OPERA NATIONAL DE PARIS 2012-2013 : SIEGFRIED de Richard WAGNER le 3 avril 2013 (Dir.mus : Philippe JORDAN ; Ms en Scène Günter KRÄMER)

Dernière image © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

Avant le Ring compact et complet prévu en juin, qui est malgré tout un événement, puisque l’œuvre n’a pas été présentée en continu à Paris depuis une cinquantaine d’années, l’Opéra présente le Ring en épisodes séparés. C’est au tour de Siegfried, dont j’avais écrit en son temps que dans la grisaille générale de ce Ring, Siegfried était le moins nocif. Pour mémoire, je renvoie le lecteur à ce que j’en avais dit  il y a deux ans dans le compte rendu de la représentation d’alors.
En deux ans, les choses ont plutôt stagné. La mise en scène n’a pas évolué, et si je maintiens que ce n’est pas la pire des quatre épisodes (Götterdämmerung est catastrophique, Walkyrie est irritante), je confirme que ce n’est pas vraiment intéressant ou novateur. Bien sûr il  faut désormais éviter de penser au merveilleux Siegfried de Andreas Kriegenburg à Munich, on ne joue pas dans la même cour, on n’est même pas sur la même planète pour  ne pas accabler celui-ci. Mais  celui de la Scala/Staatsoper Berlin (Guy Cassiers) se défend mieux aussi, même sans idées phénoménales.
Dans la mise en scène, on continue de trouver l’acte deux sans magie, sans idées majeures sinon un didactisme inutile (Fafner comme roitelet, une sorte de Kurtz du roman de Conrad, Au coeur des Ténèbres qui avait inspiré, entre autres, Apocalypse now de Coppola: c’est un trafiquant d’armes puisque la première image est celle de porteurs nus de caisses sur lesquelles est frappé le nom Rheingold, qui contiennent en réalité des armes. Veut-il indiquer par là que l’or lui sert à conquérir le pouvoir? veut-il montrer la puissance maléfique de l’Or?
J’aime pourtant penser que Fafner , de tous, est celui qui ne fait rien de l’Or, une sorte de Picsou passif, assis sur son trésor, qui s’oppose à l’industrieux Alberich ou à Wotan habité par la soif de pouvoir et premier avatar d’un capitalisme naissant (eh, oui! la lecture de Chéreau est toujours d’actualité). Ici, absence de magie, absence de sens clair: une fois de plus, les idées scéniques ne sont pas liées à un propos d’ensemble, ce sont des idées qui s’égrènent sans vrai lien les unes aux autres. Cette mise en scène n’emporte jamais la conviction et j’engage ceux qui rêvent de Ring à aller voir aussi ailleurs si cela leur est possible: Munich cet été ou même la petite cité de Cottbus (100.000 habitants), au Nord de Dresde, qui vient de produire un Götterdämmerung que tous les critiques disent être de très grande qualité, et qui a suscité l’enthousiasme, au moins scéniquement. C’est heureux d’avoir un Ring au répertoire de l’Opéra de Paris, mais pour ceux et notamment les jeunes qui voient leur premier Ring, c’est dommage. Enfin, je veux y voir un encouragement à voyager: après tout j’aime à penser que  tout jeune mélomane est un Wanderer qui sommeille…
Du point de vue de la distribution, nous sommes  en retrait par rapport à mars 2011. Le Wanderer correct d’Egils Silins n’a pas la stature de l’Uusitalo d’alors. Le timbre est beau, le chant est juste, mais froid, les graves manquent de consistance et l’interprétation reste un peu plate  même si le troisième acte semble plus habité notamment dans la scène avec Erda ou avec Siegfried.
L’Alberich de Peter Sidhom reste insuffisant (un peu moins cependant que dans mon souvenir d’il y a deux ans), sa prestation vocale n’est pas passionnante (mais scéniquement il se défend bien) et le duo avec le Wanderer du deuxième acte continue de manquer sérieusement d’intensité musicale. Le timbre ne fascine pas,  la puissance n’est pas vraiment au rendez-vous (je soupire hélas douloureusement en pensant au duo Thomas Johannes Meier/Thomas Konieczny hallucinant de Munich, mais comme dit la Grande Duchesse de Gerolstein « quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a » ): dans un Ring, Alberich doit être à la hauteur de Wotan, et ce n’est pas le cas.
L’oiseau de Elena Tsallagova est très agréable à entendre mais mériterait d’être sur scène et non caché en coulisse: elle pourrait remplacer le mime qui fait l’Oiseau (une sorte de double de Siegfried, en culotte courte et chaussettes) . Quant au Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, il est toujours convaincant scéniquement, un vrai rôle de composition, juste et inquiétant à la fois avec la vraie voix pour le rôle, beaucoup d’expressivité et de couleur.

Erda © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

La Erda de Qiu Lin Zhang qu’elle promène désormais sur toutes les scènes est solide, malgré un vibrato pour moi toujours excessif, et la mise en scène du dialogue Wanderer/Erda n’est pas le pire moment du spectacle, il en résulte un échange intense, musicalement réussi, la voix a du volume et de la présence même si elle bouge un peu. Positif.

Siegfried et Fafner © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

Le Fafner de Peter Lobert est aussi une surprise, c’est un nouveau venu (il y a deux ans c’était Stephen Milling, le Gurnemanz de Salzbourg) et son monologue-avertissement à Siegfried sonne avec bonheur (jolis graves, belle présence vocale).
Autre nouvelle recrue de ce Ring (vue dans Walkyrie et Siegfried) c’est la Brünnhilde de Alwyn Mellor, dans ces quarante redoutables minutes que constituent l’intervention de Brünnhilde dans Siegfried, perchée au milieu de l’escalier monumental à la pente raide, qui pourrait être fatal à tout faux pas motivé par une  envolée trop vécue ou trop allante. Aigus (qu’elle n’a pas) souvent criés (notamment le dernier, préparé avec soin et lancé sans vrai élan), registre central correct mais pas très convaincant au niveau de l’interprétation ou de la couleur: au total, une Brünnhilde quelconque dont la voix convient mal à un vaisseau comme Bastille. Nous n’y sommes pas vraiment, c’est le maillon faible.
Enfin Torsten Kerl: voilà un bon chanteur, attentif et clair dans sa diction, doué d’une belle musicalité mais au volume tout de même moyen et à la projection problématique. Certes, les aigus sont défendus, même dans le chant de la forge (avec quelques menues scories), et l’artiste tient la distance là où d’autres s’épuisent au troisième acte. Il reste que je pense qu’il ne devrait pas chanter Siegfried, ni trop souvent, ni trop longtemps: il est bien plus convaincant dans Tannhäuser ou Rienzi. Il n’est pas un Siegfried pour moi (et dans Götterdämmerung qui demande d’autres qualités et une autre couleur, c’est encore plus vrai) et il prend un risque. J’espère me tromper.
Il reste l’orchestre.
Si Philippe Jordan n’est pas toujours convaincant et souvent accusé d’être peu engagé ou d’être simplement au point, mais jamais vraiment plus, je dois reconnaître  plus encore qu’il y a deux ans, que son orchestre est ce qu’il y a de plus convaincant dans la soirée. Il y a non seulement un évident travail technique: les pupitres sont impeccables, pas de scories, pas de faiblesses notamment dans les cuivres, mais aussi une profondeur nouvelle dans la lecture et l’interprétation à noter: le prélude du premier acte, le chant de la forge, le prélude du deuxième acte, les murmures de la forêt très attentifs à la couleur, pleins de retenue, l’énergie du début du troisième acte et l’accompagnement remarquable du dialogue avec Erda:  j’ai vraiment trouvé que la représentation n’avait vraiment d’intérêt réel que par lui, qui tenait vraiment la colonne vertébrale de l’ensemble (au contraire de l’impression au sortir de l’Or du Rhin il y a deux mois) et maintenait un élan général: il y a une présence de l’orchestre  particulièrement vive et intéressante, et pas du tout l’impression d’interprétation sage et sans caractère qu’on pouvait quelquefois avoir. Pas de vraie magie sonore à la Nagano, mais tout de même une vraie présence et une vraie affirmation.
Alors, ce Siegfried reste peu passionnant, plombé par une vision scénique dépassée, un visuel assez laid (cela  pourrait se comprendre à la limite, dans le monde décrit par Wagner) un plateau correct sans plus, avec des insuffisances (Brünnhilde/Mellor) un manque d’engagement dans l’interprétation (Wanderer/Silins), un chant médiocre (Alberich/ Sidhom) ou inadapté au rôle (Siegfried/Kerl) et de la représentation ne ressort  ni optimisme, ni joie comme ce devrait être le cas (le seul du Ring avec le premier acte de Walkyrie où l’on peut croire à quelque chose) mais simple impression d’ordinaire, même coloré par une direction musicale qui essaie de se convaincre qu’il vaut la peine d’y aller.
Je me souviens de ce que j’ai écrit à l’issue du 25 janvier 2013 à Munich: « Ainsi je répète ce que j’ai écrit au début de ce compte rendu: une soirée mémorable, surprenante, attachante. Un Siegfried qui déclenche un tel enthousiasme et de si nombreux rappels, on n’en voit pas tous les jours. » On va sans doute me reprocher ce rapprochement, mais comment ne pas le faire entre deux maisons comparables? Je ne compare pas Paris et le plus grand Festival existant, mais deux opéras qui font vivre l’art lyrique dans leurs villes respectives . Devinez où est la vie et l’invention? [wpsr_facebook]

Tableau final © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2012-2013: DAS RHEINGOLD (L’Or du Rhin) de Richard Wagner,(Dir. mus: Philippe JORDAN; ms en scène Günter KRÄMER) à l’Opéra Bastille (12 février 2013)

 

Photo de répétition (févr. 2010) © Opéra national de Paris/ DR

Pour le détail, notamment de la mise en scène, je renvoie le lecteur à mon compte rendu de la représentation de Rheingold du 16 mars 2010, il n’y a rien à changer  de ce qui avait été dit à l’époque.
Malgré la déception passée, et à quelques semaines du magnifique Ring de Munich qui me suit encore à la trace, j’ai voulu profiter du hasard d’un passage à Paris pour revoir ce spectacle, pour constater ou non des évolutions, vu que j’en ai entendu des échos très favorables, voire hyperboliques.
j’ai beaucoup médité sur une conversation saisie derrière moi dont j’ai entendu sans le vouloir un  » Wagner, il faut oser! » au sens où aller voir un Wagner, c’est oser… Bienheureux Richard Wagner  pour qui presque jour pour jour 120 ans après sa mort (13 février 1883)   il y a encore des spectateurs qui considèrent audacieux d’aller voir un de ses opéras ! Mieux, il y a les wagnériens impavides « sic » qui vont voir 5h d’opéra ! (je me disais  « pas seulement les wagnériens pur sucre, sinon les salles seraient clairsemées.. »).  A part ces fragments d’un discours ni amoureux, ni musical ni wagnérien, je me suis réjoui de voir tant de gens faire la queue des derniers moments en billetterie, tant de jeunes aussi, et au fond tant de curiosité pour Wagner, dont on ne voit pas fréquemment les œuvres à l’Opéra de Paris, et en particulier le Ring (Rheingold: 1976, 2010, 2013). C’est pourquoi j’ai scrupule à émettre tant de réserves sur cette entreprise, moi qui suis un enfant gâté du wagnérisme, car à part voyager, quelle possibilité a le parisien de voir du Wagner, sinon se contenter de l’offre locale? Car c’est bien Wagner qui provoque cette ruée, à chaque fois, Wagner bien plus que le renom de la production parisienne: le public a une envie très légitime de cette musique, qu’il n’a pas l’habitude d’entendre et pour laquelle globalement il a peu de références autres que des enregistrements.
Si on a des références scéniques nombreuses, alors le regard est forcément différent, même si hier, j’étais disposé à me laisser surprendre, alors que j’avais juré qu’on ne m’y prendrait plus, car en matière de théâtre, rien n’est définitif.
Las, la mise en scène a provoqué à trois ans de distance les mêmes irritations, longs trous noirs générateurs d’ennui, peu de direction d’acteurs, des éléments peu motivés (Germania) sinon que tout pouvoir veut sa trace d’architecture, de Versailles à la Pyramide du Louvre en passant par Germania, le rêve de la cité idéale selon Hitler et surtout Speer et les mêmes appréciations (la scène initiale des Filles du Rhin, esthétiquement réussie). Comme Kriegenburg à Munich, Krämer utilise des figurants humains pour faire le Rhin (encore que chez Krämer le Rhin est figuré par des fumigènes et que ces centaines de bras sont une sorte d’univers animalier du fond du Rhin.) ou pour figurer le dragon ou la grenouille de la scène de Nibelheim. Mais là aussi, le spectateur non averti voit peu de différence entre la figuration du dragon ou de la grenouille vu que l’argument essentiel (le jeu sur les tailles) ne se voit pas clairement sur scène: Kriegenburg utilisait des hommes pour montrer l’humanité en charge du mythe, qui le racontait ainsi en le figurant. Ici, on a l’impression que c’est l’effet pour l’effet, sans objectif précis car au bout de cette deuxième vision, je ne sais toujours pas quel propos nous est tenu. Ah oui, l’idée du pouvoir sur la terre:  Wotan trône sur un globe illuminé,

Photo Opéra National de Paris

et les géants sont des ouvriers en colère qui plantent leurs drapeaux rouges sous les fenêtres des Dieux…une métaphore éculée de la doxa scénique wagnérienne. On ne peut même pas dire qu’il n’y ait pas d’idées, mais elles ne sont exploitées que pour elles mêmes, jamais mises en lien pour construire un discours unifié autour d’objectifs clairs.
Du point de vue de la distribution, incontestablement et dans l’ensemble, on a un ensemble de chanteurs de très bon niveau, qui sont laissés à peu près à eux-mêmes. Les Dieux, Froh, Donner sont vraiment des dieux de luxe aujourd’hui, mais justement, confier Froh à Bernard Richter dont ce n’est pas tout à fait le répertoire, et à Samuel Youn Donner alors qu’il chante aujourd’hui le Hollandais, c’est peut-être sur-dimensionner, car la valeur ajoutée incontestable de ces deux chanteurs de grande notoriété ne rajoute pas grand chose à leur prestation scénique dans des personnages un peu secondaires . Le Wotan assez juvénil d’Egils Silins, entendu à Munich dans ce même rôle, est très correct, avec un joli timbre, mais manque de largeur et ne s’impose pas (peut-être le personnage est-il voulu ainsi?) , pas plus que Kim Begley en Loge, violemment hué et bien en deçà de sa prestation il y a trois ans: la voix est fatiguée, la composition un peu pâle, routinière.
Du côté des géants, rien à dire, ils sont excellents (Groissböck!) avec une belle découverte, le Fasolt imposant de Lars Woldt. Si Wolfgang Ablinger Sperrhacke fait une composition honorable en Mime (il est bien plus convaincant dans le Mime de Siegfried) Peter Sidhom en Alberich est à la limite de l’acceptable: sa première scène est mal chantée, pas de puissance, diction à la dérive, voix mal appuyée sur le souffle, peu colorée. Le reste de ses interventions ne passe que parce qu’il  substitue à la couleur, aux modulations, à la puissance, aux aigus, qu’une manière d’appuyer sur le mot, de nasaliser, de donner un peu de relief au discours, qui reste quand même notoirement indigent. Une erreur de distribution.
Les trois filles du Rhin ne sont pas exceptionnelles, et surtout leurs voix ne fusionnent pas ou fusionnent mal, ce qui est gênant pour des filles du Rhin si élégamment vêtues de robes sur lesquels sont cousus deux seins apparents et un pubis bien poilu.
Sophie Koch en Fricka sans avoir une voix d’exception a un chant  affirmé, et impliqué, ce qui en fait une Fricka très présente et engagée. Bonne prestation aussi d’Edith Haller qui a la voix du rôle, le volume, les aigus de Freia, elle est une Sieglinde en puissance (et en réalité) et cela s’entend, tellement plus convaincante que Ann Petersen il y a trois ans.
Moins convaincante la Erda de Qiu Lin Zhang, affligée d’un fort vibrato, qui traverse deux fois la scène (pendant la remontée du Nibelheim et dans sa scène) de la même manière, et sans vraiment diffuser de mystère ni de conviction.
Peu de mystère non plus dès le départ dans une direction musicale décevante, toujours très précise et très en place mais sans aucun éclat ni relief; cela reste très plat, si plat qu’on entend peu l’orchestre notamment pendant les trois premières scènes, on entend à peine les cuivres, et l’orchestre semble avoir un style « chambriste », qui prendra du volume vers la fin.
Dès l’accord initial, on n’a aucune couleur, aucun sentiment que quelque chose commence: un discours fait de notes, mais pas de musique. La mise en scène a sans doute quelques idées mais pas de discours global, la direction musicale n’affiche pas de véritable parti pris, pas de point de vue sur l’œuvre, c’est un travail neutre bien sage,  bien fade et sans imagination – quand on pense au parti pris de clarté et de modernité de Nagano à Munich ! on  reste frustré ici du manque d’invention- un travail qui donne de l’espace à la mise en place des instruments, à une construction technique mais sans vraie modulation ni variété ni couleur qui puisse convaincre, sans réponse à la question musicale posée par le Ring.

Pour toutes ces raisons, je suis vraiment resté réservé sur un spectacle pas si mal distribué, mais qui génère une grande insatisfaction musicale et scénique: quand deux pieds sur trois du trépied lyrique sont bancales, cela ne marche pas. J’aurais aimé que quelque lumière se lève sur ce Rheingold, mais l’or est resté bien caché, au profit d’une grisaille sans âme. Je me réjouis cependant du fort succès obtenu, c’est la preuve que Wagner fonctionne en dépit de tout (et c’est sa force!): un Verdi du même niveau n’aurait sans doute pas passé la rampe.
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