Quelques considérations sur cette troisième vision de Götterdämmerung, je renvoie les lecteurs à mes deux autres compte rendus, celui du 1er août 2014 (cliquer pour aller au texte) et celui de 2013 (cliquer pour aller au texte)
La conclusion du Ring de Castorf est assez claire : après avoir effleuré le mythe et l’histoire, les dieux, les demi-dieux et les humains, Castorf veut un Götterdämmerung qui résume ce que le monde est pour lui aujourd’hui, à travers des symboles pris au cinéma ou dans l’histoire : l’escalier de Eisenstein dans le Cuirassé Potemkine, l’Isetta, symbole de la renaissance industrielle allemande, Wall Street, Berlin bien sûr, indifféremment à l’Est ou à l’Ouest, le tout pris dans une histoire du pétrole à la fois inévitable et terrible (à travers la firme Buna, qui fit construire près d’Auschwitz le plus grand complexe pétrochimique au monde, jamais terminé, au prix de la vie de milliers de déportés, et qui fut indifféremment vantée par le nazisme ou l’Allemagne de l’Est..). Car pour Castorf, il n’y a pas de bons ou de méchants, pas d’Est horrible et d’Ouest merveilleux ou l’inverse: pour Castorf, il n’y a qu’un seul monde, conduit au totalitarisme économique et pétrolifère (voir les enjeux aujourd’hui en Irak…) et à la disparition de toute valeur humaniste.
Depuis Chéreau, bien des Ring ont utilisé l’évolution du monde pour illustrer en filigrane cette histoire, je me souviens d’une mise en scène en Allemagne dans les années 80 où le Capitole de Washington figurait le Walhalla. Patrice Chéreau lui-même cite dans un de ses écrits Wall Street comme un Walhalla possible (dans Travail théâtral – été automne 1977, p.77) : on voit bien que Castorf ici ne fait que réutiliser une idée qui traîne chez les metteurs en scènes depuis…40 ans…
Andreas Kriegenburg à Munich avait bien montré que Götterdämmerung était un monde, notre monde, aux valeurs perverties dans lequel Siegfried ne pouvait que se perdre. Chéreau encore dans le texte cité plus haut le souligne également.
La thèse de Castorf, c’est que les valeurs sont perverties dès le départ et que tout le Ring en réalité n’est qu’une histoire de perversion de toutes les valeurs (voir la manière dont il traite le personnage de Siegfried, ne lui laissant pratiquement rien de positif dans les attitudes et le caractère). Ainsi, que ce monde soit détruit au final indiquerait au moins que quelqu’un a fait le geste, a osé…Castorf ne le permet même pas, tous, avec leur essence ou leurs briquets, sont des velléitaires. Et à la fin, tous, Hagen compris, contemplent le petit bidon de pétrole brûler, et Brünnhilde s’en va on ne sait où. Le monde reste ce qu’il est, dans une sorte de permanence désespérante, et devant Wall Street, tous restent inoffensifs…
Tant de musique grandiose pour un tel résultat…
Musicalement ce Götterdämmerung a confirmé le choix assez radical de Kirill Petrenko. Techniquement, les cuivres étaient plus détendus qu’au Ring I et l’appel de Siegfried a été réussi, même si de menues scories ont pu être relevées çà et là. Mais l’ensemble du choix musical reste ce que les auditeurs ont pu constater sur l’ensemble des Ring I et II: il s’agit d’une option interprétative non spectaculaire, d’une lecture distanciée, avec le souci de lire toute la partition, à parts égales : Petrenko ne privilégie pas tel pupitre ou tel autre, le met pas en relief tel moment et tel autre, et donc certains auditeurs ont pu critiquer des choix qui enlèvent du brillant, quelquefois du clinquant, d’autres fois de la dynamique et qui peuvent passer pour des contresens aux regards de directions musicales plus spectaculaires.
À mon avis, le choix de Petrenko réside dans deux éléments fondamentaux :
– l’utilisation claire de la fosse de Bayreuth et des motivations de Wagner : en construisant la fosse sous la scène, avec les cuivres au fond, tout en dessous, Wagner donnait la prééminence au chant et au visuel : la musique devient accompagnatrice au sens de l’accompagnateur dans un récital de Lieder. Et forcément, les forte deviennent moins forte . Jouer le son normal dans la fosse de Bayreuth, c’est lui donner un volume en deçà des habitudes. Il faut jouer très fort dans la fosse pour entendre un orchestre fort en salle. Dans toute mon expérience de cette salle, j’ai entendu l’orchestre une seule fois couvrir les chanteurs. Petrenko tient à ne jouer que la partition, avec une sorte d’objectivité très serrée, qui évidemment a tendance à frustrer l’auditeur habitué à plus de relief et moins de retrait. Mais il reste que ce choix permet aussi à l’ensemble de la partition d’apparaître à la fois dans toute sa clarté et et toute sa complexité, ce qui finit dans cette simplicité même, par renforcer les émotions dans les très célèbres moments orchestraux que sont le Voyage de Siegfried sur le Rhin ou la Marche funèbre, une marche funèbre vraiment très tendue, où sont joués tous les motifs de Siegfried, et qui apparaît d’une glaciale cruauté dans le décor où Siegfried est étendu, bras ballant, au milieu des caisses de fruits et légumes vides. Il faut souligner aussi que cette marche funèbre est d’autant plus forte que la mort de Siegfried particulièrement émouvante a été magnifiquement accompagnée à l’orchestre.
– la volonté de Kirill Petrenko de jouer le jeu de la mise en scène. Il a compris que devant pareil travail, si complexe, si foisonnant, qui sollicite tellement les chanteurs, la musique ne devait ni jouer les contrefeux ou la contradiction, mais jouer à la fois le rôle d’accompagnement décrit plus haut et prolonger ce qui se dit sur scène en proposant une vision désenchantée, une musique plus sèche, pas forcément brillante, mais suivant avec une précision redoutable ce qui se fait sur le plateau. Les qualités qui frappent ici sont d’abord la lisibilité, la clarté du rendu, l’extrème attention notamment aux moments plus retenus, aux silences mêmes, à ces moments suspendus qui font théâtre et servent le théâtre. Kirill Petrenko suit le plateau, les respirations du plateau et gère aussi le plateau (assez quelconque) qu’il a à sa disposition. Tous les amis avec qui j’ai discuté ont adoré Rheingold, sans doute le plus accompli des quatre au niveau théâtral, le plus original et le plus virtuose. Et la direction suit le plateau avec une précision et une justesse époustouflantes, faisant presque de la musique une sorte de musique de film, puisque le cinéma dans ce prologue est très largement utilisé : d’où l’impression de dynamisme, de mouvement, d’explosions de mille petites pépites qui font que les 2h20 de musique passent sans y penser.
C’est Walküre où l’on retrouve musicalement la plus grande jouissance et la plus grande adéquation aux attentes, c’est là aussi qu’on dispose du meilleur plateau et c’est dans Walküre que volontairement Castorf reste un peu en retrait, car il a besoin de cet îlot d’illusion bien vite détruit : certains ont même trouvé qu’il était trop conformiste…Castorf veut imprimer une logique de récit, et à Walküre, ne veut pas (trop) travailler à la désacralisation : le couple Siegmund-Sieglinde est le seul qui y croit.
C’est Siegfried qui fait nourrir les doutes les plus forts: « c’est un peu n’importe quoi », ai-je entendu. Et même sur la direction de Petrenko, c’est là qu’elle rencontre quelques réserves. On le trouve trop peu brillant, longuet. C’est que, des quatre, Siegfried est le moment du basculement, bien plus que Götterdämmerung. Basculement parce qu’en trouvant Brünnhilde, après avoir tué Mime et vaincu Wotan, Siegfried tombe dans le monde et chez les hommes. Pour Castorf et pour Petrenko, rien de triomphal, aucun espoir: on est déjà dans la fin, et Siegfried est programmé et éduqué par ceux qui ont maudit l’anneau…comment pourrait-il aimer, comment pourrait-il être cet espoir qu’on met en lui? Castorf, comme tout le monde note qu’il est d’abord question de désir, désir de connaître, biblique ou non: Siegfried ou l’Empire des Sens…
D’où évidemment les huées pour les crocodiles à la fin de Siegfried, car Castorf y voit le moyen le plus cru et le plus cynique de montrer qu’il ne faut croire à rien, de casser l’effet trompeur de la musique, puisque si les trois quarts du duo se passent (avec un tempo si lent) d’une manière globalement traditionnelle, le dernier quart, le plus exalté, est cassé par tout ce qui se passe en scène et qui met la musique en perspective de ce qui va se passer le lendemain, d’une certaine manière met la musique en pièces, car ce qu’il montre nuit à l’écoute…Quand Brünnhilde arrive en robe de mariée et que Siegfried fait la grimace, on entend quelques rires…le rire est fatal au rêve et à l’émotion…
Dans Götterdämmerung, on revient dans un monde assez proche de Rheingold, avec la même virtuosité technique (incroyable manière de traiter théâtralement le chœur, avec la vision interne de la caméra). Notons l’opposition entre l’Isetta de Gutrune, qu’elle défend violemment, la nouvelle voiture du peuple, à laquelle elle s’identifie (couleur harmonisée du costume et de l’auto) et la Mercédès décapotable symbole de richesse – c’est la voiture de Wotan que les filles du Rhin ont subtilisée – ,
notons le kiosque à Döner Kebab, versant berlinoise du bar du Texas de Rheingold, et le bout du mur de Berlin dont on ne saura jamais le côté (je subodore que l’affiche Döner Box est allumée quand on est à l’Ouest (Acte I) et éteint quand on est à l’Est (Acte II) où le chœur agite des petits drapeaux des quatre puissances occupantes. Mais c’est une supposition…
En tous cas, personne ne peut légitimement affirmer que c’est n’importe quoi, car même après une troisième vision de ce Götterdämmerung, il reste encore des zones d’ombre…
À suivre donc.
Et Petrenko propose de Götterdämmerung une vision où perce par moments l’émotion dans un travail qui la retient sans cesse, je l’ai évoqué plus haut; mais ce qui surtout m’a frappé ce sont les scènes avec les Gibichungen, et la scène extraordinaire des filles du Rhin en III,1 où il travaille sur l’accompagnement sur la diction, sur les échos: c’est extraordinairement subtil et en même temps passionnant tellement on sent ce travail fouillé, creusé et en parfaite osmose avec la scène. Beaucoup de spectateurs qui ont vu le Ring 2013 considèrent que l’orchestre est encore supérieur cette année et que l’originalité interprétative est encore plus frappante.
Ce Ring restera dans les mémoires par la mise en scène et par la direction. Car ce Götterdämmerung n’est pas plus exceptionnel vocalement que les autres journées (Walküre mis à part, avec menues réserves). Toutefois, aucun membre du plateau ne méritait la moindre huée. Quelques imbéciles, sans doute frustrés de pas pouvoir se mettre Castorf sous la dent, ont reversé leur acidité, je dirais à ce niveau leur fiel, sur un plateau certes moyen, mais qui a tenu crânement la scène. À commencer par Lance Ryan.
À ces spécialistes du rôle de Siegfried je demande vraiment qu’ils suggèrent à Bayreuth un autre Siegfried capable de répondre à la fois aux exigences scéniques demandées par la mise en scène et aux exigences vocales. Lance Ryan ce soir a été à la hauteur, il a répondu au défi, et son chant a été nettement plus au point que lors du Ring I, son premier acte vaillant et (assez) juste, son second acte un peu plus tendu, mais passable, son troisième acte vraiment intéressant : il faut dire que la scène avec les (excellentes) filles du Rhin, vue comme un ballet autour de la Mercédès est l’une des très grandes réussites de cette mise en scène. Et sa mort a été un des rares moments d’émotion d’un Ring qui ne cesse de la refuser ou la repousser. Il a su transformer ses difficultés en chantant à mi-voix, en murmurant, et ce fut vraiment prenant. Et enfin, il entre avec un tel engagement, une telle intelligence dans la mise en scène que l’on ne voit guère qui d’autre pourrait être un Siegfried aussi vrai et aussi naturel. Je ne dis pas qu’à l’audition radio il puisse être l’idéal, mais en scène, c’est un tout autre discours.
Catherine Foster s’est économisée au long des deux premiers actes pour passer le troisième, et plutôt favorablement: ce ne sera pas néanmoins une Brünnhilde de référence (mais Linda Watson l’était-elle dans le Ring précédent?). Il reste que cette voix n’a pas beaucoup d’harmoniques, pas beaucoup d’éclat, pas beaucoup de grave et rien dans le médium. Une voix sans grand relief, mais je voudrais rappeler que c’était Angela Denoke qui devait chanter le rôle et qu’elle a renoncé un an à l’avance. Catherine Foster est un deuxième choix, et on ne change pas de Brünnhilde en cours de route, surtout dans une mise en scène pareille qui exige des répétitions la première année, mais qui n’en prévoit pas autant les années suivantes. De plus ce serait aussi peu obligeant de changer de Brünnhilde après qu’elle eut sauvé la production.
Elle a eu une ovation énorme, ce qui signifie que le public était ravi. Ce que public veut…
Même triomphe pour Attila Jun, très convaincant scéniquement, mais vocalement discutable dans Hagen, de l’aigu, certes, du médium un peu, du grave… ? Un peu limité dans le bas registre, ce qui fait de son monologue du premier acte un vrai moment de platitude. Un triomphe pour moi injustifié car il ne répond pas aux exigences du rôle, même si il s’en sort au total. C’est un honnête Hagen (il était moins en forme au Ring II qu’au Ring I) , pas vraiment un grand Hagen comme je l’ai déjà écrit.
La Waltraute de Claudia Mahnke (quelques huées au passage) était moins au point et moins précise qu’au Ring I, quelques cris, monologue à la tension absente, et il y a sur le marché, même parallèle, des Waltraute plus relevées. Elle faisait partie des trois Nornes, en revanche très en place, tout comme les filles du Rhin, merveilleuses scéniquement et assez belles vocalement.
Passons sur Allison Oakes, belle en scène mais assez pénible vocalement en Gutrune, notamment au troisième acte où les aigus sont criés et acides.
La voix la plus équilibrée, le timbre le plus beau, le chant le plus au point et la diction la plus nette, c’est le Gunther d’Alejandro Marco-Burmeister, vraiment aussi bon scéniquement que vocalement. Là oui, c’est du chant et c’est surtout de la musique…
Immuable dans son statut d’éternelle référence, le chœur a été éblouissant au deuxième acte, à tous les niveaux, musical et scénique. Le chœur reste la valeur la plus sûre de ce Festival, d’une remarquable stabilité, malgré les changements inévitables.
Un Götterdämmerung dont seul Gunther est indiscutable…il y a quelque chose de pourri au Royaume du Danemark…Personne ne niera que ce Ring ne brille pas par les voix, mais les lecteurs connaissent ma théorie du trépied chef, chant, mise en scène. Il faut pour garantir la réussite que deux des trois passent.
Ici mise en scène et direction atteignent un tel niveau que le plateau moyen ou médiocre mais jamais très mauvais, permet à l’ensemble de passer. Dans les discussions d’entracte, le public était pris par les remarques sur la scène, sur la fosse, et constatait sans trop d’amertume un plateau insuffisant: je parle de constatations, pas de plaintes. À ce propos, j’écoutais hier en voiture les Meistersinger d’André Cluytens avec un Walther pénible, Josef Traxel…en 1958…
Même au temps de Wieland, où paraît-il tout était parfait, il y avait des trous noirs…
Il y en a un peu plus qu’avant peut-être, mais ces discussions sur les voix, je m’en souviens depuis mes premiers pas à Bayreuth : on en disait autant des voix du Ring de Chéreau…Et pourtant…
Et pourtant j’avoue qu’après deux jours, et pris par les concerts de Lucerne, je suis encore aujourd’hui sous le coup de ce Ring, cela doit bien signifier quelque chose…
Quo vadis Bayreuth ? vadis, vadis…
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