les autres par l’interprétation). Gerhard Siegel ne fait pas une caricature, ne compose pas un être plein de tics comme on le voit quelquefois. Il en fait un « simple » méchant, dont on n’a même pas pitié (alors que quelquefois, ce gnome nous fait pitié), un lâche, un raté dont on pressent l’échec. Prodigieux.
Eric Owens montre encore en Alberich le grand artiste qu’il est: la voix est puissante, profonde, le personnage inquiétant et animal, la diction est là aussi exemplaire (et il n’est pas allemand!),  c’est vraiment un des meilleurs Alberich qu’on puisse entendre depuis Günter von Kannen. Il faudrait évidemment l’inviter en Europe, il est de la pâte à triompher à Bayreuth.
Ne boudons pas notre plaisir à réécouter le Fafner de Hans-Peter König, qui a l’art de donner aux personnages qu’il interprète de sa voix ténébreuse et profonde, une grande humanité: son monologue à Siegfried est un modèle  (tout comme son Hunding, que je n’arrive pas à trouver totalement méchant), il offre à voir toute l’ambiguïté du genre humain.

Bryn Terfel, Der Wanderer ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Quant à Bryn Terfel, il est tout simplement prodigieux. Il emplit la scène à lui seul, il est Wotan. Le personnage a vieilli, cheveux longs et blancs, qui contraste avec Siegfried, longs cheveux blonds frisés, comme un Wotan adolescent. Son Wanderer est vaguement clochardisé, mais il n’est en rien las, en rien fatigué sauf lorsque Siegfried rompt sa lance (Zieh hin! ich kann dich nicht halten!). Son entrée au premier acte est imposante, son appel à Erda au troisième, perché sur la machine en équilibre tout simplement grandiose. Quant à la manière de dire le texte, à la manière de tourner les difficultés (qu’il n’affronte peut-être plus avec la facilité d’antan) en colorant le texte, par une expressivité pleine d’humour (la salle rit), quant à sa manière de lancer les aigus, il n’y a rien à dire, il n’y a qu’à rester admiratif devant le grand art: voilà un chanteur qui est évidemment une authentique incarnation, qui devient une référence: tous les autres Wotan devront se mesurer à cette aune-là. Pas un seul aujourd’hui ne l’égale. Il n’y a qu’à rester bouche bée, émerveillé. Rien que pour lui, cela vaut le voyage et la traversée de l’océan.

Jay-Hunter Morris (Siegfried) ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Le Siegfried de Jay-Hunter Morris, est surprenant de jeunesse et de fraîcheur, il appelle la sympathie immédiate. Certes, l’accent de l’allemand n’est pas toujours un modèle, mais la diction est bonne, appliquée, et la voix, sans être grande, reste toujours d’égale puissance sans accuser la fatigue, et le timbre est joli (ce n’est pas le cas de tous les Siegfried), il aborde les difficultés des aigus avec une bonne technique de respiration qui masque peut-être les quelques limites de la voix: au contraire de sa partenaire, il ne force pas les aigus, il ne force pas la voix, il ne crie pas. c’est un ensemble très équilibré: on adhère immédiatement au personnage qui sait être émouvant (on a quelquefois des Siegfried agaçants, un peu bébêtes, ou foufous, ce n’est pas le cas ici) et qui est toujours souriant, un Siegfried qui donnerait foi en l’avenir. Très convaincant
C’est un peu plus contrasté du côté féminin.
L’oiseau de la jeune Erin Morley (diplômée de programme de formation des jeunes de la fondation Lindemann) est élégant, mais sans volume: on ne l’entend pas toujours très clairement. Patricia Bardon est très engagée comme Erda, mais les graves font quelquefois un peu défaut, ce qui dans le rôle, est un peu gênant. Elle n’a pas la voix d’outre tombe nécessaire, à la Anna Larsson. Mais comme je l’ai écrit pour Rheingold, le registre central et les aigus sont très impressionnants. Bonne prestation.
De Katarina Dalayman tout a été dit.
Mais la (relative) surprise vient de l’orchestre: un orchestre chatoyant, plein d’énergie, de couleurs, des cordes charnues, un son clair, un tempo juste: Fabio Luisi, pour la première fois peut-être depuis le début de ce Ring, est totalement convaincant, en phase avec le plateau, avec la dynamique qu’il faut: son prélude du troisième acte est prodigieux de force, son duo final prodigieux de lyrisme. Une réussite. On n’est plus dans la direction propre et précise à laquelle il nous avait habitués, on est vraiment dans l’interprétation, on plonge totalement dans l’œuvre.
A Dalayman près, voilà un Siegfried exemplaire, musicalement enthousiasmant, vocalement prodigieux. Standing ovation, pour la première fois depuis le début de ce Ring.
Quant à la mise en scène, elle continue de montrer ses limites.

Siegfried, Acte I ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Grâce à la science du jeu d’un Terfel, d’un Siegel ou d’un Owens, les scènes du premier et du second  acte sont bien construites, et excitent l’intérêt. Les effets scéniques de projection vidéo sur la « machine » sont toujours impressionnants: les effets d’eau, de cascade, de bassin sont incroyables, la nature sauvage avec ses animaux, serpents, insectes est prodigieuse de réalisme  non plus que l’oiseau, qui vole de branche en branche, jusqu’à la poitrine de Siegfried ou

Siegfried traverse les flammes ©Sara Krulwich/The New York Times

Siegfried (doublé par un acrobate) qui traverse les flammes. On l’a dit, l’entrée de Wotan émergeant de l’eau  au 3ème acte et le tableau de Erda, gris et argenté, sont frappants, le tableau final du rocher, plein de verdure au centre (le gel de Walküre naisse la place à une nature qui renaît) et sur les côtés les flammes qui continuent de jaillir,  est d’une grande beauté, très suggestive. Mais à force de ne rien voir venir  dans le jeu scénique et les mouvements que ce qu’on voit sur toutes les scènes du monde (le duo Siegfried/Brünnhilde est affligeant de banalité) , et notamment dans l’ancienne mise en scène de Schenk sur cette même scène, pas franchement différente dans l’esprit (enlevez la machine et remettez les vieux décors, vous aurez les même mouvements), on trouve cela un peu ennuyeux. C’est dommage.
Il est vraiment regrettable que cette mise en scène ait tout axé sur le visuel, et bien peu sur le théâtre. Certes, le visuel est souvent à couper le souffle, avec ses images à la Druillet, comme ce Dragon de bande dessinée qui sent son carton-pâte, un peu comme un décor à la Méliès, mais un peu de théâtre en supplément eût été bienvenu.
Allons, ne faisons pas la fine bouche: en sortant, nous nous disions tous que ce Ring décidément, et malgré ses accidents ou ses limites, valait le voyage: c’est sans doute aujourd’hui l’un des mieux distribués, on en a quelquefois plein les yeux, et le plus souvent plein les oreilles: vivement jeudi pour Götterdämmerung.
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Siegfried, par Peter Doig

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012 sur grand écran le 5 novembre 2011: SIEGFRIED de Richard WAGNER (Dir.mus: Fabio LUISI, ms en scène Robert LEPAGE)

Duo de l’acte III

(Photos personnelles capturées au débotté, en attendant de récupérer des photos  du MET)

Voilà donc la troisième page de ce Ring new-yorkais. Le battage publicitaire autour de cette production a été obscurci par deux accidents notoires. Gary Lehmann prévu pour Siegfried atteint d’un virus est arrêté depuis le printemps dernier. Il est affiché dans les trois séries du Ring complet ce printemps (Avril-mai), mais pour l’instant il est remplacé par un chanteur peu connu,  Jay Hunter Morris qui était sa couverture. James Levine qui a de gros problèmes de santé depuis deux à trois ans est tombé cet été et a annulé tous ses concerts. S’il est affiché pour le Ring de Printemps, il est remplacé y compris dans le Götterdämmerung de cet hiver par Fabio Luisi. Le MET a nommé en conséquence Fabio Luisi « principal conductor », sorte de doublure du directeur musical. Fabio Luisi est  peu connu en France, et même dans son pays d’origine, l’Italie (il est génois). Il a fait une carrière essentiellement en Allemagne (il a été à Berlin, à Dresde et a fait beaucoup de répertoire dans les opéras germaniques (Munich, Vienne…) et en Suisse (Orchestre de la Suisse Romande), c’est un bon chef, réputé pour bien faire travailler l’orchestre, un de ces chefs de confiance qui peut vous sauver une situation difficile.
Siegfried n’est pas le plus populaire des opéras de Wagner, et dans le Ring il a une place un peu à part: c’est une œuvre où la conversation (notamment à l’acte I) est particulièrement importante, où la comédie alterne avec le drame (Mime est un personnage de caractère particulièrement intéressant), qui se clôt sur une perspective optimiste. c’est une œuvre sans femmes pendant deux actes. Je pensais ce soir à un film de Fassbinder que j’ai vu la semaine dernière (Welt am Rad, traduit je crois par « Sur le fil »), c’est l’histoire de la fabrication d’un monde virtuel entièrement programmé qui échappe à ses créateurs, parce qu’en programmant un monde faits d’êtres virtuels, doués de sentiment etc..ils ont produit des êtres aux réactions humaines, donc imprévisibles, tout en étant virtuelles. Je me disais que le Ring, c’est bien l’histoire d’êtres programmés par Wotan, qui tour à tour  lui échappent . Siegfried en est l’exemple typique, sa naissance, son éducation, sa libération, sa rencontre avec Brünnhilde, tout cela est soigneusement programmé, et tout s’écroule parce que les deux humains, à cause de leur passion,  gauchissent l’ordre des choses,  Siegfried brise la lance de Wotan,  qui , comprenant tout à coup quel risque il prend, cherche à empêcher que se déroule un ordre des choses qu’il a lui même programmé…Au risque de me répéter, je pense que l’on n’est jamais allé aussi loin que Chéreau dans l’analyse des mécanismes internes de l’œuvre. Sa mise en scène, qui pour Siegfried n’avait pas totalement convaincu à l’époque, avait notamment été critiquée pour le 2ème acte, avec ce dragon- jouet poussé par des machinistes, et l’oiseau dans sa cage. L’attention au jeu, l’extrême engagement des chanteurs (et notamment le Mime de Heinz Zednik) en avait fait à mon avis le moment le plus authentiquement théâtral du Ring (avec le IIème acte de Walkyrie) malgré un Siegfried bien pâlot/falot.
Lepage, je l’ai déjà dit,  change totalement le point de vue. Il ne s’agit pas de chercher dans le texte des jeux métaphoriques et des renvois à des réalités extérieures à l’histoire, il ne s’agit pas de se pencher sur les significations, il ne s’agit « que » de raconter une histoire, comme on raconterait un conte à des enfants, ou comme les histoires que vivent les ados accrocs de jeux de rôles ou de jeux vidéo. Pas de lecture idéologique du texte, mais une lecture purement linéaire et à la fois très moderne, car elle renvoie à des pratiques d’aujourd’hui (le dragon est vraiment un dragon de cinéma d’animation). Aussi doit-on une fois encore, et peut être encore plus pour cette représentation souligner la performance technique qui se cache derrière le spectacle, des vidéos réglées avec une précision d’horloge par l’artiste Pedro Pires, nouveau venu dans l’équipe,  (l’oiseau qui parle, qui se réfugie dans les mains de Siegfried par exemple au début du 3ème acte, ou les jeux sur l’eau au 1er acte, notamment quand Siegfried refroidit Notung sous l’eau qui coule en cascade). On pouvait craindre des effets répétitifs, car désormais quand on a vu les autres spectacles, on comprend le propos technique et le dispositif scénique. Eh bien pas du tout! La mise en scène réussit à surprendre, tout en gardant d’ailleurs les mêmes défauts. On va d’ailleurs commencer par là.
En effet, le jeu se réduit souvent au proscenium, ou sur l’espace en pente de la « machine » articulée, ce qui veut dire peu de possibilités de mouvement malgré l’énormité du plateau du MET réduit à une portion congrue. Ce qui veut dire aussi que les rapports entre les personnages restent assez peu travaillés. En termes de mise en scène, tout cet aspect est assez faible et demeure très largement illustratif. Il y a tout de même des idées, par exemple, l’évocation de la naissance de Siegfried pendant le prélude, mais le seul moment de « vraie » mise en scène, c’est la magnifique scène entre Erda (Patricia Bardon, royale) et le Wanderer (Bryn Terfel, impérial), la manière dont le Wanderer sort la liste des runes de sa lance, l’étale sur le sol et rampe dessus est impressionnante, réduisant ensuite la lance allégée de ses runes à un maigre bout de métal que Siegfried aura tôt fait de briser, le jeu des deux personnages très légèrement érotique (jeu des affleurements entre le Wanderer et Erda, dont l’accouplement a produit Brünnhilde…) est aussi impressionnant. Tout le reste est souvent du déjà vu, avec un duo final entre Brünnhilde et Siegfried très pauvre en inventivité scénique et avec des personnages singulièrement paralysés alors qu’ils devraient être ravagés par la passion (au moins Siegfried), un duo final assez raté dans l’ensemble.
Là en revanche où Lepage est vraiment souverain, c’est dans le traitement des individus, dans la manière de jouer sur leurs expressions, qui sont pour tous d’une rare justesse. Un  exemple, lorsque Wotan dit « Zieh hin! ich kann dich nicht halten! » ( « va, je ne puis t’arrêter! ») après avoir eu sa lance brisée par Siegfried à l’acte III, il sort en esquissant un sourire qui est une très belle trouvaille: vaincu mais heureux…Une grande réussite aussi grâce au beau Siegfried de Jay Hunter Morris, qui réussit la transformation d’un Siegfried un peu « échevelé », un peu ado retardé du 1er acte, en jeune adulte rendu mature par le sentiment de l’amour et la rencontre avec la femme, par des détails à peine perceptibles des expressions du visage, des gestes moins agités. Un magnifique travail d’une précision et d’une attention rares (on est loin du travail grossier d’un Gunter Krämer):  il est vrai que Lepage est servi par une distribution d’une rare homogénéité à tous niveau, tous ou presque ont une diction éblouissante (Gerhard Siegel en Mime! Bryn Terfel en Wanderer, mais aussi Patricia Bardon ou l’Alberich splendide de Eric Owens) ; beau travail que celui sur les costumes (de François Saint Aubin, les mêmes que pour Rheingold, mais salis, vieillis et rapiécés (notamment pour Mime, Alberich et Fafner). Belle idée enfin que celle d’un Wanderer vieilli, aux cheveux blancs, qui apparaît face à la crinière dorée et éclatante de Siegfried comme un vrai grand père.
Au delà de ce travail souvent très attentif sur les individus, l’ensemble dégage une indéniable poésie, de cette poésie qu’on attend des livres de contes pour enfants, images d’un monde lointain aux couleurs atténuées, un monde qu’on pourrait voir aussi en BD ou comme je l’ai dit dans des films d’animation, un travail où la vidéo et le numérique se mêlent à l’action en se tissant aux personnages « réels » sur la scène et ne sont pas des éléments surajoutés qui font « décor », c’est cette interaction qui est passionnante et qui en fait une œuvre d’aujourd’hui, ou une « œuvre d’art de l’avenir » pour paraphraser qui vous savez…
A ce travail scénique correspond un travail musical de très grande qualité. j’étais en correspondance téléphonique aux entractes avec une amie très « lyricomane » qui à New York était dans la salle, pour vérifier si mes intuitions étaient justes ou démenties par ce qu’elle entendait. Comme nous avons eu les mêmes sentiments, j’écris sous la réserve d’entendre la représentation en salle mais avec cette garantie là. Du côté du chant, il y aurait d’abord à dire « Habemus Wotam( ou Wotanem?) ». Bryn Terfel est inaccessible dans ce rôle, il en a la puissance, le timbre, l’intelligence, la diction. Il a tout. Claudio Abbado l’avait bien senti il y a déjà plus de douze  ans quand nous avions échangé après un Don Giovanni à Ferrare ( où Terfel chantait Leporello) , il m’avait dit, « C’est un Wotan, un Wotan! ».  Qu’il fasse Hans Sachs ou Wotan, c’est un modèle, allez-y dès qu’il est affiché quelque part …en attendant le futur Wotan que finira bien par chanter Michael Volle, qui le lui offrira?
On sait que Gerhard Siegel est un chanteur de très bon niveau, son Mime est un rôle de référence pour lui, il en endosse l’aspect physique, mais aussi les inflexions, la diction parfaite, il est ce personnage tragi-comique qui le rend si passionnant de bout en bout, un des rôles les plus subtils de la Tétralogie, qu’il faut confier à des chanteurs qui ont un parfait sens du texte et une intelligence sensible et aiguisée.
Hans-Peter König réussit dans les sept minutes de présence à être émouvant, à marquer le rôle et à faire de ce court moment un vrai moment d’arrêt et de méditation. Eric Owens en Alberich confirme l’excellente impression de l’Or du Rhin en personnage à la fois grotesque et pathétique avec une voix forte, bien timbrée, et pour lui aussi une diction modèle. J’ai dit tout le bien que j’ai pensé de l’apparition d’Erda et de Patricia Bardon, vêtue d’une robe de cristaux de mica, et brillant de feux nocturnes, qui est vraiment une Erda imposante,  Mojka Erdmann, dans l’oiseau  est elle aussi sans reproche.
Venons en au couple Siegfried/Brünnhilde en commençant par Deborah Voigt, pour qui j’avais nourri quelque doutes et une vraie déception dans Walküre.

Je continue à ne pas trouver la voix exceptionnelle, à déplorer un jeu fruste, sans palpitation aucune, étranger à l’action, sauf des mimiques un peu ridicules et souvent identiques et donc répétitives, mais le redoutable troisième acte passe mieux vocalement que je ne le craignais. La prestation est donc très honorable.

Quant à Jay Hunter Morris, de Paris, Texas, la production le présente comme un texan un peu perdu débarqué dans la grande ville…la voix n’est pas extraordinaire de volume, les notes suraiguës ont sérieusement tendance à être savonnées (très habilement, il faut le dire), la diction est quelquefois approximative, son troisième acte est fatigué et laisse voir les limites de la voix, mais il est d’un tel naturel, d’une telle justesse en scène, d’une telle sensibilité musicale qu’il réussit à emporter très largement l’adhésion: la composition évolutive du personnage est admirable, ce n’est plus le même entre le 1er et le 3ème acte et nous avons là une composition en Siegfried qui impressionne. Belle, très belle performance que de réussir à faire oublier des défauts de cette manière et même de les récupérer au service de son personnage.
Don au total, une distribution supérieure à ce qu’on a vu ces derniers temps sur les autres grandes scènes, avec la présence écrasante d’un Wotan d’exception.

Dans la fosse, Fabio Luisi a réussi  à se démarquer de James Levine, qui officie dans Wagner au MEt depuis quarante ans…On connaît la manière Levine, un son compact, une ceraine lenteur, un grand symphonisme qui donne quelquefois une certaine ivresse, un Wagner qui fait masse et qui impressionne. Avec Luisi, on a cultivé pour Siegfried une approche plus analytique, beaucoup moins compacte et monumentale ( il dit lui même que Siegfried nécessite une approche plus subtile, à cause de l’aspect théâtral, de comédie que l’œuvre revêt quelquefois) et qui suit l’action de manière exceptionnelle, comme l’accompagnement d’un film, on entend chaque pupitre, la clarté de l’approche donne un sentiment de grande élégance, et d’un vrai naturel. C’est vraiment une grande représentation, un travail remarquable et Luisi a réussi à s’imposer . Il faudra compter avec lui et il confirme ce qu’on sait des approches italiennes de Wagner, souvent lumineuses, élégantes, l’autre voie pour Wagner.

Au total, évidemment, l’envie de sauter par dessus l’océan pour aller assister au Ring complet en avril me titille sérieusement, dans une distribution modifiée et avec Levine (au moins sur le papier). Et le 11 février, je serai devant l’écran pour Götterdämmerung.  Malgré les accidents, et malgré un rendu scénique irrégulier (ah, ce troisième acte!), on a là une production majeure de ces dernières années.

OPERA NATIONAL DE PARIS 2010-2011 : SIEGFRIED de Richard WAGNER ( Dir.mus: Philippe JORDAN, Mise en scène Günter KRÄMER) le 15 mars 2011

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Soyons justes, ce Siegfried n’est pas la représentation du siècle, mais du prologue et des deux  journées présentées, c’est sûrement la représentation la plus cohérente, ne serait-ce que parce que le premier acte est assez réussi et que certaines images du troisième ne manquent pas de grandeur. Musicalement, la direction de Philippe Jordan, remarquable, soutient une équipe de chanteurs dans l’ensemble satisfaisante. On ne sort pas en furie, comme ce fut pour moi le cas au sortir de La Walkyrie.
Pour Siegfried, il faut d’abord saluer un niveau musical globalement supérieur à ce qu’on a entendu précédemment. L’orchestre dirigé par Philippe Jordan est en tous points remarquable: la direction au tempo souvent plus lent que d’habitude (le prélude installe une tension très forte et donne une couleur mystérieuse qui fait d’ailleurs contraste avec le lever de rideau) fait justice à tous les moments de la partition, des Murmures de la forêt étonnants de chaleur et de douceur, un troisième acte tout de somptuosité sonore, alternant moments de pure poésie suspendue et moments d’une formidable intensité dramatique, une clarté de lecture qui laisse entrevoir tous les pupitres, un accompagnement des chanteurs d’une grande précision. Ce travail exemplaire révèle de plus en plus un très grand chef d’opéra.
La distribution est d’un d’un très haut niveau. et montre une fois de plus ce que j’affirme depuis quelque temps: il n’y a aucun problème à monter Wagner aujourd’hui et une oeuvre aussi difficile que Siegfried qui exige une performance physique énorme du protagoniste peut être proposée avec trois  ténors pour lesquels on est assuré de la performance, Lance Ryan, Stephen Gould, Torsten Kerl (puisque c’est une prise de rôle à Paris) et au moins un chanteur d’un niveau bien inférieur, mais qui « assure » tout de même, Christian Franz.
Torsten Kerl (un nom qui va bien avec Siegfried!) n’a pas le timbre étonnamment juvénile et clair de Lance Ryan, ni sa vaillance, mais c’est en quelque sorte une « force tranquille »: un timbre velouté, une grande douceur, sans jamais donner l’impression de forcer et un engagement scénique qui provoque l’admiration. Un très grand Siegfried, et un beau choix de Nicolas Joel. On est heureux aussi de revoir Juha Uusitalo qui a traversé un passage à vide dû à des problèmes de santé. La voix n’a peut-être plus tout à fait  la puissance d’antan, mais le timbre sonore, et pur, la couleur, la largeur sont revenus. Sa scène avec Mime, et celle avec Erda (un peu traitées de la même manière par la mise en scène d’ailleurs) sont d’une rare intensité. Même remarque avec le Fafner exceptionnel de Stephen Milling, le court moment de sa mort et la réplique à Siegfried donnent le frisson.
mime.1300295177.jpgLe Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke , qui est en train de devenir le Mime de référence, comme Heinz Zednik en son temps: je trouve cependant que la voix manque de couleur et n’est pas si expressive, alors qu’au contraire la composition de l’acteur, en « ménagère allemande de plus de cinquante ans » est à la fois magnifiquement décalée et désopilante. La prestation globale reste très impressionnante. Seule faiblesse dans l’ensemble des hommes, l’Alberich de Peter Sidhom, très fade, sans expression, qui me semble loin d’être à la hauteur du reste de la distribution.
Du côté féminin, Qiu Lin Zhiang est une bonne Erda, solide, à la voix profonde exigée par le rôle, la composition et le jeu sont très solides,  Elena Tsallagova dans l’oiseau n’est pas exceptionnelle, mais la prestation reste satisfaisante. La Brünnhilde de Katarina Dalayman a l’engagement voulu, et il en faut pour chanter ce rôle d’une très grande difficulté (le duo final de Siegfried est pour la soprano l’un des moments les plus difficiles de toute la partition du Ring) sur un escalier gigantesque particulièrement raide, où tout mouvement incongru et non contrôlé serait fort risqué. Il reste que cette chanteuse ne m’a jamais convaincu: les aigus sont là, puissants, projetés mais quelquefois aussi criés, ou manqués l’engagement est réel, mais quelques problèmes dans les graves, souvent détimbrés, et une note finale – comme souvent chez beaucoup de ses collègues, reconnaissons le- ratée. Mais cela reste très honorable, voire meilleur que d’habitude.

Au total, du côté de la musique, ce retour de Siegfried, pas joué à l’opéra depuis 1959, est plutôt un grand bonheur.
Du côté de la scène, on est forcé d’être beaucoup moins positif, même si là aussi, le spectacle est plus cohérent et moins ridicule que ce à quoi Günter Krämer nous a habitués. Il reste tout de même des choses difficilement supportables (le deuxième acte, minable)

mime2.1300295165.jpgLe premier acte présente une grotte de Mime sous l’escalier monumental montant au Walhalla, bien connu depuis l’Or du Rhin. Un ascenseur monte vers les cintres (l’ours l’utilise)et en fait Mime est une sorte de travesti (perruque blonde, habits de ménagère allemande) qui cultive son jardin (plantes, géraniums, nains de jardin etc… et même un ensemble de Cannabis éclairé par des lampes rouges comme dans une serre: Mime est un petit trafiquant. Une atmosphère ridiculement familiale, où Siegfried est un ado qui boit du Coca et mange du Nutella. L’attitude de Siegfried semble bien proche d’une manifestation de crise d’adolescence, engoncé dans une salopette trop juste de qui a grandi trop vite. Bonne idée aussi que l’apparition du Wanderer dans un costume de vagabond qui ressemble un peu au costume endossé par Wotan dans la première production de Siegfried à Paris il y a bien longtemps. Un seul point pénible: lors du chant de la forge, des soldats(?) en arrière fond esquissent comme des pas de marche militaire. Pourquoi?

acte-ii.1300295148.jpgLe deuxième acte est totalement raté à mon avis: tout mystère, toute poésie en sont effacés. Le lever de rideau laisse voir à gauche Alberich et à droite Wotan (ou l’inverse) habillés à l’identique (merci Chéreau à qui l’idée est prise) qui veillent sur l’antre de Fafner vers laquelle se dirigent des esclaves-soldats nus portant des caisses marquées « Rheingold », renfermant des armes qu’ils vont pointer sur tout ce qui s’approche de la grotte. Fafner n’est jamais un Dragon, mais un roi à la couronne de carton pâte(personnage à la Ionesco, qui porte la même couronne que Mime à la fin du premier acte lorsqu’il se voit déjà, telle Perrette et son pot au lait, détenteur de tous les pouvoirs). L’oiseau n’est pas un oiseau mais un jeune personnage que Siegfried suit (pourquoi le faire doubler alors par la chanteuse? Celle-ci pouvait parfaitement jouer et chanter..)
La forêt est automnale, les feuilles mortes volent, actionnées par Wotan, toujours à l’affût (c’est une constante de l’opéra selon Krämer: Wotan est là jusqu’aux dernières mesures). Cette forêt jonchée de feuilles mortes prépare sans doute déjà le Crépuscule. Ainsi Siegfried joue-t-il à peine avec les symboles tant recherchés par les autres, Tarnhelm, Anneau car sans doute voit on le jeu des hommes au lieu du jeu des mythes et le combat de Siegfried et du Dragon est un simple duel entre Fafner et lui, deux mortels. Les gardiens nus s’écroulent quand Fafner s’écroule. la forêt se réduit à deux rideaux de tulle peint superposés. Il y a un refus total de la magie, qui reste portée par la musique, mais ce qui est représenté sur scène va contre et les décors de Jürgen Bäckman ne sont pas convaincants.

Le troisième acte commence par une vision nocturne du Walhalla, où les dieux semblent assis à des tables de bibliothèque (lampes de bureau vertes) parmi lesquelles Erda, à moins que cette idée de bibliothèque ou d’archive ne soit une allusion à la mémoire du monde, portée justement par Erda.

erda.1300317611.jpgLa scène entre Wotan et Erda, non dénuée d’intensité et de violence se déroule sur et autour d’une table, et finalement n’est pas si mal réussie, la tension que Wotan crée n’y est pas étrangère. Le rideau d’avant-scène, celui qu’on avait déjà vu au premier et second acte, portant les traces de mots inscrits à la craie (Riesen, Nibelung, Notung, résultats des devinettes posées à Mime par le Wanderer) ou le mot « Fürchten »: « avoir peur » qui est ce qu’ignore Siegfried jusqu’à la vue de Brünnhilde, tombe à nouveau pour isoler Wotan et Siegfried, la scène se déroule selon les canons habituels, et Siegfried, brisant la lance se précipite vers le rocher, en fait l’escalier immense et raide qui monte vers le Walhalla, au centre duquel gît Brünnhilde. Près d’elle, Wotan écroulé, vaincu, face contre terre, en haut à droite une armée d’anges gardiens, chœur muet, qui attendent sans doute le Dieu. Un peu en contrebas Siegfried qui va monter jusqu’à Brünnhilde pour la réveiller. Peu de mouvements possibles sur cette pente abrupte, sur ces marches assez raides à la maigre surface, d’où quelques images fortes sans grands mouvements possibles, par exemple Brünnhilde qui dort au milieu des personnages qu’on vient de décrire, avec des débris de la gloire d’antan, bouclier, table renversée, lettres GER de Germania abandonnées.

Le duo en lui-même sans doute à cause de la situation un peu acrobatique, est réglé de manière bien frustre, sans urgence érotique, sans véritable palpitation des cœurs. Il faut attendre la dernière image pour apprécier une idée:

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celle de Wotan regrimpant péniblement et en s’écroulant vers le Walhalla, suivi et soutenu de ses anges gardiens, sorte de vision à la fois parallèle et antithétique de la vision finale de l’Or du Rhin, et,  tandis que Brünnhilde le considère d’un regard rapide en le voyant s’éloigner, elle se tourne rapidement vers Siegfried et se jette dans ses bras  pour le premier émoi.

Au total, un spectacle sans grandes trouvailles, encore une fois, mais qui est malgré tout  plus cohérent que les spectacles précédents (à moins qu’on ne s’habitue…) avec quelques éléments accrocheurs çà et là, mais toujours des visions ridicules et didactiques (Fafner), sans intérêt. Comme pour les épisodes précédents, cela ne nous apprend rien et nous laisse de marbre. Heureusement la musique a emporté l’adhésion: une vision musicale s’installe, incontestable et c’est Philippe Jordan le grand vainqueur : il accèdera sans doute au Walhalla des chefs.

Il y a de quoi se réjouir que l’Opéra de Paris soit en route vers son premier Ring depuis 1959…Patience et longueur de temps…En juin prochain, Nicolas Joel aura gagné son paradis wagnérien.
Ce ne sera certes pas la production rêvée, mais ce sera sans doute de la belle musique. On pourra attendre alors le premier Ring complet, et se rendre compte de l’effet produit par quatre soirées successives en immersion dans du Günter Krämer. [wpsr_facebook]

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BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: SIEGFRIED le 30 juillet 2010 (Christian THIELEMANN – Tankred DORST)

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Quand un artiste transcende le plateau, le miracle peut arriver. Siegfried a été un moment de grâce musicale, grâce à la direction de Thielemann, très classique, très fidèle à la tradition germanique, et toujours remarquable de rondeur, de précision, de sens du symphonique, mais surtout grâce au Siegfried de Lance Ryan, un Siegfried incroyablement résistant, d’une fraîcheur juvénile, et d’une puissance étonnante jusqu’à la fin. J’ai entendu Lance Ryan à Karlsruhe, dans le Ring passionnant de Denis Krief il y a bien cinq ou six ans et je m’étais dit « c’est rare d’entendre un Siegfried qui fasse toutes les notes… ». Je l’ai réentendu l’an dernier à Salzbourg, remplaçant Ben Heppner dans la production de Braunschweig avec Rattle et les berlinois où il triompha,puis à Valencia, avec un bel orchestre dirigé par Zubin Mehta, et ce fut là encore l’étonnement : il chantait même la tête en bas dans Götterdämmerung. Cette année il a étonné et ravi le public, qui lui a fait une ovation comme seul le public de Bayreuth sait le faire. Il est vrai que l’an dernier ils avaient eu droit à Christian Franz dont on connaît les défauts actuels…

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Lance Ryan est étonnant: le timbre n’est pas forcément séduisant notamment dans les graves, mais la voix est claire et jeune, et d’une puissance, d’une résistance, d’un dynamisme uniques. Ce jeune canadien a travaillé en Italie (il a eu le prix de l’Aslico, fameuse structure qui forme les jeunes chanteurs et qui a fait commencer bon nombre des grandes vedettes italiennes du XXème siècle), puis est entré en troupe à Karlsruhe, un théâtre de solide réputation où il s’est frotté aux grands rôles germaniques. Avec Stephen Gould (magnifique Siegfried de Vienne et de Bayreuth il y a encore deux ou trois ans dans cette production) et peut-être encore mieux, il est le Siegfried actuel que toutes les scènes du monde devraient s’arracher, avec l’espoir qu’il ne s’use pas trop rapidement, car il se donne physiquement dans ce rôle, courant, sautant, et surtout jouant avec fraîcheur le personnage d’homme-enfant voulu par la mise en scène.

Entraînés par un tel allant, les autres chanteurs proposent une prestation de très haut niveau à commencer par le Mime de Wolfgang Schmidt, qui sait jouer de sa voix pour ce rôle de pure composition et qui impose un Mime de grande lignée. Alberich est toujours Andrew Shore, et la voix manque un peu de noirceur.

sgfrdwanderer.1280575234.jpgLe Wanderer, Albert Dohmen, est bien meilleur que dans l’Or du Rhin et la Walkyrie : la partie est moins sollicitée dans les aigus et plus centrale, il est évidemment beaucoup plus à l’aise (sauf au troisième acte où il fléchit un peu). Quant à Linda Watson, je dois reconnaître malgré mes réserves sur cette chanteuse qu’elle a bien assumé la redoutable partie de Brünnhilde, elle ne chante que 40 minutes dans Siegfried, mais ce sont 40 minutes terribles pour la voix. Certes, son jeu est frustre, certes, les (sur)aigus sont quelquefois tremblés ou tirés, mais l’ensemble est très honorable, suffisamment en tous cas pour faire de ce duo avec Siegfried un très grand moment.

Ce soir la musique a transcendé une mise en scène toujours aussi terne, même si l’œuvre exige beaucoup de jeu, à cause de dialogues vifs,oblige à faire jouer, à imaginer des situations qui créent du vrai théâtre. Le décor (une salle de classe abandonnée au premier acte, une bretelle autoroutière inachevée au milieu de tronc coupés au deuxième, la fatale carrière de Walkyrie, avec sa palette où Brünnhilde repose au troisième. Toujours çà et là quelques personnages de notre monde (deux ouvrier, des enfants qui jouent) qui surgissent de manière ponctuelle. Disons qu’aujourd’hui cette médiocrité ne gênait pas, car quand cela fonctionne à Bayreuth, cela devient tout de suite transcendant, c’est là la différence avec d’autres théâtres.

Ce soir, et c’est rare, nous avons eu droit à un très grand Siegfried.

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