OPÉRA NATIONAL DE LYON 2017-2018: LE CERCLE DE CRAIE (DER KREIDEKREIS) de Alexander von ZEMLINSKY le 20 JANVIER 2018 (Dir.mus: Lothar KOENIGS, Ms en sc: Richard BRUNEL)

Haitang arrêtée et arrachée à son enfant ®Jean-Louis Fernandez

Dit la force de l’amour 

Il y a une vingtaine d’années, Zemlinsky n’apparaissait pas dans les saisons d’opéra, à de rarissimes exceptions près. La recherche assez récente de titres nouveaux qui puissent élargir le répertoire des maisons d’opéra a changé le paysage, aussi bien la Florentinische Tragödie (par exemple à Amsterdam en novembre dernier) que Der Zwerg (par exemple à Lille également en novembre dernier) sont assez fréquemment donnés, on a vu aussi à l’Opéra des Flandres la saison dernière le très rare König Kandaules.
C’est encore plus rare pour Der Kreidekreis (le Cercle de craie) dont à ma connaissance après la création à Zürich en 1933 et quelques présentations en Europe (De Stettin à Graz) à l’époque de sa création et après-guerre (1955, Dortmund) pas de traces de représentations, à part une reprise à Zürich en 2003 sous la direction d‘Alan Gilbert, dans une mise en scène de David Pountney avec Brigitte Hahn et Francisco Araiza entre autres, si bien que les représentations lyonnaises sont une création en France. Il faut donc une fois de plus saluer la politique de Lyon qui en quelques années a présenté une somme impressionnante d’œuvres rares ou inconnues

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Une œuvre étrange 

Ce Kreidekreis est une œuvre étrange, sur un livret du compositeur appuyé sur la pièce de Alfred Henschke dit Klabund (1925), elle-même inspirée d’une pièce chinoise de Li Qianfu (XIIIe siècle). L’œuvre de Zemlinsky est fortement politique et traite tout à la fois de la misère qui suscite l’oppression et contraint à la prostitution, de la corruption des juges, et d’une justice soumise aux puissants et dure aux petits, de l’appât du gain universel.
Mais elle traite aussi de la force de l’amour maternel, de l’amour en général qui modifie les êtres, et enfin de la grandeur du souverain, qui sait juger, « nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude » eut dit Molière (dans Tartuffe) : cette fin heureuse où le Prince Deus ex machina vient résoudre l’intrigue et (en plus) épouser l’héroïne est assez proche du final de Tartuffe, elle consacre un souverain évergète qui sait distribuer le bienfait et surtout démêler le bien du mal et le vrai du faux. Le conte est à la fois moral et politique, et Brecht va s’en saisir (il y a là du millet pour son serin) dans Le cercle de craie caucasien.

Le tribunal : Haitang (Ilse Eerens), Yü Pei (Nicola Beller Carbone et assis Tchao (Zachary Altman) et le juge (Stefan Kurt ) ®Jean-Louis Fernandez

Les deux parties sont musicalement  différentes, et la musique de Zemlinsky dont on dit souvent qu’elle est quelque part entre Puccini, Strauss, Wagner et Schönberg (une sorte de géographie impossible) prend cette fois des chemins de traverse. Si la deuxième partie fait songer à Chostakovitch, Puccini (Turandot) Strauss, et plus particulièrement le final  à Die Frau ohne Schatten ,  la première partie prend en compte (nous sommes en 1930-31) toute la musique des années vingt, aussi bien du côté d’Hindemith, voire de Schönberg (notamment dans leurs petites formes) que du côté du jazz et surtout de Kurt Weill, notamment dans la première scène (La maison de thé). Deux ambiances, deux univers celui plus symphonique de la deuxième partie et celui presque plus chambriste, fait de miniatures, de la première, comme si la musique de la première partie illustrait la vie fragmentée de la jeune héroïne Haitang (comme dans les vignettes des icônes ou des fresques de vie de saints, voire des miniatures de scènes du XVIIIe à la Pietro Longhi) en quatre moments, Haitang vendue par sa mère à Monsieur Tong, Haitang chez Tong séduit les clients,  puis un an après, Haitang chez Monsieur Ma, dont elle est la  deuxième épouse et enfin l’empoisonnement de Monsieur Ma au quatrième tableau, tandis que la deuxième partie (troisième acte) est une sorte de variation sur un jugement à rebondissements, une sorte d’anti-jugement dernier où seuls les corrupteurs et les méchants sont vainqueurs avec un juge (Tschou Tschou) sinistre à force d’être désopilant (rôle parlé confié à l’excellent Stefan Kurt)
N’ayant aucune référence sur cette œuvre, il faut faire confiance à notre imaginaire pour nous construire un univers : en tous cas, c’est une œuvre qui excite la curiosité par son développement et son étrangeté : un opéra qui alterne dialogues et chant, avec une fluidité dans les passages de l’un à l’autre qui évidemment nous éloignedes formes de l’opéra-comique par exemple et arrive à la modernité d’un « théâtre musical » avant l’heure.

Maison de thé (de tolérance) ®Jean-Louis Fernandez

L’histoire met donc au centre l Haitang, vendue par sa mère à Tong propriétaire d’une maison de thé (c’est à dire de tolérance…) parce que son père s’est suicidé, ne pouvant payer l’impôt demandé par le collecteur Monsieur Ma. Cette maison de thé, où les jeunes femmes s’appellent des Blumenmädchen et où le propriétaire Tong, s’est émasculé, rappelle évidemment le monde de Klingsor au deuxième acte de Parsifal: Aussi bien Klabund que Zemlinsky connaissent leur Wagner.
Dans la maison de Tong, la jeune fille excite le désir du jeune Prince Pao, qui en devient amoureux, et celui de Monsieur Ma lui-même, le potentat local : elle est mise aux enchères et c’est Ma qui l’emporte. La voilà donc aux mains de celui qui est cause de sa misère.
Elle finit seconde épouse de Monsieur Ma, qui, au contact de l’amour change totalement à son contact et passe du mal au bien. La jeune femme lui a donné un fils que la première épouse Yu Peï, n’avait pas été à même de lui donner. Cette dernière, écartée et jalouse, a pour amant Tchao, un secrétaire de tribunal fou d’amour et prêt à tout pour sa maîtresse. Sans enfant, Yu Peï sera déshéritée, et Mr Ma veut d’ailleurs la répudier.
Yu Peï va donc empoisonner le mari, en accusant la seconde épouse Haitang, et insinuant l’idée que l’enfant n’est pas d’elle, mais qu’elle-même en est la véritable mère.

Décor clinique de l’acte IIII ®Jean-Louis Fernandez

Le piège fonctionne si bien que tout le troisième acte, comme on l’a dit, constitue le procès, avec ses péripéties, ses témoins subornés, sa sage-femme achetée, son juge corrompu et pour finir la condamnation à mort de Haitang.
Au moment où elle va être exécutée (par injection létale), tout s’arrête (écran descendu des cintres montrant une nouvelle d’une chaine d’info:  l’Empereur vient de mourir et lui succède le Prince Pao (apparu comme rival de Monsieur Ma au début), qui arrête toutes les condamnations en demandant à juges et condamnés de se présenter à Pékin. Il reconnaît Haitang que, fou d’amour et de désir, il avait aimée (violée?) alors qu’elle dormait en croyant rêver. Il se retrouve donc à arbitrer entre les deux femmes et propose de tracer un cercle avec au centre l’enfant, les deux mères le tireront chacune de son côté et celle qui le portera à l’extérieur du cercle sera la mère. Haitang, ne voulant pas faire souffrir son enfant et lui faire risquer l’écartèlement, renonce pour que l’enfant ne souffre pas.
Le Prince décrète donc que c’est Haitang la mère, parce qu’elle a pris en compte la souffrance de l’enfant. Il se révèle à la jeune femme, propose de l’épouser et de reconnaître l’enfant (qui est peut-être de lui d‘ailleurs, mais l’histoire ne le dit pas, tout en le suggérant). Rideau.

De la fable au regard sans concession sur notre monde

Voilà un vrai conte de fées, une sorte de variation sur Cendrillon avant l’heure, que la production de Richard Brunel évacue au profit d’un récit continu, qui clarifie certes la trame et  en fait aussi une sorte de récit plus réaliste que la fable à laquelle on aurait pu s’attendre (option qu’avait au contraire choisie David Pountney à Zurich).
Les avantages de ce choix sont clairs, parce qu’ils rendent fluides une histoire qui ne l’est pas, avec un dispositif scénique à la fois imposant mais aussi paradoxalement léger de Anouk dell’Aiera, privilégiant les voiles (premier acte), les baies vitrées (deuxième et troisième acte), avec un écran vidéo projetant fleurs et pistils (lourdement symbolique …) et les déplacements assez fluides de structures blanches dans les beaux éclairages de Christian Pinaud qui atténuent quand même ce qui serait trop réaliste et déterminent plusieurs espaces qui partagent le plateau, avec des scènes parallèles, des personnages (nombreux) en arrière-plan, un jeu sur les différents plans (par exemple la maison de thé en trois espaces, l’entrée, la salle, et la scène, ou le troisième acte, plus unifié en deux espaces : la chambre d’exécution derrière une baie vitrée et la grande salle qui sert pour ceux qui assistent à l’exécution, puis aussi de tribunal et qui s’efface en espace circulaire pour l’épreuve du cercle de craie. Cet acte s’unifie donc en une sorte d’espace tragique unique dont le cercle lumineux rappelle étrangement l’orchestra des théâtres grecs.

Tong, propriétaire de la maison de thé ®Jean-Louis Fernandez

Richard Brunel nous veut de plain-pied avec l’histoire, dont il évacue aussi la Chine, essentiellement présente au premier tableau, par quelques signes, (le maquillage de Tong, le propriétaire de la maison de thé et ses danseuses – des travestis – , ce qui renvoie à la Chine des concessions où la clientèle est occidentale) mais pas vraiment dans les costumes de Benjamin Moreau: il n’y rien de pittoresque qui renverrait à une Chine rêvée ou fantasmée sinon quelques touches : le drame qui se joue semble aller vers l’universalité d’un monde où le pauvre, ce salaud, est systématiquement écrasé par un système où l’argent fait tout.

Nicola Beller Carbone (Yü Pei) et Ilse Erens (Haitang) ®Jean-Louis Fernandez

Richard Brunel a soigné la direction d’acteurs, très efficace, mais aussi les mouvements des personnages, les images aussi dont certaines ne sont pas dépourvues de poésie : l’apparition de la neige au troisième acte, du cheval chevauché par l’enfant sur fond de forêt tranche évidemment sur le décor clinique du tribunal-chambre d’exécution. Car le troisième acte a ce caractère terrible de dénonciation d’un système judiciaire qui conduit directement du jugement à l’exécution, – la première image est celle d’une jeune femme condamnée qui se débat, qui finit exécutée : par son aspect démonstratif elle annonce la suite de l’histoire. L’apparition de Pao fait disparaître ce qui glace et transforme l’espace (les cloisons s’effacent)à  en espace poétique (forêt lointaine, neige): on quitte le réel, mais la manière dont le décor s’efface en laissant la vitre de la chambre d’exécution au centre, plus longtemps que les autres éléments de décor, éclairée d’un vilain vert, nous avertit en quelque sorte de ne pas croire au rêve.

Adieu à la fable, adieu à la Chine, adieu à Brecht

Car le conte de fées, la fable de l’Empereur qui vient rétablir le bien et le vrai n’est justement qu’une fable, nous dit Richard Brunel, et après le final triomphant qui semble tout droit venu des dernières mesures de Die Frau ohne Schatten il laisse place à une dernière image où le rideau s’ouvre sur la baie vitrée et où le cadavre de Haitang est dévoilé sur la table d’exécution. Tout cela n’était donc qu’un rêve, comme le suggéraient cheval, forêt et neige, en contradiction avec la musique triomphale qui marque ce final et donc ressentie rétrospectivement comme illusoire, voire sarcastique.
L’histoire a sa logique  mélodramatique: la jeune femme victime de sa pauvreté est vendue deux fois, trouve un bonheur contrecarré par une première épouse jalouse, est accusée faussement d’assassinat et de vol d’enfant, puis jugée par une justice corrompue et véreuse, elle est condamnée et exécutée. N’en jetez plus ! L’accumulation de malheurs sur cette jeune fille finit par être lui-aussi irréaliste, dans la tradition des mélos du XIXe siècle, ou du néo-réalisme italien, à moins qu’il ne soit démonstratif ou didactique à la manière de Brecht.
Et c’est pourquoi l’option résolument anti-brechtienne de Richard Brunel, très bien rendue, me paraît peut-être discutable : il veut raconter dit-il une histoire d’humanité, de personnes, de situations : l’absence de références à la Chine dès le deuxième tableau conduit à une imagerie proche du téléfilm, esthétiquement et scéniquement et cela dérange, notamment dans les deuxièmes et troisième tableaux.
L’œuvre en revanche a un aspect didactique qui convient évidemment au dramaturge allemand qui en a fait une pièce de théâtre, et Zemlinsky en était proche : sa musique renvoie aussi à Kurt Weill et son histoire raconte l’histoire de la pourriture sociale qui rappelle Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny dont a dirigé d’ailleurs la première berlinoise au Theater am Schiffbauerdamm (l’actuel Berliner Ensemble) en 1931 au moment de la composition du Cercle de craie. C’est donc aussi un univers et une esthétique particuliers à laquelle la pièce renvoie, historiquement brechtiens, sur une thématique commune.

Acte II: Arrière plan Haitang et Ma, premier plan Yü Pei et Tchao

Brunel dit lui-même dans l’interview avoir dé-brechtisé le texte. Je défends suffisamment les metteurs en scène qui travaillent les livrets en soi et en dehors des contextes de création pour ne pas accuser Brunel de trahison, mais je me demande s’il n’a pas par son choix affadi et banalisé le propos qui devient presque un topos télévisuel, avec sa dénonciation de la peine de mort et des exécutions létales à l’américaine et à la chinoise (elles sont fréquemment pratiquées en Chine, y compris dans des camions itinérants spécialement aménagés), de la justice expéditive où le tribunal voisine l’échafaud ou son substitut. J’en prends aussi pour indice l’utilisation du cercle presque anecdotique, qui n’est cité que par le livret auquel il faut de toute manière obéir sans lui donner de vraie fonction sauf au final rêvé. Ce cercle apparaît donc au premier tableau, il est un marqueur pour le frère de Haitang qui inscrit un cercle sur la vitre de la maison de Ma pour signer l’arrêt de mort de Monsieur Ma, comme on marquait les maisons protestantes à la vieille de la Saint Barthélémy, ou comme ces signes de ralliement de sociétés secrètes. Le cercle est donc rappelé à divers moments sans vraiment être le centre du propos, et au troisième acte, le tribunal est un cercle autour duquel tous les protagonistes se retrouvent pour enfin, pendant l’intervention de l’Empereur devenir fonctionnel et devenir espace de jeu et espace de drame  ainsi la question du cercle est presque « évacuée » comme signe anecdotique d’une histoire qui est ailleurs, alors qu’il pourrait être l’unique espace scénique.
Si on apprécie l’effort de simplification de la trame et la rigueur du travail de Brunel pour lui donner une linéarité, et pour casser ces vignettes successives qui afficheraient des « scènes de la vie de Haitang », on peut regretter le côté roman noir (ou blanc vu la couleur du décor)  à peine compensé par quelques vrais moments de poésie. Et si on avait osé Brecht ?

Une direction très juste et un orchestre remarquable

Mais l’œuvre a aussi une structure et une musique qui ne disent à mon avis pas tout à fait ce que dit Brunel. Il laisse à la musique l’onirisme et se réserve en quelque sorte le réalisme, même avec des « trous » oniriques. La musique de la première partie notamment renvoie aussi bien à la musique de cabaret berlinois qu’à des œuvres plus chambristes. La direction irréprochable de Lothar Koenigs,  particulièrement familier de ce type de répertoire, sait valoriser les instruments singuliers, dans une approche d’une grande limpidité et presque légère au premier acte, faisant ressortir de cette musique tout ce qu’elle doit aux inventions des années 20, dont Weill, dont le jazz mais pas seulement : on y trouve la seconde école de Vienne, on y trouve Hindemith, on y trouve tout la foisonnement des inventions sonores de l’époque et les dernières mesures de l’acte II font penser à Mahler. Plus symphonique , et quelquefois un peu plus classique, la deuxième partie renvoie évidemment de manière plus marquée d’autres compositeurs pour un autre univers, on pense à la Turandot de Puccini, on pense aussi de manière fugace à Chostakovitch et à la fin, à Strauss, on l’a dit . Non que cette musique ne soit pas personnelle ou originale, mais elle est si inhabituelle et si peu connue que l’auditeur essaie de composer sa propre géographie musicale. Il reste qu’il y a des moments d’une très grande intensité et d’une grande originalité qui doivent évidemment beaucoup à l’expressionisme aussi. Le chef a su rendre à cette musique sa variété, sa diversité, son étrangeté aussi avec ses sons légèrement orientaux, tout en soulignant sa richesse et son originalité, une musique qui dans l’ensemble diffère de la production connue de Zemlinsky, et Lothar Koenigs a su aussi insuffler à l’orchestre un engagement qu’on identifie très vite, et à valoriser chaque pupitre, en grand coloriste.

Une distribution sans failles

Comme souvent à Lyon, une distribution solide, sans failles, homogène, équilibrée illumine la soirée, à commencer par l’ensemble de femmes sans conteste dominé par Ilse Eerens, qui est à l’image de son personnage d’apparence fragile et incroyablement solide. Un physique tendre, et une voix bien assise, contrôlée, puissante,  parfaitement posée, qui remplit la salle, avec une diction impeccable et un vrai sens de la couleur, nécessaire dans un rôle qui traverse des situations si diverses. Elle sait en effet être énergique voire agressive, mais aussi émouvante et tendre . Une voix sans aucun doute à suivre.
Nicola Beller Carbone est d’abord un personnage, on se souvient d’elle en comtesse de la Roche dans Die Soldaten de Zimmermann à Munich, mise en scène d’Andreas Kriegenburg. Elle promène dans Yü Pei sa silhouette filiforme et élancée, qui se déplie quand elle se lève, sur un plateau où elle s’oppose à la figure menue de Haitang. Son chant est tout dans l’expressivité, plus que dans la démonstration, elle est une interprète avant tout et soigne les couleurs et les variations de l’expression, avec de jolis accents. Et quelle démarche en scène ! quelle figure ! Et quelle justesse !
Moins marquante la figure de la gouvernante chantée par Hedwig Fassbender, un peu plus banale et passepartout, même avec de beaux aigus, tandis que la brève apparition de madame Tschang au premier tableau est marquée par la personnalité toujours forte de Doris Lamprecht, son expressivité et sa capacité à transmettre l’émotion et qu’on remarque avec plaisir la jeune Blumenmädchen qui intervient au début (Josefine Göhmann, du Studio de l’Opéra de Lyon).
Du côté des rôles masculins, domine le Monsieur Ma de Martin Winkler, un rôle qui permet de jouer sur les deux tableaux du bien et du mal, avec un souci éminent de la couleur, un véritable sens du texte (et une diction exemplaire, dans une œuvre qui l’exige à cause de l’alternance chant-parole qui doit être fluide et permettre de passer de l’un à l’autre presque insensiblement), et une expressivité si soignée et si évidente que l’humanité du personnage transfiguré par l’amour frappe à la fin du premier acte autant que le cynisme du premier tableau. Une belle performance qui rappelle que Martin Winkler, à la voix forte, au volume marqué, est l’un des grands barytons du moment doué d’un sens inné des rôles qu’il interprète.
L’autre baryton Lauri Vasar, dont la carrière explose, – il fut dans Lear de Reimann à Salzburg un Gloucester très remarqué et bouleversant-, était annoncé souffrant.  Il donne de Tschang Ling une humanité déchirée, très juvénile, avec une voix  pleine de relief, même si un peu voilée (la maladie ?) qui tranche avec la retenue de Haitang, deux personnages en quête de vérité dans un monde qui la leur refuse.
Troisième baryton, le Tchao de Zachary Altman, l’amoureux fou au timbre chaud,  avec la faiblesse inhérente à ce type de personnage prêt à tout pour servir l’être aimé, et aller jusqu’au meurtre pour affirmer le couple qui compose une sorte de Macbeth-Lady Macbeth au petit pied. L’interprète est juste, presque tendre et rend parfaitement la faiblesse qui conduit au meurtre et à l’abdication de toutes les valeurs, alors qu’il a la réputation d ‘incorruptible, avec en complément sa veulerie devant l’Empereur où il enfonce joyeusement sa bien aimée .
Stephan Rügamer est le Prince Pao ; le ténor, en troupe à la Staatsoper de Berlin où il joue souvent et avec grand talent les rôles de caractère, est moins intéressant dans ce rôle que la mise en scène néglige peut-être un peu. Un rôle qui se veut positif, mais même par amour (ou par désir) Pao abuse de Haitang dans son sommeil et participe donc  du système en renchérissant sur Ma. C’est d’ailleurs dans cette scène initiale où l’interprétation est la plus intéressante. Il est donc lui aussi dans ces hommes qui font de la femme une marchandise, au départ, mais il est transfiguré quand il revient comme Empereur où il ne peut plus que dire le vrai, le pouvoir peut aussi changer en bien : il dit le vrai sur le jugement du cercle, mais aussi en avouant avoir violé Haitang : en cette fin prévue par Zemlinsky, l’amour fait tout, amour filial mais aussi amour qui transfigure, Ma d’abord, Pao ensuite. La révolution par l’amour en somme. Rügamer arrive difficilement dans la scène finale à afficher la palette de couleurs requise par ce rôle ingrat (on le voit seulement au tout début et à la fin) parce que le flot musical du final ne lui rend pas la partie facile, bien qu’on l’entende bien.  Voilà un rôle qui semble fait pour un Klaus Florian Vogt soit dit incidemment…

Dans les rôles secondaires, on remarque le Tong de Paul Kaufmann assez bien caractérisé, avec la diction expressive d’un personnage coloré qui semble sorti tout frais d’un opéra de Brecht/Weill, pas assez caricatural encore peut-être ici, et enfin les deux coolies tout frais et très énergiques des jeunes artistes du studio Luke Sinclair et Alexandre Pradier.

Malgré mes réserves sur le parti-pris  de Richard Brunel, il restera le souvenir d’une production solide, bien réalisée, qui éclaire l’œuvre et qui devrait donner des idées à d’autres programmateurs, l’œuvre de Zemlinsky mérite de figurer au programme des grands théâtres. Encore une réussite de l’Opéra de Lyon, qui justifie plus que jamais les prix reçus en 2017.

Acte II: Lauri Vasar (Tschang Ling) en arrière plan derrière la fenêtre Zachary Altman (Tschao) et Nicola Beller Carbone (Yü Pei)

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: LULU d’Alban BERG le 6 JUIN 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Deux points pour revenir sur cette production de Lulu après une deuxième vision, qui m’a permis de mieux asseoir mon jugement et mieux confirmer mes intuitions.

D’abord, la mise en scène de Dmitri Tcherniakov , concentrée sur les personnages et qui raconte une histoire elle-même concentrée sur le proscenium. On ne reviendra pas sur l’extraordinaire performance des chanteurs-acteurs, qui réussissent à eux seuls à porter le spectacle.
Avec un dispositif unique d’une grande simplicité apparente, Tcherniakov par les jeux d’éclairage et quelques chaises réussit à raconter avec un précision incroyable une histoire qu’il vide de toutes ses péripéties : pas vraiment de picaresque dans cette Lulu : on ne voit pas les policiers chercher Lulu, on entend à peine les coups de révolver contre Schön, on entend sans voir l’agitation du début du 3ème acte lorsqu’on apprend que les actions de la Jungfrau s’écroulent. Tcherniakov ne s’attarde pas sur l’accessoire, sur les détails cinématographiques de l’histoire, sur les péripéties qui ne concernent pas Lulu.
S’attardant au contraire sur le personnage de Lulu, il compose une passion en neuf stations, l’ascension, le triomphe et la chute, faisant de Lulu une sorte de planète autour de laquelle gravitent les autres personnages, en effaçant tout pittoresque. Je l’ai dit, c’est une vision épurée, où la situation tragique se construit, il en fait presque une sorte de sainte , oui, de sainte tout en blanc (il faudrait analyser la blancheur de ces habits du 3ème acte) d’un univers noir et lisse, sans rien pour se retenir ou s’agripper .

L’histoire fourmille de détails, le cinéma s’en est emparé tant l’œuvre est « réaliste » et i. Et pourtant ici, Tcherniakov réussit à effacer tout réalisme de façade pour fouiller chirurgicalement les âmes et les personnages, dont chacun est dessiné avec une justesse et une précision qui stupéfient : l’athlète (excellent Martin Winkler) est par exemple exceptionnel, il porte des « signes » d’athlète (survêtement) mais il n’apparaît jamais comme tel, on le sent, sans jamais l’identifier de visu, c’est par les gestes, c’est par quelques détails qu’on l’identifie.
Même précision à la fin où Lulu habille un Jack l’Eventreur volontairement autre ; de la redingote de Schön, alors que Jack L’Eventreur porte lui même une redingote qui pourrait y renvoyer. Elle l’habille comme pour un rituel, comme si elle sentait qu’il fallait mourir par cet homme, un substitut sacrificiel. Mais là aussi pas de cris bestiaux comme quelquefois, mais un instant bref, et définitif, une mort presque pudique, presque linéaire, comme celle d’Alwa précédemment. Il y a eu des morts théâtrales, (le Medizinalrat, le peintre, Schön) qui doivent ponctuer de manière presque spectaculaire l’itinéraire – la mort du peintre est particulièrement soignée à ce propos, ou celle de Schön) toutes les morts du 3ème acte sont presque des instants qui passent, sans qu’on s’y arrête, y compris celle de Lulu. Merveilleux travail.
Seuls moments « mouvementés », les intermèdes où le chœur progressivement accompagne l’histoire, histoires de couples qui s’aiment, se désirent et se détruisent au rythme grinçant d’une musique qui à ce moment explose en mille sons, avec une énergie peu commune. Ce qui fait bouger, ce qui se fait entendre dans l’histoire, ce sont les interstices de la vie qui va.
Tcherniakov joue en revanche sur les reflets, sur la présence des personnages au fond, sur leur entrée dans le champ du spectateur, ce sera Schön, mais aussi Schigolch, ou La Geschwitz, très juvénile de Daniela Sindram, voire sur la jeune fiancée ; il joue sur les reflets, sur leur multiplication comme pour donner à cette histoire une sorte d’universalité et en même temps construire une sorte d’harmonie qui fait image.
Face à ce travail millimétré, d’une très grande précision dans les gestes et dans les attitudes, très dramatique, laissant peu de place à l’improvisation, Kirill Petrenko prend lui aussi l’auditeur à revers : à l’univers glacé construit par Tcherniakov, Petrenko fait écho par un univers minimaliste, donnant à sa Lulu une valence intimiste, presque chambriste, et marquée rythmiquement sans aucun espace pour la complaisance sentimentale, mais sans aucune violence. On s’attend toujours dans Lulu à des moments tendus, incisifs, violents, et Petrenko arrondit les angles, renvoie à un univers sonore plus charnu comme l’univers straussien, par certaines couleurs, très rondes, alors que par ailleurs il réussit à isoler tous les sons, à proposer une vision qui semble quelque fois le son grèle d’un quatuor à cordes, millimétrée et calquée sur les mouvements de la mise en scène.
Il en résulte une très grande tension, ce qui est paradoxal tant on attend de cette tension une sorte d’expressionnisme, alors qu’il est totalement impressionniste, construisant l’univers à partir de sons isolés, mais toujours très colorés alors qu’il est métonymique, nous faisant entendre un mince partie pour dessiner le tout : la prestation de l’orchestre est magnifique, dans la fosse et en fond de scène, où Petrenko limite le volume des musiques de scène. Il en résulte la même impression de concentration et d’essentialisme que sur la scène. En ce sens, les deux approches sont à la fois cohérentes et se répondent en écho.
On peut évidemment préférer une Lulu plus acérée, plus coupante, plus spectaculaire aussi. Elle l’est mais sur un fil plus que dans une masse sonore. On peut préférer aussi un tempo plus vif, mais alors où serait le suivi millimétré de la scène et de chacun de ses mouvements. J’ai souvent dit que Petrenko suivait ce que la scène lui disait : une fois de plus, il propose une Lulu en pleine cohérence avec l’univers ascétique du plateau, où seul l’essentiel est vu, à savoir un parcours individuel où chaque personnage ne se définit que par sa relation à l’héroïne ; dans la fosse, on a aussi débarrassé l’œuvre de toute fioriture, de toute profusion. Mais il est inouï de tout entendre, chaque note, comme si elle était isolée des autres et en même temps dans une totalité, chaque inflexion est perçue, avec des coups d’archets surprenants, des accélérations du rythme inattendues, des ralentissements mais aussi une volonté de marquer certaines phrases, qui tissent un fil d’échos de Mahler à Strauss.
Certes, il faut au spectateur une attention de tous les instants, voire une tension particulière (à certains moments, le son me rendait très tendu, tant il surprenait, tant il collait à l’action et au mouvement) et aussi une grande disponibilité pour cette approche très neuve. Disponibilité, cela veut dire être débarrassé de ses attentes ou de ses habitudes d’écoute, notamment au disque. Je n’ai jamais entendu pareille Lulu, ascétique, hiératique et néanmoins quelquefois charnue et adoucie, coupante et attendrie, nette et brumeuse. En cela, on a là une option d’interprétation qui peut désarçonner, et qui m’a emporté.

A revoir ce spectacle, on en perçoit encore plus la profondeur, la cohérence et l’intelligence. Un spectacle qui ne peut être jugé à l’emporte pièce, mais qui nécessite un effort, une tension, une analyse. Un vrai spectacle donc, et surtout pas un produit de consommation pour amateurs blasés.[wpsr_facebook]

BAYREUTHER FESTSPIELE 2013: GÖTTERDÄMMERUNG, de Richard WAGNER le 19 août 2013 (Dir.Mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Acte II ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le Dieu de Bayreuth a pris en pitié le pauvre pèlerin. Il a fait tomber du ciel un billet pour Götterdämmerung, que je me suis empressé de ramasser et d’empocher fiévreusement. Bien sûr, arriver en cours de Ring, presque après la fête, c’est toujours un peu frustrant. Mais ne pas voir ce spectacle alors que je suis à Bayreuth l’aurait été encore plus. Et puis, je vais pouvoir juger de la réaction du public, et de ce qui va m’être concédé de la mise en scène. C’est déjà beaucoup.
La frustration est encore plus forte à la sortie de ce spectacle complexe, luxuriant, d’une intelligence redoutable, d’une précision technique exceptionnelle,  très discutable dans ses choix, qui a mis les nerfs d’une bonne partie du public à rude épreuve. À oeuvre d’art totale, vision totale du monde, espace et temps compris. Les lieux changent sans cesse, on passe de Berlin à New York, de l’Est à l’Ouest, les époques changent aussi, avec une préférence pour les années d’avant la Wende, avant la réunification. Les personnages sont tous border-line, filles du Rhin en dégaine à la David Lynch ou Quentin Tarantino, Nornes en prétresses Vaudou, Hagen coiffé en skinhead-iroquois, Gutrune follement entichée d’une Isetta toute pimpante. Bref, comme l’a dit Castorf, le Ring est un « beau bordel ». Après ce Götterdämmerung, on ne peut que le constater.
Si l’accueil musical a été très positif, avec un triomphe pour le chef, les sifflets n’ont pas manqué pour la mise en scène, mais le sifflet est retombé vu l’absence du metteur en scène pour l’entretenir, lui qui a violemment provoqué le public à la Première pendant plus de 10 minutes. C’est donc dans une ambiance très concentrée et plutôt sage que la soirée s’est déroulée.
N’ayant vu que des photos des autres journées et de Rheingold, je ne peux rien conclure de définitif sur ce travail, je ne peux que référer ce que des amis plus chanceux que moi m’ont dit: Rheingold est le plus réussi, puis les choses s’étirent, se répètent et finalement se diluent un peu: des idées prises isolément séduisantes, mais qui ne donnent pas une véritable ligne ni un vrai propos à l’ensemble. À considérer ce Götterdämmerung, c’est bien l’impression qui prévaut: des idées à profusion, qu’on arrive à peine à suivre tant elles sont nombreuses, des idées sensées reproduire la profusion du monde, sa diversité, ses contradictions, mais aussi sa singularité qui est aujourd’hui en quelque sorte « la vie par le pétrole ». Deux voitures à l’opposé du spectre automobile, une Isetta, minuscule  voiture italienne produite aussi en Allemagne produite dans les années 50, une Mercédès noire décapotable, objet symbole de luxe ostentatoire;

La publicité pour le plastique de Schkopau @Enirco Nawrath

une publicité immense qui prend toute la hauteur de scène pour une firme de plastique (Buna) de l’Allemagne de l’Est « Plaste und Elaste aus Schkopau » utilisant les mots de l’Est (on ne disait pas plastique ou élastique à l’Est mais Plaste et Elaste), Schkopau étant une ville proche de Halle et du complexe chimique et industriel de Merseburg. Un magasin de fruits et légumes adossé au mur de Berlin, voisinant un kiosque de Doner Kebab d’un réalisme incroyable (Carstorf voulait du vrai Doner en train de griller, mais cela ne lui a pas été accordé); un autel vaguement vaudou (avec un coq sacrifié) entourant l’objet adoré, à savoir la Télévision.Le tout installé sur une tournette où, hors cet espace adossé au mur de Berlin, on voit un immense escalier où roulera une poussette en référence au Cuirassé Potemkine d’Eisenstein et d’où s’échapperont des dizaines de pommes de terre, légume béni en Allemagne, une façade monumentale empaquetée à la Christo, qu’on prend pour le Reichstag, et qui se découvre être la façade de Wall Street. En bref, un monde, notre monde, avec tous ses caractères, ses défauts, ses petits rien, le tout distribué sur un espace réduit, et dans un décor stupéfiant (il n’y a pas d’autre mot) du décorateur serbe Aleksandar Denič. Cette accumulation dit quelque chose du concept. Frank Castorf ne veut rien moins que voir dans le Ring un raccourci de notre histoire, lue au travers de l’importance de l’enjeu énergétique qui pour lui détermine largement les tensions politiques, notamment Est-Ouest; il l’a dit et écrit, l’Or d’aujourd’hui c’est le pétrole. Le pétrole est partout, sur les murs, dans les bidons, mais aussi dans ces bâches de plastique noir qui entourent des objets (meubles d’Allemagne de l’Est), mais habillent aussi les Nornes quand elles apparaissent, ou protègent les cadavres enfin (Siegfried); cet Or noir, Hagen le fait pisser aux pieds du cadavre de Siegfried en frappant un bidon de sa hache, cet Or noir, il brûle dans un bidon dans lequel les filles du Rhin jetteront l’anneau, et qu’elles regarderont avec Hagen dans une sorte de fascination rêveuse (belle image finale!). Castorf nous offre un concentré de l’activité humaine, avec ses foules emportées par un leader (Hagen et ses militants, agitant des drapeaux de tous les pays), avec ses petits malfrats, ses petits commerçants (les Gibichungen), ses SDF. Un monde qui malgré tout reste religieux, d’une religiosité qui confine à la superstition (l’autel vaudou aménagé par les Nornes autour de la TV semble être celui surdécoré d’une de ces vierges espagnoles , mais évoque aussi la déesse mère (Erda, dont les Nornes sont filles selon Wagner). L’utilisation de la vidéo en direct (Andreas Deinert & Jens Crull, remarquables ) renforce quelquefois la tension  comme dans la scène du choeur du deuxième acte, où les reprises dans la foule (visages tendus, mangeant, buvant, criant) au rythme de la musique multiplient les points de vue et finissent par étourdir, ou lorsque le visage des chanteurs est surpris dans ses expressions, ses mimiques, ses rictus, ses regards.
L’autre utilisation est plus évocatoire, gros plan sur le visage de Wotan qui observe Waltraute en train d’essayer de convaincre Brünnhilde, ou marche sereine de Hagen dans une sorte de forêt infinie après le meurtre de Siegfried, ou même image finale du corps de Hagen mort, apaisé, flottant dans un canot pneumatique sur des eaux calmées. Incontestablement, il y a là des images fortes. Il y a aussi des scènes impressionnantes réglées à la perfection, comme la scène du rapt de Brünnhilde par Siegfried habillé en Gunther, sorte de ballet autour de la roulotte de métal qui est le nid d’amour de Brünnhilde et Siegfried ou même la scène des filles du Rhin, qui transportent un cadavre dans leur voiture (à moins que ce ne soit un SDF qui s’y est réfugié).
Ce concept d’un trop plein désordonné qui donne à penser et à voir à profusion dilue comme je l’ai dit la direction originelle et n’arrive pas à dessiner une unité, à moins que ce ne soit voulu (le « joyeux bordel » dont il était question) et sans doute Carstorf devra-t-il reprendre et affiner un travail qui ont le sait, n’est jamais pleinement achevé la première année (il a fallu à Chéreau trois saisons).

Wallstreet ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Il me semble par exemple que le final gagnerait à être plus clair. La course poursuite des filles du Rhin, entourant Brünnhilde pour récupérer l’anneau, qui courent entre les colonnes de Wall Street et y déposent un tableau (un Picasso je crois) est un peu cryptique: certes, cette allusion à la valeur désormais monétaire de l’art, monnayable comme le pétrole est claire, mais dans la succession d’événements de ce final, cela reste moins clairement exprimé. Brünnhilde, arrose d’essence le plateau tournant, on pense que l’ensemble va s’embraser mais au final elle n’allume pas de bûcher et va finir par se contenter du feu d’un bidon brûlant: car pas d’incendie du Walhalla/Wall Street dans ce Ring, tout reste en place, et les Filles du Rhin, avec Hagen interdit et hagard, contemplent le feu du bidon qui brûle, image assez poétique doublée de celle du corps de Hagen flottant dans la vidéo projetée au dessus. Une aventure se termine, mais l’aventure du monde continue. D’ailleurs, la tournette n’est-elle pas le symbole d’une terre qui continue de tourner, quels que soient les lieux et les événements?

Siegfried et Gutrune ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Au-delà de ce qu’on voit, on ne peut que saluer la qualité technique de ce travail, du très grand théâtre, d’une incroyable précision dans les effets, dans  les mouvements aussi et dans la direction d’acteurs. Dans un espace aussi réduit (le palais-étal de fruits et légumes/Kiosque de Doner Kebab), réussir à insérer tout le choeur, à le faire mouvoir avec un ordonnancement digne d’un ballet et semblant un joyeux désordre, c’est vraiment époustouflant; la direction d’acteurs aussi est très précise, on le voit par exemple avec Gutrune (très bonne Allison Oakes, meilleure actrice que chanteuse, notamment à la fin) qui défend rageusement son Isetta quand Brünnhilde s’appuie dessus: dans cette scène du second acte où elle se marie, l’Isetta semble le seul enjeu notable et cette vanité  est très bien rendue théâtralement. Le jeu avec l’escalier monumental, les niveaux en hauteur, les éclairages incroyablement précis et subtils, tout cela force l’admiration. Mais la technique et même la virtuosité technique de cette équipe reste au service d’un travail où la ligne reste troublée, comme ces image télévisuelles sans décodeur qu’on voyait aux débuts de Canal+:  on perçoit, on sent, on hume, on ne voit pas totalement (à la différence très nette avec l’entreprise de Andreas Kriegenburg à Munich – lui qui a été longtemps le plus étroit collaborateur de Frank Castorf à la Volksbühne de Berlin). Le travail de Castorf mérite d’ultérieurs approfondissements, trop de trop tue, mais on connait le goût pour l’excès du maître (du gourou?)  de la Rosa-Luxemburg Platz. Il reste que c’est une entreprise immensément respectable, du moins à ce qu’on en voit dans ce Götterdämmerung.
Musicalement, il en va tout autrement auprès du public au moins. L’accueil a été très chaleureux à triomphant pour la distribution, délirant pour le chef.
Kirill Petrenko dirige ce Götterdämmerung avec une énergie peu commune, un relief impressionnant, et une clarté cristalline. C’est traditionnel à Bayreuth d’entendre tous les détails de l’orchestre, avec ses cuivres atténués si le chef a pris la mesure de l’acoustique et du fonctionnement de la fosse. On entend tout, c’est très intense et très présent, et la fosse ne couvre jamais les chanteurs, contrairement à ce que j’ai lu. Il y a des moments qui sont proprement phénoménaux: tout le deuxième acte, fou d’énergie qui cloue le public sur place, la marche funèbre de Siegfried, jamais grandiloquente, mais d’une profondeur et d’une majesté écrasantes, les mesures finales, dont la poésie accompagne les images apaisées dont on parlait plus haut. Une vraie performance qu’on n’avait pas entendue à Bayreuth (du moins pour ma part) depuis longtemps dans le Ring
Le choeur de Bayreuth dirigé par Eberhard Friedrich (qui devrait quitter Berlin pour Hambourg, si j’ai bien lu) est comme toujours extraordinaire de présence et de puissance dans ce deuxième acte fascinant qui est pour moi le sommet de la soirée.
Du côté des solistes, c’est plus contrasté, même si l’ensemble reste très homogène et passe la rampe de Bayreuth sans problème. Mais voilà, ce qui est possible dans la salle très avantageuse de Bayreuth ne l’est pas toujours ailleurs et bien des chanteurs de cette distribution très défendables ici se perdraient dans une salle moins favorable (comme Bastille, ou même la Scala).

Brünnhilde (Catherine Foster) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

C’est le cas pour Catherine Foster, une Brünnhilde très correcte, mais pas exceptionnelle qui a une voix sans éclat ni relief au centre et dans les graves, mais des aigus somptueux, sonores, larges: c’est malgré tout assez décevant dans la partie finale, où elle ne fait rien ressentir (on est loin, très loin, très très loin même de Nina Stemme à Munich ou même Irene Theorin à Berlin et Milan), même si ses deux premiers actes sont bien meilleurs. C’est aussi le cas pour le Hagen d’Attila Jun, le personnage principal de la production, une voix sonore au départ qui s’atténue peu à peu, qui remplit avec aisance la salle du Festspielhaus, mais qui n’a pas du tout cette puissance et cette profondeur qu’on attend de Hagen (je l’ai entendu à Pâques dans Gurnemanz, et tout en étant honorable, il n’avait pas non plus la surface vocale attendue). Mais c’est un vrai personnage et il obtient un très grand triomphe.
Le cas de Lance Ryan est plus délicat. Voilà un chanteur qui depuis 7 ans promène Siegfried partout, un peu plus à l’aise dans Siegfried (de Siegfried) que dans celui de Götterdämmerung: chanteur endurant, très à l’aise en scène dans son style de personnage un peu marginal pas très sympa, voulu par la mise en scène, mais qui a détruit sa voix. Il y a des moments où on n’a pas l’impression qu’il chante, mais qu’il crie, de manière nasalisée, avec un timbre désagréable. D’autant plus dommage que j’ai entendu ses tous premiers Siegfried à Karlsruhe et qu’il y était magnifique. Il obtient un bon succès sans excès, ce qui pour Bayreuth équivaut à l’indifférence, mais il n’est pas hué. Très bon et très intense Gunther de Alejandro Marco-Burmeister (l’Amfortas du Parsifal de Schlingensief) un Gunther très présent, avantageux en scène, à la voix noble et bien posée. Allison Oakes en Gutrune  réussit ses deux premiers actes (elle est une excellente actrice), mais son troisième acte est piteux, avec des fautes de mesure et une voix éteinte. Martin Winkler est un Alberich (en slip avec une veste et des bottes: normal, il a presque tout perdu) qui obtient un beau succès (sans doute aussi en référence aux épisodes précédents) avec une voix claire et large, moins sombre que ce à quoi on s’attend pour Alberich, mais un vrai personnage.

Brünnhilde et Waltraute ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

La Waltraute de Claudia Mahnke (qui chante aussi la deuxième Norne) est correcte sans plus: elle a la voix, mais pas l’intensité voulue (on en connaît de bien meilleures, comme une certaine Waltraud Meier).

Les filles du Rhin et Siegfried ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Les trois filles du Rhin sont vraiment excellentes, les voix s’accordent bien ensemble et leur jeu est remarquable quant aux Nornes, si la première est somptueuse (Okka von der Dammerau), la troisième est inaudible, presque gênante, voix cassée, aucune musicalité, problèmes de justesse (Christiane Kohl).

Les Nornes ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le bilan de tout cela: une belle soirée, intense, magnifiquement dirigée, avec une mise en scène pour moi encore en devenir, mais pas vraiment scandaleuse: les personnages sont là, tels qu’en eux-mêmes, Castorf ne change rien des rapports, des interactions, des caractères, il les insère simplement dans un contexte qui est le monde tel qu’il le voit (qui est peut-être déjà un monde du passé, à l’heure du numérique, des émergents et de Edward Snowden), un monde riche d’images fortes mais un théâtre encore à mon avis à clarifier et approfondir.
Ceci étant, et je vais faire hurler certains de mes lecteurs, c’est en tous cas le Götterdämmerung le plus intéressant et le plus stimulant vu à Bayreuth depuis Harry Kupfer il y a une vingtaine d’années. Comme on le voit, la mise en scène allemande venue de la DDR (Kupfer, Castorf, Kriegenburg) se porte bien.
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Les Gibichungen: Gutrune, Hagen, Gunther ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath