MÉMOIRE D’ABBADO 1: PHILHARMONIE BERLIN 2001-2002: PARSIFAL de Richard WAGNER les 29 novembre et 1er décembre 2001 (dir.mus: Claudio ABBADO)

Avant d’ouvrir le Blog, j’écrivais dans le site des Abbadiani itineranti des textes sous le titre générique « Chroniques du Wanderer », en italien ou en français, tous consacrés aux concerts de Claudio Abbado. J’ai ainsi quelques traces de quelques concerts. Leur relecture m’a fait simplement revivre ces moments qui n’ont pas eu d’équivalent depuis. J’ai décidé d’en republier quelques uns, en français ou en italien, selon ce qui se présente.
Je commence par ce long article sur Parsifal, celui de Berlin en 2001, (qui sera suivi de plusieurs à Pâques avec les Berlinois et l’été suivant  avec le GMJO). J’en rappelle les circonstances. Claudio Abbado était enfin sorti des premières conséquences de sa maladie (survenue en 2000) et avait complètement repris son activité. Je rappelle que depuis sa reprise après son opération le 3 octobre 2000, qu’il n’annula qu’un seul concert, à Athènes, pendant la tournée d’hiver 2001 (Intégrale Beethoven) des Berlinois,  et qu’il effectua, très fatigué, une tournée au Japon fin 2000 avec Tristan und Isolde.   En relisant ces lignes, très ému, je me suis dit que Claudio m’accompagnait encore et que je pouvais ainsi en témoigner.
Et du coup, je me suis mis à réécouter l’enregistrement radio de ce Parsifal. En écoutant l’orchestre…le monde s’est réenchanté.

 

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Parsifal, premières impressions


Rappelons: c’est une longue recherche, musicale, philosophique et humaine qui a mené Claudio Abbado à Parsifal, qui passe par Lohengrin et Tristan. C’est aussi une période qui s’ouvre, puisque Parsifal dominera la saison jusqu’en septembre 2002: on l’entendra à Salzbourg au printemps, puis successivement, avec l’Orchestre des jeunes Gustav Mahler à Bolzano, Edimbourg, Lucerne. C’est dire le prix attaché au projet. Parsifal a aussi été l’objet d’une très longue préparation, à peine interrompue par la maladie. Il est évident que c’est là une pierre miliaire dans le parcours de Claudio Abbado. Comment s’en étonner: Parsifal est une de ces oeuvres par lesquelles il faut un jour passer, une de ces oeuvres qui n’ont jamais fini de dire quelque chose, une de ces oeuvres qui gardent un mystère qui les rend incontournables, pour l’auditeur comme pour l’artiste.Faut-il sacraliser Parsifal ? Il est difficile de répondre. L’appellation « Festival scénique sacré » devrait nous induire à le penser. Dans le parcours wagnérien, nul doute que l’on est au-delà de l’opéra et du spectacle: on est à un point d’aboutissement qui a commencé au Fliegende Holländer, qui est passé par Tristan, par le Ring. Comme Tannhäuser et comme le Vaisseau Fantôme c’est une oeuvre sur la rédemption possible, qui passe obligatoirement par l’amour, la souffrance et la mort. Comme Lohengrin – avec quelle filiation ! – c’est une oeuvre sur l’impossible dialogue entre l’homme et l’ordre du mystique et du divin, et sur l’arrivée du sauveur inconnu; comme Tristan, c’est une oeuvre sur Eros et Thanatos, comme Meistersinger, Parsifal est une oeuvre sur l’initiation; comme Ie Ring, Parsifal est le récit d’une aventure individuelle qui passe par l’amour, la divinité, la société, et qui se clôt sur sur une fin et une renaissance. Les tentatives de lecture de l’oeuvre hésitent entre l’ésotérisme, la religion à laquelle elle emprunte de nombreuses formes et de nombreux thèmes, on a même pu parler de fatras mystique. Certains enfin nous demandent de prendre garde au danger que l’oeuvre peut représenter pour l’individu (Nietzsche)!

Sang, blessure, castration, chasteté, amour, sensualité, connaissance, passion (au sens religieux et christique), initiation, pouvoir et pouvoirs, société, armée, mère, innocence – comme l’innocent de Boris -, mort. Voilà quelques uns des mots et des concepts qu’il faut avoir en mémoire pour suivre l’oeuvre sans vraiment toujours la saisir. Parsifal, un de ces héros sans origine, parti voir le monde comme Siegfried, sans mère et pourtant complètement soumis à l’image maternelle et au manque, comme Siegmund et Siegfried, arrive dans une société de chevaliers régie par un rite unique qui lui garantit survie et pouvoir: le rite du Graal.

Dans cette société, le pouvoir chevaleresque est détenu par un « roi », Amfortas, déchu par la faute. Le Graal, vase contenant le sang du Christ, qui a coulé sur la croix par la lance du soldat romain est la source du pouvoir vital des chevaliers. La Sainte Lance (qui perça le Christ) est garante de la survie de ce pouvoir. Amfortas, en fautant, se l’est fait dérober . Aux mains de l’ ennemi, le magicien Klingsor, qui a l’en a transpercé , son pouvoir s’exerce désormais seulement pour faire lui faire éprouver l’atroce souffrance, à chaque fois qu’il exécute le rite, la blessure s’ouvre et le sang coule, sans possibilité de rédemption. Détruit par l’horreur de la souffrance, Amfortas refuse de plus en plus d’exécuter le rite. Au premier acte, il l’exécute pourtant, pour permettre à son père Titurel de reprendre force et survivre. C’est à ce récit et à ce rite que nous assistons.

Parsifal, entré en scène après avoir tué un cygne, comme Siegfried entrait accompagné d’un ours (Parsifal ignore toute règle sociale, Siegfried ignore la peur), assiste au rite et à la torture d’Amfortas, qu’il ne comprend pas: il est chassé du domaine du Graal.

Le personnage central de ce premier acte est Gurnemanz, compagnon et ami d’Amfortas, c’est d’une certaine manière la mémoire vivante de cette société particulière: le garant de l’histoire, des rites, et celui qui transmet. C’est une sorte de Pimen.
Il transmet aux nouvelles générations l’histoire du Graal, et c’est pourquoi en ce premier acte, il raconte son récit à de très jeunes chevaliers (ils peuvent avoir entre 10 et 15 ans). Dans cette version, les jeunes chevaliers sont chantés par des enfants et adolescents…Toute l’approche sonore en est bouleversée. Chaque épisode en est accompagné dans la fosse par l’exposé des leitmotive, qui se suivent et s’enchaînent, répondant à la progression de l’histoire.

Si Amfortas choisit de raconter ce récit à ce moment là, c’est que les jeunes se sont attaqués à une femme: la seule femme que nous verrons dans le domaine du Graal, qui, venue de partout et du nulle part parcourt le monde à la recherche de baumes salvateurs pour apaiser les souffrances d’Amfortas…Qui est-elle ? d’où vient-elle? nul ne le sait, et surtout pas Gurnemanz. Elle est seulement là par intermittences, pour servir, et dépositaire d’un étrange savoir: elle sait que la mère de Parsifal est morte, elle le lui lance au visage, mais au moment où Parsifal va assister au rite du Graal, elle tombe dans une étrange léthargie qu’elle refuse, mais à laquelle elle ne peut résister.

Voilà le premier acte de Parsifal, tel qu’on peut en saisir les quelques implications: un jeune innocent tombe au milieu d’une société au bord du gouffre, dont les lois sociales et morales sont menacées par des forces obscures. Seul un sauveur la sortira de la mort lente: « durch Mitleid wissend, der reine Tor, harre sein, denn ich erkor » (« la pitié instruit le pur, l’innocent, attends celui que j’ai choisi ») Parsifal ne sait pas ce qu’il voit. Il est chassé: le royaume du Graal a laissé partir son sauveur sans le reconnaître. En somme au terme de ce premier acte, nous savons que nous ne savons rien: nous avons assisté, pétrifiés par la grandeur, au rite du Graal, mais nous ne connaissons aucune clé de l’oeuvre. Mais si nous ne savons rien, nous avons appris quelque chose: nous pouvons donc poursuivre le chemin.

Jeudi 30 novembre

Inutile aussi de décrire l’attente dans laquelle était le public de Berlin. Et celle du Wanderer, pour lequel Parsifal est l’oeuvre chérie entre toutes, liée à toute son éducation musicale et à toute l’histoire de sa relation à l’opéra et en particulier à Richard Wagner. Première oeuvre entendue à l’opéra, première oeuvre de Wagner entendue intégralement, première oeuvre entendue à Bayreuth, premier disque d’opéra acheté (celui de Solti..). Eh bien, que dire après cette audition: le lecteur sera surpris de ne pas trouver les superlatifs habituels dans ce site et dans ces lignes pour qualifier ce que nous avons entendu hier…Mais qu’il ne se méprenne pas: il n’y a pas de déception. Il y a stupéfaction. Une stupéfaction qui empêche une réflexion rationnelle et une distance de bon aloi lorsqu’il s’agit de rendre compte. Une stupéfaction qui attend la deuxième audition pour s’assurer avoir vraiment compris les intentions et la volonté du chef.

On a l’habitude d’entendre un Parsifal de cathédrale, grandiose comme un Te Deum, recueilli comme un Requiem, une musique charnue, lente et cérémonielle, éclatante et tout à la fois émouvante, un Parsifal « gothique flamboyant ». Nous nous trouvons devant une rigueur franciscaine, une simplicité et un hiératisme à la limite rugueux, comme dans une cérémonie toute de grandeur simple. Rugueux, le son de ces cloches fondues tout exprès pour cette représentation, que Wagner lui-même voulait et n’avait pu obtenir, rugueuses, ces voix blanches là où habituellement on entend des voix féminines. Là où le son est fini, rond, parfaitement délimité, on a un son aux limites, quelquefois hésitant, mais incroyablement puissant, incroyablement parlant, incroyablement juste. Ce Parsifal est pour moi rupestre, comme ces peintures des chapelles des premiers chrétiens, et par là-même originel. En ce sens, le premier acte doit être grandiose, mais d’une grandeur froide, comme cette distance mise entre ce qui se voit et ce qui se sent, comme cette distance qui sépare Parsifal de la compréhension, de cette Mit-leid, de cette souffrance-avec, de cette passion qui doit être physiquement ressentie pour devenir action. D’où un premier acte parfait dans sa réalisation, mais distant et étranger, impressionnant mais lointain. Comme si il y avait quelque chose qui séparait encore de la lumière et du sublime: c’est beau, certes, c’est impressionnant certes, mais les surprises sont telles qu’elles finissent par déranger l’audition. Et quelques hésitations à l’orchestre. Mais critiques de journaux allemands sont toutes sans aucune exception enthousiastes

Lundi 3 décembre

Samedi 1er décembre: Le miracle. Dès les premières mesures du prélude, quelque chose de différent se passe dans la relation du chef et de l’orchestre. Une fluidité et une précision dont nous nous étions rendu compte jeudi, mais qui cette fois-ci est devenue fusionnelle. Tous sont en place: les voix d’enfants n’ont plus aucune hésitation et les chanteurs sont en forme (Alfred Dohmen le jeudi avait eu quelques difficultés dans Amfortas, il domine ce samedi sa partie de manière impressionnante), le vétéran Kurt Moll, qu’on peut sans crainte qualifier de Gurnemanz de ces trente dernières années donne une leçon de phrasé, un véritable cours d’interprétation, tout pétri d’humanité et de rigueur: son récit est dit, compris, mot à mot et entendu, car l’orchestre ne couvre jamais les chanteurs: comment Claudio Abbado a-t-il réussi à obtenir ce son légèrement amorti qu’on entend seulement dans la salle de Bayreuth? Jamais l’orchestre n’est envahissant quand les chanteurs sont en scène, il n’est qu’un personnage parmi d’autres, mais il ne reprend ses droits – avec un éclairage particulier – que lors de l’extraordinaire Verwandlungsmusik, là où « le temps devient espace »: certains spectateurs ont été gênés par le son des cloches, à la fois envahissant et obsédant, et qui donne à ce qui se passe une allure décidement cérémonielle et religieuse: il n’y a plus de théâtre, plus de distance, nous sommes de plain pied avec l’action scénique . Les choeurs alors se mettent à dialoguer: le Tölzer Knabenchor, tout en haut de la salle, près de la voute céleste… tient allègrement le la bémol(!), le Rundfunkchor Berlin sur le podium n’est pas en reste, on se souviendra longtemps du son du « letzten » dans les premières mesures du choeur « Zum letzten Liebesmahle » à la fois adouci et attendri dans un choeur habituellement chanté comme une entrée vaguement martiale, et lorsque la voix du ciel descend vers le spectateur et sonne les dernières mesures après une heure et quarante cinq minutes de musique, le silence est pesant dans la salle frappée d’obscurité, même si de courts applaudissements éclatent lorsque les lumières se rallument.

Ce samedi, nous avons retrouvé cette clarté, cette simplicité franciscaine dont je parlais plus haut, mais cette fois-ci, tout nous a semblé encore plus fluide, encore plus essentiel: loin des grosses machines lourdes que nous avions pu entendre à Bayreuth et ailleurs, loin de ce ton cérémoniel d’une lenteur insupportable que certains chefs prennent pour du recueillement, loin aussi de l’action au sens théâtral du terme: tout l’acte est construit autour de la Verwandlung, de la transformation à vue de la scène, entre le court moment où Parsifal entre en scène et le rite qui va avoir lieu , seul moment de théâtre et d’action construit volontairement au centre de l’acte qui crée un moment de trouble, qui va infléchir notre regard sur le recueillement des chevaliers , mais qui par ce trouble même montre qu’il est l’élément perturbateur cher aux contes, et donc casse un rythme de la représentation auquel nous nous étions habitués dans tout un acte dont l’objet est d’apprendre, et apprendre à sentir: Parsifal est en scène, il faut sentir que quelque chose se passe.

Le deuxième acte est l’acte de la péripétie, cher au schéma narratif traditionnel: nous retournons à l’action et au théâtre: Klingsor le magicien est en réalité un chevalier déchu: incapable de se soumettre au voeu de chasteté, il s’est châtré. Il a été chassé du royaume du Graal et pour se venger a fondé un royaume magique qui en est le symétrique, cet affreux soleil noir dont parle Hugo. Là où le Graal cultive la chasteté et la connaissance mystique, Klingsor organise une société construite autour du plaisir sensuel, une sorte de Venusberg exclusivement dédié à la chasse aux chevaliers pécheurs. Parmi ces chevaliers, Amfortas qu’il a piégé, à qui il dérobé la Sainte Lance, et au moyen de laquelle il l’a castré à son tour, telle est la blessure qui ne se referme jamais. Son arme: des filles fleurs d’un jardin enchanté et une femme, Kundry, qu’il emploie pour les missions délicates en la sortant d’un sommeil léthargique, devenue pour la circonstance un parangon de beauté et de sensualité sauvages, omnisciente (on l’avait constaté au premier acte). Ainsi donc le mystère de Kundry est – quelque peu – dévoilé: lorsque Klingsor ne la rappelle pas, elle court le monde pour expier, et notamment pour soigner Amfortas, qu’elle avait elle-même attiré dans ses filets et séduit, elle est pécheresse suprème (Klingsor l’appelle Höllenrose, Urteufelin – Rose infernale – archidiablesse) et recherche tout à la fois la rédemption . Elle est appelée par Klingsor parce que le cas Parsifal est le plus ardu: c’est un innocent….Après une résistance désespérée, elle cède dans un rire sardonique.

Parsifal passe, amusé au milieu des filles fleurs, scène légère et colorée, mais aussi mystérieuse comme la sensualité, et entend un appel venu du fond des âges: « Parsifal, weile.. ».(« Parsifal, reste ») Parsifal, ainsi le nommait sa mère en rêve. Il reste donc et se retrouve devant Kundry, dans un dialogue étrange où Kundry entreprend un jeu de séduction qui est en même temps la première pierre de la construction du savoir de Parsifal. Elle lui raconte l’amour maternel, une vie toute tournée vers le fils chéri. Elle lui raconte la fuite du fils et la mort de la mère. Cet amour perdu parce que tué, quelque part, par le fils, elle va, elle Kundry, le transmuer en amour, tout simplement, par un dernier baiser de mère et un premier baiser d’amour. Parsifal, à qui vient d’etre révélé la première grande vérité de la vie, qui perd, déjà, son innocence, se laisse aller au baiser.

Mais, justement parce que Kundry vient de le faire passer en un instant à l’état d’adulte,qu’ il éprouve la sensualité, et la connaissant, identifie immédiatement la douleur d’Amfortas: il repousse Kundry: il sait désormais, parce qu’il a souffert (« Durch Mitleid wissend » « la pitié instruit le pur… »; cette pitié il faut bien la prendre au sens littéral allemand « souffrance avec »): c’est parce qu’il vit une passion, une souffrance qu’il partage, que Parsifal comprend: lui seul peut donc comprendre le sens du Graal, et du sang versé pour la rédemption du monde. Dès cet instant, Parsifal est ailleurs et Kundry argumente dans le vide. Pire, Kundry comprend le rôle de son baiser (« So war es mein Kuss der welthellsichtig dich machte »/ »ainsi c’est mon baiser qui t’a donné la clairvoyance universelle »). La dernière partie de l’acte est vraiment l’effort désespéré de Kundry de récupérer Parsifal, pour elle-même, et elle seule? pour Klingsor? Tout cela reste ambigu: tente-t-elle le tout pour le tout ou bien use t-elle de toutes les stratégies pour piéger et séduire Parsifal ? Est-elle d’abord une femme amoureuse, désire-t-elle Parsifal pour sa propore rédemption ? ou bien n’est-elle qu’une esclave de Klingsor? Est-ce là sa suprème souffrance, à elle, qui vit une recherche tragique d’expiation ou bien est-ce un piège de la stratégie de Klingsor? Elle raconte en tous cas son histoire, son destin face à Klingsor, face à Amfortas, son existence dédiée au mal et à son expiation: sincérité de femme perdue et souffrante ? Nous sommes au coeur même du débat. Parsifal n’entend rien, il sait sa mission, sa vie a une direction, le piège ne peut se refermer sur lui et le royaume de Klingsor est détruit par un signe de croix fait par la Sainte Lance récupérée, reste en scène Kundry: « du weiss, wo du mich wiederfinden kannst » / « tu sais où tu peux me retrouver »: Invitation à la rédemption au sein du royaume du Graal, lorsque – et parce que – la mission aura été accomplie.

Comment rendre la péripétie ? Comment rendre la sauvagerie? comment rendre la souffrance des êtres ? Dans cet acte qui est celui de l’impossible dialogue, mais aussi du théâtre retrouvé et de l’action, Claudio Abbado opte pour la course à l’abîme. Un rythme haletant, qui commence par la peur et le refus, une peur indiscible se lit dans le rythme avec lequel il emmène son orchestre (remarquons au passage les ressemblances dans la situation comme dans la musique avec le début du IIIème acte de Siegfried, mais là la rédemption et la victoire se lisent par l’amour humain, non par la mission mystique…Mais cette Kundry qui surgit du sommeil et qui refuse d’obéir est bien proche d’Erda….Quant à Klingsor et à la lance qu’il va perdre….) Parsifal traverse le monde de Klingsor sans danger car sans savoir. Le savoir commence lorsque Kundry l’appelle, et l’orchestre à ce moment change. Nous avions eu la peur extrème, et le jardin des plaisirs légers, nous retombons dans la souffrance, le mystère, l’obscurité: scène paroxystique s’il en est la scène Parsifal / Kundry est à la fois un récit dans sa première partie, et une seule action dans sa deuxième partie (le baiser) qui fait tout basculer dans le dialogue de la troisième partie: il s’agit désormais de convaincre Parsifal et non plus de le séduire: adieu magie, le discours reprend ses droits, puisque Parsifal est désormais en état de comprendre. Mais puisque la magie a disparu, il faut que le discours soit aussi urgent que le malheur essentiel de Kundry, d’où ces déchirures, ces contrastes saisissants, cette impossible quête qu’Abbado nous fait toucher par un orchestre époustouflant de ductilité, tantôt allégé à l’extrème, tantôt fortissimo, tantôt effleurant les mots des protagonistes, rivalisant bientôt dans l’excès. A cet orchestre il fallait peut-être une autre voix que celle de Linda Watson dans Kundry: elle s’en sort avec les honneurs, mais reste en deçà du nécessaire: face au déchaînement, il fallait une Meyer, ou sans doute une Urmana. Robert Gambill en revanche est assez surprenant, avec une voix qui n’est pas si puissante, il réussit à faire exister le personnage. Tout ici est déchirant, tout est souffrance, lutte, tragédie: nous sommes chez les hommes.

« Du weiss, wo du mich wiederfinden kannst » / « tu sais où tu peux me retrouver », au roulement de timbale final succède le noir total, puis une explosion du public.

Les personnages sont en place, le troisième acte n’est dès lors que conséquence de ce qui précède: le royaume du Graal s’enfonce dans la déchéance depuis qu’Amfortas refuse de célébrer le rite, Titurel est mort, et le rite funèbre devrait s’accomplir, pour la dernière fois. C’est en même temps le Vendredi Saint, jour de deuil, mais la nature se réveille, c’est aussi la renaissance du Printemps…Comme on le voit, aux thèmes chrétiens s’associent dans le monde wagnérien une vision assez païenne de la nature, mais cette vision est en même temps une anticipation dramaturgique de la renaissance finale, signe du retour de Parsifal. Kundry est en scène, reconnue par un Gurnemanz bien vieilli, elle ne prononce qu’une seule parole « dienen ». Dans ce troisième acte, la parole est en même temps acte, c’est sa seule nécessité, il n’y a plus de récit, les personnages n’ont plus à dialoguer, il faut agir. Gurnemanz rappelle rapidement ce qui se passe, après quelques hésitations reconnaît Parsifal mais ne saisit pas encore ce qu’est l’enjeu de ce retour, signe qu’on reprend l’histoire exactement à la fin du premier acte: rien n’a évolué, tout s’est au contraire dissous. C’est la vision de la Lance indiquée par Parsifal qui lui donne enfin la lumière: tout s’enchaîne alors, mais de nouveau la priorité est donnée au rite: Gurnemanz, gardien des traditions, baptise et indique comment baptiser: Parsifal le sauveur a besoin de ce signe tangible pour faire partie de la communauté, pour y faire entrer à son tour Kundry. La nature participe par sa renaissance à l’événement et anticipe la dernière scène, qui commence par une formidable Verwandlungsmusik.

De ce dernier acte, Abbado fait une cérémonie funèbre: c’est ce rythme funèbre qui marquera l’ensemble de l’acte, avec un climax lors de la Verwandlungsmusik. A cette cérémonie funèbre est attachée une infinie tristesse. Même la scène finale, qui apporte la paix, reste plongée dans cette tristesse existentielle. L’enchantement du Vendredi Saint est plein de cette beauté triste, ce « Beau, ardent et triste », cher à Baudelaire – cet admirateur de Wagner -, qui rend bouleversant l’atmosphère de l’ensemble de l’acte. Dans ce contexte, comme on l’a dit plus haut, la Verwandlungsmusik prend une allure d’apocalypse, et les cloches déchaînées s’allient aux coups de timbale, très secs, la vie et la mort, la communauté face à son destin, le reste de chaleur contre le froid absolu. Cette vision de l’absolu wagnérien est sans doute unique, réalisée de cette manière, dans les annales de l’oeuvre: Jamais on n’a entendu ça, comme ça. Comment faire désormais un Parsifal sans les cloches!?

L’atmosphère apaisée de la scène finale et sa relative rapidité laissent tout en une sorte de suspens. L’extraordinaire manière dont Abbado révèle le tissu orchestral, l’enchevêtrement des motifs et des instruments et sa paradoxale impression d’harmonie absolue donnent une impression d’ordre céleste. Si l’on se réfèreà la théorie des trois ordres pascaliens, l’ordre des corps (Kundry), l’ordre des esprits (Gurnemanz), c’est la Musique qui assume le troisième ordre du divin, aidée en celà par les voix du Tölzer Knabenchor, ces enfants qui chantent comme des Anges du Paradis: comme les anges musiciens des tableaux de Giovanni Bellini, les enfants donnent ici l’impression définitive, la projection sur un futur possible, l’ouverture, car le reste a été et reste si triste.

Noir absolu, très long silence, trente minutes de délire d’un public bouleversé.

On aura compris que ce Parsifal là ne ressemble à aucun autre, il a l’harmonie de la tristesse et la violence de la souffrance, la rugosité de la simplicité et le grandiose des cathédrales primitives. Aucune facilité, aucun laisser aller à l’esthétisme gratuit: chez Abbado, la forme est toujours au service d’une substance. Alors, les amoureux de la beauté ardente et triste, courez à Salzbourg pour Pâques, à Edimbourg, Bolzano et Lucerne cet été, mais vous, simples amateurs d’opéra, amants du faux grandiose et de la flamboyance gratuite et théâtrale, passez votre chemin, ce Parsifal n’est pas pour vous.

Berlin, Philharmonie, 29/11 – 01/12/2001RICHARD WAGNER
1813-1883ParsifalBühnenweihfestspiel in drei Aufzügen
Dichtung von Komponisten

Amfortas: Albert Dohmen
Gurnemanz:Kurt Moll
Parsifal: Robert Gambill
Klingsor: Richard Paul Fink
Kundry: Linda Watson
Titurel: Hans Tschammer
Zwei Gralsritter: Franz Supper, Markus Hollop
Blumenmädchen: Caroline Stein, Christine Buffle, Heidi Zehnder, Gesa Hoppe, Karin Süß, Elena Zhidkova
Stimme aus der Höhe: Elena Zhidkova
Vier Knappen: Solisten der Tölzer Knabenchores, Philip Mosch/Peter Mair (alternierend), Tom Amir, Christian Fleigner, Simon Schnorr

Rundfunkchor Berlin
Tölzer Knabenchor

Berliner Philharmonisches Orchester

Claudio Abbado, Dirigent

STAATSOPER HAMBURG 2015-2016: ELEKTRA de Richard STRAUSS le 10 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Kent NAGANO; Ms en scène: August EVERDING)

Clytemnestre, dans une BD de Jean-Marie Clément parue en 1975 à l'occasion de la production parisienne
Clytemnestre, dans une BD de Jean-Marie Clément parue en 1975 à l’occasion de la production parisienne

Pas de photos récentes de la production , mais quelques documents qui peuvent en donner une idée, glanés çà et là.

Les principes du système de répertoire ne semblent pas connus de certains qui s’étonnent de voir encore en piste une production de 1973. À Vienne, la production de Tosca de Margharita Wallmann remonte je crois à 1958 et en est à sa 581ème représentation. Cette Elektra de Hambourg, pourtant la plus ancienne production encore au répertoire de ce théâtre, n’en est pas encore là et n’a été représentée que 70 fois.
Le principe du système de répertoire est de proposer notamment pour des œuvres très « standard » des productions durables. C’est aussi le cas de La Bohème de Franco Zeffirelli (1963 à Vienne et Milan, par la vertu d’Herbert von Karajan), qu’on peut voir à Vienne et Milan dans les mêmes conditions, et vaguement modifiée à New York (en version plus spectaculaire encore). Les théâtres savent qu’une Bohème en vaut une autre : la plupart du temps, le décor change, mais le reste…Personnellement j’en vis une qui me marqua plus c’est celle de Jean-Pierre Ponnelle à Strasbourg…mais pour le reste !…
Ainsi donc cette Elektra remonte à 1973, mise en scène d’August Everding, personnalité considérable de ces années-là, qui inaugurait son mandat d’intendant à Hambourg succédant à Rolf Liebermann, dans des décors d’Andrzej Majewski marquants par la représentation d’une Mycènes inquiétante et vaguement monstrueuse s’inspirant assez librement des ruines grecques de Mycènes, mais plus sûrement de la tour de Babel de Breughel, dans une vision assez orientalisante voulue par Hoffmansthal et un éclairage nocturne et faible : une Elektra sombre, noire, pesante.

Dessin de Andrzej Majewski pour le costume de Clytemnestre
Dessin de Andrzej Majewski pour le costume de Clytemnestre

Les mouvements, la présence de torches et les costumes proviennent directement du texte de Hoffmannsthal (qui indique l’orientalisme de Clytemnestre, vêtue, dit-il, comme une femme égyptienne et couverte de bijoux et de talismans). Aujourd’hui, les décors ont vieilli, sont fragilisés et tout cela fait évidemment un peu « has been », mais pas autant qu’on voudrait bien le dire, même si il reste hélas peu des mouvements originaux, très précis dans la manière de gérer les rapports entre les personnages, d’autant qu’Everding n’est plus.
A noter le meurtre d’Egisthe encore bien réglé entre Oreste et son serviteur, qui comme chez Chéreau, participe directement au carnage, comme quoi Everding avait quand même quelques idées…

Mais comme souvent dans le système de répertoire, à part lors de « Wiederaufnahme », qui sont des reprises retravaillées, il n’y pratiquement pas de répétitions. Les artistes arrivant, répétant avec un chef de chant et chantant dans la soirée après s’être éventuellement et brièvement entendus avec le chef. Pour cette première Elektra de Kent Nagano à Hambourg, on peut supposer qu’il y ait eu quelques répétitions musicales, mais sans doute le minimum requis.

Une des reprises précédentes de l'Opéra de Hambourg © Halina Ploetz
Une des reprises précédentes de l’Opéra de Hambourg © Halina Ploetz

J’étais curieux de voir ce spectacle, pour Nagano d’abord, et pour la mise en scène, car c’était celle de l’Opéra de Paris lors des représentations mythiques de 1974 et 1975 dirigées par Karl Böhm avec Nilsson/Ludwig (en 1974) et Varnay (en 1975) et Rysanek. (C’était d’ailleurs l’équipe qui avait créé cette production à Hambourg) J’en vis 7 sur 8. C’était mes premières Elektra et elles furent définitives. La production m’était restée, non qu’elle fût mémorable, mais avec un tel cast, tout vous reste en tête. D’une certaine manière, pendant le spectacle, j’ai revu en moi le spectateur de jadis et aux images que je voyais se superposaient les images dont je me souvenais, et tout refaisait surface. Une soirée pèlerinage en quelque sorte.
Même si à l’évidence la production n’a plus grand chose à nous dire, certaines images restent dignes, comme l’apparition de Clytemnestre en hauteur, au dessus de la porte, entourée de ses deux servantes, ou le meurtre d’Egisthe, mais il est évident qu’aujourd’hui, les protagonistes sont laissés à eux-mêmes.

On peut évidemment discuter le maintien de vieilles productions. Comme les automobiles, au-delà d’un certain âge elles acquièrent une autre valeur, celles de témoignages, celles de versions « collector » comme on dit, comme les Tosca et Bohème dont il était question plus haut, c’est aussi la signature d’un théâtre et de sa tradition : voir à la Scala La Bohème de Zeffirelli, c’est un peu comme aller au Musée du théâtre, mais le jour où y chante un couple de légende, alors, on oublie le musée et la production revit.

Si on considère que la mise en scène est un art, et qu’il y a des productions qui sont des œuvres, comme le Ring de Chéreau ou sa Lulu, alors on aimerait les voir encore produites, comme témoignage, il en a été ainsi de productions de Wieland Wagner longtemps laissées en place à Stuttgart ou Hambourg parce qu’elles étaient la dernière trace du travail du metteur en scène disparu en 1966. C’est le cas actuellement des Nozze di Figaro de Strehler, à Paris (même si ce ne sont pas celles de 1973, mais de 1981) et je regrette fortement que le Faust de Lavelli ait été détruit,même vingt ans après, c’était toujours aussi intelligent et en tous cas bien plus stimulant que le travail de Martinoty qu’on nous a infligé récemment. Pourquoi ne pas laisser ici et là des traces des travaux de grands metteurs en scène qui marquèrent leur temps ? Tout art est le produit d’une histoire et d’une culture. Je ne place pas Everding au rang des Strehler ou des Wieland Wagner, mais en Allemagne, il fut une référence et je peux comprendre qu’on en maintienne des traces ; d’ailleurs son travail fut unanimement apprécié en 1973.
Mais le théâtre, plus qu’un autre art, est tributaire du public du jour, de l’ici et maintenant. Des pièces sont appréciées en 1970, et plus en 1990, puis retrouvent leur public, qui sait pourquoi, en 2015 (on rejoue « Fleur de cactus » de Barillet et Grédy à Paris actuellement), ce sont-là les méandres de l’herméneutique et de l’histoire de la réception des œuvres ou de leur interprétation. Il n’y a qu’à voir les débats autour de la mise en scène d’opéra, et les différences de regards entre l’Europe et les Etats Unis par exemple pour se persuader que nous sommes sur un terrain meuble, voire glissant. De même on ne pourrait plus voir un opéra de Wagner réalisé à la mode du XIXème siècle, nos regards, nos habitudes de spectateurs ont évolué, et la nostalgie n’est plus ce qu’elle était.
Chéreau pensait pour toutes ces raisons que l’œuvre scénique est éphémère, et que sans son metteur en scène venu la retravailler, elle est œuvre morte. C’est ainsi, je l’ai déjà écrit par ailleurs, que je ne sais s’il défendrait la présentation de son Elektra posthume un peu partout. Il est clair que ses dernières productions comme Elektra ou De la Maison des Morts sont destinées à devenir muséales. Pour ma part, je pense qu’il est bon qu’on puisse les voir encore, et pas seulement en DVD. Le théâtre, c’est d’abord la scène et la vie, ces œuvres vivent peut-être moins bien, mais elles vivent encore. Il faut les regarder avec une disponibilité suffisante, sans considérer qu’elles sont LA mise en scène de Chéreau, mais qu’elles sont un témoignage, affaibli certes, de ce que pouvait être son travail.
Dans un système de stagione, où chaque production est un produit presque unique (les reprises existent, mais sans comparaison avec le répertoire) et fondée sur un système de consommation de la nouveauté à tout prix, cela se pratique moins. Il est sûr que si l’on « consomme » l’opéra sans distance aucune, aller voir cette Elektra de Hambourg ne pouvait qu’être décevant, parce qu’on n’avait pas sa ration quotidienne de sang frais.

Scène II, Une des reprises précédentes de l'Opéra de Hambourg © Halina Ploetz
Scène II, Une des reprises précédentes de l’Opéra de Hambourg © Halina Ploetz

Avec cette Elektra, il était inutile voire stupide d’attendre une « mise en scène » comme si elle datait d’hier, mais il valait mieux y chercher des éléments d’histoire, des éléments de construction de ce que peut-être une culture scénique : chez Everding par exemple, le respect scrupuleux du livret et de ses didascalies étaient un dogme : on en a encore des traces, et son travail n’était jamais négligeable ou méprisable. Pour ma part, aller voir des mises en scène plus anciennes, « has been » si l’on préfère, c’est aussi épaissir une culture scénique et se constituer sa propre histoire de la scène, qui sert à regarder autrement les évolutions (ou non) d’aujourd’hui. Il y a dans des mises en scènes récentes toutes rutilantes qu’elles soient des travaux d’une grande faiblesse qui ne valent pas ce travail d’Everding, même vieilli, même réduit à l’os.

Pour avoir une idée des costumes (Fev 2015) à gauche Clytemnestre (Agnès Baltsa) au centre Elektra (Lise Lindström) à droite Chrysothemis (Hellen Kwon) ©OperaDuets Travel and Living
Pour avoir une idée des costumes (Fev 2015) à gauche Clytemnestre (Agnès Baltsa) au centre Elektra (Lise Lindström) à droite Chrysothemis (Hellen Kwon) ©OperaDuets Travel and Living

On avait donc dans ce travail la plupart des éléments d’une Elektra  habituelle, et, comme je l’ai dit plus haut, la mise en scène ne m’intéressait que pour mes souvenirs;  je savais bien que je n’allais pas y trouver l’Elektra du siècle, mais j’y allais pour le plaisir de  la plongée dans mes souvenirs, et pour la curiosité de l‘approche de Kent Nagano plus que pour la distribution.
Et de ce point de vue je n’ai pas été déçu. J’ai retrouvé une dynamique et une précision qui sont l’un des caractères de son approche, un sens dramatique aussi qui permet de maintenir la tension et de soutenir les chanteurs, jamais couverts, malgré un volume d’orchestre important dans cette œuvre. « Spielen’s nicht so laut, es ist schon laut genug komponiert » (« ne jouez pas si fort, c’est déjà composé assez fort ») disait Strauss lui-même aux musiciens de Munich en 1924. Et Nagano obéit à cette règle, d’une manière toute particulière notamment dans la première partie de l’opéra, ce qui a fait dire à certains que sa direction n’avait pas de vrai relief, sans doute parce que son tempo est relativement plus lent que d’habitude. Pourtant, il maintient une tension continue, avec des cordes très charnues et une grande précision des bois, toujours très sollicités, et une très grande clarté. L’un des sommets est la scène de reconnaissance d’Oreste, l’un des grands moments de la partition, dont la charge émotive tient d’abord à l’orchestre, démultiplié, puis tenant à lui seul la ligne. Avec une Elektra comme Nilsson, qui tenait les notes à l’unisson avec l’orchestre, l’émotion en était incroyablement accentuée, ce qui n’est pas tout à fait le cas de Linda Watson. Il reste que toute la partie finale est dirigée avec une présence orchestrale qui va crescendo et que la prestation de l’orchestre philharmonique de Hambourg est tout à fait remarquable.
Du point de vue de la distribution, un très bon point à l’Oreste de Wilhelm Schwinghammer, belle basse juvénile et puissante, couleur de la voix chaude et diction très claire. Passable en revanche l’Aegisth de Robert Künzli, qu’on verrait plus « caractérisé ».
Mais dans Elektra, ce sont les trois dames qui font événement.
La Clytemnestre de Mihoko Fujimura ne semblait pas très à l’aise, notamment dans le registre aigu. Au contraire les graves étaient sonores, et la diction très soignée : Fujimura sait dire un texte et dans le long monologue « ich habe keine gute Nächte » c’est un élément essentiel que de peser chaque mot et d’articuler ; il reste que son personnage manquait un peu du relief qu’on attend. Il est possible que la première partie de la scène où elle est en hauteur l’ait gênée.
La Chrysothémis de Ricarda Merbeth a remporté un très gros succès. Pour ma part, j’ai dû attendre la dernière scène pour entendre des aigus sortir vraiment et s’imposer et pour voir un personnage se dessiner, en revanche dans toute la première partie et notamment dans la scène avec Elektra elle ne s’impose pas vocalement, et ce chant, comme souvent chez cette artiste reste pour moi sans vraie couleur et pour tout dire assez indifférent, même s’il n’y a pas de faille particulière. C’est un chant qui ne me touche pas, et qui ne m’a jamais touché.
L’Elektra de Linda Watson est une des références des dix dernières années, tant l’artiste l’a chantée. Réputée pour sa puissance et ses aigus, Linda Watson ne m’a jamais impressionné par sa subtilité ni par le caractère de ses interprétations. C’est une chanteuse à volume. Son Elektra connaît quelques beaux moments, notamment son monologue initial, et aussi, sa scène avec Oreste. Il reste que les aigus du rôle sont difficiles, et qu’ils ne sont plus toujours justes loin de là. Le centre reste puissant, l’aigu a perdu de sa sûreté et de son éclat. Rien à voir de ce point de vue avec la présence vocale ou scénique  d’une Herlitzius récemment ou même d’une Behrens ou d’une Polaski il y a une vingtaine d’années, d’une Jones il y a une trentaine, et d’une Nilsson il y a une quarantaine.
Mais, même si le trio vocal n’avait rien d’exceptionnel, il n’avait rien de scandaleux non plus et cette Elektra fut celle d’une bonne soirée d’opéra, qui m’a permis une plongée dans d’autres souvenirs que cette soirée n’a ni effacés ni gâchés. J’ai simplement passé du temps heureux avec mes fantômes les plus chers.
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Une des reprises précédentes de l'Opéra de Hambourg © Halina Ploetz
Scène finale, une des reprises précédentes de l’Opéra de Hambourg © Halina Ploetz

BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: GÖTTERDÄMMERUNG le 1er août 2010 (Christian THIELEMANN – Tankred DORST)

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Ce Ring se termine donc. Il ne laissera pas trop de regrets ni même de souvenirs. Rares sont les images marquantes, rares les moments de théâtre. Néanmoins, par rapport à mon souvenir de 2006, j’ai beaucoup plus apprécié la direction de Christian Thielemann. Maîtrise incontestable des équilibres, clarté des pupitres (il est vrai que l’acoustique de Bayreuth est exceptionnelle), rondeur des sons, beaux effets symphoniques. Il reste que pour mon goût elle manque tout de même de dramatisme, notamment dans l’Or du Rhin. Thielemann s’inscrit dans la tradition du classicisme allemand, des grands Kapellmeister. Ce type de figure manquait sans doute à Bayreuth depuis Horst Stein, ou même Wolfgang Sawallisch, et manquait aussi au marché des chefs d’orchestre : peu de grandes phalanges allemandes de référence (Munich, Berlin) sont dirigées aujourd’hui par des chefs germaniques: on trouve Rattle, Barenboim, Nagano, Jansons. Thielemann est une figure nécessaire dans le paysage, même si d’autres chefs allemands me semblent plus intéressants et originaux, Ingo Metzmacher par exemple, voilà un chef pour Wagner, et porteur d’une vraie vision. Espérons.

Il reste que Christian Thielemann propose un Ring de haute tenue, et de grande qualité musicale: c’est heureux. Rappelons que le dernier (mise en scène Jurgen Schlimm) confié à Giuseppe Sinopoli en 2000, décédé après la première édition, avait été confié ensuite à Adam Fischer, excellent chef pour Wagner, mais qui n’avait pas l’aura d’un Thielemann. Après ce Ring, Thielemann dirigera Der Fliegende Holländer en 2012 et Tristan en 2015 (mise en scène Katharina Wagner), il aura alors dirigé tous les opéras à Bayreuth. L’arrivée d´Andris Nelsons, puis en 2013 pour le Ring du très attendu Kirill Petrenko, devrait imposer le passage de relais à la nouvelle génération, bien que pour 2013, les grands anciens (Barenboim, Levine essentiellement) aient marqué leur disponibilité à la nouvelle direction.
Tout le monde ici se demande qui mettra en scène le Ring de l’année Wagner (2013), les deux directrices n’ont pas exclu de faire appel à quatre metteurs en scène différents, ce qui serait une curiosité esthétique plus que discutable, mais certainement très efficace pour faire s´agiter la presse et les aficionados. En tous cas, pas de discussions passionnées ici pour le travail de mise en scène : le Crépuscule des dieux confirme ce qui a précédé. Le concept pourrait être intéressant s´il était bien réalisé, mais c´est vraiment raté.

On vient écouter Wagner à Bayreuth pour se remplir d’émotions, or aucune image, aucune scène ne répond à ce besoin. Le seul moment d’émotion authentique, c’est la marche funèbre qui suit la mort de Siegfried, à rideau fermé… Aucun effort pour proposer une image tant soit peu poétique, sinon cette vision finale du couple d’amoureux ou de l’enfant qui joue, c’est maigre après une scène d’embrasement du Walhalla où tout le monde circule en tous sens, comme lors d’un incendie « humain », empêchant de se concentrer sur l’image apocalyptique que toute la salle attend. Eh, oui, une fois de plus, on pense à Chéreau, mais aussi à Kupfer : on pense à l’émotion qui étreignait, à mesure que les notes s’égrenaient et que le spectacle allait se clore. Émotion de la fin du Ring, émotion de la fin d’un spectacle magique.

Rien de tout cela ici.

Et pourtant, le Crépuscule est toujours à Bayreuth un moment particulier : après à peu près une semaine où l’on a eu la même place, les mêmes voisins avec qui on a lié conversation, où la vie s’est organisée autour du Ring, voilà que tout prend fin. Déjà la fanfare d’appel des spectateurs au troisième acte est lacérante, notamment la troisième fanfare, que tout le monde attend dans le silence, dans l’ambiance crépusculaire d’un doux soir d’été, avant de se précipiter dans la salle et c’est en voyant le Crépuscule des Dieux qu’on prend mieux la mesure de la monumentalité de l’œuvre, et du parcours que Wagner fait faire au spectateur. Pour toutes ces raisons, le spectateur est disponible pour se laisser aller à l’émotion.

regie.1280740565.jpgInutile de gloser sur une mise en scène indigente, sans direction d’acteurs, sans ligne directrice ferme: pourquoi cet homme déguisé en coq au deuxième acte ? Pourquoi un pique-nique clairement inspiré du Déjeuner sur l’herbe de Manet au moment de la mort de Siegfried ? Pourquoi une trentaine de paires de chaussures devant le décor du palais des Gibichungen ? Pourquoi une jeune dame déguisée en Fricka dorée ? On n’en finirait pas de poser des questions qui semblent sans réponse. Et malgré ces pointes surréalistes, une désespérante convention dans les gestes, les mouvements, et une totale absence d’interaction entre les personnages.
Du point de vue musical, Thielemann fait merveille ainsi que le choeur

choeur3.1280740841.jpgcomme toujours exemplaire, et Siegfried-Lance Ryan lance sa voix jeune et radieuse qui triomphe sans mélange au rideau final. La voix de Erik Halfvarson dans Hagen est en revanche fatiguée. c´est une voix grosse, qui crie trop fort, lancée dans une sorte de gueuloir, complètement détimbrée le plus souvent, et le personnage à peu près inexistant qui n’a ni l’aspect inquiétant, ni la force négative des grands Hagen.

alberich.1280740739.jpgAndrew Shore dans Alberich en revanche a l’élégance qui manque à son fils Hagen, une fois encore, son chant frappe par son style et les accents de la voix : un bel Alberich, même s´il n´est pas l´un des plus puissants. Ralf Lukas dans Günther éprouve des difficultés notamment dans les passages, mal négociés.

hagengunthgutrune.1280740532.jpgEdith Haller (Gutrune) ne s’en tire pas trop mal, mais a tendance à crier elle aussi. Les filles du Rhin et les Nornes sont toutes très bonnes (la scène des filles du Rhin au début du troisième acte est magnifiquement chantée). Quant à Christa Mayer (Waltraute), elle est plus à l´aise que dans Erda, mais ne laisse pas d´impression marquante. Reste Linda Watson, une Brünnhilde de plâtre qui lance ses aigus comme des flèches, mais dont on entend mal tout le monologue final, la voix noyée dans le flot orchestral. Les notes sont faites, sans musique, sans poésie, sans interprétation et sans aucun jeu, sinon un bras lancé par ci par là, pour tout dire, sans aucun, mais aucun intérêt.

Au total donc, un Rheingold passable, une Walkyrie décevante, un très grand Siegfried, et un Götterdämmerung sans âme, mais tout de même un orchestre de plus en plus somptueux et un chef de grande classe accompagnant une distribution faite de quelques diamants (les ténors) sans écrins. Cela reste insuffisant pour un tel lieu. Mais on oubliera vite ces années d’un Ring gris, en attendant le prochain, dans 3 ans.

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BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: SIEGFRIED le 30 juillet 2010 (Christian THIELEMANN – Tankred DORST)

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Quand un artiste transcende le plateau, le miracle peut arriver. Siegfried a été un moment de grâce musicale, grâce à la direction de Thielemann, très classique, très fidèle à la tradition germanique, et toujours remarquable de rondeur, de précision, de sens du symphonique, mais surtout grâce au Siegfried de Lance Ryan, un Siegfried incroyablement résistant, d’une fraîcheur juvénile, et d’une puissance étonnante jusqu’à la fin. J’ai entendu Lance Ryan à Karlsruhe, dans le Ring passionnant de Denis Krief il y a bien cinq ou six ans et je m’étais dit « c’est rare d’entendre un Siegfried qui fasse toutes les notes… ». Je l’ai réentendu l’an dernier à Salzbourg, remplaçant Ben Heppner dans la production de Braunschweig avec Rattle et les berlinois où il triompha,puis à Valencia, avec un bel orchestre dirigé par Zubin Mehta, et ce fut là encore l’étonnement : il chantait même la tête en bas dans Götterdämmerung. Cette année il a étonné et ravi le public, qui lui a fait une ovation comme seul le public de Bayreuth sait le faire. Il est vrai que l’an dernier ils avaient eu droit à Christian Franz dont on connaît les défauts actuels…

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Lance Ryan est étonnant: le timbre n’est pas forcément séduisant notamment dans les graves, mais la voix est claire et jeune, et d’une puissance, d’une résistance, d’un dynamisme uniques. Ce jeune canadien a travaillé en Italie (il a eu le prix de l’Aslico, fameuse structure qui forme les jeunes chanteurs et qui a fait commencer bon nombre des grandes vedettes italiennes du XXème siècle), puis est entré en troupe à Karlsruhe, un théâtre de solide réputation où il s’est frotté aux grands rôles germaniques. Avec Stephen Gould (magnifique Siegfried de Vienne et de Bayreuth il y a encore deux ou trois ans dans cette production) et peut-être encore mieux, il est le Siegfried actuel que toutes les scènes du monde devraient s’arracher, avec l’espoir qu’il ne s’use pas trop rapidement, car il se donne physiquement dans ce rôle, courant, sautant, et surtout jouant avec fraîcheur le personnage d’homme-enfant voulu par la mise en scène.

Entraînés par un tel allant, les autres chanteurs proposent une prestation de très haut niveau à commencer par le Mime de Wolfgang Schmidt, qui sait jouer de sa voix pour ce rôle de pure composition et qui impose un Mime de grande lignée. Alberich est toujours Andrew Shore, et la voix manque un peu de noirceur.

sgfrdwanderer.1280575234.jpgLe Wanderer, Albert Dohmen, est bien meilleur que dans l’Or du Rhin et la Walkyrie : la partie est moins sollicitée dans les aigus et plus centrale, il est évidemment beaucoup plus à l’aise (sauf au troisième acte où il fléchit un peu). Quant à Linda Watson, je dois reconnaître malgré mes réserves sur cette chanteuse qu’elle a bien assumé la redoutable partie de Brünnhilde, elle ne chante que 40 minutes dans Siegfried, mais ce sont 40 minutes terribles pour la voix. Certes, son jeu est frustre, certes, les (sur)aigus sont quelquefois tremblés ou tirés, mais l’ensemble est très honorable, suffisamment en tous cas pour faire de ce duo avec Siegfried un très grand moment.

Ce soir la musique a transcendé une mise en scène toujours aussi terne, même si l’œuvre exige beaucoup de jeu, à cause de dialogues vifs,oblige à faire jouer, à imaginer des situations qui créent du vrai théâtre. Le décor (une salle de classe abandonnée au premier acte, une bretelle autoroutière inachevée au milieu de tronc coupés au deuxième, la fatale carrière de Walkyrie, avec sa palette où Brünnhilde repose au troisième. Toujours çà et là quelques personnages de notre monde (deux ouvrier, des enfants qui jouent) qui surgissent de manière ponctuelle. Disons qu’aujourd’hui cette médiocrité ne gênait pas, car quand cela fonctionne à Bayreuth, cela devient tout de suite transcendant, c’est là la différence avec d’autres théâtres.

Ce soir, et c’est rare, nous avons eu droit à un très grand Siegfried.

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BAYREUTHER FESTSPIELE 2010: Die WALKÜRE le 28 juillet 2010 (Christian THIELEMANN – Tankred DORST)

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Après la déception de l’Or du Rhin, on pouvait espérer que La Walkyrie relèverait le niveau. Incontestablement, Christian Thielemann est cette fois au rendez-vous, grandiose, au classicisme monumental, mais très attentif aux menus détails de la partition, un vrai travail à la fois de sculpteur et d’orfèvre : cela m’a beaucoup plus frappé qu’il y a quatre ans où j’avais trouvé la direction sans âme et sans effets. Cette année, cette Walkyrie est nettement plus réussie à l´orchestre.

Pour le reste, la déception est presque totalement confirmée : le travail théâtral est inexistant, les idées intéressantes jamais exploitées : le lever de rideau du deuxième acte, claire allusion à un célèbre tableau romantique de Kaspar David Friedrich (Le Wanderer au dessus des montagnes) et tout le reste de l’acte qui se déroule dans un parc où sont remisées des statues de Dieux, et où Wotan est debout sur sa propre tête à demi enterrée, tout cela pourrait être une bonne idée qui se développe, mais n’est pas vraiment exploité, et les scènes restent marquées par un travail théâtral d’une banalité étonnante. Paradoxalement, la tendresse entre Wotan et Brünnhilde semble plus intéresser le metteur en scène que l’urgence de la passion entre Siegfried et Sieglinde : le premier acte semble si peu travaillé : il est vrai que Johan Botha n’est pas vraiment un acteur, mais il ne se passe rien entre les deux protagonistes, ils ne se touchent jamais, semblent empruntés, plâtrés par la situation et se contentent des gestes convenus du pire des opéras (main sur le cœur etc…) : la direction de Thielemann à ce moment, mais c’est bien le seul, pèche aussi par indifférence, rien n’est urgent, rien n’est haletant, aucun pulsation amoureuse.

Les voix sont là aussi en deçà, sauf Johan Botha, à la voix claire, puissante, bien posée, qui donne à Siegmund un relief vocal qui lui manque sur la scène, il obtient un triomphe mérité.

sieglhaller.1280484591.jpgEdith Haller est une Sieglinde honnête sans plus, dont les aigus du premier acte sont souvent criés, mais qui réussit son troisième acte, Hunding est Kwanchoul Youn, la basse abonnée au Festival depuis plusieurs années, un peu froid, un peu indifférent, sans rien de « terrible », où êtes vous les Salminen ou les Ridderbusch ? La Fricka de Mihoko Fujimura confirme la déception de l’Or du Rhin, la voix est présente, mais l’expression plate, le Wotan d’ Albert Dohmen affronte difficilement les aigus du rôle, ils sont péniblement négociés, au prix de trucages de respiration, et la voix est le plus souvent opaque, même si les qualités de diction du texte sont réelles.

brunnhwatson.1280484686.jpgLinda Watson (Brünnhilde) n’a jamais été une de mes chanteuses de prédilection : une grosse voix, mais pas de réel engagement. Cette fois-ci la grosse voix est moins grosse, bouge dangereusement au prix de sons peu convaincants et la prestation est médiocre. Quant aux Walkyries, elles n’ont pas l’homogénéité voulue pour chanter ensemble, et certaines hurlent en produisant de vilains sons en chevauchée solitaire. Désagréable.
Au total, sans Thielemann et son magnifique travail et sans Botha, une Walkyrie à oublier : à Bayreuth, un Ring avec un Wotan et une Brünnhilde problématiques, c’est tout de même un comble.

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