BAYREUTHER FESTSPIELE 2013: GÖTTERDÄMMERUNG, de Richard WAGNER le 19 août 2013 (Dir.Mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Acte II ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le Dieu de Bayreuth a pris en pitié le pauvre pèlerin. Il a fait tomber du ciel un billet pour Götterdämmerung, que je me suis empressé de ramasser et d’empocher fiévreusement. Bien sûr, arriver en cours de Ring, presque après la fête, c’est toujours un peu frustrant. Mais ne pas voir ce spectacle alors que je suis à Bayreuth l’aurait été encore plus. Et puis, je vais pouvoir juger de la réaction du public, et de ce qui va m’être concédé de la mise en scène. C’est déjà beaucoup.
La frustration est encore plus forte à la sortie de ce spectacle complexe, luxuriant, d’une intelligence redoutable, d’une précision technique exceptionnelle,  très discutable dans ses choix, qui a mis les nerfs d’une bonne partie du public à rude épreuve. À oeuvre d’art totale, vision totale du monde, espace et temps compris. Les lieux changent sans cesse, on passe de Berlin à New York, de l’Est à l’Ouest, les époques changent aussi, avec une préférence pour les années d’avant la Wende, avant la réunification. Les personnages sont tous border-line, filles du Rhin en dégaine à la David Lynch ou Quentin Tarantino, Nornes en prétresses Vaudou, Hagen coiffé en skinhead-iroquois, Gutrune follement entichée d’une Isetta toute pimpante. Bref, comme l’a dit Castorf, le Ring est un “beau bordel”. Après ce Götterdämmerung, on ne peut que le constater.
Si l’accueil musical a été très positif, avec un triomphe pour le chef, les sifflets n’ont pas manqué pour la mise en scène, mais le sifflet est retombé vu l’absence du metteur en scène pour l’entretenir, lui qui a violemment provoqué le public à la Première pendant plus de 10 minutes. C’est donc dans une ambiance très concentrée et plutôt sage que la soirée s’est déroulée.
N’ayant vu que des photos des autres journées et de Rheingold, je ne peux rien conclure de définitif sur ce travail, je ne peux que référer ce que des amis plus chanceux que moi m’ont dit: Rheingold est le plus réussi, puis les choses s’étirent, se répètent et finalement se diluent un peu: des idées prises isolément séduisantes, mais qui ne donnent pas une véritable ligne ni un vrai propos à l’ensemble. À considérer ce Götterdämmerung, c’est bien l’impression qui prévaut: des idées à profusion, qu’on arrive à peine à suivre tant elles sont nombreuses, des idées sensées reproduire la profusion du monde, sa diversité, ses contradictions, mais aussi sa singularité qui est aujourd’hui en quelque sorte “la vie par le pétrole”. Deux voitures à l’opposé du spectre automobile, une Isetta, minuscule  voiture italienne produite aussi en Allemagne produite dans les années 50, une Mercédès noire décapotable, objet symbole de luxe ostentatoire;

La publicité pour le plastique de Schkopau @Enirco Nawrath

une publicité immense qui prend toute la hauteur de scène pour une firme de plastique (Buna) de l’Allemagne de l’Est “Plaste und Elaste aus Schkopau” utilisant les mots de l’Est (on ne disait pas plastique ou élastique à l’Est mais Plaste et Elaste), Schkopau étant une ville proche de Halle et du complexe chimique et industriel de Merseburg. Un magasin de fruits et légumes adossé au mur de Berlin, voisinant un kiosque de Doner Kebab d’un réalisme incroyable (Carstorf voulait du vrai Doner en train de griller, mais cela ne lui a pas été accordé); un autel vaguement vaudou (avec un coq sacrifié) entourant l’objet adoré, à savoir la Télévision.Le tout installé sur une tournette où, hors cet espace adossé au mur de Berlin, on voit un immense escalier où roulera une poussette en référence au Cuirassé Potemkine d’Eisenstein et d’où s’échapperont des dizaines de pommes de terre, légume béni en Allemagne, une façade monumentale empaquetée à la Christo, qu’on prend pour le Reichstag, et qui se découvre être la façade de Wall Street. En bref, un monde, notre monde, avec tous ses caractères, ses défauts, ses petits rien, le tout distribué sur un espace réduit, et dans un décor stupéfiant (il n’y a pas d’autre mot) du décorateur serbe Aleksandar Denič. Cette accumulation dit quelque chose du concept. Frank Castorf ne veut rien moins que voir dans le Ring un raccourci de notre histoire, lue au travers de l’importance de l’enjeu énergétique qui pour lui détermine largement les tensions politiques, notamment Est-Ouest; il l’a dit et écrit, l’Or d’aujourd’hui c’est le pétrole. Le pétrole est partout, sur les murs, dans les bidons, mais aussi dans ces bâches de plastique noir qui entourent des objets (meubles d’Allemagne de l’Est), mais habillent aussi les Nornes quand elles apparaissent, ou protègent les cadavres enfin (Siegfried); cet Or noir, Hagen le fait pisser aux pieds du cadavre de Siegfried en frappant un bidon de sa hache, cet Or noir, il brûle dans un bidon dans lequel les filles du Rhin jetteront l’anneau, et qu’elles regarderont avec Hagen dans une sorte de fascination rêveuse (belle image finale!). Castorf nous offre un concentré de l’activité humaine, avec ses foules emportées par un leader (Hagen et ses militants, agitant des drapeaux de tous les pays), avec ses petits malfrats, ses petits commerçants (les Gibichungen), ses SDF. Un monde qui malgré tout reste religieux, d’une religiosité qui confine à la superstition (l’autel vaudou aménagé par les Nornes autour de la TV semble être celui surdécoré d’une de ces vierges espagnoles , mais évoque aussi la déesse mère (Erda, dont les Nornes sont filles selon Wagner). L’utilisation de la vidéo en direct (Andreas Deinert & Jens Crull, remarquables ) renforce quelquefois la tension  comme dans la scène du choeur du deuxième acte, où les reprises dans la foule (visages tendus, mangeant, buvant, criant) au rythme de la musique multiplient les points de vue et finissent par étourdir, ou lorsque le visage des chanteurs est surpris dans ses expressions, ses mimiques, ses rictus, ses regards.
L’autre utilisation est plus évocatoire, gros plan sur le visage de Wotan qui observe Waltraute en train d’essayer de convaincre Brünnhilde, ou marche sereine de Hagen dans une sorte de forêt infinie après le meurtre de Siegfried, ou même image finale du corps de Hagen mort, apaisé, flottant dans un canot pneumatique sur des eaux calmées. Incontestablement, il y a là des images fortes. Il y a aussi des scènes impressionnantes réglées à la perfection, comme la scène du rapt de Brünnhilde par Siegfried habillé en Gunther, sorte de ballet autour de la roulotte de métal qui est le nid d’amour de Brünnhilde et Siegfried ou même la scène des filles du Rhin, qui transportent un cadavre dans leur voiture (à moins que ce ne soit un SDF qui s’y est réfugié).
Ce concept d’un trop plein désordonné qui donne à penser et à voir à profusion dilue comme je l’ai dit la direction originelle et n’arrive pas à dessiner une unité, à moins que ce ne soit voulu (le “joyeux bordel” dont il était question) et sans doute Carstorf devra-t-il reprendre et affiner un travail qui ont le sait, n’est jamais pleinement achevé la première année (il a fallu à Chéreau trois saisons).

Wallstreet ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Il me semble par exemple que le final gagnerait à être plus clair. La course poursuite des filles du Rhin, entourant Brünnhilde pour récupérer l’anneau, qui courent entre les colonnes de Wall Street et y déposent un tableau (un Picasso je crois) est un peu cryptique: certes, cette allusion à la valeur désormais monétaire de l’art, monnayable comme le pétrole est claire, mais dans la succession d’événements de ce final, cela reste moins clairement exprimé. Brünnhilde, arrose d’essence le plateau tournant, on pense que l’ensemble va s’embraser mais au final elle n’allume pas de bûcher et va finir par se contenter du feu d’un bidon brûlant: car pas d’incendie du Walhalla/Wall Street dans ce Ring, tout reste en place, et les Filles du Rhin, avec Hagen interdit et hagard, contemplent le feu du bidon qui brûle, image assez poétique doublée de celle du corps de Hagen flottant dans la vidéo projetée au dessus. Une aventure se termine, mais l’aventure du monde continue. D’ailleurs, la tournette n’est-elle pas le symbole d’une terre qui continue de tourner, quels que soient les lieux et les événements?

Siegfried et Gutrune ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Au-delà de ce qu’on voit, on ne peut que saluer la qualité technique de ce travail, du très grand théâtre, d’une incroyable précision dans les effets, dans  les mouvements aussi et dans la direction d’acteurs. Dans un espace aussi réduit (le palais-étal de fruits et légumes/Kiosque de Doner Kebab), réussir à insérer tout le choeur, à le faire mouvoir avec un ordonnancement digne d’un ballet et semblant un joyeux désordre, c’est vraiment époustouflant; la direction d’acteurs aussi est très précise, on le voit par exemple avec Gutrune (très bonne Allison Oakes, meilleure actrice que chanteuse, notamment à la fin) qui défend rageusement son Isetta quand Brünnhilde s’appuie dessus: dans cette scène du second acte où elle se marie, l’Isetta semble le seul enjeu notable et cette vanité  est très bien rendue théâtralement. Le jeu avec l’escalier monumental, les niveaux en hauteur, les éclairages incroyablement précis et subtils, tout cela force l’admiration. Mais la technique et même la virtuosité technique de cette équipe reste au service d’un travail où la ligne reste troublée, comme ces image télévisuelles sans décodeur qu’on voyait aux débuts de Canal+:  on perçoit, on sent, on hume, on ne voit pas totalement (à la différence très nette avec l’entreprise de Andreas Kriegenburg à Munich – lui qui a été longtemps le plus étroit collaborateur de Frank Castorf à la Volksbühne de Berlin). Le travail de Castorf mérite d’ultérieurs approfondissements, trop de trop tue, mais on connait le goût pour l’excès du maître (du gourou?)  de la Rosa-Luxemburg Platz. Il reste que c’est une entreprise immensément respectable, du moins à ce qu’on en voit dans ce Götterdämmerung.
Musicalement, il en va tout autrement auprès du public au moins. L’accueil a été très chaleureux à triomphant pour la distribution, délirant pour le chef.
Kirill Petrenko dirige ce Götterdämmerung avec une énergie peu commune, un relief impressionnant, et une clarté cristalline. C’est traditionnel à Bayreuth d’entendre tous les détails de l’orchestre, avec ses cuivres atténués si le chef a pris la mesure de l’acoustique et du fonctionnement de la fosse. On entend tout, c’est très intense et très présent, et la fosse ne couvre jamais les chanteurs, contrairement à ce que j’ai lu. Il y a des moments qui sont proprement phénoménaux: tout le deuxième acte, fou d’énergie qui cloue le public sur place, la marche funèbre de Siegfried, jamais grandiloquente, mais d’une profondeur et d’une majesté écrasantes, les mesures finales, dont la poésie accompagne les images apaisées dont on parlait plus haut. Une vraie performance qu’on n’avait pas entendue à Bayreuth (du moins pour ma part) depuis longtemps dans le Ring
Le choeur de Bayreuth dirigé par Eberhard Friedrich (qui devrait quitter Berlin pour Hambourg, si j’ai bien lu) est comme toujours extraordinaire de présence et de puissance dans ce deuxième acte fascinant qui est pour moi le sommet de la soirée.
Du côté des solistes, c’est plus contrasté, même si l’ensemble reste très homogène et passe la rampe de Bayreuth sans problème. Mais voilà, ce qui est possible dans la salle très avantageuse de Bayreuth ne l’est pas toujours ailleurs et bien des chanteurs de cette distribution très défendables ici se perdraient dans une salle moins favorable (comme Bastille, ou même la Scala).

Brünnhilde (Catherine Foster) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

C’est le cas pour Catherine Foster, une Brünnhilde très correcte, mais pas exceptionnelle qui a une voix sans éclat ni relief au centre et dans les graves, mais des aigus somptueux, sonores, larges: c’est malgré tout assez décevant dans la partie finale, où elle ne fait rien ressentir (on est loin, très loin, très très loin même de Nina Stemme à Munich ou même Irene Theorin à Berlin et Milan), même si ses deux premiers actes sont bien meilleurs. C’est aussi le cas pour le Hagen d’Attila Jun, le personnage principal de la production, une voix sonore au départ qui s’atténue peu à peu, qui remplit avec aisance la salle du Festspielhaus, mais qui n’a pas du tout cette puissance et cette profondeur qu’on attend de Hagen (je l’ai entendu à Pâques dans Gurnemanz, et tout en étant honorable, il n’avait pas non plus la surface vocale attendue). Mais c’est un vrai personnage et il obtient un très grand triomphe.
Le cas de Lance Ryan est plus délicat. Voilà un chanteur qui depuis 7 ans promène Siegfried partout, un peu plus à l’aise dans Siegfried (de Siegfried) que dans celui de Götterdämmerung: chanteur endurant, très à l’aise en scène dans son style de personnage un peu marginal pas très sympa, voulu par la mise en scène, mais qui a détruit sa voix. Il y a des moments où on n’a pas l’impression qu’il chante, mais qu’il crie, de manière nasalisée, avec un timbre désagréable. D’autant plus dommage que j’ai entendu ses tous premiers Siegfried à Karlsruhe et qu’il y était magnifique. Il obtient un bon succès sans excès, ce qui pour Bayreuth équivaut à l’indifférence, mais il n’est pas hué. Très bon et très intense Gunther de Alejandro Marco-Burmeister (l’Amfortas du Parsifal de Schlingensief) un Gunther très présent, avantageux en scène, à la voix noble et bien posée. Allison Oakes en Gutrune  réussit ses deux premiers actes (elle est une excellente actrice), mais son troisième acte est piteux, avec des fautes de mesure et une voix éteinte. Martin Winkler est un Alberich (en slip avec une veste et des bottes: normal, il a presque tout perdu) qui obtient un beau succès (sans doute aussi en référence aux épisodes précédents) avec une voix claire et large, moins sombre que ce à quoi on s’attend pour Alberich, mais un vrai personnage.

Brünnhilde et Waltraute ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

La Waltraute de Claudia Mahnke (qui chante aussi la deuxième Norne) est correcte sans plus: elle a la voix, mais pas l’intensité voulue (on en connaît de bien meilleures, comme une certaine Waltraud Meier).

Les filles du Rhin et Siegfried ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Les trois filles du Rhin sont vraiment excellentes, les voix s’accordent bien ensemble et leur jeu est remarquable quant aux Nornes, si la première est somptueuse (Okka von der Dammerau), la troisième est inaudible, presque gênante, voix cassée, aucune musicalité, problèmes de justesse (Christiane Kohl).

Les Nornes ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le bilan de tout cela: une belle soirée, intense, magnifiquement dirigée, avec une mise en scène pour moi encore en devenir, mais pas vraiment scandaleuse: les personnages sont là, tels qu’en eux-mêmes, Castorf ne change rien des rapports, des interactions, des caractères, il les insère simplement dans un contexte qui est le monde tel qu’il le voit (qui est peut-être déjà un monde du passé, à l’heure du numérique, des émergents et de Edward Snowden), un monde riche d’images fortes mais un théâtre encore à mon avis à clarifier et approfondir.
Ceci étant, et je vais faire hurler certains de mes lecteurs, c’est en tous cas le Götterdämmerung le plus intéressant et le plus stimulant vu à Bayreuth depuis Harry Kupfer il y a une vingtaine d’années. Comme on le voit, la mise en scène allemande venue de la DDR (Kupfer, Castorf, Kriegenburg) se porte bien.
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Les Gibichungen: Gutrune, Hagen, Gunther ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

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