BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: DER RING DES NIBELUNGEN – SIEGFRIED le 30 JUILLET 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Frank CASTORF)

Repas de rupture: l'extraordinaire scène Erda/Wanderer (Nadine Wiessman/Wolfgang Koch) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Repas de rupture: l’extraordinaire scène Erda/Wanderer (Nadine Weissman/Wolfgang Koch) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

En 2013, ils étaient deux.
En 2014, ils étaient trois (deux adultes, un petit)
En 2015, ils sont quatre (deux adultes, deux petits).
L’air de Bayreuth est favorable à la reproduction des crocodiles, et les crocodiles sont les chiffons rouges ad hoc pour stimuler les buhs qui ont accueilli cette représentation de Siegfried, comme l’an dernier. Le final très brechtien ne passe pas. Mais les buhs ont été vite étouffés par l’ovation énorme du public devant ce Siegfried d’une rare intensité musicale.
Si par hasard la notion de distanciation (Verfremdung) n’est pas tout à fait assimilée, il suffit de regarder ce Siegfried et notamment son troisième acte, pour recevoir une leçon de dramaturgie brechtienne. Au moment où l’amour éperdu de Brünnhilde s’exprime et où elle s’est libérée de ses craintes, au moment où la musique devient ivresse, Siegfried semble faire autre chose, boire, lire, autour d’une table improbable de restaurant que Brünnhilde vient de rejoindre vêtue d’une robe de mariée plus vraie que nature. C’est à ce moment musicalement somptueux qu’arrivent les crocodiles, provoquant les rires et donc  interrompant forcément l’ivresse lyrique à laquelle le public commençait à s’adonner car toute la scène devient de plus en plus loufoque : Siegfried donne à manger au crocodile comme à son chien, et Brünnhilde s’y met,et si les dernières minutes du duo sont construites comme un duo d’opéra, les deux chanteurs debout face au public (ils ne se touchent jamais dans ce duo dit d’amour), le crocodile veille à un pas…
Las, au moment même des toutes dernières mesures, si éclatantes, l’oiseau fait sa réapparition sous sa forme humaine et joue avec un crocodile qui l’avale : on voit dans la gueule les jambes qui battent et un bras qui appelle à l’aide : Siegfried (qui ignore la peur, évidemment) va sauver la situation et arracher le frêle volatile de la gueule de la bête, l’en retire, le serre dans ses bras d’une manière si peu équivoque que Brünnhilde intervient par un baiser goulu, comme pour dire « Siegfried, il est à moi !». Rideau.
Et évidemment huées immédiates des frustrés de l’ivresse et des spectateurs non brechtiens.

Duo Wanderer (Wolfgang Koch) et Siegfreid (Stefan Vinke) acte III ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Duo Wanderer (Wolfgang Koch) et Siegfreid (Stefan Vinke) acte III ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Castorf n’a pas changé grand chose de la mise en scène, sinon l’ajout d’un bébé crocodile, qui fait presque figure d’événement tant tout le monde en a parlé : les fondamentaux y sont, un Siegfried qui se déroule à l’ombre d’un Mount Rushmore version communiste, Marx, Lénine, Staline, Mao : les idéologies triomphantes de la guerre froide, et de l’autre côté du décor une Alexanderplatz à Berlin d’avant la chute du mur, sous une immense publicité au néon pour Minol (le combinat gérant l’énergie de la DDR repris par Total au début des années 1990) dont la fameuse Minolhaus trônait sur Alexanderplatz. Aleksandar Denić est un décorateur de génie.
On a dans cette mise en scène de Siegfried un concentré de la pensée de Castorf, à la fois sur les idéologies du bloc oriental, sur la DDR, d’où il vient, fondement de son travail théâtral : sur le toit de son théâtre la Volksbühne, au moins jusqu’en 2017, trône un fier OST (Est), affirmant les racines de cette maison.

Siegfried commence à indiquer clairement les voies de la perversion : trafics, crimes, absence de sentiment ou d’amour. Le personnage de Siegfried est incapable de tendresse, c’est une graine de terroriste mâtinée de petit truand formé à l’école de Mime, qui est aussi l’école d’Alberich, où l’on a renoncé à l’amour. La mise en scène est sans doute des quatre spectacles la plus agressivement « provocatrice » pour les spectateurs. Cette troisième vision permet de voir que Castorf ne travaille pas dans les longs dialogues, à l’inverse d’un Chéreau par exemple, sur les gestes (je veux dire sur le petit geste vrai) ou sur l’individualisation des personnages, il laisse souvent ses personnages avec de rares mouvements, quelques pas, ou plutôt immobiles : le dialogue Alberich/Wanderer est à ce titre assez emblématique. Castorf joue de l’espace, immense en l’occurrence puisque prenant toute la hauteur du décor, obligeant les chanteurs à monter des escaliers ou des échelles, quelquefois à leurs risques et périls (Albert Dohmen a trébuché), une bonne partie du duo Wanderer/Siegfried du 3ème acte se déroule en haut du décor sur la passerelle de bois où ils trouvent chacun ostensiblement qui Notung et qui la lance. Siegfried brise d’ailleurs la lance en deux alors que le Wanderer a déjà quitté la place, déjà redescendu, déjà vaincu avant même le moment fixé: Castorf n’en manque pas une pour casser l’histoire, et à ce titre la scène la plus impressionnante et la plus réussie (c’est un vrai chef d’œuvre grâce à la Erda supérieure de Nadine Weissman) est la scène initiale du 3ème acte,  où une Erda sans doute vedette d’un musical berlinois – tout comme l’Oiseau – se prépare, se maquille, s’habille comme pour rentrer en scène mais en réalité pour rencontrer Le Wanderer/Wotan qui l’appelle, un Wanderer défraichi, débraillé, un Malcolm McDowell à l’abandon (il en a le même œil maquillé que dans Orange mécanique) attablé devant un saladier plein de pâtes qu’il mange à pleines mains. Un repas de vieux amants, qui se finit en dernière gâterie de Erda au Wanderer (sur le fameux « Hinab », « descends ! »), où Nadine Weissmann, dont j’avais déjà évoqué le personnage dans Rheingold est extraordinaire de vérité et de présence, mais aussi très sûre vocalement. Son adresse à Wotan prend plus de relief, plus de sens et affiche une vérité qui va bien au-delà des apparitions habituelles d’Erda émergeant des abysses. C’est un grand moment de théâtre par son côté délirant et sa criante vérité et conformité au sens général de la relation Erda/Wotan.
Qu’Erda et l’Oiseau procèdent dans cette mise en scène du monde du spectacle, ou plutôt des revues est intéressant d’ailleurs, car Castorf renvoie les personnages de l’histoire à une sorte de pacotille chargée de distraire le bon peuple, inscrite dans ce Berlin où l’histoire se déroule pour partie dans cette vision, Berlin comme symbole des idéologies triomphantes et finissantes (Le Wanderer vu comme Wotan décrépi).
Autre motif clairement affiché, les relations de couples Erda/Wotan et Brünnhilde/Siegfried mises en parallèle autour de la table de restaurant en terrasse, deux versions de la vie du couple, chacune désabusée. L’une est une rupture, l’autre est une rencontre déjà installée dans la lassitude et l’impossibilité de communiquer (Götterdämmerung est annoncé…), le parallèle de la situation ne peut être un hasard.
Ainsi en est-il de ce Siegfried, dont nous épargnons les détails au lecteur qui se reportera à 2014 (Compte rendu du 30 juillet, et compte rendu du 13 août 2014)
S’il n’y pas de changements fondamentaux dans la mise en scène, mais la distribution évolue avec rien moins qu’un Siegfried, un Mime, un Fafner et un Alberich nouveaux et forcément avec elle le rythme de la représentation car les personnalités sont différentes. L’Alberich d’Albert Dohmen était plus à l’aise aujourd’hui que dans Rheingold. Sans doute une mise en scène moins ébouriffante l’y a-t-elle aidé : ses mouvements en effet sont moindres, dans un espace scénique encombré d’objets où il est difficile de bouger (une roulotte, des lits pliants, des caisses) aussi monte-t-on sur les hauteurs. La voix, légèrement voilée, reste puissante et le style impeccable. C’est son premier Alberich et c’est globalement très convaincant. La mise en scène (et notamment les costumes d’Adriana Braga-Peretski) en fait dans la scène I de l’acte II un double fraternel du Wanderer (merci Chéreau), chacun rôdant autour de la même proie. La scène est prodigieuse d’intelligence et Dohmen y est remarquable.

Mort de Fafner (Andreas Hönl) soigné par l'homme à tout faire Patric Seibert ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Mort de Fafner (Andreas Hönl) soigné par l’homme à tout faire Patric Seibert ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Fafner est cette année Andreas Hörl (l’an dernier Soren Coliban). Cette basse moins profonde que d’autres Fafner (qui chante un Titurel très vivant( !) dans le Parsifal pour enfants) a un timbre assez clair, une voix plutôt ouverte, une émission impeccable et une diction parfaite, La prestation en Fafner est très réussie, ce Fafner qui dans la mise en scène profite de la vie et de son or en entretenant une brigade de jeunes femmes : c’est sa manière à lui de dormir « accompagné ». C’est un Fafner assez vif, un genre de hippie à la retraite (qui garde sa barbe noire peinte) vu comme un petit chef de bande qui se bat vraiment avec Siegfried : point de Dragon puisque le serpent est en nous.
Le Mime consommé de Andreas Conrad épouse certes la mise en scène (désopilant avec son parapluie, un vrai personnage de bande dessinée), et chante au départ avec une voix particulièrement bien assise dans les aigus. Les choses se gâtent un peu par la suite, où toutes les notes ne sont pas chantées, et où il semble un peu indifférent à l’action. C’est un ténor de caractère…sans trop de caractère ici est c’est dommage. Il est vrai aussi que Castorf ne s’y intéresse pas trop, sans doute parce que tous les metteurs en scène s’y intéressent en revanche, moins qu’à Siegfried, moins qu’à Alberich, et moins qu’à l’ours, joué par un Patric Seibert, l’assistant de Castorf, qui est ours, mariée, chien de garde, et esclave, mais aussi ailleurs barman, garçon de café ou cadavre. Il est une des figures, une des silhouettes marquantes et marquées de ce Ring, comme un chœur muet, comme le facteur du petit Brecht illustré. Pour Castorf, le reste des personnages ou bien sont interchangeables, ou des caricatures, ou des ombres .
L’intervention finale avec le voile de mariée veut paraît-il montrer que Siegfried ayant forgé Notung devient un héros dont tous ont envie : « tutti lo bramano ! », le voile final du 1er acte annonce celui aussi arboré par Brünnhilde à la fin du 3ème. Siegfried, qui va aussi épouser Gutrune après l’ours et Brünnhilde, au 2ème acte du Crépuscule devient ainsi l’épousé du genre humain, à défaut d’en être l’épouseur.
Le Wanderer de Wolfgang Koch a toujours cette éminente intelligence de l’interprétation, scandant les mots, avec une émission modèle. Il semble plus fatigué néanmoins avec une voix moins colorée et un petit peu plus instable. On l’avait remarqué dans les toutes dernières mesures de Walküre où la voix bougeait fortement. Son Wanderer est toujours impressionnant comme personnage, comme acteur, mais vocalement un peu moins sculpté. L’an prochain, trois Wotan pour trois soirées, c’est presque unique dans les annales : en 1988, dans le Ring de Kupfer, Mazura avait chanté le Wanderer et Tomlinson Wotan de Rheingold et de Walküre. Ce qui ne va pas arranger les affaires de Castorf qui a souvent protesté contre les changements de distribution.

Siegfried (Stefan Vinke) ©Jörg Schulze/Bayreuther Festspiele
Siegfried (Stefan Vinke) ©Jörg Schulze/Bayreuther Festspiele

La grande nouveauté, c’est le Siegfried de Stefan Vinke, qui comme Andreas Conrad en Mime, a remporté un gros succès mais inférieur à celui de Lance Ryan l’an dernier (malgré les huées inévitables d’alors, vu la prestation vocale contrastée du ténor canadien). Stefan Vinke est sans aucun doute possible un Siegfried convaincant, qui chante tout de manière égale, avec la même puissance et la même résistance, et avec un notable volume. Vocalement nous y gagnons. Y gagnons-nous pour le reste. Pas pour la couleur et les inflexions : la voix est moins claire ou juvénile que Ryan, plus épaisse et peut-être moins expressive, moins de couleur et plus linéaire, et le jeu est plus approximatif et moins personnel, moins incarné : son marteau semble bien peu convaincu quand il frappe dans l’œil de Staline, sans l’atteindre…comme son geste lorsqu’il jette le sac poubelle sur le cadavre de Mime au lieu de l’en recouvrir ; c’est malgré tout plus réussi scéniquement au deuxième acte. La manière vive dont il mitraille Fafner avec sa Kalashnikov avant d’y penser à deux fois (Siegfried tue d’abord et pense après) est assez convaincante, comme son troisième acte crocodilien. Disons qu’il entre dans le rôle peu à peu, mais qu’il emporte l’adhésion vocalement, même si les dernières mesures, comme souvent dans Siegfried sont vacillantes. Mais l’épreuve est bien dominée.

Mirella hagen (L'Oiseau) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Mirella Hagen (L’Oiseau) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

L’oiseau de Mirella Hagen, qui se bat avec ses ailes de géant et ce costume de meneuse de revue de l’Admiral Palast, est un peu moins en place que l’an dernier, mais reste très honorable, et surtout très spectaculaire. Là où l’oiseau est une toute petite chose habituellement, Castorf en fait un monument dédié au kitsch, un objet de spectacle et de désir (Siegfried…).

DUo final partie I Catherine Foster (Brünnhilde) et Stefan Vinke (Siegfried) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Duo final partie I Catherine Foster (Brünnhilde) et Stefan Vinke (Siegfried) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Le duo final de Brünnhilde et Siegfried est vraiment construit en deux parties, la première, sous les effigies des grands emblèmes du marxisme triomphant, est volontairement inscrite dans un récit presque abstrait, presque mythique, notamment quand par un étonnant jeu technique des figures et des éléments du décor il ne reste de ce décor monstrueux que de gigantesques lignes lumineuses (le résultat d’une ingénieuse projection vidéo), comme une ambiance. Le moment est suspendu, et presque poétique au point qu’on pense être revenu à l’expression mythique de l’amour dans un Siegfried traditionnel. Mais Castorf construit ainsi sa première partie pour mieux nous assommer dans la deuxième partie, quand Brünnhilde enfin se débarrasse de ses craintes (la perte de la virginité). Elle se passe de l’autre côté du décor, devant la station de U Bahn Alexanderplatz, dans un restaurant en terrasse, et cette évocation de l’ex-DDR très réaliste semble déjà faite pour la fin des illusions. Comment l’amour absolu peut-il exister là ? Il n’y a plus d’amour, il n’y reste qu’un Siegfried déjà désintéressé de sa conquête et une Brünnhilde déjà délaissée. Catherine Foster qui montre dans la redoutable partie de Brünnhilde de Siegfried, si tendue, la même homogénéité que dans Walküre, avec peut-être un peu moins d’engagement vocal. Elle s’économise, mais c’est surtout un chant un peu moins éclatant, presque moins vivant qui frappe. Les notes de la fin y sont bien présentes (au contraire de la plupart des Brünnhilde du marché) mais Catherine Foster est un peu en-deçà, pas aussi dédiée qu’on la rêverait, elle est déjà presque ailleurs. L’ensemble m’est apparu vocalement un peu moins captivant, à moins que les crocodiles ne m’aient trop distrait.
Car on en veut à ces crocodiles qui captent l’attention quand l’orchestre est à son sommet, lyrique, énergique, dynamique, offrant une fête sonore aux multiples reflets. Kirill Petrenko épouse parfaitement les différents moments de Siegfried, quand dominent théâtre et dialogues, il se fait discret, il se fait non protagoniste mais soutien, mais partenaire, mais écho, mais accompagnateur d’un discours : on a rarement entendu un Wagner ainsi intelligemment plastique et collant de si prêt à la nature de l’action scénique. Il faut entendre les différents éléments qui ouvrent l’œuvre, cette présence sourde, pesante, inquiétante de l’orchestre qui naît du silence et de cet imperceptible moment où le silence devient musique, avec cette alternance de sons très modelés, un peu plus forts ou un peu légers et le crescendo terrible et tendu avant que les coups de marteaux sur l’enclume ne se fassent entendre. Il faut aussi entendre les moments où l’orchestre se fait entendre en protagoniste, un fulgurant prélude du 3ème acte, un acte phénoménal à l’orchestre dans son ensemble. A-t-on entendu un tel descrescendo des flammes dans la transition entre la scène avec le Wanderer et le réveil de Brünnhilde, ou un tel réveil de Brünnhilde où un soleil sonore se lève en soulevant le cœur. Non, dans ce Ring, l’orchestre n’est pas protagoniste, on n’entend pas que lui, mais il est partout et on entend tout de lui, et dès que l’oreille se concentre sur le son de la fosse, c’est un abîme qui s’ouvre, de profondeur, de sensibilité, d’invention. Quelle fête !
Allez-vous étonner de l’ahurissante explosion quand le chef vient saluer, encore peut-être si c’est possible plus impressionnante que dans Walküre.[wpsr_facebook]

Crocodile's folie: duo final de Siegfried (Stefan Vinke) et Brünnhilde (Catherine Foster) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Crocodile’s folie: duo final  partie II de Siegfried (Stefan Vinke) et Brünnhilde (Catherine Foster) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DAS RHEINGOLD le 27 JUILLET 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Frank CASTORF)

Das Rheingold ©Enrico Nawrath
Das Rheingold ©Enrico Nawrath

Je relisais pour éviter de me répéter mon compte rendu de l’an dernier , et je crains de ne devoir tout de même me permettre quelques redites. Je recommande au lecteur nouveau venu sur ce blog de s’y reporter pour une lecture scénique plus détaillée.
Ce Ring qui a horrifié certains et que la presse a accueilli avec fraîcheur, avec scepticisme, avec fatalisme et quelquefois avec enthousiasme est un travail d’une intelligence et d’une profondeur rares, qui cumule les talents, à commencer par celui du décorateur Aleksandar Denić qui a construit les décors les plus impressionnants à voir aujourd’hui sur une scène.

De Frank Castorf à quoi s’attendre d’autre qu’une lecture idéologique d’un récit qui raconte la naissance du monde (contemporain) et sa soif de pouvoir et d’or. Il le voit en l’adaptant à la réalité historique, et notamment à l’histoire du pétrole (l’Or noir) avec son cortège de conséquences sur la fin des blocs et notamment du bloc soviétique, sur le pouvoir définitif du Walhalla/Wall Street, et sur ses effets sur le fonctionnement de la société, faite de petits arrangements médiocres, de mafias minables, de vendus et d’achetables, le tout dans une perspective historique avançant d’acte en acte dès Walküre .

La particularité de sa manière de raconter Rheingold, le prologue de cette longue histoire, c’est qu’il en fait une vision de l’après dans une version de type comics ou  film de série B. Le prologue est donc un épilogue.
La question initiale de ce Ring à laquelle Castorf essaie de répondre est simple:
vous allez voir un monde pourri rempli de minables, comment en est on arrivé là ?
Ce prologue est non plus le regard sur les racines du mal, le récit de la première tromperie, mais l’état du monde après inventaire.
Que reste-t-il du monde? Il reste ce petit monde en miniature, concentré autour de ses trafics du fin fond du Texas où Wotan est un maquereau minable et Alberich un tenancier de boite interlope. Tous pareils, tous pourris, tous à jeter.

De même qu’à la fin du Crépuscule, rien ne bouge, dans la montée au Walhalla de Rheingold, il n’y a pas de Walhalla, sinon cette station-service sur le toit de laquelle tous les Dieux réunis marchent, regardent, un peu hébétés et que Loge préfère fuir après avoir tenté de la faire exploser. Il s’est passé tant de choses en 2h30 et en fait il ne s’est rien passé puisque rien ne change, sinon quelques morts en plus, quelques bagarres en plus et tout ce qui fait la joie des films de série B, avec leur filles pulpeuses, leurs petits souteneurs et leurs affaires louches.

Erda (Nadine Weissmann)©Jörg Schulze
Erda (Nadine Weissmann)©Jörg Schulze

L’apparition d’Erda est à ce titre fulminante. Nadine Weissmann est prodigieuse dans ce personnage improbable de maquerelle qui a réussi : c’est l’un des grands moments d’un Rheingold qui reste pour moi un chef d’œuvre de virtuosité scénique, jouant habilement du théâtre et de la vidéo, chacun dans son rôle, et obligeant le spectateur à une attention démultipliée.
Il est en effet impossible de se concentrer sur la seule musique, parce qu’il faut se concentrer sur le tout. Puisque nous sommes au temple de la Gesamtkunstwerk : il faut à la fois tout voir, tout comprendre, et se démultiplier tout en prenant chaque élément comme un élément du tout, qui n’a jamais de sens singulier mais un sens au service d’une entreprise globale.
Ainsi un chef d’orchestre persuadé de la primauté de la musique ne supporterait pas ce foisonnement, cette profusion, ces débordements et tous les excès et redondances, qui laissent beaucoup de spectateurs  désarçonnés : derrière moi on soupirait , on éructait (discrètement) en exprimant l’étonnement, l’agacement, la surprise, la perplexité : quoi ? les filles du Rhin devant une piscine ? faisant sécher leurs petites culottes, mangeant des saucisses au ketchup grillées au barbecue ? 

Les Dieux au motel ©Enrico Nawrath
Les Dieux au motel ©Enrico Nawrath


Et quoi ? Les Dieux rassemblés dans une petite chambre d’hôtel livrés à mille activités licites ou non, dicibles ou non, qu’on essaie de démêler par la vidéo car il est impossible de tout embrasser par le seul regard théâtral? la vision globale est d’une incroyable drôlerie : impossible de croire à ces dieux là, impossible de croire à cette histoire-là née pour faire pschitttt !
Certes, pour qui aime le théâtre, le théâtre intelligent, techniquement impeccable, pour qui aime la virtuosité scénique et surtout l’implacable rigueur, c’est un enchantement, que l’on ne peut voir qu’à Bayreuth, parce que c’est le seul lieu qui puisse donner toutes les possibilités techniques au service d’un spectacle (même si Castorf a souvent rouspété et même plus), parce que c’est aussi un laboratoire, selon la volonté de Wolfgang Wagner. Wolfgang a théorisé la philosophie du Neubayreuth lorsqu’il a appelé à partir de 1972 d’autres metteurs en scène (le premier fut Götz Friedrich pour Tannhäuser): tout spectacle est une proposition, et ne peut être considéré ni comme une vision définitive, ni comme un travail achevé, c’est un perpétuel work in progress.
Bayreuth est de fait ainsi le seul vrai « Festival »: dans la plupart des autres, les productions sont des co-productions qu’on va voir ailleurs, dans des théâtres d’opéra ordinaires. À Bayreuth, une production est uniquement faite pour cette salle, uniquement présentée dans cette salle (il y a quelques exceptions quand le Festival allait au Japon dans les années 60) et pour un public qu’on suppose averti : d’ailleurs, ne comptez pas sur les surtitres, il n’y en a pas.
Ainsi le travail de Castorf est-il d’abord un travail intellectuel avant d’être scénique, qui interpelle l’histoire, la philosophie, la culture cinématographique et qui prend son sens non seulement par ce qu’on voit, mais par le cheminement qui aboutit à ce que l’on voit. Qui se lance dans le travail d’analyse de ce cheminement en découvre alors toute la richesse, toute la finesse, toute la rigueur.
Ce spectacle n’est pas fait pour le consommateur, il est fait pour le promeneur amoureux, il est fait pour aimer et chercher, pour lire et fouiller, pour explorer mais aussi pour discuter, passionnément. Il est fait en réalité pour tout ce que ne produisent pas les sociétés d’aujourd’hui, plutôt du genre Kleenex: ce spectacle a besoin de temps, il a besoin de réflexion, il a besoin de culture et d’acculturation, il a besoin de disponibilité, il a besoin qu’on y revienne. Rien n’est jetable ici, ce qui pose problème dans un monde du jetable en permanence et du touche à tout consumériste.

Loge (Albert Dohmen) ©Enrico Nawrath
Loge (Albert Dohmen) ©Enrico Nawrath

Alors, il faut pour un tel spectacle un chef et une compagnie de chanteurs qui puissent partager cette conviction. Les remplacements de la troupe initiale montrent certaines limites de l’entreprise. Albert Dohmen est Alberich, vu que le malheureux Oleg Bryjak (qui remplaçait déjà en 2014 Martin Winkler, l’Alberich de 2013) a trouvé la mort dans l’accident de la Germanwings dans les Alpes. Dolmen est un grand artiste, même si la voix est fatiguée, il sait tenir la scène, avec une vraie présence mais Bryjak avait l’an dernier ce côté vulgaire et négligé, ce côté déglingué, là où Dohmen est plus contrôlé voire un tantinet plus distingué. Il reste que certains moments (la malédiction) sont vraiment impressionnants.
Plus encore John Daszak en Loge, au chant très maîtrisé, à la voix claire, bien projetée : un Loge qui a Siegfried à son répertoire est plutôt rare. On préfère en général des ténors de caractère pour Loge, comme le furent Graham Clark ou Heinz Zednik, bien qu’à Bayreuth on ait eu pour Loge tantôt des ténors de caractère, tantôt des ténors à la voix plus large comme Siegfried Jerusalem ou Manfred Jung. L’an dernier, Norbert Ernst était plutôt un caractériste, habillé en levantin roublard (perruque brune frisée, teint mat).

Loge (John Daszak) ©Jörg Schulze
Loge (John Daszak) ©Jörg Schulze

Avec Daszak, à l’allure si différente , grand, chauve, plutôt un physique de héros, on est dans un tout autre genre que le petit levantin. La diction même est plus neutre, moins colorée. Il faut pour Loge quelqu’un qui sache parfaitement la langue allemande pour bien nuancer chaque parole. Daszak a le timbre et la voix, mais il n’a pas beaucoup le caractère. Ainsi son Loge est il plus impersonnel, plus mal à l’aise aussi dans ce monde de malfrats traficoteurs. Alors il distancie par une attitude plus froide, moins concernée, un peu plus raide. C’est un aristocrate dans un monde de petites frappes : on comprend alors mieux qu’il soit tenté de tout faire exploser avec son briquet (ce dieu du feu a son briquet comme grigri…). Ce monde n’est pas pour lui, et il en disparaît donc en tant que personnage.
Çà et là aussi quelques changements pour les autres: Okka von der Damerau hélas a quitté la distribution (c’est Anna Lapkovskaja qui lui succède),

Une histoire de série B ©Enrico Nawrath
Une histoire de série B ©Enrico Nawrath

Allison Oakes devient une jolie Freia (elle n’était l’an dernier que Gutrune) à la place d’Elisabet Strid , Donner est Daniel Schmutzhard que les parisiens ont vu dans Papageno de la Flûte enchantée (production Carsen) et il s’en sort très bien en petit malfrat de province à la gâchette facile et dans les Heda Hedo, tandis que Fafner n’est plus Sorin Coliban mais Andreas Hörl, alors que Fasolt reste un Wilhelm Schwinghammer plus en place que dans l’Heinrich de Lohengrin.
Avec pareil travail scénique, il faut des chanteurs qui sachent plier leur voix au rythme, à la vivacité, à la conversation et ne se laissent pas aller à l’histrionisme vocal (encore que Rheingold ne soit pas fait pour), et les voix seules ne suffisent pas, il faut vraiment des personnages. C’est le cas aussi bien de la Fricka de Claudia Mahnke, bien meilleure dans le dialogue de Rheingold que dans Walküre à la vocalité plus spectaculaire, que d’Allison Oakes, magnifique de vérité dans son rôle de poupée ballotée de bande (des Dieux) en bande (des Géants).

Freia ballotée par les géants ©Enrico Nawrath
Freia ballotée par les géants ©Enrico Nawrath

J’ai dit combien Nadine Weissmann, très correcte vocalement, mais pas exceptionnelle, était en revanche impressionnante dans le personnage d’Erda, avec une vraie gueule.
Du côté des hommes, Lothar Odinius en Froh/Michael Douglas est très efficace et très juste, il connaît bien la mise en scène et cela se voit.

Mime (Andreas Conrad)©Jörg Schulze
Mime (Andreas Conrad)©Jörg Schulze

Le Mime d’Andreas Conrad est comme toujours remarquable, dans une production où il est peut-être sacrifié comme personnage : la scène de Nibelheim est traitée par Castorf de manière moins spectaculaire que la tradition ne le veut. Nibelheim n’est qu’une version encore plus cheap du monde de Wotan, dans le style bar gay. Castorf fait de la scène une sorte de conversation entre petits truands où, une fois que Wotan a affirmé sa supériorité, et non son pouvoir, les choses se neutralisent. Plus conversation que conquête, plus tractations de basses œuvres que piège : ce n’est pas pour moi le moment le plus clair ni le plus réussi de la mise en scène, mais y apparaît la roulotte de Mime qu’on reverra durant Siegfried et on en retient surtout l’image singulière très souvent reprise par la presse de tous ces messieurs sur des chaises longues, face au public pour la photo de cette sorte de Yalta des p’tits voleurs.
Quant à Wolfgang Koch, il n’a rien du Wotan dominateur du monde, c’est le tenancier du Motel/station service Texaco. Un tenancier un peu violent, jouisseur en veux-tu en voilà, un gentil sale type, un mac de quartier. Sa manière de dire le texte, sa science de la modulation, la couleur vocale en font un Wotan modèle pour la mise en scène de Castorf, il n’a rien de la grandeur torturée d’un McIntyre, ou de la noblesse d’un Theo Adam. Voilà un chanteur d’une grande intelligence, d’une très grande plasticité et qui est entré dans la logique de la production avec gourmandise. On lui demande d’être ce Wotan version Rapetou et de ne pas prétendre être le personnage principal du drame comme on le voit souvent, il joue parfaitement le jeu, avec justesse, naturel, et surtout avec une grande intelligence, une grande disponibilité, ainsi qu’une superbe intuition, malheureusement pour la dernière fois puisque l’an prochain c’est Iain Paterson qui reprend le rôle dans Rheingold (trois Wotan sont prévus: dans Walküre John Lundgren et dans Siegfried le Wanderer sera Thomas J.Mayer)
Dans une telle conception, l’orchestre ne peut être le protagoniste. Il n’y pas de protagoniste dans cette version 2013/2015 de la Gesamtkunstwerk. Ce que j’avais écrit sur Petrenko l’an dernier est encore vérifiable cette année, j’y renvoie donc le lecteur pour une analyse de son approche, sur laquelle je vais tout de même revenir.
Y-a-t-il un impératif catégorique pour faire entendre Wagner ? Un style, qui par delà les personnalités différentes, resterait en quelque sorte immuable, un style fondamental avec variations, comme Barenboim ou Solti seraient une variation sur Furtwängler, comme Thielemann une variation sur Karajan, mais tous recherchant la plénitude sonore d’un discours lyrique, l’énergie de l’héroïsme, des cuivres rutilants et des cordes en état d’ivresse pour faire fondre de plaisir le spectateur drogué à la cocaïne wagnérienne.
À entendre le travail de Kirill Petrenko, on en est loin . Et je comprends que ceux qui pensent qu’il y a des fondamentaux chez Wagner, des immuables, des passages obligés, un son “Wagner” puissent rejeter pareille interprétation. Si ce Rheingold est globalement assez voisin de celui de l’an dernier, il est différent de celui de Munich que Petrenko a dirigé au printemps même si visiblement le choix est celui d’un Rheingold plutôt allégé et lyrique. Mais le lyrisme était ce qui dominait à Munich ; ici c’est le choix de faire ressortir le texte avec un soin jaloux et de gérer l’orchestre comme la continuation de la conversation scénique ou comme une conversation parallèle avec une étonnante symphonie de couleurs instrumentales comme on pourrait distinguer différentes couleurs vocales, avec des nuances infinies notamment aux cordes (les altos ! les contrebasses !) ou aux bois. Cette clarté est d’autant plus fascinante que le volume de l’orchestre est volontairement retenu, voire très retenu. Certes, ce que nous voyons sur scène ne nous fait ni rêver d’héroïsme, ni d’épopée, et alors, Petrenko adapte l’orchestre à ce qu’il voit. C’est la force de ces chefs d’exception de ne pas « suivre leur idée » et la mettre en démonstration indépendamment de ce qui se passe sur scène, mais d’accompagner le plateau et la mise en scène en réorientant le travail orchestral en fonction du travail commun avec le metteur en scène.

Walhalla ©Enrico Nawrath
Walhalla ©Enrico Nawrath

Un exemple, la montée au Walhalla, qui est ahurissante de lyrisme, de clarté, de somptuosité sonore, est d’autant plus juste dans cette mise en scène qu’elle devient mordante ironie, vu…qu’il n’y a pas de Walhalla, et que la musique tourne somptueusement…à vide : voilà comment Petrenko sert le dessein de Castorf.
J’avais remarqué dans Lulu qu’il a dirigé à Munich en mai/juin le choix qu’il faisait face à la Lulu intimiste et singulière de Tcherniakov, de retenir le volume de l’orchestre pour en faire l’accompagnateur de scènes de théâtre qui sont autant de saynètes dans un espace réduit et glacé: il a approché Lulu dans une version chambriste et glaciale.
Ici, c’est en quelque sorte la même option, mais sans rien de glacé. Tout est fluide, tout suit un discours continu, rythmé, à un rythme presque mozartien. Je ne sais si je vais réussir à rendre l’idée de ce travail, mais la manière de faire fonctionner la musique m’a rappelé le Mozart du deuxième acte des Nozze, un continuum quelquefois tendu, quelquefois haletant, jamais démonstratif, seulement au service non des voix, mais des personnages et de l’action. Il en résulte une musicalité nouvelle, une version cinéma-vérité de Rheingold qui colle avec la scène d’une manière inouïe : la musique de Wagner vécue par beaucoup, pensée par beaucoup, sentie par beaucoup comme protagoniste, devenant, dans cette salle où elle est masquée, le véritable accompagnement musical de la scène, musique de film, scandant le drame, colorant l’action, éclairant les dialogues et jamais, sauf si nécessaire, au premier plan, une musique fonctionnelle en quelque sorte. Fascinant.

Au terme de ce Rheingold, une troisième vision aussi stimulante, passionnante, riche, que les deux précédentes, un seul regret, que ceux qui vendent des places en surplus, une vingtaine de personnes, ne trouvent pas d’acheteurs, tellement la production fait peur. Que cette production fasse office d’épouvantail est pour moi un indice de la stupidité des temps et de ce désir de conformisme à tout crin. Si même à Bayreuth on ne veut plus voir les produits d’une réflexion sur les possibles, tous les possibles du texte wagnérien, et malgré une réalisation musicale d’exception, alors nous sommes devenus les rats du Lohengrin de Neuenfels.[wpsr_facebook]

Donner (Daniel Schmutzhard)©Jörg Schultz
Donner (Daniel Schmutzhard)©Jörg Schultz

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – SIEGFRIED (II), de Richard WAGNER le 13 AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Siegfried (Lance Ryan) festival 2013 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Siegfried (Lance Ryan) festival 2013 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Pour un compte rendu plus étoffé, se reporter à la représentation du 30 juillet

Je pensais que quelques remarques en apostille de mes textes précédents suffiraient . mais je suis un bavard, et j’ai envie de reparler de Siegfried…voilà donc un texte spécifique…
Car cette deuxième vision de Siegfried a été singulièrement utile. Elle m’a permis d’asseoir mon opinion et mes sentiments sur cette mise en scène, et de confirmer ma satisfaction devant cette vision décapante. Curieusement, le public a réagi plus violemment qu’au Siegfried du Ring I, sans doute aussi parce que le chant n’était pas dans ce Siegfried II à la hauteur des attentes, et que Siegfried est sans doute, plus que les autres jours du Ring de Castorf, le spectacle le plus cynique et le plus dérangeant.
Il y a dans ce Siegfried une présupposition : les idéologies ne fonctionnent pas dans ce monde, et leur mort est programmée, sinon actée,  tout comme Wotan qui est conscient de son échec peut-être dès Rheingold (Erda) ou surtout dès Walküre. Le monde de la toute puissance, ordonné selon ses désirs, est un leurre, et même le rictus de Mao sur le Mount Rushmore version marxiste contient cette ironie-là. En accédant au pouvoir total, vous préparez illico votre perte.

Le Wanderer (Wolfgang Koch) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Le Wanderer (Wolfgang Koch) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

Le Wanderer n’est qu’un être fatigué, qui débarrassé de son manteau et de son chapeau, est singulièrement semblable à Alberich, tatouages, Marcel noir, et même carrure…Chéreau l’avait d’ailleurs suggéré à l’acte II lui aussi, en faisant sillonner la forêt par deux ombres grises de même facture. C’est un donné de cette mise en scène de faire de Wotan et d’Alberich des complices qui poursuivent le même but, qui sont de la même trempe ou de la même boue.
Séparé par un mur (de Berlin) dans le décor, le plateau a deux faces : une face idéologies, mortelles et rêvées, et une face qui raconte le monde qu’elles ont façonné. Un monde artificiel, un monde de crime, un monde de menace, un monde de surveillance, un monde d’une noire tristesse dont on ne se sauve pas. Sous la lumière de Minol, la firme pétrolière de la DDR, ce monde est d’un gris que les néons agressifs n’éclairent pas, où les personnages sont incapables d’aller les uns vers les autres.
Pour une fois, Fafner est traité non comme un Dragon, mais comme un humain, un capitaliste qui gère sa fortune, mais parce qu’il est capitaliste, parce qu’il a l’anneau, il reste menacé plus que menaçant (d’où un premier crocodile dans la scène lorsque Fafner répond à Alberich et Wotan).

De même tant que Brünnhilde et Siegfried, évoluent dans le décor Rushmore, le duo fonctionne presque selon les canons habituels, même s’ils évitent soigneusement de se toucher :  le spectateur est rassuré. Avec une perversion tout castorfienne, dès que la musique entame le thème fameux de la Siegfried Idyll, et que l’on devrait s’acheminer avec l’explosion lyrique et l’amour à tout va (ou n’est-ce que le désir?), le couple passe dans le décor urbain, le décor du monde de la déception, et dysfonctionne immédiatement: Siegfried s’ennuie déjà, et lorsque Brünnhilde apparaît en robe de mariée ridicule, il prend un air désolé qui en dit long sur l’avenir.
Le couple est déjà dans la désillusion : les crocodiles (qui copulent gaillardement au fond, je le l’avais pas vu lors de ma première vision, car placé trop à droite), sont là dès que la musique est lyrique, comme une menace, comme signe de la malédiction de l’anneau, comme emblème du capitalisme. Pour Castorf, tout semblant de bonheur n’est qu’illusion. Et de fait, même dans les plus traditionnelles des mises en scènes, le duo d’amour de Siegfried ne peut qu’être illusion puisque dès le début de Götterdämmerung, il y a séparation : le héros ne tient pas en place, le héros s’ennuie et le héros n’aime que lui-même.
En plaçant des crocodiles sur scène, Castorf veut indiquer des symboles (et notamment le capitalisme) mais surtout provoquer de la part du public le refus, la déception, l’amertume et veut donc provoquer les huées, signe de la déception, signe de la volonté de rester dans l’illusion lyrique. Ces huées là cherchent à se venger sur Castorf de l’illusion perdue. C’est bien le sens de la mise en scène de ce duo, clairement marqué en deux parties, qui casse tout lyrisme et tout amour. Et qui évidemment provoque une cruelle désillusion et une cassure dans la complaisance créée par la musique.
Frank Castorf a beaucoup réfléchi aussi au sens de cette éducation programmée de Siegfried par Mime : une éducation programmée, au sens où, Notung reforgée ou pas, Mime a orienté l’éducation de Siegfried exclusivement dans son intérêt, celui de s’emparer du monde. Et ce que suggère Castorf, c’est que devant la ruine des idéologies qui programment le monde, il se forme une minorité d’hommes désireux de le faire exploser, des théoriciens, des intellectuels, d’où la masse de livres autour de la roulotte, d’où aussi l’esclave (Patric Seibert) qui, attaché comme un chien, profite de chaque moment de répit pour lire : c’est lui le futur révolté en gestation.  On a eu de ces modèles en Italie avec les Brigate rosse, on  en a eu en Allemagne avec la Rote Armee Fraktion, et aujourd’hui c’est aussi peut-être ce qui se passe dans l’islamisme radical qui recrute des adolescents un peu illuminés. Il y a dans ce parcours de Siegfried un parcours à la Mohammed Merah, il n’y a qu’à regarder comment il assassine Fafner, ou l’extrême violence inutile du meurtre de Mime. Siegfried, nous dit Castorf, est programmé, non pas pour l’amour, mais pour la destruction. Castorf prend le Ring comme une lecture du monde, ce qu’est cette histoire -en cela, il reste étonnamment fidèle à Wagner – et il en applique la logique extrême à ce qu’il voit de notre monde appliqué essentiellement à Berlin, son univers emblématique.

Quant aux dieux, et notamment à Wotan, il y a belle lurette qu’ils ont abdiqué les valeurs qui en firent des Dieux : Wotan, on l’a vu, est un petit Staline, comme le suggère une projection vidéo saisissante,  c’est aussi un autre Alberich, et Alberich, c’est un défenseur tardif et sans doute dépassé d’un marxisme défunt : on le voit au deuxième acte, dans l’ombre, tout en haut du décor, planter un tout petit drapeau rouge entre les têtes de Marx et Lénine : un nostalgique maladroit et un peu bêtassou.

Erda (Nadine Weissmann) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Erda (Nadine Weissmann) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

Wotan n’est peut-être vrai que dans sa rencontre avec Erda, vieille connaissance, une des multiples femmes qu’il a connues et qui traversent ce Ring, mais celle sans doute qui l’a marqué le plus, d’où cette scène du début du troisième acte, violente comme une scène de ménage, bien plus vive et vivante, voire vibrante que d’habitude. Une rencontre de vieux fêtard (après la fête…) en frac déglingué, avec une séductrice encore vaguement amoureuse (à son appel, elle choisit sa tenue, comme une actrice entrant en scène et jouant son va-tout) qui lui fera à la fin une petite gâterie, vêtue d’une perruque blonde provocante, ayant changé de look pour accomplir son office. D’ailleurs ce monde de femmes de trottoir, qui nous est présenté dans ce Siegfried,  tout est tarifé.
Seul point d’interrogation : l’apparition finale de l’esclave au premier acte avec un voile de mariée : allusion à la suite ? suprême ironie ? Il faudra encore y réfléchir.
D’un point de vue musical, je reste impressionné par la direction de Kirill Petrenko, avec un orchestre meilleur que dans Siegfried I (plus de scories aux cors), au son peut-être encore plus plein, mais je suis de plus en plus convaincu que l’auditeur en radio sera peut-être déçu de cette direction totalement en phase avec le plateau, mais sans emphase aucune. Ce que nous entendons s’accorde tellement à ce que nous voyons, il y a une telle osmose que si l’on n’est pas dans le spectacle, il est difficile d’être vraiment dans l’orchestre. Et c’est cette tension commune scène-fosse qui fait je crois l’indescriptible triomphe du chef chaque soir, qui n’est pas un chef, mais un révélateur: il révèle avec exactitude et précision tous les recoins de la partition, sans jamais nous dire « vous allez voir ce que vous allez voir », sans jamais intervenir par un effet de relief, par une couleur qui serait une initiative personnelle ; c’est un Ring en version Sachlichkeit, objectivité, le texte, rien que le texte, mais tout le texte. C’est un Ring qui stupéfie, qui fascine, mais sans faire rêver, et c’est en cela qu’il est très neuf.
Ce qui ne nous a pas fait rêver hier, ce sont les errances du plateau. Wolfgang Koch garde son intelligence dans le rendu du texte, dans le phrasé, mais semblait fatigué, avec des aigus qui sortaient mal et quelques fautes de mesure. Il faut dire à sa décharge et à celle des autres (notamment Lance Ryan) que Castorf les fait monter, descendre sur ce décor d’une dizaine de mètres de haut par des échelles, que partie des scènes se déroule en hauteur, et que tout cela ne favorise pas l’homogénéité sonore.
Le Mime de Burkhard Ulrich fait son métier de Mime, avec efficacité, mais sans en exagérer les effets, avec lui aussi une certaine égalité, une certaine retenue : il n’a rien d’un clown, mais c’est le simple héros d’une chronique de la lâcheté ordinaire, qui va faire faire par les autres les crimes qu’il n’ose accomplir.
L’Alberich d’Oleg Bryjak ne me convainc pas vocalement, il chante sans vraie couleur (son début de deuxième acte est scéniquement au point, mais vocalement plat, presque mat). Sorin Coliban en Fafner est intense, puissant, d’autant qu’il chante en homme et pas en dragon, cette manière d’humaniser totalement le personnage sans le cacher derrière un masque lui donne encore plus de relief et de justesse.
Une fois de plus la Erda de Nadine Weissmann montre à la fois des qualités vocales non indifférentes et surtout des qualités scéniques remarquables de naturel : elle est une vraie personnalité, avec un visage qui prend bien à l’image vidéo. Sans doute cela aide-t-il aussi.

Siegfried (Lance Ryan) festival 2013 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Waldvogel (Mirella Hagen) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Waldvogel (Mirella Hagen) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

L’Oiseau de Mirella Hagen m’est apparu un peu moins strident et acide que le 30 juillet. Il reste que cette voix sans fragilité convient bien au personnage voulu par la mise en scène car Carstorf en fait évidemment un vrai personnage, imposant, présent, envahissant même, dans le magnifique costume de Adriana Braga Peretzki de meneuse de revue berlinoise.

Catherine Foster était en totale méforme, de très nombreux aigus massacrés dont la fameuse note finale, devenue un couac terrible, une voix sans éclat, inexpressive, à peine engagée. Certes, cela serait conforme à la mise en scène, pourrait-on dire, mais la force de la mise en scène serait décuplée avec des chanteurs vocalement plus convaincants car alors la frustration née d’une musique sublime et d’une régie cynique, créerait une ambiance explosive.  D’une représentation à l’autre, les choses évoluent en bien ou en mal, pour Catherine Foster, ce fut en mal, car elle avait bien mieux chanté (sans être exceptionnelle) dans le Siegfried I, cette Brünnhilde là reste quand même pour mon goût bien insuffisante.

Siegfried (Lance Ryan) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze
Siegfried (Lance Ryan) © Bayreuther Fespiele/Jörg Schulze

Quant à Lance Ryan, qu’une partie de mes lecteurs apprécient peu, dont ils se plaignent, qu’ils accusent de gâcher la musique, il réussit à s’en sortir un peu.
Je sais bien que je vais être taxé d’une trop grande tolérance, aveuglé que je suis par mon amour de Bayreuth. Je sais bien qu’en radio cette voix peut vite devenir insupportable. Tout cela, je le sais, et je suis prêt à l’accepter. Lance Ryan fut il y a quelques années un Siegfried indiscutable. Il est aujourd’hui un Siegfried largement discuté, et à juste titre.
Mais voilà, hier, il était plutôt meilleur que dans le Siegfried I, même si c’est le Siegfried de Götterdämmerung qui lui va le moins bien. Il était même très défendable dans l’acte I, vaillant, clair, pas trop nasal. Et au point aussi dans l’acte II, même si les parties plus lyriques qui nécessitent une ligne de chant plus homogène ne lui conviennent plus.
Mais la mise en scène le sollicite : ce ne sont que bonds, gambades, escalades, montées, descentes, sauts et on peut comprendre des essoufflements, on peut comprendre l’épuisement lorsqu’il arrive au troisième acte, où il est forcément plus fatigué. Hier, il était quand même bien meilleur que la Brünnhilde de Catherine Foster. On me permettra donc de le défendre, en toute connaissance de cause. Mais dans la mesure où il n’y a plus de Windgassen (qui lui aussi n’avait pas que des bons jours) et qu’il n’y a pas beaucoup de chanteurs capables d’être scéniquement ce Siegfried exceptionnel de vérité et d’agilité que nous avons vu, j’ai la faiblesse (coupable aux yeux de tous les wagnériens puristes, sans doute plus formatés par le disque que par la scène) de penser que Lance Ryan hier a fait honneur à Bayreuth. Dans l’optique de la Gesamtkunstwerk, il était juste.
Il reste qu’il faudra poser la question des chanteurs à Bayreuth, la question des choix d’Eva Wagner (responsable des distributions) et plus généralement des choix effectués depuis une douzaine d’années, plus que la question générale du chant wagnérien, refrain absurde qui se réfère à un âge d’or qui n’est qu’illusion, comme tous les âges d’or : on sait aujourd’hui qu’il y a des chanteurs pour Wagner.
Un Ring comme celui de Munich en 2013 était d’un niveau vocal bien plus étoffé. Mais les deux Mecque wagnériennes, Munich et Bayreuth, n’ont pas la même fonction, notamment depuis 1951. Il faudra aussi en parler et il faudrait que ceux qui braillent contre Bayreuth (de toute éternité, c’est devenu un genre littéraire) en tiennent compte.
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BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – SIEGFRIED, de Richard WAGNER le 30 JUILLET 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Dans le Ring, Siegfried est un moment un peu particulier, peut-être pour le profane le plus difficile des quatre opéras qui composent la Tétralogie, beaucoup de longs dialogues malgré des moments fameux tels le chant de la forge, les murmures de la forêt, et certains moments du duo Siegfried/Brünnhilde, mais une dramaturgie un peu en retrait, laissant libre cours aux expressions individuelles et notamment celle de Mime.
Pour Castorf, c’est le moment le plus idéologique dans un décor des plus monumentaux jamais vus au théâtre : pour faire simple, la reconstitution du Mount Rushmore, enfin d’un Mount Rushmore sauce marxiste, puisqu’à la place des quatre présidents références des USA, sont sculptés Marx, Lénine, Staline et Mao, les références révolutionnaires.
Car c’est bien de révolution qu’il s’agit. Le pétrole continue de faire son effet, même si on quitte l’ambiance de Walküre qui lui est directement liée. Il ne faut pas penser la mise en scène comme un récit linéaire qui substituerait à l’or jaune l’or noir, et qui raconterait plus ou moins la même histoire. Quel en serait l’intérêt ?
Carstorf donne à ce Ring un sens crépusculaire : d’ailleurs, jamais les éclairages ne sont « a giorno » : brumes, aurores, lumières nocturnes alternent en des ambiances stupéfiantes de Rainer Casper, qui se modifient sans cesse et de manière à peine perceptibles. Même le fameux « Heil dir Sonne » de Brünnhilde au réveil est plus une espérance qu’une réalité. D’ailleurs, on le verra, tout est fait pour que ce réveil ne réveille pas grand-chose. C’est un crépuscule du monde, un crépuscule des idéologies, un crépuscule de la révolution, de celles qu’on prépare sans jamais les faire vraiment. Car le fameux mount Rushmore, construit en l’honneur des quatre Dalton des révolutions du XXème siècle, n’est qu’un chantier abandonné. On est loin du triomphant Rushmore américain. Le Rushmore que nous avons sous les yeux est un chantier laissé en friche, avec échafaudages, escaliers de bois et palans, dont les replis servent d’abri à la timide caravane de Mime, qui a quitté son frère dans Rheingold avec la caravane « familiale », qu’on retrouvera au Götterdämmerung, et qui va passer de main en main : Alberich, Mime, Siegfried-Brünnhilde : une ligne apparemment pas vraiment directe et pourtant…pourtant Siegfried sera éduqué beaucoup par Mime (tant de livres dans la roulotte, une éducation probablement intellectuelle et révolutionnaire version Rote Armee Fraktion) un peu par l’Oiseau (enfin, on va le voir, une éducation assez sexualisée…) et pas mal par Hagen…parce que les Runes transmises par Brünnhilde le temps d’une nuit d’amour, il aura tôt fait de les oublier avec le philtre de Hagen…; on a toujours tendance à classer Siegfried dans les héros positifs, et tous les signes de cette mise en scène nous indiquent que c’est plutôt un héros négatif (qu’il soit naïf, berné ou non), tout simplement parce qu’il n’est qu’un outil : outil de Wotan, outil de Mime, outil d’Alberich plus tard au travers de Hagen, il est le bras armé des autres, le Gavrilo Princip du moment.
Ne nous laissons pas non plus berner par les apparences, si d’un côté on a un Mount Rushmore à l’envers, et inachevé, la symphonie inachevée des révolutions perverties l’est par le pétrole, toujours présent, même de manière fugace :

Logo de la firme Minol
Logo de la firme Minol

la firme Minol (spécialisée en produits issus du pétrole, voir leur site https://www.minol.de et fondée par l’Allemagne de l’Est en 1949 avec un nom issu de Mineralöl-dont la traduction exacte en français est petr+ol=pétrole- et oleum, l’huile en latin) éclaire de son néon agressif la tranche de ce décor bi-face, une face Rush-mort, et une face Berlin-Minol. Oui, Berlin Est, comme symbole de l’idéologie dévoyée, de la révolution volée, des enjeux planétaires de la puissance : d’ailleurs ce Berlin-là est adossé à un mur gigantesque, qui cache l’autre face du décor…n’oublions pas le mur…
Derrière le mur, une poste : parce que la poste est l’instrument du pouvoir, de la Stasi, qui fouille dans le courrier : sacs de courriers ouverts et jetés en pâture, Siegfried au passage consultant des registres, personnages louches observant des dossiers, des feuilles. On n’envoie pas de lettres de cette poste, on les reçoit, on les rassemble et sans doute on les ouvre et on les perd. Et puis, il y a EXANDERPLATZ (pour Alexanderplatz) station de métro (U-Bahn) au pied de la tour de télévision gigantesque qui domine la partie est de Berlin, avec à ses pieds l’horloge URANIA, l’horloge universelle (qui dans cette mise en scène tourne très vite : toujours l’élasticité du temps…), et dans ce Berlin-là il y aussi des personnages, comme sortis d’une revue de l’Admiral Palast : l’Oiseau est une meneuse de revue, assez gênée d’ailleurs pour se mouvoir (jeu désopilant de poursuite impossible, Siegfried montant et descendant par des escaliers étroits interdits à l’Oiseau emprunté avec son énorme costume et ses ailes de géant). Personnages sortis d’un mythologie urbaine berlinoise, pauvre Biergarten qui va être témoin d’une scène de ménage entre Erda et Wotan, puis d’un triste duo d’amour( ?) Brünnhilde-Siegfried…La bière est triste hélas…

Minol sous la DDR
Minol sous la DDR

Berlin comme emblème des perversions idéologiques, de la course au pétrole : l’Alexanderplatz était justement jusqu’en 1968 le siège de Minol – voir plus haut-, avec sa Minolhaus…

 Minolhaus
Minolhaus

le pétrole est bien là, installé dans les symboles de la Berlin d’avant…
Ah, j’oubliais, un détail qui fera plaisir aux français : Minol, aujourd’hui appartient à Total.
Ainsi donc, l’intrigue se déroule dans une linéarité troublée. On se souvient que Tankred Dorst dans sa malheureuse production du Ring précédente avait eu la (bonne) idée de montrer des Dieux comme en transparence derrière un monde qui vivait sa vie au quotidien : les Dieux sont parmi nous. Mais c’était assez mal rendu, et peu clair. Ici, c’est le monde qui défile derrière les Dieux et les héros qui gèrent tant bien que mal leur vie agitée. Un monde qui se transforme au fur et à mesure que cette vie agitée génère des catastrophes et des ruines. Un monde qui tourne : la tournette n’est pas seulement un artifice permettant de construire un décor qui est espace, qui est passage (il y a toujours dans le décor un point de passage d’une face à l’autre, ici c’est la Poste…tiens tiens…point de passage…cela ne vous rappelle-t-il rien à Berlin ?), qui est cadre, qui est ambiance, la tournette organise le changement, l’évolution temporelle, spatiale, l’évolution des caractères, la tournette tourne sur elle même, mais en même temps on avance en une sorte de progression spiralaire.
Au premier acte, Castorf pose Mime (Burkhard Ulrich, très beau personnage) et Siegfried, dans leurs relations conflictuelles. Mime, digne frère de celui qui a renoncé à l’amour ne peut générer que haine et mépris. Mais Mime est dans ce travail plus un intellectuel qu’un habile forgeron, il se forge…des idées et se prépare en secret à faire exploser le monde: d’ailleurs quand le Wanderer arrive, inquisiteur en lunettes noires, il cache vite l’intérieur de la roulotte avec des journaux…

Wotan & Mime Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan & Mime Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Et on peut supposer que Siegfried en a aussi été imprégné. Mais Siegfried n’est ni obéissant, ni soumis, il entre en scène tenant en laisse non un ours, comme dans tout Ring qui se respecte, mais un homme, l’éternel Patric Seibert, barman-victime dans l’Or du Rhin, victime dans Walküre, et victime dans Siegfried, mais une victime qui serait consentante, le bon chien-chien à Siegfried qui a su au moins se ménager un esclave. Seibert, c’est l’éternelle victime, l’Untermensch nietzschéen (on ne compte plus les coups qu’il prend), la figure de celui qui est programmé pour perdre, le peuple quoi. Mais Siegfried est en opposition à l’idéologue Mime, comme s’il avait confusément compris que l’idéologie ne vaut rien non plus. Même s’il forge Notung (déjà forgée, de menus ajustements suffisent) comme d’habitude, il ouvre surtout des caisses remplies d’armes : on n’est pas chez les bandes des bas quartiers, on est, sous les figures faussement tutélaires gravées dans le granit, chez des terroristes en puissance. Siegfried est un outil préparé pour tuer, un outil qui va monter sur le visage de Staline pour lui enfoncer l’œil à coup de marteau et une projection du visage de Wotan couvrira Staline à l’acte III. Wotan n’est pas Staline.

Wotan Staline et Siegfried Lénine (Acte III, scène II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan Staline et Siegfried Lénine (Acte III, scène II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Wotan prend momentanément le visage de Staline parce que la situation le demande.  Siegfried au 2ème acte tue Fafner (un Fafner qui veille au grain au fond de la Poste, qui dort au fond du métro, entouré d’enveloppes et de filles faciles) à la Kalachnikov, manière Rote Armee Fraktion, en un bruit à ce point assourdissant qu’il faut un avertissement aux spectateurs à l’entrée de la salle et sur les feuilles de distribution. Siegfried est un violent, un fils de la révolte et de la violence, un marginal dressé contre le monde, élevé par ceux-là même qui en veulent la fin. Il tuera Mime d’une manière incroyablement sauvage, comme il a été dressé.
Le premier acte se termine par l’esclave-ours tenu en laisse qui revêtu d’un voile de mariée violemment ironique se jette avec amour sur Siegfried. Ce dernier   devenu  héros (il a forgé Notung) et  donc objet de l’amour de tous, comme dans les contes, il l’est aussi de l’ours-esclave qui veut sa part de rêve. Mais après cette fin un peu folle et sarcastique, le second acte commence non dans la forêt, mais devant la roulotte désertée autour de laquelle tournent les deux vautours : Alberich et Wotan, et continue devant la poste, où se réveille Fafner, entouré de ses minettes avides (Fafner assis sur son or…) qui va rentrer en disant « laissez moi dormir », mais Castorf, probablement joue sur le double sens en allemand de schlafen qui indique les deux types d’activités possibles dans un lit…la forêt, c’est la forêt de béton et de lumière de Berlin, c’est les tristes vitrines de l’est, c’est la poste, c’est les corbeilles à ordures où Siegfried cherche des bouts de bois pour imiter l’oiseau, c’est la forêt métaphorique et plus inquiétante que la forêt profonde des légendes. Et Siegfried se bat peu contre Fafner déjà homme, et pas Wurm (d’ailleurs, pas de dragon…mais un autre reptilien…) et il l’assassine, simplement, à la Kalachnikov, : devant la poste, un crocodile étendu…tout est dit…avec la lourdeur provocatrice voulue, pas de gants à prendre avec le capital…

Siegfried et l'Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Siegfried et l’Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Quant à l’Oiseau, je l’ai déjà évoqué, habillé en meneuse de revue berlinoise, plumes envahissantes et paillettes, elle est une femme qui cherche à séduire le jeune Siegfried, peu impressionné, et tout cela se terminera par une étreinte violente au rythme des dernières mesures. Siegfried pas trop pressé de rejoindre Brünnhilde honore d’abord l’Oiseau, et cette activité commune à l’humanité s’appelle en allemand vögeln (de Vogel, oiseau…) qu’on pourrait traduire par oiseler, gentille métonymie…Carstorf, évidemment s’amuse comme un fou à ironiser (il cite abondamment dans le programme le livre de Jankelevitch sur l’ironie) sur l’histoire, à la gauchir sans la trahir dans un monde sans morale et sans amour, oiseler ne serait-elle pas la seule activité qui reste possible?
Le troisième acte est à ce titre assez terrible : l’entrevue avec Erda, (qu’on avait quitté dans Rheingold en superbe maquerelle de luxe), se déroule comme une scène de ménage ou de rupture. Le vieux couple Erda/Wotan n’arrive plus à communiquer.

Wotan et Erda, Acte III, 1 Siegfried et l'Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan et Erda, Acte III, 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Erda est d’abord vue en vidéo se préparant à sortir pendant que Wotan l’appelle, elle se maquille, choisit sa perruque du jour pour l’occasion et sa tenue (pendant que son assistante lui pique des produits de maquillage): les Dieux doivent apparaître sur le théâtre du monde en costume choisi, comme un acteur qui intervient à la juste place dans le juste appareil. Très belle femme (Nadine Weissmann), elle sort de son couloir comme on rentre en scène, sur la terrasse, descendant un long escalier comme elle le ferait aux Folies Bergère (toujours cette idée sous jacente de revue) et vient trouver un Wotan un peu fatigué, débraillé, et surtout affamé : ils s’installent à une table de Biergarten, choisissent le menu sur la carte, les vins sont l’occasion d’une scène à la Charlot, orchestrée par le garçon (toujours le barman esclave…), qui verse en veux-tu en voilà toutes sortes de vins, pendant que Wotan mange un énorme saladier rempli de pâtes…(on est chez les dieux, et les repas divins sont olympiques, ou walhallesques), mais le dialogue autour d’une bonne table ne passe pas, Erda finit pas quitter violemment les lieux.
Elle réapparaît très vite, avec une autre perruque d’un blond platiné et putanesque. Et finalement se réconcilie avec Wotan en lui faisant une petite gâterie…Wotan lui avait lancé hinab (descends !), elle descend en effet, mais pas tout à fait dans les profondeurs de la terre…

J’imagine l’inquiétude du lecteur. Et je tiens à le rassurer. Rien de particulièrement insensé : dans toutes les mythologies, les Dieux passent leur temps en querelles et en oiselage ; Castorf ne fait que traduire en version d’aujourd’hui ce que nous acceptons parfaitement dans l’Iliade, l’Odyssée ou les Métamorphoses d’Ovide.
Et de plus la vérité de la relation Erda/Wotan est rendue avec crudité certes, mais justesse, il y a dans toute cette scène entre eux deux à la fois rancœur, familiarité, souvenirs.
Même vérité dans la scène avec Siegfried qui suit. Inutile de chercher des flammes et un rocher, il n’y en a pas. Il y a d’abord une course poursuite sur tout le décor (Mount Rushmore en largeur et en hauteur) entre Siegfried et Wotan, que Siegfried voudrait éviter, parce que Wotan ne l’intéresse pas. L’inverse n’étant pas vrai : Wotan le cherche, comme on dit et finit par le trouver : extraordinaire ballet d’une grande vérité psychologique, cette scène étant pour Wotan une vérification obligée que Siegfried ne peut être arrêté, et qu’il est donc bien programmé : ici c’est Wotan qui provoque et non Siegfried ; belle trouvaille.

Réveil © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Réveil © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Et puis enfin, le réveil et le duo d’amour : un réveil étrange, Brünnhilde étant enfermée sous une bâche de plastique (tiens, un dérivé du pétrole…) dormant sur un tas de reliques de chasse laissées là (bois de cerf), comme sur un tas d’ordures dont elle serait le joyau. Accompagnant ce réveil, une projection vidéo, un homme marche en forêt, trouve un cheval (Grane ?), puis un corps de femme ensanglanté, il plonge sa tête dans le sang, comme Siegfried dans le sang du Dragon…Pas d’ouverture vers le bonheur, mais vers le rite (vaudou ? on le verra au Götterdämmerung). Sur scène, Siegfried n’a pas vraiment peur devant ce corps de femme (il a connu l’Oiseau et sait désormais oiseler), et ce duo va se dérouler dans une ambiance glaciale, sinon  glaçante : amateurs de romantisme passez votre chemin. Castorf va détruire pièce à pièce tout ce qui rendrait une émotion vraie. Et Petrenko le suit, rythmes lents, pas de pathos une Verfremdung (distanciation) totale, absolue.

L’essentiel de la scène se déroule autour des restes du repas de Erda/Wotan (tiens, encore une histoire de couple), et chacun d’un côté de la table, raides comme deux passe-lacets, elle méditant sur la perte de son savoir et de sa virginité, et lui pensant carrément à autre chose : il s’ennuie déjà, va voir des dossiers à la poste, en arrière plan : pas étonnant que dès le début du Götterdämmerung, il n’ait qu’une idée, celle de partir…
Comme malgré tout le désir monte (chez elle, pas chez lui : Siegfried dit son désir, mais distraitement, vulgairement) elle se rapproche de lui et ce sont les premiers accords du final…mais arrivent à ce moment là pour troubler la fête une famille de crocodiles. On en avait déjà vu un auprès de Fafner, qui effrayait les jeunes filles. On voit cette fois une famille. Dans le bestiaire de Castorf, il y avait eu les dindons dans Walküre, couple victime prémonitoire métaphore de Siegmund/Sieglinde. La famille de crocodiles contient évidemment le couple, mais aussi le petit rejeton. Image de menace, certes, mais surtout image traditionnelle du capitalisme envahissant, image de bande dessinée ou de vignette journalistique qui montre que la vraie menace est là : Siegfried aurait presque peur, mais d’une part Brünnhilde donne un parasol  au crocodile le plus proche, qu’il avale (rires dans la salle), et Siegfried lui lance des pommes…Et notre crocodile croque la pomme…

Duo d'amour (2013) Siegfried et l'Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Duo d’amour (2013)  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Voilà un duo d’amour bien perturbé, totalement ailleurs, et ce n’est pas fini. En arrière plan, l’Oiseau (débarrassé de ses énormes plumes, et tout de blanc léger vêtu) entre en scène et s’amuse avec l’un des deux crocodiles adultes, du genre Titi et Gros Minet : il lui ouvre la gueule, regarde dedans, et l’autre l’avale, il ne reste plus apparentes que les jambes fort accortes de dame oiseau et Siegfried, tout en chantant l’amour avec Brünnhilde (on est au final de la scène, l’orchestre est lancé à toute volée…), se précipite pour sortir l’Oiseau de la gueule du reptile, tombe dans les bras de l’Oiseau et les deux se mettraient à oiseler sur le champ si Brünnhilde, vêtue en mariée, n’arrivait pour l’arracher des bras plumés et l’emmener manu militari, préfiguration de la scène de mariage Gudrune/Siegfried du Götterdämmerung. Rideau .
On l’aura compris, le rideau à peine tombé que les huées pleuvent, les crocodiles ont eu raison d’une bonne frange de la salle.
Leçon de tout cela : un Siegfried totalement dénué d’humanité, dénué de calcul, dénué même de regard. Un animal sauvageon, pur outil, ou pur produit du monde. Terroriste, certes, mais par occasion plus que conviction. Portant l’anneau, il est l’objet de la convoitise et de la menace (les crocodiles), il vit au jour le jour, au gré de telle ou telle rencontre, insouciant, parfaitement imperméable au sentiment, mais pas au désir : le Siegfried de Castorf, depuis l’Oiseau et jusqu’au filles du Rhin, n’arrêtera pas de lutiner qui passe une sorte de Wanderer du sexe. Elevé par Mime, programmé par Wotan qui ne vaut pas mieux, éduqué par l’Oiseau qui en profite, Siegfried n’est qu’un produit du mal, le neveu (et bientôt fiancé) de celle qui faisait exploser au TNT les champs de pétrole (il en a appris quelque chose…) : dans le monde post idéologique et post pétrolifère, il n’y plus de place que pour l’humain en ruines. On commence à comprendre que le Ring de Carstorf est nihiliste, il ne laisse aucune échappatoire. Le pétrole a fait de nous des bêtes sauvages : on l’entend bien aux cris émergeant de la salle à la chute du rideau…
Cette profusion de détails, d’idées enchâssées les unes aux autres, de propositions surprenantes, apparaissant logiques, ou saugrenues, ou incompréhensibles, mélange de clarté et de brume, est paradoxalement accompagnée dans la fosse par un Petrenko plus clair que jamais. Son premier acte, à la fois tendu, très sombre (c’est vraiment la couleur qu’il va donner à toute l’œuvre), est incroyablement lisible, suit les données du texte : la scène des énigmes avec Mime est totalement fascinante, on est presque contraint de fermer les yeux pour se rendre compte au mépris de la Gesamtkunswerk.
Les murmures de la forêt, en vraie sourdine, avec des cordes à se damner, emportent, même si les appels au cor sont complètement ratés par le cor solo (et pas seulement au deuxième acte) ; il y a dans cette direction une cohérence de musique de film qui colle à l’image d’une manière totale, dérangeante au besoin. Le duo final est pris avec lenteur, avec distance, comme jamais on ne l’a entendu, mais vrai comme jamais, vrai comme la vérité scénique qui nous est donnée. Le spectateur ne peut faire abstraction de l’un pour se concentrer sur l’autre : les deux vont tellement ensemble, de conserve, de complicité, de justesse : la fosse est tantôt distante, tantôt grandiose, tantôt ironique, mais toujours présente, toujours à l’affût, toujours capable de dire à l’oreille ce que nous voyons. Kirill Petrenko est toujours soucieux de l’effet à produire, du sens à donner, il s’est plongé dans les partitions des archives Richard Wagner, comparant les observations des partitions originales du Ring 1876, effectuant un travail approfondi de redécouverte musicale, alors que le Ring est ce qui l’a lancé dans la carrière lorsque tout jeune encore, il était GMD (lointain successeur de Hans von Bülow) dans le théâtre historique de Meiningen, dont la Hofkapelle fut la base de l’orchestre du festival de Bayreuth en 1876.
Chef d’œuvre de dynamique et d’énergie, mais aussi de retenue, d’adaptation à la scène, de construction sonore permettant aux voix de ne jamais être couvertes, le travail de Kirill Petrenko est pour moi la meilleure direction musicale du Ring depuis longtemps, à la fois par sa simplicité apparente, par le rendu systématique de chaque note, de chaque phrase, de chaque moment, par l’absence d’effet de mise en son et par une sorte d’exécution de toute la partition, mais rien que la partition, sans interférences.
Une fois de plus, les problèmes réels viennent des chanteurs et d’une distribution, certes honorable, mais moyenne au regard du lieu…
Même si l’on sait que Bayreuth a toujours préféré les chanteurs jeunes et moins connus que les valeurs consacrées, sauf à de rares exceptions (je rappelle que bien des « gloires de Bayreuth » étaient des débutants qui ont fait leur sillon sur la colline verte), le Festival a eu quelquefois la main plus heureuse, la question du chant se pose, fortement.
Leur performance d’acteur n’est pas en cause, ils sont tous des chanteurs-acteurs immergés dans le jeu, attentifs à la mise en scène, engagés : visiblement, le travail avec Castorf a fonctionné, à la différence de Chéreau au début, qui avait eu des difficultés avec certains (Karl Ridderbusch et René Kollo notamment). Mais vocalement, les choses sont pour le moins contrastées. Mirella Hagen en Oiseau (Waldvogel) a une voix projetée certes, mais avec de désagréables stridences, Alberich a une voix claire, lancée plus que projetée, sans un sens de la parole et de la diction accompli, et sans la profondeur voulue, Oleg Bryjak ne fera pas partie des Alberich de référence. Le Mime de Burkhard Ulrich est plutôt honorable. Certes, Castorf n’en fait pas un clown comme on le voit habituellement, c’est plutôt un intellectuel un peu lâche, mais qui n’en fait point trop. Pas d’effets sonores, point de voix nasillarde, point de jeux sur les aigus, une interprétation assez retenue, mais qui ne fait pas de Burkhard Ulrich un des Mime qui vous emporte une salle.

Wolfgang Koch reste ce Wanderer contenu, un peu introverti, très attentif au texte, très soucieux de la diction (son premier acte est magnifique). Dans la ligne de ce qu’on a entendu dans les épisodes précédents, c’est un Wotan non spectaculaire, mais homogène, mais intelligent, mais accompli.
Catherine Foster n’est pas ma Brünnhilde de prédilection, trop d’incertitudes dans le medium et dans le grave, un vibrato excessif pour mon goût, mais il faut lui reconnaître des aigus larges, sûrs, tenus, un bel appui sur le souffle et un engagement réel dans le jeu. C’est cependant une Brünnhilde sans aura, sans rien d’exceptionnel, sans expression du sublime. Est-ce voulu par Castorf ? Sans doute, rien n’est fait pour accentuer le sens du sublime dans toutes ses actions, mais la personnalité scénique, malgré un jeu bien en place, reste terne. Elle joue : elle n’est pas.

Et Lance Ryan ? On pourrait disserter à l’infini sur le rôle de Siegfried et ses exigences. Siegfried, il l’est en scène, merveilleusement engagé, juste jusque dans les moindres expressions, antipathique jusqu’au bout des ongles. Et dans ce cas la voix le sert bien, car elle n’a rien de séduisant. Il a les aigus, il travaille même les modulations, la couleur. Et disons que le Siegfried de Siegfried lui va, au moins dans les deux premiers actes. Il fatigue au troisième, le plus lyrique, celui qui exigerait une voix plus veloutée. La voix au contraire se raidit, le timbre se nasalise encore plus que de raison, devenant de plus en plus désagréable, sauer (aigre). C’est un Siegfried scéniquement hors pair mais vocalement difficile qui risque de devenir bientôt difficilement audible. J’ai suivi ce chanteur depuis que je l’ai entendu à Karlsruhe dans le Ring intéressant de Denis Krief. Il était jeune, et alors vocalement prodigieux. Il l’était encore à Valence dans le Ring Mehta/Fura dels Baus, avec une Jennifer Wilson rayonnante. A-t-il trop chanté le rôle ? je ne sais, en tous cas l’impression est celle d’une voix au crépuscule. Et l’en suis très triste, car c’est un véritable artiste.
En conclusion, ce travail, certes discutable, mais ouvert et disponible à la discussion, prodigieux d’intelligence et de profondeur à tous niveaux, montre que Bayreuth est toujours l’occasion pour le spectateur de questionner, de discuter passionnément, et de prolonger ensuite le plaisir du spectacle par le plaisir de l’étude.
Il n’y a aucun sens à aller à Bayreuth pour consommer de l’opéra…et puis s’en vont. Impossible de consommer Castorf ou Petrenko car alors la pilule sera bien amère : pareil Ring se prépare, se déguste, se digère (ou pas…), et en tous cas se pense sans cesse. Voilà pourquoi Bayreuth est unique.
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Scène finale..amour et crocodiles © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Scène finale..amour et crocodiles © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath