Avant le Ring compact et complet prévu en juin, qui est malgré tout un événement, puisque l’œuvre n’a pas été présentée en continu à Paris depuis une cinquantaine d’années, l’Opéra présente le Ring en épisodes séparés. C’est au tour de Siegfried, dont j’avais écrit en son temps que dans la grisaille générale de ce Ring, Siegfried était le moins nocif. Pour mémoire, je renvoie le lecteur à ce que j’en avais dit il y a deux ans dans le compte rendu de la représentation d’alors.
En deux ans, les choses ont plutôt stagné. La mise en scène n’a pas évolué, et si je maintiens que ce n’est pas la pire des quatre épisodes (Götterdämmerung est catastrophique, Walkyrie est irritante), je confirme que ce n’est pas vraiment intéressant ou novateur. Bien sûr il faut désormais éviter de penser au merveilleux Siegfried de Andreas Kriegenburg à Munich, on ne joue pas dans la même cour, on n’est même pas sur la même planète pour ne pas accabler celui-ci. Mais celui de la Scala/Staatsoper Berlin (Guy Cassiers) se défend mieux aussi, même sans idées phénoménales.
Dans la mise en scène, on continue de trouver l’acte deux sans magie, sans idées majeures sinon un didactisme inutile (Fafner comme roitelet, une sorte de Kurtz du roman de Conrad, Au coeur des Ténèbres qui avait inspiré, entre autres, Apocalypse now de Coppola: c’est un trafiquant d’armes puisque la première image est celle de porteurs nus de caisses sur lesquelles est frappé le nom Rheingold, qui contiennent en réalité des armes. Veut-il indiquer par là que l’or lui sert à conquérir le pouvoir? veut-il montrer la puissance maléfique de l’Or?
J’aime pourtant penser que Fafner , de tous, est celui qui ne fait rien de l’Or, une sorte de Picsou passif, assis sur son trésor, qui s’oppose à l’industrieux Alberich ou à Wotan habité par la soif de pouvoir et premier avatar d’un capitalisme naissant (eh, oui! la lecture de Chéreau est toujours d’actualité). Ici, absence de magie, absence de sens clair: une fois de plus, les idées scéniques ne sont pas liées à un propos d’ensemble, ce sont des idées qui s’égrènent sans vrai lien les unes aux autres. Cette mise en scène n’emporte jamais la conviction et j’engage ceux qui rêvent de Ring à aller voir aussi ailleurs si cela leur est possible: Munich cet été ou même la petite cité de Cottbus (100.000 habitants), au Nord de Dresde, qui vient de produire un Götterdämmerung que tous les critiques disent être de très grande qualité, et qui a suscité l’enthousiasme, au moins scéniquement. C’est heureux d’avoir un Ring au répertoire de l’Opéra de Paris, mais pour ceux et notamment les jeunes qui voient leur premier Ring, c’est dommage. Enfin, je veux y voir un encouragement à voyager: après tout j’aime à penser que tout jeune mélomane est un Wanderer qui sommeille…
Du point de vue de la distribution, nous sommes en retrait par rapport à mars 2011. Le Wanderer correct d’Egils Silins n’a pas la stature de l’Uusitalo d’alors. Le timbre est beau, le chant est juste, mais froid, les graves manquent de consistance et l’interprétation reste un peu plate même si le troisième acte semble plus habité notamment dans la scène avec Erda ou avec Siegfried.
L’Alberich de Peter Sidhom reste insuffisant (un peu moins cependant que dans mon souvenir d’il y a deux ans), sa prestation vocale n’est pas passionnante (mais scéniquement il se défend bien) et le duo avec le Wanderer du deuxième acte continue de manquer sérieusement d’intensité musicale. Le timbre ne fascine pas, la puissance n’est pas vraiment au rendez-vous (je soupire hélas douloureusement en pensant au duo Thomas Johannes Meier/Thomas Konieczny hallucinant de Munich, mais comme dit la Grande Duchesse de Gerolstein « quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a » ): dans un Ring, Alberich doit être à la hauteur de Wotan, et ce n’est pas le cas.
L’oiseau de Elena Tsallagova est très agréable à entendre mais mériterait d’être sur scène et non caché en coulisse: elle pourrait remplacer le mime qui fait l’Oiseau (une sorte de double de Siegfried, en culotte courte et chaussettes) . Quant au Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, il est toujours convaincant scéniquement, un vrai rôle de composition, juste et inquiétant à la fois avec la vraie voix pour le rôle, beaucoup d’expressivité et de couleur.
La Erda de Qiu Lin Zhang qu’elle promène désormais sur toutes les scènes est solide, malgré un vibrato pour moi toujours excessif, et la mise en scène du dialogue Wanderer/Erda n’est pas le pire moment du spectacle, il en résulte un échange intense, musicalement réussi, la voix a du volume et de la présence même si elle bouge un peu. Positif.
Le Fafner de Peter Lobert est aussi une surprise, c’est un nouveau venu (il y a deux ans c’était Stephen Milling, le Gurnemanz de Salzbourg) et son monologue-avertissement à Siegfried sonne avec bonheur (jolis graves, belle présence vocale).
Autre nouvelle recrue de ce Ring (vue dans Walkyrie et Siegfried) c’est la Brünnhilde de Alwyn Mellor, dans ces quarante redoutables minutes que constituent l’intervention de Brünnhilde dans Siegfried, perchée au milieu de l’escalier monumental à la pente raide, qui pourrait être fatal à tout faux pas motivé par une envolée trop vécue ou trop allante. Aigus (qu’elle n’a pas) souvent criés (notamment le dernier, préparé avec soin et lancé sans vrai élan), registre central correct mais pas très convaincant au niveau de l’interprétation ou de la couleur: au total, une Brünnhilde quelconque dont la voix convient mal à un vaisseau comme Bastille. Nous n’y sommes pas vraiment, c’est le maillon faible.
Enfin Torsten Kerl: voilà un bon chanteur, attentif et clair dans sa diction, doué d’une belle musicalité mais au volume tout de même moyen et à la projection problématique. Certes, les aigus sont défendus, même dans le chant de la forge (avec quelques menues scories), et l’artiste tient la distance là où d’autres s’épuisent au troisième acte. Il reste que je pense qu’il ne devrait pas chanter Siegfried, ni trop souvent, ni trop longtemps: il est bien plus convaincant dans Tannhäuser ou Rienzi. Il n’est pas un Siegfried pour moi (et dans Götterdämmerung qui demande d’autres qualités et une autre couleur, c’est encore plus vrai) et il prend un risque. J’espère me tromper.
Il reste l’orchestre.
Si Philippe Jordan n’est pas toujours convaincant et souvent accusé d’être peu engagé ou d’être simplement au point, mais jamais vraiment plus, je dois reconnaître plus encore qu’il y a deux ans, que son orchestre est ce qu’il y a de plus convaincant dans la soirée. Il y a non seulement un évident travail technique: les pupitres sont impeccables, pas de scories, pas de faiblesses notamment dans les cuivres, mais aussi une profondeur nouvelle dans la lecture et l’interprétation à noter: le prélude du premier acte, le chant de la forge, le prélude du deuxième acte, les murmures de la forêt très attentifs à la couleur, pleins de retenue, l’énergie du début du troisième acte et l’accompagnement remarquable du dialogue avec Erda: j’ai vraiment trouvé que la représentation n’avait vraiment d’intérêt réel que par lui, qui tenait vraiment la colonne vertébrale de l’ensemble (au contraire de l’impression au sortir de l’Or du Rhin il y a deux mois) et maintenait un élan général: il y a une présence de l’orchestre particulièrement vive et intéressante, et pas du tout l’impression d’interprétation sage et sans caractère qu’on pouvait quelquefois avoir. Pas de vraie magie sonore à la Nagano, mais tout de même une vraie présence et une vraie affirmation.
Alors, ce Siegfried reste peu passionnant, plombé par une vision scénique dépassée, un visuel assez laid (cela pourrait se comprendre à la limite, dans le monde décrit par Wagner) un plateau correct sans plus, avec des insuffisances (Brünnhilde/Mellor) un manque d’engagement dans l’interprétation (Wanderer/Silins), un chant médiocre (Alberich/ Sidhom) ou inadapté au rôle (Siegfried/Kerl) et de la représentation ne ressort ni optimisme, ni joie comme ce devrait être le cas (le seul du Ring avec le premier acte de Walkyrie où l’on peut croire à quelque chose) mais simple impression d’ordinaire, même coloré par une direction musicale qui essaie de se convaincre qu’il vaut la peine d’y aller.
Je me souviens de ce que j’ai écrit à l’issue du 25 janvier 2013 à Munich: « Ainsi je répète ce que j’ai écrit au début de ce compte rendu: une soirée mémorable, surprenante, attachante. Un Siegfried qui déclenche un tel enthousiasme et de si nombreux rappels, on n’en voit pas tous les jours. » On va sans doute me reprocher ce rapprochement, mais comment ne pas le faire entre deux maisons comparables? Je ne compare pas Paris et le plus grand Festival existant, mais deux opéras qui font vivre l’art lyrique dans leurs villes respectives . Devinez où est la vie et l’invention? [wpsr_facebook]