METROPOLITAN OPERA 2015-2016 (HD au CINÉMA): ELEKTRA de Richard STRAUSS le 30 AVRIL 2016 (Dir.mus: Esa Pekka SALONEN; Ms en scène: Patrice CHÉREAU)

Waltraud Meier (Klytemnästra) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET
Waltraud Meier (Klytemnästra) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET

10 ans que MET HD existe. C’est sans doute le succès le plus marquant de Peter Gelb puisque l’idée a essaimé dans la plupart des grands théâtres, même si seul le MET a vraiment une saison structurée de projections en direct ou en léger différé. Dans une ville comme Grenoble, avec une vraie tradition théâtrale et chorégraphique, mais sans tradition d’opéra et sans opéra digne de ce nom depuis que Minkowski a quitté le navire, les projections du MET sont les seules possibilités, à moins de parcourir les 100 km qui séparent de Lyon.
Pourtant,  le MET a des problèmes de remplissage, de répertoire et de public, plus que d’autres théâtres comparables. Peter Gelb a des difficultés à renouveler un public vieillissant, malgré ses efforts (même s’ils sont localement critiqués) pour rajeunir les productions et ouvrir vers un théâtre moins traditionnel ou poussiéreux. Que les deux dernières productions de Patrice Chéreau, De la maison des morts et Elektra aient été proposées sur la scène du MET est un signe notable d’évolution. On verra prochainement l’effet de la production Trelinski (Baden-Baden) du Tristan und Isolde auprès du public.
Elektra de Chéreau est la production devenue son testament artistique: elle a tourné à Aix, à la Scala, au MET, et s’apprête à gagner Helsinki, Berlin et Barcelone. Partout, elle « tourne » avec l’essentiel des participants à la production originale d’Aix. À New York, consommateur de grands noms, c’est Nina Stemme qui a repris le rôle créé par Evelyn Herlitzius, pratiquement inconnue du public américain.
Patrice Chéreau, je l’ai écrit souvent, détestait ne pas être associé à une reprise de ses spectacles et avait l’habitude d’assister plus ou moins à toutes les représentations. Il ne fait pas de doute qu’il aurait longuement travaillé avec Nina Stemme pour cette reprise et que le seul fait que Nina Stemme ait embrassé la production sans jamais avoir travaillé avec Patrice Chéreau est contradictoire avec ce qui était la philosophie même de son travail théâtral. Mais le destin et les exigences des coproductions ont fait le reste. Même si la production a été reprise dans ses détails, même si il en existe une vidéo d’Aix, rien ne pourrait remplacer le travail avec le metteur en scène, dont on sait quelles impressions et quelles traces il laissait auprès des artistes qui travaillaient avec lui. Le physique, les gestes, le visage même de Nina Stemme n’ont rien à voir avec ce qu’est et ce que fait Herlitzius;  Chéreau, j’en suis intimement persuadé, aurait adapté et changé bien des moments, pour coller au mieux à la personnalité de la chanteuse. C’est ce qu’a tenté Vincent Huguet chargé de reprendre la mise en scène après avoir assisté Chéreau à Aix, avec une équipe partiellement renouvelée.
J’ai longuement rendu compte de ce spectacle en son temps (Je renvoie le lecteur aux comptes rendus de Aix et Milan) et il est évidemment hors de question de revenir en détails sur ce travail ; par ailleurs, une vision sur grand écran, même en direct, ne saurait remplacer l’expérience de spectateur en salle, Néanmoins, il y a suffisamment « d’indices » pour tenter d’émettre une opinion qui pour n’être que partielle, s’efforce de rendre justice au spectacle magnifique du MET.
Car c’est un magnifique spectacle et la production reste fascinante à bien des égards. Le premier point c’est que – et c’était déjà vrai à Aix – c’est une production de pur théâtre et de pure « Personenregie » : il y a un incroyable travail sur les personnages et sur les ambiances, aidé en cela par les éclairages de Dominique Bruguière et le décor à la fois épuré et varié de Richard Peduzzi, un espace tragique avec ses deux niveaux (Appia…), celui d’Elektra et celui de la Reine comme un second espace théâtral . De fait, Elektra ne piétine cet espace qu’à la mort de Clytemnestre, dont le royal cadavre occupe la scène en son centre de gravité alors que celui d’Egisthe gît au niveau « bas », des médiocres ou des chiens…(amusant d’ailleurs comment la traduction des sous titres atténue la portée du texte original en plusieurs points, traduisant notamment « chiens » par « les plus humbles »). Quand Clytemnestre descend au niveau d’Elektra, cela prend évidemment tout son sens; quant au niveau d’Elektra, il est le sol et le sous sol, le sol et la terre, monde humain et monde des morts…

Chéreau créé une ambiance aussi en multipliant les personnages muets ou secondaires : la première scène avec son bruit de balai obsessionnel, les moments où les autres comme un chœur muet, regardent les affrontements sont essentiels pour créer une atmosphère : cette « technique » rend très lourde l’ambiance, car elle se reflète sur les autres, sur leurs gestes, sur leur manière de se cacher dans l’ombre ou d’être rejetés le long des murs, et c’est à eux qu’on mesure le degré de tension. Chéreau l’avait d’ailleurs utilisée dans Die Walküre à Bayreuth lors de l’entrée de Hunding accompagné de sa « meute » de compagnons, qui immédiatement isolait Siegmund et Sieglinde. Cela suppose aussi qu’un travail très précis a été effectué sur chaque personnage, même muet, sur chaque servante, dans une sorte de chorégraphie de second plan jouant avec les ombres et lumières qui donne la mesure de la profondeur du travail théâtral effectué. En effet, rien n’est laissé au hasard dans le travail de Chéreau dans la mesure où chaque personnage fait partie du projet global et contribue à la construction de l’œuvre, il n’y a ni hasard, ni éléments négligés en scène. En 2013, voire en 2016, on peut encore faire un théâtre total qui ne soit « que » théâtre, rien que théâtre, mais tout le théâtre, avec ses trois murs et son quatrième, sans les technologies du jour. Rassurant.

Adrianne Pieczonka (Chrysothemis) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET
Adrianne Pieczonka (Chrysothemis) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET

Mais bien évidemment, ce sont d’abord les trois personnages centraux qui intéressent. La prise de vue permet de se concentrer sur les visages et sur des détails de jeu que l’on peut difficilement remarquer dans une salle aussi vaste que le MET, mais qui pouvaient aussi échapper à la Scala ou même à Aix. La Chrysothémis d’Adrianne Pieczonka qui n’a rien à voir avec l’incroyable Rysanek à Paris avec Böhm en 1974 et 1975, mais aussi ailleurs, fait preuve ici d’un engagement et d’une humanité confondantes. Bien plus à l’aise qu’à Aix, et aussi présente, émouvante, bouleversante qu’à la Scala, Pieczonka désormais domine tout le rôle, où elle est époustouflante notamment dans les derniers moments. Il faut évidemment jouer la différence avec Elektra, différence de style et de personnage, différence vocale aussi, avec plus de lyrisme et de jeunesse. Entre Nilsson et Rysanek, c’était un combat de monstres, inoubliables, mais elles étaient (presque) interchangeables, et d’ailleurs, Rysanek fut – une fois, au cinéma- Elektra avec le même Böhm. Ici les deux voix sont différentes, moins sans doute entre Stemme et Pieczonka qu’avec Herlitzius à l’organe plus métallique et un peu déglingué (!). Il reste que Pieczonka est vraiment magnifique, tendue, et qu’elle joue de son corps et de son visage avec une précision telle qu’on voit qu’elle a travaillé depuis le départ avec Chéreau.

Waltraud Meier (Klytemnästra) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET
Waltraud Meier (Klytemnästra) et Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET

Waltraud Meier est dans ce rôle simplement incroyable. Celui qui affirmerait (il y en a…) qu’elle n’est pas une Clytemnestre me fait sourire, sinon rire aux éclats. Elle est une Clytemnestre particulière, comme l’a voulue Chéreau, une femme et pas un monstre, avec ses angoisses, son humanité (oui, elle ! maman Atride, elle est humanité), elle exprime tout, parole après parole, une parole mâchée, distillée, pesée et soupesée, avec des regards d’une indulgence lisible envers sa fille, et en même temps, la crainte, la tension : alors oui, elle n’est jamais extérieure, ce n’est pas la Clytemnestre expressionniste digne d’un tableau de Munch, c’est une Clytemnestre royale, mais hésitante, mais apeurée, – et donc dangereuse -, une mère qui hésite entre distance et affection (voir comme elle caresse les cheveux d’electra !) et une chanteuse dans la pleine possession de ses moyens vocaux, sans une scorie, sans une hésitation, sans un blanc dans la ligne de chant ; simplement un chef d’œuvre, qui sans doute ne serait pas ce personnage-là sans l’osmose profonde et vivante avec le travail de Chéreau, mais Waltraud Meier a un sens inné du théâtre et de la parole, ainsi que de la force d’un corps posé sur une scène. Un personnage unique.

Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET
Nina Stemme (Elektra) ©Marty Sohl/MET

Nina Stemme était Elektra. Vocalement, il n’y a rien a reprocher à cette voix franche, ronde, à l’étendue incroyable, et que la stimulation du jeu entraîne vers des sommets qu’on ne lui connaissait pas, vocalement plus que convaincant. Est-ce pour autant une Elektra ? J’avoue nourrir non des doutes (ce serait ridicule) mais des réserves par rapport aux Elektra aimées (Behrens, Jones, Nilsson). J’ai écouté avec attention, j’ai été impressionné par certains mouvements et certains moments de climax, mais jamais ni secoué ni ému. D’abord, et là, on voit que Chéreau manque, ses expressions de visage, regardant dans le lointain, tendues sont répétitives au point qu’on se demande si, Chéreau ou pas, elle ne propose pas le même personnage interchangeable à toutes ses Elektra. Ensuite, elle est sans conteste plus distante, moins prête corporellement à tout comme pouvait l’être une Herlitzius. Son rapport à Clytemnestre est moins charnel, moins affectif, moins fusionnel parfois, ses échanges avec Chrysothémis moins physiques. Elle joue très bien, elle chante magnifiquement mais elle n’est pas une incarnation, comme pouvaient l’être ses deux autres collègues. La personnalité est tellement différente de celle d’Herlitzius qu’il faut vraiment créer pour elle des mouvements nouveaux, parce qu’elle est plus froide et plus perceptiblement réservée, Herlitzius livrait ses tripes et tout son corps au service de l’incarnation, elle chantait, hurlait, grinçait, dans une folie étourdissante. Stemme est moins « tripale ». Si je rassemble mes souvenirs, Nilsson jouait bien plus qu’on ne croit, elle savait avoir des gestes, des mouvements, une émotion qui accompagnaient son incroyable voix dont nul disque ne saura rendre compte. Behrens avait une réserve plus grande, mais avec une puissance intérieure que Stemme n’a pas, tant on la sent « jouer » et non « être ». Son chant est exceptionnel, mais dans Elektra, il faut aller tout le temps au-delà des notes et au-delà du chant.
Et puis il y avait autour de ces trois monstres un entourage sensiblement modifié. On a retrouvé avec plaisir et émotion la 5ème servante-nourrice de Roberta Alexander, merveilleuse d’humanité par les gestes, par l’allure, par la simplicité bouleversante. Orest n’est plus ni l’immense René Pape, ni  la figure de jeunesse qu’était Mikhail Petrenko, mais une sorte de figure de l’Autre, de celui qui veut rester extérieur à cette famille, et en ce sens, un Orest noir et son serviteur noir servent cette altérité dans ce monde monstrueux mais uniforme.

Ouest (Eric Owens) ©Marty Sohl/MET
Orest (Eric Owens) ©Marty Sohl/MET

On comprend de suite qu’Orest ne pourra rester dans cette ambiance étouffante et fermée, simplement parce qu’il n’est plus de ce monde-là et qu’il ne veut pas y appartenir. Mais ce qui frappe chez Eric Owens, outre la voix de basse somptueuse qui en fait sans doute le meilleur Alberich d’aujourd’hui, c’est l’incroyable émotion qu’il diffuse, notamment par les gestes hésitants, par les regards furtifs et indulgents, par une infinie tendresse, visible, qui contraste avec le « devoir » meurtrier qui l’appelle. La scène avec Elektra est grâce à lui, grâce à cette sorte de gaucherie qu’il affiche, l’une des plus belles et des plus sensibles qu’il m’ait été donné de voir. Un grand Orest.
J’ai un peu plus de réserves sur l’Aegisth de Burkhard Ulrich, qui articule et dit très bien le texte, mais qui n’a peut-être pas la couleur voulue, pour un rôle court mais où un ténor de caractère doit dessiner en peu de mots le pouvoir, la méchanceté et la veulerie. Il est presque trop bien, cet Aegisth!
Pas de remarques particulières pour les rôles de complément sinon qu’évidemment on regrette les ombres du passé que sont Mazura et Mac Intyre, mais on ne peut tout avoir. On reverra Franz Mazura cet automne à Berlin.
Esa Pekka Salonen était à la tête du bel orchestre du MET. Sans avoir toujours la tension  nerveuse que savait imposer un Karl Böhm à cette partition, qui reste pour moi un absolu, totalement incomparable à quiconque, même à Abbado qui signa de grandes Elektra  des trente dernières années (à Vienne, Salzbourg, Florence), Esa Pekka Salonen a la précision, la clarté qui révèle la construction instrumentale, bien sûr tirant vers la seconde école de Vienne, mais pas seulement : il y a des moments où l’instrument est seul, au milieu du silence, qui sont particulièrement marquants. Enfin, le chef a travaillé avec Chéreau et connaît la pulsation de la mise en scène et son rythme, auquel il colle. Grand moment musical, même si le son, émergeant seulement de l’écran, manquait du relief qu’il a habituellement dans ce type de projection, et donc qu’on ne put profiter pleinement de cet orchestre.

Cette projection confirme la force d’une production qui reste en dépit des modifications de cast, un emblème de ce que doit être un travail de théâtre à l’opéra. Que la mort qui est passée par là ait fixé pour toujours ce spectacle comme LE spectacle-marque de Chéreau, c’est évidemment un effet hélas « médiatique » qui va permettre de gloser longtemps dessus. Il reste que ce spectacle, par sa perfection-même et sa puissance évocatoire et émotive, marque la fin d’un type d’approche au-delà de laquelle on ne peut aller et donne la mesure de l’infinie médiocrité de certaines autres productions.
Que l’Elektra de Chéreau fasse le tour de la terre, et soit en même temps et  théâtre et mémoire, est sans doute une chance, cela montre ce que Chéreau fut, et la puissance de ses spectacles par delà la vie et la mort.
Patrice…Patrice, wo bist du ? [wpsr_facebook]

Orest (Eric Owens) Elektra (Nina Stemme) ©Marty Sohl/MET
Orest (Eric Owens) Elektra (Nina Stemme) ©Marty Sohl/MET

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: LULU d’Alban BERG le 6 JUIN 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Deux points pour revenir sur cette production de Lulu après une deuxième vision, qui m’a permis de mieux asseoir mon jugement et mieux confirmer mes intuitions.

D’abord, la mise en scène de Dmitri Tcherniakov , concentrée sur les personnages et qui raconte une histoire elle-même concentrée sur le proscenium. On ne reviendra pas sur l’extraordinaire performance des chanteurs-acteurs, qui réussissent à eux seuls à porter le spectacle.
Avec un dispositif unique d’une grande simplicité apparente, Tcherniakov par les jeux d’éclairage et quelques chaises réussit à raconter avec un précision incroyable une histoire qu’il vide de toutes ses péripéties : pas vraiment de picaresque dans cette Lulu : on ne voit pas les policiers chercher Lulu, on entend à peine les coups de révolver contre Schön, on entend sans voir l’agitation du début du 3ème acte lorsqu’on apprend que les actions de la Jungfrau s’écroulent. Tcherniakov ne s’attarde pas sur l’accessoire, sur les détails cinématographiques de l’histoire, sur les péripéties qui ne concernent pas Lulu.
S’attardant au contraire sur le personnage de Lulu, il compose une passion en neuf stations, l’ascension, le triomphe et la chute, faisant de Lulu une sorte de planète autour de laquelle gravitent les autres personnages, en effaçant tout pittoresque. Je l’ai dit, c’est une vision épurée, où la situation tragique se construit, il en fait presque une sorte de sainte , oui, de sainte tout en blanc (il faudrait analyser la blancheur de ces habits du 3ème acte) d’un univers noir et lisse, sans rien pour se retenir ou s’agripper .

L’histoire fourmille de détails, le cinéma s’en est emparé tant l’œuvre est « réaliste » et i. Et pourtant ici, Tcherniakov réussit à effacer tout réalisme de façade pour fouiller chirurgicalement les âmes et les personnages, dont chacun est dessiné avec une justesse et une précision qui stupéfient : l’athlète (excellent Martin Winkler) est par exemple exceptionnel, il porte des « signes » d’athlète (survêtement) mais il n’apparaît jamais comme tel, on le sent, sans jamais l’identifier de visu, c’est par les gestes, c’est par quelques détails qu’on l’identifie.
Même précision à la fin où Lulu habille un Jack l’Eventreur volontairement autre ; de la redingote de Schön, alors que Jack L’Eventreur porte lui même une redingote qui pourrait y renvoyer. Elle l’habille comme pour un rituel, comme si elle sentait qu’il fallait mourir par cet homme, un substitut sacrificiel. Mais là aussi pas de cris bestiaux comme quelquefois, mais un instant bref, et définitif, une mort presque pudique, presque linéaire, comme celle d’Alwa précédemment. Il y a eu des morts théâtrales, (le Medizinalrat, le peintre, Schön) qui doivent ponctuer de manière presque spectaculaire l’itinéraire – la mort du peintre est particulièrement soignée à ce propos, ou celle de Schön) toutes les morts du 3ème acte sont presque des instants qui passent, sans qu’on s’y arrête, y compris celle de Lulu. Merveilleux travail.
Seuls moments « mouvementés », les intermèdes où le chœur progressivement accompagne l’histoire, histoires de couples qui s’aiment, se désirent et se détruisent au rythme grinçant d’une musique qui à ce moment explose en mille sons, avec une énergie peu commune. Ce qui fait bouger, ce qui se fait entendre dans l’histoire, ce sont les interstices de la vie qui va.
Tcherniakov joue en revanche sur les reflets, sur la présence des personnages au fond, sur leur entrée dans le champ du spectateur, ce sera Schön, mais aussi Schigolch, ou La Geschwitz, très juvénile de Daniela Sindram, voire sur la jeune fiancée ; il joue sur les reflets, sur leur multiplication comme pour donner à cette histoire une sorte d’universalité et en même temps construire une sorte d’harmonie qui fait image.
Face à ce travail millimétré, d’une très grande précision dans les gestes et dans les attitudes, très dramatique, laissant peu de place à l’improvisation, Kirill Petrenko prend lui aussi l’auditeur à revers : à l’univers glacé construit par Tcherniakov, Petrenko fait écho par un univers minimaliste, donnant à sa Lulu une valence intimiste, presque chambriste, et marquée rythmiquement sans aucun espace pour la complaisance sentimentale, mais sans aucune violence. On s’attend toujours dans Lulu à des moments tendus, incisifs, violents, et Petrenko arrondit les angles, renvoie à un univers sonore plus charnu comme l’univers straussien, par certaines couleurs, très rondes, alors que par ailleurs il réussit à isoler tous les sons, à proposer une vision qui semble quelque fois le son grèle d’un quatuor à cordes, millimétrée et calquée sur les mouvements de la mise en scène.
Il en résulte une très grande tension, ce qui est paradoxal tant on attend de cette tension une sorte d’expressionnisme, alors qu’il est totalement impressionniste, construisant l’univers à partir de sons isolés, mais toujours très colorés alors qu’il est métonymique, nous faisant entendre un mince partie pour dessiner le tout : la prestation de l’orchestre est magnifique, dans la fosse et en fond de scène, où Petrenko limite le volume des musiques de scène. Il en résulte la même impression de concentration et d’essentialisme que sur la scène. En ce sens, les deux approches sont à la fois cohérentes et se répondent en écho.
On peut évidemment préférer une Lulu plus acérée, plus coupante, plus spectaculaire aussi. Elle l’est mais sur un fil plus que dans une masse sonore. On peut préférer aussi un tempo plus vif, mais alors où serait le suivi millimétré de la scène et de chacun de ses mouvements. J’ai souvent dit que Petrenko suivait ce que la scène lui disait : une fois de plus, il propose une Lulu en pleine cohérence avec l’univers ascétique du plateau, où seul l’essentiel est vu, à savoir un parcours individuel où chaque personnage ne se définit que par sa relation à l’héroïne ; dans la fosse, on a aussi débarrassé l’œuvre de toute fioriture, de toute profusion. Mais il est inouï de tout entendre, chaque note, comme si elle était isolée des autres et en même temps dans une totalité, chaque inflexion est perçue, avec des coups d’archets surprenants, des accélérations du rythme inattendues, des ralentissements mais aussi une volonté de marquer certaines phrases, qui tissent un fil d’échos de Mahler à Strauss.
Certes, il faut au spectateur une attention de tous les instants, voire une tension particulière (à certains moments, le son me rendait très tendu, tant il surprenait, tant il collait à l’action et au mouvement) et aussi une grande disponibilité pour cette approche très neuve. Disponibilité, cela veut dire être débarrassé de ses attentes ou de ses habitudes d’écoute, notamment au disque. Je n’ai jamais entendu pareille Lulu, ascétique, hiératique et néanmoins quelquefois charnue et adoucie, coupante et attendrie, nette et brumeuse. En cela, on a là une option d’interprétation qui peut désarçonner, et qui m’a emporté.

A revoir ce spectacle, on en perçoit encore plus la profondeur, la cohérence et l’intelligence. Un spectacle qui ne peut être jugé à l’emporte pièce, mais qui nécessite un effort, une tension, une analyse. Un vrai spectacle donc, et surtout pas un produit de consommation pour amateurs blasés.[wpsr_facebook]

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2015: SYMPHONIEORCHESTER UND CHOR DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS dirigé par MARISS JANSONS LE 28 MARS 2015 (DVORAK: STABAT MATER)

28 mars 2015, Lucerne © Priska Ketterer
28 mars 2015, Lucerne © Priska Ketterer

C’est traditionnel depuis les temps d’Abbado, Lucerne – Pâques est une étape obligée : il y a quelques années encore, l’ouverture était faite par Abbado et la clôture par Jansons et le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks qui donnait un grand concert choral et un concert symphonique.
Abbado n’est plus, mais la clôture par les bavarois est toujours un point de référence fixe, même si cette année je n’ai pu assister qu’au concert choral, le Stabat Mater de Dvořák, exécuté à Munich l’avant-veille et dont le concert de Lucerne fait l’objet d’un streaming sur le site de Br-Klassik encore en ligne sur l’URL http://www.br.de/radio/br-klassik/symphonieorchester/audio-video/webconcert-20150328-so-chor-jansons-dvorak-stabat-mater-100.html
Et l’audition en vaut la peine.

Dans une œuvre assez peu connue, mais dans un répertoire que Jansons aime particulièrement, l’expérience de ce concert fut un des moments les plus passionnants de ces derniers mois.

Dans Music as Alchemy: Journeys with Great Conductors and Their Orchestras dont je vous conseille vivement la lecture,  Tom Service, critique du Guardian, suit entre autres Jansons dans les répétitions avec le Royal Concertgebouw du Requiem en si bémol mineur op. 89 (B. 517) de Dvořák. Cette lecture est éclairante pour analyser le travail fait sur cette œuvre antérieure de 14 ans, considérée comme une œuvre de jeunesse, où Dvořák écrit suite au double deuil qui le frappe, la mort de deux enfants en bas âge. L’œuvre n’est pas spectaculaire comme pourront l’être des compositions postérieures, elle est pétrie de religiosité, d’intériorité et de grandeur grave comme les premières mesures le marquent.
Et comme telle, elle convient parfaitement à l’approche très peu expansive de Jansons, qui contraint public, solistes et musiciens à une vraie concentration.
Une amie me disait au sortir du concert qu’elle se demandait comme un être aussi peu médiatique, aussi peu spectaculaire et aussi modeste pouvait déchaîner un tel enthousiasme et surtout, communiquer une telle émotion.

le KKL de Lucerne le 28 mars 2015 © Priska Ketterer
le KKL de Lucerne le 28 mars 2015 © Priska Ketterer

Car ce concert fut un immense moment de musique et d’émotion, où orchestre, chef orgue, solistes et chœur ont montré une communion et une homogénéité d’une qualité exceptionnelle, dans la forme comme sur le fond. Je pense que l’architecture de la salle, inspirée par sa verticalité des grandes cathédrales, favorise la concentration plus que d’autres salles : il y a une disposition dramaturgique très proche de celle des églises musicales du XVIIème et du XVIIIème en Italie, qui a inspiré aussi les salles dites « en boite à chaussure » dont Lucerne est le dernier exemple construit.

Mariss Jansons le 28 mars 2015 © Priska Ketterer
Mariss Jansons le 28 mars 2015 © Priska Ketterer

Ainsi, Jansons choisit d’insister sur la rigueur sans fioritures, en laissant la musique se développer sans rien rajouter qui pourrait être complaisant. C’est un peu paradoxal de parler de hiératisme à propos d’une machine aussi impressionnante qu’un orchestre symphonique et qu’un énorme chœur, mais c’est bien cette grandeur simple qui se dégage d’abord. L’orchestre est totalement engagé,  sans aucune scorie, aves des moments sublimes aux cordes (violoncelles) et aux bois et une notable clarté dans l’expression. Quant au chœur, il est la perfection même tant au niveau de la musicalité, de la sûreté, et de la diction stupéfiante : chaque parole est entendue avec une énergie presque rentrée, comme si l’on était devant un « trou noir » d’une inouïe densité musicale, une charge massive d’émotion qui crée l’intensité. Il se dégage donc de l’ensemble une sorte de force sourde, qui semble née de cette concentration qu’on sent aussi chez les solistes. Ayant eu la chance d’être assez proche de l’orchestre et des solistes, je pouvais lire sur les visages une étonnante concentration pendant toute la première entrée du chœur, avant les l’entrée parties solistes.

© Priska Ketterer
© Priska Ketterer

Chacun était d’ailleurs vraiment magnifique de justesse. La soprano Erin Wall possède une tenue de chant impressionnante, des montées à l’aigu d’une sûreté totale, une expansion vocale étonnante, et un timbre d’une pureté diaphane : son duo avec le ténor Christian Elsner Fac ut portem Christi mortem est un des sommets de la soirée. La mezzo Mihoko Fujimura, au visage grave, très tendu, a ensorcelé par sa voix au volume large, aux graves impressionnants et prodigieuse d’intensité. Qui connaissait cette salle se rappelait de sa Brangäne phénoménale avec Abbado, 11 ans auparavant. Son solo inflammatus et accentus est pure magie.

Mariss Jansons et Christian Elsner © Priska Ketterer
Mariss Jansons et Christian Elsner © Priska Ketterer

Le ténor au physique de Siegfried, Chrisitan Elsner a une voix solide, posée, bien projetée, et même si la personnalité vocale apparaît un peu en retrait par rapport aux autres, il apporte à la partie une sorte de solidité tendre toute particulière qui finit par séduire, quant à la basse Liang Li, dans Fac ut ardeat cor meum il réussit à émouvoir grâce à une voix suave – je sais, l’adjectif est étonnant pour une basse- avec une telle qualité de timbre et une telle douceur dans l’approche que c’est le mot suavité qui me semble effectivement convenir le mieux.
En somme, tous sont à leur place : rarement quatuor de solistes a été aussi homogène et aussi impeccable. Je pense que le rôle du chef a été ici déterminant. Dédié à la musique et jamais à l’effet, d’une incroyable intensité, il impose une religiosité à ce moment, même si on est au concert et pas à l’église : il réussit à inonder la salle de cette douleur simple et terrible qu’évoque le Stabat Mater. Le texte de Jacopo da Todi (XIIIème siècle) s’y prête totalement. Dans une œuvre où les voix sont essentielles (chœur et solistes) peut-être plus qu’ailleurs, il impose aussi la présence de l’orchestre, non comme un accompagnement, mais comme un protagoniste, un personnage supplémentaire, qui est pétri d’âme, car ce que dit Hugo « tout est plein d’âme » est exactement ce que l’auditeur ressent, remué sans doute mais aussi étrangement saisi au fur et à mesure de cet apaisement communicatif et douloureux que procure l’œuvre et qu’offre ici Jansons.
Il y a des moments d’une force rare mais jamais rien d’extérieur, jamais rien d‘expressionniste, mais au contraire une approche plus classique, d’un classicisme rigoureux, de ce classicisme « dorique » comme je l’écris quelquefois, sans volutes, d’une lisibilité totale, une approche toute débarrassée de maniérisme avec le seul souci de la musique dans la mesure où elle vous embrasse totalement et vous transporte. C’est étonnant et c’est prenant. Nous sommes dans une musique de l’élévation.
C’est un des moments les plus forts vécus au concert dans ces dernières années, comparable au War Requiem par le même Jansons et les mêmes forces en 2013. Ce Stabat Mater restera gravé non dans les mémoires, mais dans le cœur et dans l’âme.[wpsr_facebook]

Mariss Jansons © Priska Ketterer
Mariss Jansons © Priska Ketterer

WIENER STAATSOPER 2014-2015: QUELQUES NOUVELLES DE VIENNE (et quelques réflexions sur Paris)

Haus am Ring
Haus am Ring

Ce qui frappe lorsqu’on vient à l’Opéra de Vienne, c’est l’enracinement visible dans une tradition. Ces étudiants qui filent réserver leurs places au « Stehparterre » (les places debout du Parterre). ce sont les mêmes qu’il y a dix, vingt, trente ans. Même allure sérieuse de bons élèves ou d’enfants sages. De mon temps, on marquait sa place par un mouchoir noué, puis on filait s’asseoir pour se reposer des quelques heures de queue qui avaient précédé…Et puis il y a les touristes qui se font photographier au pied du grand escalier, sourires, tranquillité…et ce public qui semble ne pas bouger, tout comme ces bustes de chefs disparus, ces tapisseries qui ornent la « Gobelinsaal », ces affiches du soir qu’on achète. Certes, la position des bars a changé, les vitrines contenant les costumes de telle ou telle star ont disparu, mais ce sont bien peu de choses  par rapport à l’immense tradition qui est ici chez elle… il suffit pour s’en persuader de consulter les archives sur le site http://www.wiener-staatsoper.at/ qui relèvent scrupuleusement les titres et les distributions depuis le 3 juin 1869 (on y donnait La Muette de Portici)… Cette grande maison qui trône sur le Ring a quelque chose de rassurant, d’immuable, et de tellement emblématique : Bourse, Mairie, Burgtheater, Parlement, Hofburg, Kunsthistorisches Museum, Opéra. Toute la Vienne institutionnelle est sur le Ring, comme un peu tous les symboles de Paris sur la Seine. Et l’Opéra est le nœud vivant de la Vienne d’hier et de celle d’aujourd’hui : métro, trams, bus, piétons s’y rencontrent et s’y croisent.

On n’échappe pas à l’Opéra à Vienne.
Et pourtant, il y a eu un peu d ‘agitation dans cette vénérable institution en début de saison, quand le GMD Franz Welser-Möst a donné brutalement sa démission en annulant sine die ses engagements. Mais la force des grandes institutions  est leur « Da sein » leur « être là » au-delà des hommes. Sans doute derrière cette démission y avait-il l’espoir secret de déstabilisation, d’autant qu’elle fut vite suivie par une déclaration encore plus tonitruante du chef Bertrand de Billy contre Dominique Meyer. Car en cette année 2014, les chefs d’opéra ont fait l’actualité : à Rome (Muti), à Vienne (Welser Möst), à Dresde (Thielemann), à Turin (Noseda), tous en bisbille avec leur intendant présent ou futur, c’est l’administration (le management) contre l’art ou contre la(les) vanité(s), Thielemann a eu la peau de Serge Dorny, mais les autres n’ont pas réussi à emporter presse et opinion derrière eux. Dominique Meyer a eu la grande habileté de ne pas bouger, de ne pas ajouter à l’agitation, d’afficher une sérénité qui a finalement isolé Welser-Möst.
Welser-Möst est un très bon chef, c’est évident, mais son absence manque-t-elle ? Pas vraiment parce qu’il n’a jamais réussi à être plus qu’un très bon chef, mais jamais un mythe ou un chef qui fasse courir les foules. Alors pour ma part je pense qu’il s’est fait plus de mal qu’il n’a fait de mal à l’Opéra. L’Opéra de Vienne en a vu d’autres et a consommé un certain nombre de GMD. Les conflits et les départs anticipés ne datent pas d’hier et sont une constante de la maison, Mahler, Karajan, Maazel, Abbado et maintenant Welser Möst. À moins de remplir à la fois les charges de GMD et d’intendant, ce qui est difficile, l’aigle lyrique à deux têtes n’est pas facile à gouverner, dans une ville où l’Opéra est un sujet politique, et où faire et défaire les gloires est le jeu favori de la presse et du public. Si au café du commerce en France il y a autant d’entraîneurs de foot que de consommateurs de petit blanc, au Café Mozart en Autriche il y a autant de Direktors (on appelle ainsi l’Intendant) et de GMD que de consommateurs de Wiener Mélange.
De fait, tout continue, et même avec des nouveautés puisque Vienne la vénérable se met, comme Munich et comme le Philharmonique de Berlin au streaming et aux retransmissions en direct des productions de la maison. On peut se reporter au site http://www.staatsoperlive.com/de/ et on verra que déjà est accessible une vidéothèque comprenant aussi bien du ballet que de l’opéra, dans des productions  symboliques de l’histoire de cette maison, Meistersinger von Nürnberg (Thielemann, Schenk), Fledermaus (Welser-Möst, Schenk), Carmen (Nelsons, Zeffirelli), Manon (De Billy, Serban avec Netrebko), La Forza del destino (Mehta, Poutney avec Nina Stemme), Anna Bolena (Pido’, Genovese, avec Netrebko & Garanca), Arabella (Welser-Möst, Bechtolf avec Emily Magee), mais aussi des ballets (Casse-Noisette) ou des opéras pour enfants.
À cette vidéothèque sans doute appelée à s’enrichir s’ajoutent de très nombreuses reprises en direct de soirées viennoises, aussi bien des ballets (Mayerling, le 7 décembre chorégraphie Kenneth Mac Millan) que des opéras : on verra en décembre prochain par exemple :
– Le 14 décembre : La Cenerentola (Lopez-Cobos, Bechtolf, D’Arcangelo, Corbelli, DeShong)
– Le 16 décembre : La Traviata (Myung-Whun Chung, Sivadier, Jaho, Pirgu)
– Le 18 décembre : Arabella (Schirmer, Bechtolf, Koniecny, Schwanewilms)
– Le 26 décembre : Casse-Noisette (Chor.Noureiev reprise par Manuel Legris, avec               Liudmila Konovalova et Vladimir Shishov )
– Le 31 décembre : Die Fledermaus (Lange, Schenk, Eröd, Banse, Kulman)

Et cela continuera en janvier avec notamment un Tristan und Isolde (Schneider, MacVicar, Theorin, Seiffert) mais aussi Salomé, Zauberflöte, la Dame de Pique etc…sans oublier ce printemps le Ring complet (mise en scène de S.E Bechtolf) dirigé par Sir Simon Rattle
à 14 € la représentation et un abonnement annuel de 320 €.

On l’aura compris, l’Opéra de Vienne ne mise pas pour ce live-streaming sur les nouvelles productions, mais sur son répertoire, son quotidien, c’est à dire un peu son âme. Et il vise à se créer une sorte de public virtuel au quotidien, en adoptant une stratégie différente du MET (appuyé sur une dizaine d’événements annuels dans les cinémas), ou de Munich (appuyé sur quelques nouvelles productions annuelles par un streaming en accès gratuit), mais qui se rapproche plutôt de la stratégie du Philharmonique de Berlin avec son Digital Concert Hall, faisant payer l’accès et visant à la constitution de précieuses archives vidéo, d’une notable richesse.

En alignant sa politique de diffusion sur celle du Philharmonique de Berlin, l’Opéra de Vienne se pose ainsi comme la référence lyrique faisant face à la référence orchestrale. C’est un choix qui va plus loin que la plupart des tentatives actuelles.
De Seattle à Tokyo et de Grenoble à Brisbane, qu’on soit à Saint Céré ou à Maastricht, il sera ainsi possible chaque soir (ou presque) de vivre en direct la vie quotidienne de la Maison du Ring (Haus am Ring).
Ainsi les grandes maisons d’opéra se mettent en ordre de marche, l’arrivée du numérique aura bouleversé dans 10 ans le monde du lyrique : mais est-ce que cela ne donnera pas des arguments à une réduction des subsides aux théâtres locaux, moins prestigieux, mais offrant au moins de l’opéra en direct et en trois dimensions ? La situation italienne, tragique, mais aussi la situation française qui l’est moins, mais qui n’est pas forcément brillante, nous montrent que les capacités productives des théâtres se réduisent (voir ce qui se passe à Montpellier) et on ne peut dire que le lyrique soit une grande préoccupation du Ministère de la Culture. Pourtant, la question du spectacle vivant et de la musique vivante est essentielle. Il serait délétère que le public se fractionne en autant d’individus enfermés chez eux à regarder sur leur TV ou sur leur ordinateur Vienne ou Berlin, voire Paris.
Le concert dont le nom porte en lui l’idée d’ensemble, d’harmonie et d’accord, ne saurait être exclusivement consommé dans le secret des salons ou des écrans plats. L’expérience du concert en salle reste une expérience unique, que la reproduction sonore ne saurait remplacer, aussi élaborée qu’elle soit. De plus, l’expérience du spectacle en salle c’est à dire l’expérience collective, la réunion d’une société, est nécessaire à la vie en société et à la survie sociale. Le théâtre, le concert (de toutes les musiques) le cinéma en salle sont des expériences vitales pour une société et pour le mélange des classes et des gens. Si les politiques rêvent d’une numérisation permettant peu à peu d’éliminer toute manifestation locale (théâtre, opéra concert), ils contribuent évidemment à ruiner dangereusement une culture dont les manifestations collectives sont une des bases, et ce depuis l’antiquité.
Dans l’Europe d’aujourd’hui seul l’Opéra en Allemagne se porte encore bien à cause du système de répertoire et de l’engagement des villes, et bien sûr d’une tradition historique forte. Mais toute civilisation a besoin de manifestations collectives, tout art a besoin d’un public, en direct. Attention à ne pas faire du numérique un outil du totalitarisme. Aussi, si j’applaudis à toutes les formes de transmissions numériques d’opéras ou de concerts, ou même de films, ce ne sont que des outils de plus pour diffuser la culture, mais pas des substituts qui permettent d’éliminer ce qui existe au nom de la modernité, de la réforme et de tout ces mots qui cachent la réalité d’un appauvrissement pour tous, en préservant l’île heureuse du concert en direct pour ces quelques uns qui préserveront leur musique vivante, à Pleyel ou ailleurs. C’est pourquoi, même si je ne suis pas particulièrement cinéphile, je soutiens qu’il est nécessaire que le cinéma garde sa valeur de manifestation collective en salle et que son public ne se fractionne pas en millions d’individus regardant une vidéo dans le salon. Il en va de formes sociales de réunion qui dépassent de très loin le simple enjeu du spectacle.


Et en France…

En France, la situation reste contrastée.
La publicité autour des concerts de la Philharmonie de Paris (de Berlioz à Bowie !) montre qu’elle peine à remplir . Les polémiques qui entourent son inauguration, les polémiques sur la situation de Pleyel etc…sont pitoyables : elles rappellent qu’on a dit la même chose de l’Opéra Bastille (qui ira dans le XIIème pour écouter de l’Opéra ?) sans prendre en compte qu’avec la Cité des Sciences, la Grande Halle, la Cité de la musique, le Conservatoire, et même le Zénith on ne peut pas dire que La Villette soit un désert culturel et que le public ne se déplace pas. Le public de la Philharmonie, lui seul (comme si le public des autres salles du lieu était différent) aurait donc peur de prendre le métro et d’aller si loin ? Ce ne sont qu’imbécillités qui cachent une volonté de préservation des lieux de « distinction » au sens de Bourdieu. Chacun chez soi. Moi à Pleyel, toi à Pantin.
Depuis que je suis mélomane, j’entends évoquer la nécessité d’un Auditorium pour Paris. Lorsque l’Opéra Bastille a été projeté au milieu des années 80, des voix se sont déjà élevées pour souligner que le besoin était plus celui d’un Auditorium que d’un Opéra. La question n’est donc pas aujourd’hui celle de la salle, qui était nécessaire et qui enfin existe (depuis qu’on en parle, il a fallu 35 ans…) la vraie question est celle de l’assise de public : il y aura des soirs  où le Théâtre des Champs Elysées, l’Auditorium de Radio France et la Philharmonie programmeront des concerts et il n’y a pas suffisamment de public pour remplir les trois à la fois, sans compter Opéra, Opéra Comique et Châtelet ; c’est déjà vrai aujourd’hui.
La question du public, c’est la question de la politique culturelle, la question du statut de la musique dite classique, la question de la relation à la musique dans un pays où même si tous les conservatoires sont pleins, les salles ne le sont pas toujours et le renouvellement du public peine à se faire. Tout cela est complexe, mais je ne suis pas sûr qu’on attirera plus de monde en affichant « De Berlioz à Bowie » : le débat sur la programmation de la Philharmonie accueillant « toutes les musiques » me semble assez démagogique et stérile.
Ce n’est pas une question de salle, c’est une question de stratégie car dans les années 70, se souvient-on que le Palais des congrès de la Porte Maillot n’accueillait pas seulement Chantal Goya, ou les ballets Moisseiev, mais aussi des concerts de l’orchestre de Paris ou du Philharmonique de Vienne (si si, Barenboïm, Abbado et Böhm..). Il n’y a pas d’exclusion a priori de tel genre ou de tel autre, mais tout de même, Paris était suffisamment pauvre en vraies salles de concerts comparables aux autres villes européennes pour que le public des concerts puisse investir la Philharmonie sans entendre  dire « du classique mais pas que… ». À charge pour les managers culturels de faire venir un nouveau public, comme ce fut le cas à Bastille (je rappelle que ce fut un succès immédiat), même si on est loin, très loin du projet d’Opéra National Populaire des origines. À charge pour les managers culturels aussi de faire de ce nouveau lieu un phare incontournable,  et à charge de la puissance publique d’assumer ce nouveau lieu,  sa maintenance et son financement puisqu’elle l’a voulu : la polémique Ville de Paris/Etat est en la matière désespérante de nullité, mais en nullité nous sommes servis au quotidien, à droite, à gauche, au centre et à la périphérie…Mais même si aujourd’hui la salle peine à remplir, il en ira différemment lorsqu’elle sera ouverte, le chemin de la porte de Pantin, comme celui de Bastille il y a 25 ans, deviendra vite familier aux mélomanes.

En temps de crise, et on le voit partout en Europe et ailleurs, il est difficile de faire vivre la culture, et notamment la musique classique, là où elle n’est pas considérée comme vitale ; mais notre crise n’est pas seulement économique, elle est aussi morale et politique, et dans ces derniers cas une culture qui tienne le coup et qui soit vivante, ouverte et financée est une vitale nécessité. Une vie culturelle appauvrie est un signal de décadence et un petit pas vers la barbarie. On voit la situation dramatique en Italie depuis le passage de Berlusconi. Et on sait que les lieux de culture sont les premières cibles des barbares, c’est bien qu’ils sont emblématiques d’une ouverture et d’un humanisme, de la résilience de l’humain.
Ce n’est pas au privé de financer la vie culturelle, c’est à la puissance publique, c’est son rôle de garant. Et qu’on ne me rétorque pas qu’aux USA, c’est le privé qui finance, car avec le système des déductions d’impôts, c’est l’Etat qui finance en creux.

Voilà à quoi me fait rêver Vienne. Vienne qui a trois opéras (Staatsoper, Volksoper, Theater an der Wien) et un certain nombre de théâtres publics au rôle aujourd’hui bien défini (comme à Berlin d’ailleurs)  et deux grands salles de concert (Musikverein et Konzerthaus) c’est à dire une situation comparable à d’autres villes européennes. Dans ce paysage, la Haus am Ring représente évidemment bien plus qu’un théâtre d’opéra, mais le cœur vivant d’une ville dont la musique « classique » fait partie de l’ADN et qui en fait un argument publicitaire depuis longtemps. L’opération « Staatsoperlive » contribue par l’abondance qu’elle va offrir à renforcer et consolider cette image. Je vous encourage donc à aller écouter des concerts à la Philharmonie, à aller à l’opéra, à Paris ou si vous le pouvez, à Vienne ou ailleurs, mais aussi, certains soirs, à faire le cyber-wanderer en parcourant l’offre numérique en ligne. Vienne sera incontournable et si vous avez envie de voir un opéra sur ce site – j’en rappelle l’adresse : http://www.staatsoperlive.com/de/
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La salle de la Philharmonie de Paris si attendue
La salle de la Philharmonie de Paris si attendue

 

 

 

UNE MÉDITATION SUR FORZA DEL DESTINO au BAYERISCHE STAATSOPER, en STREAMING (avec Anja HARTEROS, Jonas KAUFMANN et Ludovic TÉZIER)

La vision (en streaming) de Forza del Destino de la Bayerische Staatsoper m’a fait un peu gamberger et méditer sur l’extraordinaire excitation provoquée par la présence de Jonas Kaufmann dans une distribution au sein du petit monde lyricomaniaque, et sur la valeur ajoutée que représente toujours la représentation d’un grand Verdi. Je ne résiste pas à écrire ces quelques lignes, jetées après ce moment vibrant vécu dans l’intimité de mon bureau et derrière mon ordinateur.

Saluons d’abord l’initiative de la Bayerische Staatsoper qui retransmet en direct et en streaming les productions phares de sa saison (prochaine représentation, La Clemenza di Tito, dirigée par Kirill Petrenko le 15 février 2014), beaucoup de mélomanes étaient accrochés à l’ordinateur hier soir, tant une Forza del destino si bien distribuée est rare : Jonas Kaufmann, Anja Harteros, Ludovic Tézier deviennent un trio inévitable pour ceux qui veulent entendre du beau chant, et notamment du beau Verdi.
Inévitable aussi la descente en flammes du Corriere della Grisi : comme d’habitude, appelant à la rescousse des enregistrements des années 10, 20, 30 du siècle dernier, et comparant ces chanteurs bien vivants à des artistes (disparus) éminents qu’ils n’ont jamais entendus dans les rôles dont ils édictent doctement les exigences, ils en ont conclu à la pire des exécutions de Forza del Destino entendue depuis 40 ans (« La peggior esecuzione di Forza del destino,  mai sentita in quarant’anni. »). Le dernier mot de leur compte rendu: « inorriditi », horrifiés…Toujours modérés, les vestales de la Grisi s’autodétruisent rien qu’en écrivant. S’ils ne faisaient qu’écrire ! Mais ils guettent à la Scala, tels les murènes prêtes à mordre, le moindre malheureux chanteur qui se hasarde à chanter Verdi pour le huer copieusement (voir Beczala récemment). Alors, vous pensez, une Forza avec ces incapables que sont Tézier, Kaufmann et Harteros ! Si j’avais le temps et l’envie d’en perdre, je traduirais l’article injuste pour ne pas dire pire de celui qui se fait appeler Domenico Donzelli.
Leur problème n’est pas la justesse de leurs remarques, elles sont assez pertinentes pour certaines, mais c’est leur agressivité, et leur aigreur: ils considèrent que les règles du chant sont gravées dans le marbre et interdites d’évolution et de modes et qu’ils en sont les gardiens. On sait ce qu’il en est des gardiens du Temple…Ils passent leur temps à attendre ce que l’opéra ne peut plus leur faire entendre. Et ils se vengent.
Or, comme tout art, le chant évolue, dans ses règles, dans ses contextes, dans son style. Et on ne chante plus aujourd’hui comme hier, on peut le déplorer, mais c’est un fait. Inutile de faire comme si on chantait mal aujourd’hui et bien hier. On chante en fonction des contextes du jour, de l’époque, et surtout des modes. L’Opéra, c’est un art vivant, vécu, direct, hic et nunc. L’opéra en disque, ou en boite, c’est autre chose.
Ainsi, comment chanter Verdi aujourd’hui, après les baroqueux, après la domination de la forme sur l’émotion, ou du moins après l’émotion née d’abord du respect des formes?

J’avoue pour ma part que dans Verdi, j’aime une technique solide mâtinée de quelques grammes de tripe. Je m’explique : il n’y a pas de Verdi s’il n’y a pas d’élan, de vie, de nature déchaînée, de générosité, de don. Nous ne vivons pas une époque du don, superbe et généreux. Nous vivons au contraire une époque de maquillage du geste et du langage, de périphrases, de langue de bois  convenue, de médiations diverses où le style verdien si direct n’a rien à faire. Une époque mieux armée pour écouter le bel canto, le baroque, le style français, une époque où la substance est donnée par la forme, d’où la volonté de respecter les formes très codifiées de chant : même le chant mozartien a subi cette lamination par le  style et cette exigence de forme qui dicte ce qui est conforme et ce qui ne l’est pas. A ce style de chant correspondent souvent des styles de voix « sous verre », séparées du public par l’épaisseur d’un mur de verre qui met entre la voix et l’auditeur comme un prisme : ce que je n’aime pas chez des chanteuses comme Renée Fleming, sans doute parfaites, mais jamais habitées.

J’aime au contraire les artistes comme Evelyn Herlitzius, toujours à la limite, mais toujours offertes, ou même une Tiziana Fabbricini, aujourd’hui oubliée, très critiquée par les gardiens du temple,  qui pliait les règles à ses défauts, et qui mettait à ses risques et périls (elle l’a d’ailleurs payé) la vérité d’une règle sous la loi de la vérité d’un rôle, et surtout une Gwyneth Jones, qui ouvrait la bouche pour n’être qu’émotion. Voilà pourquoi j’ai aimé Rosalind Plowright dans Dialogues des Carmélites : on entendait une voix abîmée sûrement, mais surtout habitée, qui mettait ses cassures au service d’une vérité.
Alors, évidemment le débat continue autour de Verdi. On l’a eu pour La Traviata milanaise, on va le retrouver pour cette Forza munichoise, ou pour le Trovatore de Berlin qu’on va retrouver bientôt à Milan. La question se pose parce qu’au contraire des chanteurs  pour Wagner et Strauss, en nombre indiscutable aujourd’hui (même si les Vestales du chant wagnérien vous expliquent qu’il n’y plus de Siegfried depuis Max Lorenz, et que même Windgassen n’en était pas un, que celles du chant straussien vous diront qu’il n’y a plus de Maréchale depuis Schwarzkopf, et que même la grande Elisabeth peut aller se rhabiller face à Lotte Lehmann), il n’y a pas un seul chanteur indiscutable pour Verdi aujourd’hui.
Quand j’ai commencé à aller à l’opéra, c’était l’inverse, on distribuait un Ring à grand peine (exception faite pour les grandissimes qui approchaient de la fin de carrière, Theo Adam, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Helga Dernesch, James King, Jon Vickers, René Kollo, Christa Ludwig…), et on distribuait assez facilement les Verdi (Placido Domingo, Renata Scotto, Fiorenza Cossotto, Piero Cappuccilli, Nicolaï Ghiaurov, Mirella Freni, Renato Bruson, Martina Arroyo, Shirley Verrett, Leontyne Price, José Carreras, Agnès Baltsa, Montserrat Caballé, Ruggero Raimondi) et même des chanteurs solides qui ne furent pas des stars comme Veriano Lucchetti ou Carlo Cossutta assuraient avec grande classe une bonne représentation verdienne.
La critique avait sévèrement jugé une Aida à Salzbourg dirigée par Herbert von Karajan avec Marilyn Horne, José Carreras, Mirella Freni, Piero Cappuccilli et Ruggero Raimondi (à laquelle j’assistai, pour ma première représentation salzbourgeoise, en 1979), qu’auraient dit les mêmes face à Oksana Dyka ou Lucrezia Garcia… ?
Les programmateurs se trouvent face à une déshérence du chant en Italie : on ne peut aligner une digne distribution internationale italienne pour un grand Verdi. Le chant italien est à l’image du pays : en ruines fumantes post berlusconiennes. Les causes en sont multiples, une politique de la culture qui à grand peine finance la protection du patrimoine artistique (et encore, voir Pompeï) et sans véritable axe prioritaire sur le spectacle vivant, avec des situations dramatiques de certains théâtres (Florence), une politique de formation complètement déconstruite où les écoles et académies recrutent plus d’asiatiques et de slaves que d’italiens, un manque de très bons pédagogues du chant (il ne suffit pas d’avoir été un grand chanteur pour être un bon professeur) et une réglementation du métier d’enseignant de chant erratique, une politique d’agents à court terme, plus soucieuse de faire de l’argent que de faire l’agent et donc usant de jeunes voix en quatre à cinq ans, des saisons réduites dans les théâtres à cause de la crise obligeant les chanteurs à chercher fortune ailleurs. Le résultat, des chanteurs souvent honnêtes, mais jamais convaincants, et un appel au marché international, notamment slave, pour pallier (mal) les insuffisances.  De plus, beaucoup de chanteurs italiens chantent en Allemagne (où l’offre théâtrale est énorme) y compris dans des théâtres dits « de province », Münster, Ulm, Nuremberg, Aix la Chapelle : on y voit la Raspagliosi, la Capalbo, la Angeletti, la Fantini, récente Manon Lescaut à Dresde qui font rarement des apparitions en Italie. Les seules stars internationales comme Patrizia Ciofi, Anna Caterina Antonacci, et naturellement Cecilia Bartoli, font l’essentiel de leur carrière hors d’Italie (pour cette dernière, mettre les pieds à la Scala signifie recevoir une bordée d’insultes), quant aux hommes, c’est dans le répertoire mozartien et rossinien qu’ils excellent (Luca Pisaroni, Vito Priante, Alex Esposito), les autres sont en fin de carrière (Scandiuzzi, Furlanetto). Seul Ambrogio Maestri triomphe dans Verdi (et un peu Giacomo Prestia), mais essentiellement dans Falstaff. Et ne parlons pas des ténors.
Le chant est international, et l’avion met tous les opéras européens à 1h30 de la moindre ville italienne : pourquoi rester en Italie quand il y a peu de travail, des rémunérations irrégulières (certains théâtres paient les cachets un an près…) et un public vivant sur les mythes et non sur la réalité ?
Comment s’étonner alors que cette Forza del Destino des stars affichée à Munich soit slavo-germano-française, et que les chanteurs d’origine italienne aient des rôles de complément ? La Grisi peut pleurer des larmes amères, il n’y a pas un seul théâtre italien capable d’afficher une Forza honnête aujourd’hui, et pas un chanteur italien capable de relever le défi. Car c’est un défi aujourd’hui pour le milieu du chant italien que de travailler en profondeur pour recréer un vivier de chanteurs qui puissent relever le gant et se préparer à affronter la scène. Les voix ne disparaissent pas, elles existent, mais dans un tel paysage, qui aurait envie d’y aller ?
Alors certes, dans ce quatuor entendu hier (je passe sous silence et Preziosilla – Nadia Krasteva et Melitone – Renato Girolami) ni Jonas Kaufmann ni Vitalij Kowaljow n’ont à proprement parler une couleur italienne, mais Jonas Kaufmann sait chanter merveilleusement, avec cette technique de fer qui lui fait contrôler les moindres inflexions de sa voix, une voix décidément bien sombre cependant pour faire un Alvaro lumineux. Ce contrôle extrême nuit évidemment à cette spontanéité dont je parlais plus haut et qu’on attend dans Verdi : l’entrée d’Alvaro au premier acte doit être explosive et  à cause du chef plutôt terne et de la manière de chanter de Jonas Kaufmann, ce n’est pas le cas: réécoutez l’entrée de Mario del Monaco à Florence sous la direction de Dimitri Mitropoulos en 1953 pour vous faire une idée. Kowaljow n’a pas la voix du rôle, qui doit être plus profonde et c’est un chanteur un peu pâle pour mon goût. J’ai entendu là-dedans notamment  Ghiaurov et Talvela, aujourd’hui peut-être René Pape serait-il mieux à sa place. Il reste que Kaufmann est remarquable, irradiant scéniquement avec ses moyens et dans sa manière et Kowaljow acceptable.
C’est Ludovic Tézier qui est vraiment dans le ton. Je dirais, encore un petit effort à l’aigu et il sera un second Cappuccilli. La qualité du timbre est stupéfiante, la diction exceptionnelle, la capacité à colorer, la manière de lancer le son aussi, l’émission, tout cela est frappant. Pour son volume vocal, certes, Posa lui va sans doute mieux, car Posa demande des raffinements et une technique que Tézier possède grâce à sa fréquentation du chant français et à un contrôle vocal exceptionnel, Carlo demande plus de « slancio », d’élan, Carlo demande de passer au gueuloir contrôlé, et on sent quelquefois Tézier aux limites, même s’il est pour moi l’un des plus grands barytons actuels, sinon LE baryton pour Verdi aujourd’hui. Un très grand artiste, une référence.
Reste Anja Harteros. Qui chante ainsi aujourd’hui ? Avec des moyens qui ne sont pas tout à fait ceux du rôle, mais un art du chant, de la respiration, un contrôle sur le souffle de tous les instants, elle est une stupéfiante Leonora, diffusant l’émotion et le don de soi et ce sans maniérisme aucun, dans une simplicité étonnante. On en tremblait derrière l’écran, que devait-on vivre en salle ? Elle m’avait complètement tourneboulé dans Don Carlo, Elisabetta unique aujourd’hui avec un Jonas Kaufmann plus à l’aise dans Don Carlo que dans Alvaro, elle stupéfie dans Forza,  Elle a fait un second acte anthologique. Prodigieuse dans Rosenkavalier, dans Meistersinger, dans Lohengrin, dans Forza et Don Carlo (sans oublier sa Traviata…) Quo non ascendat ?
Voilà ce que m’inspire cette Forza del Destino. Le chef, Asher Fisch, je l’entendrai dans une semaine, dans la salle (à cette heure, j’y serai…), mais il ne m’a jamais convaincu, et si quelquefois j’ai cru entendre un peu de l’urgence nécessaire, j’ai eu l’impression plus souvent d’une certaine absence de dynamique (entrée d’Alvaro, duo Alvaro/Carlo du quatrième acte). Autant qu’on en puisse juger derrière son ordinateur.
Sur les aspects visuels, quelques bonnes idées apparemment de Martin Kusej, mais je ne suis pas vraiment convaincu, alors j’attends là aussi d’être en salle pour parfaire mon opinion ou la modifier, et surtout avoir une vision globale.
Après une Frau ohne Schatten anthologique, une Forza de référence, Munich, toujours Munich…il va falloir s’abonner.
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VU A LA TV: COSI’ FAN TUTTE de W.A.MOZART le 21JUIN 2013 AU TEATRO REAL (Dir.mus:Sylvain CAMBRELING, Ms en scène: Michael HANEKE)

Acte 1©Javier del Real

La rage au cœur, j’ai dû renoncer et à Madrid et à Bruxelles, et c’est avec beaucoup de curiosité et d’attente que j’ai regardé la retransmission du Teatro Real (Février 2013) de ce Cosi’ qui vient de triompher à Bruxelles,  l’ancien fief de Gérard Mortier. C’est Gérard Mortier alors à Paris qui avait eu l’idée de confier Don Giovanni à Michael Haneke qui rappelons-le est un homme de théâtre avant d’être un cinéaste, c’est à lui sans doute que revient le mérite de cette production de Cosi’ fan Tutte. Il est dommage qu’Haneke ait déclaré renoncer désormais à l’opéra, car sans doute aurait-on attendu dans un futur proche des Nozze di Figaro.
Étrange destin que Cosi’ fan Tutte, longtemps oublié ou négligé, considéré comme oeuvre mineure (même par Wagner) et monté comme une comédie plus que comme un Dramma giocoso (comme Don Giovanni). C’est à partir des années 1970 qu’on commence à lire le drame, plus que la joie. Je me souviens de la mise en scène de Ponnelle à Garnier (direction merveilleuse de Josef Krips, trois mois avant sa mort), assez moyenne, moins inventive que d’autres travaux du grand metteur en scène, mais tout de même: à la fin, les couples se reforment, mais les regards ne trompent pas, un regard long et pesant de Fiordiligi vers Ferrando, de Dorabella vers Guglielmo, et vice-versa. On sent que le mariage n’empêchera pas les couples adultères de se reformer. Et tout jeune spectateur ces regards m’avaient frappé. Aujourd’hui à lire toute la presse, un Cosi’ fan tutte plus dramma que giocoso semble une évidence et va finir par devenir un topos, alors qu’une lecture plus légère est tout aussi possible. Celle de Hans Neuenfels à Salzbourg il y a une quinzaine d’années (encore Mortier!) faisait de l’histoire une sorte d’expérience scientifique distanciée: Alfonso et Despina étant des sortes d’entomologistes (évoluant sur une boite translucide contenant deux immenses moustiques) et les couples étaient des insectes: on y faisait une simple expérience scientifique, avec des êtres interchangeables, tous habillés de la même tenue blanche.
Le regard des Hermann (Karl Ernst et Ursel), toujours à Salzbourg, mais à Pâques quelques années plus tard, était plus chargé, et donnait aux femmes (dont une magnifique Cecilia Bartoli) la même  duplicité que leurs fiancés, car elles avaient tout épié, tout écouté, tout compris, mélangeant gravité et légèreté.
Enfin Guth, il y a peu, toujours à Salzbourg, chargeait l’histoire de drame.
Donné pour la fête de la Musique sur Arte, ce Cosi’ fan tutte est tout sauf une fête car Haneke en chirurgien des âmes propose un parti pris de lecture d’une noirceur et d’un pessimisme rares en décapant l’histoire et en proposant une analyse qui prend aussi bien au XVIIIème siècle, mais plus celui des Liaisons Dangereuses, des Égarements du cœur et de l’Esprit, voire de Sade que celui de Marivaux (encore que Marivaux ne soit pas toujours si léger) qu’au XXème siècle, un XXème qui serait celui de Wozzeck, de Wedekind et de Thomas Bernhardt, un XXème de gais lurons quoi!
Nous sommes dans un monde où les masques et les déguisements tombent vite, où le jeu vire à l’aigre ou à un jeu de la vérité aux limites du supportable.
Nous sommes dans un monde enfin qui ne pardonne rien, où se sont délitées toutes les utopies sentimentales, où les femmes sont des objets de manœuvres, de désir, de plaisir, un monde où l’amour n’est que déchirement.

« La danse » ©Javier del Real

C’est Don Alfonso qui mène la danse, une sorte de Don Giovanni mature, revenu de tout et donc même de l’Enfer, magnifiquement personnifié par William Shimell, glacial, aux regards de verre, sans une ombre d’humanité: ce chanteur habitué des rôles noirs est en carrière depuis longtemps, et il fait là une composition exceptionnelle, jamais légère, car contrairement à l’habitude, l’enjeu est déterminant pour les êtres. A ses côtés une Despina qui n’est pas sa complice d’un moment, qui serait la soubrette légère qu’on verrait chez Marivaux, non, c’est l’âme damnée, sans doute victime elle aussi, dans le passé, de Don Alfonso avec lequel elle vit en couple: une victime devenue âme damnée que Haneke habille en Gilles ou en Pulcinella (géniale allusion à Watteau, et donc au monde de la Comédie Italienne, au monde de Marivaux, au monde des masques dans une œuvre où tous avancent masqués). Une Despina mélancolique et cruelle à la fois, une sorte de Lulu revenue de tout, sans l’ombre d’un sentiment, magnifiquement interprétée par la suédoise Kerstin Avemo.
Les couples sont personnifiés par de jeunes chanteurs dont il est difficile à la télévision de mesurer les voix: certes, dans l’ensemble, c’est une distribution homogène, sans voix exceptionnelles, mais tous avec le physique de l’emploi, avec une vraie musicalité, avec un engagement incroyable: ils sont les vrais instruments de Haneke, qui a fait travailler leurs gestes, leurs mouvements, leurs regards. Le travail sur le regard est vraiment stupéfiant dans cette mise en scène car tout part du regard, qui dit ce que le corps ne dit pas encore, qui dit ce que les gestes n’osent pas exprimer. Joli style et belle musicalité du Guglielmo un peu brusque de Andreas Wolf face à la Dorabella légère dont on devine qu’elle est née volage de Paola Gardina

Guglielmo/Dorabella ©Javier del Real

(le couple montre un sorte de mimétisme physique intéressant, une spécularité à fouiller). Paola Gardina, jeune femme italienne (naguère vainqueur au Concours Toti dal Monte pour Thisbé dans Cenerentola) doué d’un chant élégant (elle est habituée du bel canto et du chant baroque). Le Ferrando de Juan Francisco Gatell est moins « mâle » que d’ordinaire, mais ardent et passionné, son chant extrêmement contrôlé, son art des « smorzature », son très beau style et sa capacité à travailler les émotions le signalent comme un ténor avec lequel il va falloir compter: formé en Italie, ce jeune ténor argentin a la voix idéale pour Rossini et tout le répertoire XVIIIème. À suivre donc.

Fiordiligi, Ferrando, Don Alfonso ©Javier del Real

Enfin, last but not least,  Anett Fritsch (en troupe au Deutsche Oper am Rhein) en Fiordiligi se tire avec honneur des difficultés du rôle, avec un chant bien calibré, mais c’est surtout l’engagement du personnage qui frappe, le jeu d’une criante vérité, déchirant, se lançant dans l’amour d’une manière presque désespérée, une Fiordiligi presque suicidaire. Grand moment.

Mondanité, vacuité , drame ©Javier del Real

Tout cela se passe dans un magnifique décor de Christoph Kanter, divisé en deux espaces, l’un ressemblant à une Villa du XVIIIème devant un parc, où évoluent des invités à une party costumée (smokings, mais aussi habits du XVIIIème, d’une rare élégance, dus évidemment à la grande Moidele Bickel) à moins qu’ils ne soient volontairement mélangés pour souligner les parallèles entre le XVIIIème et nous; en tous cas le fond de scène est le lieu du jeu et de la mondanité un peu superficielle et formelle, où sont aussi ceux qui regardent le jeu de massacre comme des voyeurs, qui scrute ce premier plan  séparé de l’arrière par des immenses baies vitrées, un grand salon, froid, blanc, contemporain, éclairé par une cheminée monumentale à droite et avec un réfrigérateur à gauche derrière un miroir contenant des alcools, avec un immense canapé. Là c’est le lieu d’un autre jeu, celui des intimités bouleversées, des âmes massacrées, des déchirures, mais aussi le jeu de la vérité, effrayant. Les éclairages diurnes ou nocturnes particulièrement soignés selon ce qui  se déroule en scène ou en fond de scène,  de Urs Schönebaum semblent très réussis.

Image finale©Javier del Real

Je voudrais souligner l’image finale, ces gens qui se tiennent et se tirent, qui se veulent pas se marier ensemble et qui se refusent les uns aux autres après une scène de contrat de mariage digne d’un mariage forcé et qui m’a fait irrésistiblement penser dans un tout autre contexte à la montée au Walhalla du Rheingold de Chéreau, où tirés par Wotan, les dieux résistent et ne veulent pas monter. Même gestes, même tension, même avenir délétère.
Et tout cet ensemble est dirigé par Sylvain Cambreling (là où règne Mortier, Cambreling n’est jamais bien loin…). Je sais qu’il est de bon ton en France de mépriser ce chef français, systématiquement sous évalué. Ce que j’ai entendu à la télévision ne m’est pas apparu scandaleux, loin de là. Le chef suit l’action, adhère au parti pris de Haneke (lenteur, silences) sans être inerte comme on lui a reproché, mais l’orchestre sonne bien, avec une vraie lecture, soucieuse de cohérence avec la scène. L’ensemble m’est apparu loin d’être médiocre.
On peut reprocher à Haneke son parti pris, et sa rigoureuse manière d’aller jusqu’au bout d’une logique, on ne peut lui reprocher la qualité de ce travail décapant, précis, attentif, un jeu sculpté jusqu’au détail, travaillé dans les moindres recoins. Haneke met en scène les replis de l’âme humaine, les contradictions de l’amour, les jeux des êtres et des apparences, la surprenante découverte de soi, les intermittences du coeur et les diables amoureux. On peut imaginer un Cosi’ fan Tutte plus léger, où rien n’a vraiment d’importance, où tout passe, où l’on sait qu’épouser ne préjuge de rien, et où l’on s’amuse. Haneke a choisi de montrer la fragilité des sentiments, la vanité des discours, la ruine des valeurs, et surtout les mots qui cachent le vide et le désarroi. C’est aussi nous, cela, c’est aussi le monde, c’est aussi la société, et  Mozart en 1790 propose une école des amants (La scuola degli amanti, sous-titre de l’œuvre) qui est déjà école des désillusions.
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©Javier del Real

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: LOHENGRIN (vu à la TV) de Richard WAGNER le 7 décembre 2012 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Ms en scène: Claus GUTH, avec Jonas KAUFMANN et Annette DASCH)

Lohengrin est l’œuvre de Wagner la plus populaire en Italie. Créée en Italie à Bologne en 1871, on raconte que Verdi est venu assister du fond d’une loge à la représentation. Elle est jouée dans la version italienne (de « Riccardo » Wagner) depuis la première représentation à la Scala le 20 mars 1873  jusqu’à la saison 1952-1953, où Herbert von Karajan avec Wolfgang Windgassen, Elisabeth Schwartzkopf, Martha Mödl la dirige pour la première fois dans sa version originale en langue allemande. Parmi les grands interprètes italiens de Lohengrin, le plus important est sans aucun doute Aureliano Pertile, qui a lié son nom au rôle de 1922-23 à 1932-33. Notons la présence dans les interprètes du rôle de Mario del Monaco pendant la saison 1957-58, et au pupitre se sont succédés les grands chefs marquants de la Scala, Arturo Toscanini, Tullio Serafin, Antonio Guarnieri, Vittorio Gui, Gino Marinuzzi et Sergio Failoni et surtout Ettore Panizza dont le nom est lié aux grandes représentations avec Aureliano Pertile.
Lohengrin fut l’œuvre choisie par Claudio Abbado pour ouvrir la saison 1981-1982 le 7 décembre 1981 et l’œuvre par laquelle il aborda Wagner à l’opéra (avec René Kollo puis Peter Hoffmann, et AnnaTomowa Sintow) dans une production splendide de Giorgio Strehler, qui avait joué le jeu du roman médiéval de type « Excalibur », armures rutilantes, miroirs géants, apparition du cygne magique, j’eus la chance de la voir trois fois et l’interprétation d’Abbado, dont j’ai encore une trace audio, reste l’un des très grands moments de l’histoire musicale de ce chef, supérieure à son enregistrement avec Siegfried Jerusalem. Il la reprit à Vienne (avec Placido Domingo et Cheryl Studer) dans la vieille production viennoise décrépite de Wolfgang Weber en janvier 1990. Depuis, la Scala a repris Lohengrin dans une mise en scène de Nikolaus Lehnhoff (proposée auparavant à Lyon) et une belle direction de Daniele Gatti en 2007, avec Anne Schwanewilms et Robert Dean Smith, ainsi que Waltraud Meier et Tom Fox. La production de Claus Guth est donc la troisième production en une trentaine d’années.
Cette fois-ci, le plateau réuni est sans doute l’un des plus brillants possibles, avec Jonas Kaufmann et Anja Harteros, mais aussi René Pape, Tómas Tómasson, Evelyn Herlitzius et Zeljko Lucic, plus habitué aux rôles italiens qu’allemands, le tout avec une direction musicale de Daniel Barenboim et une mise en scène de Claus Guth, l’un des grands du Regietheater d’aujourd’hui, et qui a signé la saison dernière dans ce même théâtre une Frau ohne Schatten qui eut un très grand succès.
La représentation de Milan hier, sans Anja Harteros grippée, a bénéficié de la présence de Annette Dasch, qui tient le rôle d’Elsa dans la production de Hans Neuenfels à Bayreuth depuis 2010, puisque la doublure prévue Ann Petersen (l’Isolde de Lyon en 2011) était elle aussi grippée. Annette Dasch, nous l’avons dit souvent, a une voix plus petite que les habituelles Elsa, et beaucoup de mélomanes ont ainsi émis de sérieux doutes sur son interprétation. Et pourtant, à Bayreuth, elle est rentrée si parfaitement dans le personnage voulu par Neuenfels qu’avec une jolie technique de chant, bien dominée, une voix bien conduite, elle a réussi sa prestation à Bayreuth, salle notoirement connue pour être indulgente aux voix. A la Scala, c’est autre chose, et pourtant, elle apparaît avoir passé là aussi la rampe, et tenir fermement le rôle, d’autant qu’en très peu de temps elle semble s’être approprié le rôle dans une mise en scène qui en fait une sorte de femme enfant, enfermée dans son monde de contes de fées, dans un monde qui rappelle la Senta du Vaisseau fantôme, dans la mise en scène du même Claus Guth, au Festival de Bayreuth  à partir de 2003. Une petite fille qui se fait son film et qui rêve de son beau chevalier blanc: elle évolue dans  un coin du décor (de Christian Schmidt) très proche de dessins animés de Walt Dysney (escalier végétal, piano, roseaux). Habillée en petite fille dans une robe blanche de contes de fées, Elsa va tomber dans le monde des adultes représenté par Ortrud et Telramund, pris non plus individuellement mais comme couple et par le roi Henri L’Oiseleur. Alors le Moyen âge disparaît au profit d’un monde contemporain du Second Empire, avec un Lohengrin plus humain que héros, qui est découvert au milieu de la foule, et dont l’humanité va au fond ruiner la confiance qu’Elsa voue en lui. Du monde des certitudes des contes,  Elsa tombe dans le monde des doutes qui est le monde humain. Doutes qu’Ortrud va faire naître et vivre chez Elsa. Il s’agit donc bien d’un spectacle qui montre le conflit humain, sur un espace libre au centre délimité par un tapis rouge, avec autour et dans les coursives métalliques imaginées autour par le décorateur (qui s’inspire de cette architecture de métal chère à cette période du XIXème), le choeur invisible devenu chœur antique spectateur et commentateur de la tragédie.
Allant voir le spectacle le 18 décembre prochain, j’aurai la chance de pouvoir ensuite en rendre compte de manière plus précise, mais d’emblée, on reconnaît la patte de Claus Guth, qui décille les yeux, qui enlève tout le côté légendaire de cette histoire et qui en fait l’expression des heurts entre les fantasmes individuels et la crudité de la réalité (opposition entre la blancheur d’Elsa et l’obscurité des autres, le costume de Lohengrin (un costume avec chemise au col ouvert) refusant tout net toute allusion à la légende sauf quelques plumes qui volètent de ci-de là ou qui sont portées par Gottfried que seule Elsa semble voir.
Ortrud, tout en noir, sorte de gouvernante cruelle de contes de fées (elle frappe les doigts d’Elsa enfant qui s’essaie au piano), sorte de marâtre (n’a-t-elle pas pris la place d’Elsa auprès de Telramund qui en était le tuteur?) est la méchante des contes, et pourtant, son attachement à Telramund, reste aussi très humain et relativise la méchanceté: c’ est Evelyn Herlitzius, simplement impériale, qui sait user des défauts de sa voix, quelques approximations de justesse, mais une présence vocale et une intelligence scénique hors du commun.
Jonas Kaufmann, très aimé à Milan comme partout, qui porte la production par sa présence, est comme d’habitude exceptionnel, et son timbre sombre campe bien le personnage voulu par Claus Guth, une sorte d’alien un peu perdu dans un monde d’humains qu’il ne connaît pas et dont il a à affronter les attentes ou l’hostilité: son arrivée, discrète, presque forcée, où apparaissent la crainte et la surprise et dont la fragilité est marquée par ses pieds nus, est fortement emblématique et d’une justesse extraordinaire. Sombre car toujours lui aussi plein de doute et de douceur, mais aussi de crainte, avec la faculté de Kaufmann à moduler, à adoucir, à retenir la voix et jouer sur les fils et les extrêmes possibilités de l’émission sonore: tout à fait extraordinaire, mais qui n’efface pas Klaus Florian Vogt, avec sa voix nasale, sonore, comme venue d’ailleurs, qui marque au contraire sans cesse une douce certitude, la certitude de l’ailleurs dont il provient, et auquel il ne renonce jamais : deux visions différentes, deux voix opposées, et deux prestations irremplaçables aujourd’hui.
La voix étonnante et d’une rare sûreté de René Pape suffit à dessiner le personnage qu’il n’a pas besoin de surjouer, voire de jouer: il est ce qu’il veut sur scène, avec cette voix profonde et surtout profondément humaine (ce qui en fait un Roi Marke ou un Philippe II magnifiques), ténébreuse et profonde humanité qui est la marque de cette mise en scène fort injustement huée paraît-il hier à la première de la Scala.
Tómas Tómasson est apparu un Telramund assez noble, à la diction impeccable, même si certains amis m’ont assuré que la voix passait mal dans la salle. C’est un chanteur intelligent, plus diseur que chanteur peut-être, en tous cas fait à mon avis pour les rôles wagnériens par l’intelligence du texte dont il fait preuve. Tómas Tómasson dans ce rôle à Bayreuth en 2011 m’a impressionné par sa présence, plus peut-être que par la voix dont le volume ne correspond pas toujours à ce qu’on attend. Il m’a procuré la même impression à la TV, qui ne rend pas vraiment compte du volume réel.
Quant au héraut inattendu de Zeljko Lucic, il assume le rôle avec bravoure, et avec une voix forte, bien timbrée, sans l’extraordinaire élégance d’un Samuel Youn à Bayreuth ou le timbre de velours d’un Michael Nagy. Il reste que c’est une prestation très honorable.
Le chœur de la Scala, particulièrement bien préparé, a chanté « en bis » l’hymne italien « Fratelli d’Italia » que Kaufmann a bravement entonné (c’est cela la préparation!). Lohengrin, on l’a vu plus haut, est une pièce de choix du répertoire de ce chœur et il était au rendez-vous, sous la direction de Bruno Casoni, le chef de chœur en place depuis 2002.
Quant à Daniel Barenboim, il est apparu en grande forme, un peu amaigri, dirigeant l’œuvre avec une grande énergie et même un tempo rapide (prélude de l’acte III) et montrant le travail accompli par l’orchestre dans ce répertoire qu’il a pris à bras le corps depuis son arrivée à Milan: ce fut une grande prestation, de très haut niveau, comme souvent dans Wagner à la Scala. Wagner, qui était ce soir chez lui à Milan, comme pour Siegfried il y a quelques semaines. Il reste à voir le spectacle en salle, j’ai hâte d’être à Milan le 18 décembre prochain! Mérite le voyage.
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BAYREUTHER FESTSPIELE 2012 : SUR LA MISE EN SCÈNE DE PARSIFAL (ENTRE AUTRES)

J’ai hésité à rebondir sur les quelques commentaires à propos de la mise en scène de Stefan Herheim, la plupart négatifs, car l’intérêt du blog est aussi le débat. Cependant, je ne résiste pas à intervenir, pour défendre cette mise en scène bien sûr, mais aussi pour simplement poser la question de la mise en scène en général et celle de Parsifal en particulier.
Je ne peux que m’inscrire en faux devant l’affirmation que le metteur en scène ne suivrait pas le livret. Le livret est scrupuleusement suivi au contraire, Gurnemanz n’est ni un  business man des années 2050, Parsifal n’est pas un jeune gauchiste, ni Kundry une marchande de fleurs. Stefan Herheim est parti d’une réflexion sur un contexte et sur l’image finale du livret. Que nous dit l’opéra Parsifal ? L’image finale est très claire, et je cite le livret : « Lichtstrahl : heiles Erglühen des Grales. Aus der Kuppel schwebt eine weisse Taube herab und verweiht über Parsifal Haupt…» (Rayon de lumière: le Graal resplendit. De la coupole descend une colombe blanche qui s’arrête au-dessus de la tête de Parsifal). C’est exactement l’image finale de Herheim, à cette différence que la Coupole est celle du Reichstag et que le peuple, réconcilié et apaisé, partage avec les chevaliers/députés la lumière émanant de la colombe, comme si la paix descendait enfin sur le Monde.
Si Parsifal a été interdit par les nazis pour pacifisme, il y aura bien une raison. Déjà Götz Friedrich (maître de Herheim, et premier metteur en scène autre que les Wagner à avoir été invité à Bayreuth pour un Tannhäuser qui déjà fit scandale en 1972), dans sa mise en scène de 1982, proposait un final où Parsifal invitait le peuple à se joindre à la cérémonie finale et changeait les règles du rituel pour en faire un rituel plus universalisé.
Quant à la question du Graal, elle est posée par tous les exégètes qui ne peuvent se contenter de voir une coupe de sang rougir et s’éclairer, sans essayer de comprendre ce qui se cache derrière cette adoration du sang : Schlingensief à Bayreuth en avait fait une cérémonie primitive de communion, où chacun plongeait sa main dans un giron féminin et se maculait, et c’était vraiment impressionnant, d’autres ailleurs comme François Girard, posent la question du sang d’une autre manière, notamment au deuxième acte, mais beaucoup de metteurs en scène essaient de donner une réponse, une interprétation possible au sens du Graal.
Laisser la coupe rougir sans autre forme de procès, c’est sans doute accepter le « Mystère », et aussi faire de Parsifal une œuvre sans réponse, un rituel de béatitude. Mais nous ne sommes pas à l’église, nous sommes au théâtre, même si Bayreuth est un théâtre particulier. En n’applaudissant pas au premier acte, on accepte de se soumettre à l’idée que Parsifal serait plus qu’un opéra, et Bayreuth autre chose qu’un théâtre, ce qui n’est pas le cas. Pourtant, Herheim respecte au premier acte cette image car elle correspond au Parsifal joué à Bayreuth à l’époque à laquelle le premier acte renvoie (le décor est aussi quasiment celui de la création). Il efface cette vision au dernier acte, en faisant disparaître Parsifal, et en couvrant l’aigle de sang. Herheim propose deux visions différentes du Graal, l’une traditionnelle au premier acte (la référence), l’autre éclatée, explosée, tendant vers l’universel au dernier acte. Parsifal disparaît parce que le Monde n’a plus besoin de Sauveur (il conquiert sa propre rédemption)ce qui en Allemagne ne peut qu’être vivement ressenti. C’est peut-être naïvement optimiste, mais pas plus que dans les visions sacrales où la rédemption vient d’ailleurs ou d’un sauveur. Wagner lui-même est ambigu sur les Sauveurs, voir l’échec de Lohengrin venu sauver le Brabant.
Certes, le fondement du théâtre, c’est le sacré, et le théâtre est aux origines une cérémonie religieuse; certes, il y a une nécessité du théâtre dans n’importe quelle culture et sous  n’importe quelle forme, pour que cette culture puisse communier ou se voir au miroir : ainsi quelle belle idée de Herheim, que de souligner cette communion-là, autour de Bayreuth comme symbole de renaissance culturelle simplement humaine, après la barbarie. C’est bien là le sens profond du théâtre : nous faire voir ce que nous sommes.
Herheim, norvégien, mais qui vit en Allemagne,  réfléchit à cet apaisement final, et au sens de Parsifal après le nazisme : il pense à ce nouveau régime démocratique (pour un allemand, cela a du sens – n’oublions pas « Allemagne année zéro ! ») dont le Neues Bayreuth est évidemment l’une des expressions : c’est bien Parsifal qui le 30 juillet 1951, est représenté le lendemain de la IXème de Beethoven et donc qui rouvre le Festival ! Il y aura bien une raison !
Comment alors ne pas insérer Parsifal dans ce contexte ? À ce point de la réflexion se pose évidemment l’autre question : comment a-t-on joué Parsifal à Bayreuth jusqu’à la première guerre mondiale et jusqu’à ce que les théâtres s’en emparent ? Le MET mis à part, qui le présente en 1903 avec la malédiction de Cosima, tous les grands théâtres européens, Covent Garden, Vienne, la Scala, Paris, le présentent en 1914! On découvre Parsifal à la veille de la guerre de 1914 dans le monde européen, et l’on s’étonne que Herheim à qui cela n’a pas échappé puisse clore le 1er acte sur le départ en guerre des soldats avec la fleur au fusil ! (aidé aussi par la musique martiale des chevaliers nourris par le Graal). Jusque-là effectivement Parsifal était une sorte de mystère angélique, propriété des Wagner, qui faisait de Bayreuth un reflet des anges, d’où les ailes, d’où l’image de ce monde un peu à part, un peu hors du monde réel qui est donnée par Wahnfried vue par Herheim. Une époque où Bayreuth, au-delà des oppositions franco-allemandes issues de 1870, était l’espace dans lequel se retrouvait bonne part du monde intellectuel français, les symbolistes, les décadents ou européen (Georges Bernard Shaw par exemple)…la meilleure trace de cette période est Le voyage artistique à Bayreuth d’Albert Lavignac, qui date de 1897 et qui relate cette ambiance où Bayreuth était un lieu de pèlerinage [« On va à Bayreuth comme on veut, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, et le vrai pèlerin devrait y aller à genoux. Mais la voie la plus pratique, au moins pour les Français, c’est le chemin de fer. »] et l’art au service du Maître était la loi instituée, imposée et poursuivie par Cosima.
Ainsi je ne trouve pas que Herheim ait trahi l’œuvre : il en a fait un long symbole de l’Allemagne de son histoire bousculée, il la voit comme une image de la reconquête de l’esprit allemand, der deutsche Geist au plus haut sens du terme après l’épouvante et la barbarie. Pourquoi dire qu’il y a trahison, alors qu’il y a au contraire déclaration d’amour pour une œuvre dont on fait un symbole aussi fort. Du mythe religieux un peu vide et discutable il fait un mythe hautement politique, au sens le plus noble du terme, ou hautement humaniste au sens d’aujourd’hui, et qui correspond trait pour trait à une histoire et de l’Allemagne et de Bayreuth : le Bayreuth de Winifred et de « l’oncle Wolf » est tout de même une vraie perversion et de l’esprit initial, et de l’esprit artistique en général : en ce sens, le deuxième acte avec les déviances montrées et l’explosion finale peut correspondre aussi à une lecture cohérente.
Si le metteur en scène se contente d’illustrer une œuvre ou de satisfaire à des images collectives, toujours traditionnelles, bien sûr, il ne fait pas son travail, surtout à Bayreuth. Quant à la représentation « intemporelle », c’est un pur mythe: Chéreau en son temps avait bien expliqué ce que signifiait pour lui « intemporel » en jouant sur des costumes d’époques différentes mélangés. La représentation quelle qu’elle soit, est toujours inscrite dans le temps, parce qu’elle est vue hic et nunc par des gens bien vivants et bien inscrits dans leur temps, il n’y a pas de représentation pour l’éternité: aucun intérêt, il n’y a alors plus de théâtre . Bayreuth depuis Wieland (et donc depuis la deuxième guerre mondiale) et surtout depuis Wolfgang est un atelier « Werkstatt Bayreuth » : le Festival donne l’opportunité aux metteurs en scène d’expérimenter la vision d’un opéra  et les manières de penser un opéra et Katharina et Eva Wagner continuent cette tradition (en donnant par exemple après ce Parsifal plus historiciste, l’occasion au plasticien Jonathan Meese de faire un projet sans doute radicalement différent pour le prochain Parsifal en 2016, certains hurlent déjà). Les mises en scène à Bayreuth sont des propositions, qui d’ailleurs se modifient d’année en année : cela n’a rien d’intemporel, c’est au contraire inscrit très fortement dans son temps, cela n’a rien d’un conservatoire de la parole divine, c’est l’opposé de ce que faisait Cosima, qui avait noté chaque respiration et chaque observation du Maître (un Maître qui d’ailleurs n’a cessé de se plaindre des réalisations théâtrales de ses opéras).
Il n’y a pas d’art sans liberté, et sans prise de risque, et sans échec aussi : voir le Tannhäuser en production actuellement, un enfer pavé de bonnes intentions.
Dans le travail de Herheim, il y a tout sauf de la provocation ou l’affirmation d’un ego, il y a un grand amour de l’œuvre et un grand amour de l’Allemagne ;  le succès continu de cette production, depuis 2008 en est un indice : encore en 2012, elle est toujours très demandée, ce qui n’était pas le cas de la production précédente (Christoph Schlingensief) .
Deux autres observations :
L’architecture même de la salle concentre le regard du spectateur sur le théâtre : on ne voit pas l’orchestre, on ne voit pas le chef (même si dans ce Parsifal, on voit le chef par miroir interposé, dans cette vision d’un Parsifal apaisant l’ensemble de la collectivité, artistes compris), c’est bien de théâtre qu’il est question, et d’un théâtre qui puisse parler à l’esprit, quand la musique parle à l’âme. Refuser les propositions théâtrales, c’est simplement être à l’opposé de ce que voulait Wagner lui-même avec son théâtre, faire que ses œuvres vivent, soient l’objet d’admiration mais aussi de débats. Et la meilleure manière de les provoquer, c’est d’offrir des propositions sujettes à débat, c’est de montrer que les œuvres vivent, évoluent, et que notre regard change et doit changer, s’ouvrir, respirer.
Ma deuxième observation concerne ce final de Parsifal comme Herheim l’a conçu, comme une expression de l’universel (avec le globe terrestre qui ressemble tant à la coupole de Norman Foster du Bundestag)  l’Allemagne n’étant malgré tout qu’un exemple, j’y vois un lien profond avec cette phrase de Richard Wagner, en exergue dans tous les programmes de Bayreuth jusqu’aux années 90, aujourd’hui hélas disparue :
« Si l’œuvre d’art grecque contient l’esprit d’une belle nation, l’œuvre d’art de l’avenir doit embrasser l’esprit de l’humanité libre par-dessus les barrières nationales, l’élément national ne doit en être que l’ornement. Le charme d’une diversité individuelle et non pas une limite. »
(Extrait de“ l’Art et la Révolution“)
«Umfasste das griechische Kunstwerk den Geist einen schönen Nation, so soll das Kunstwerk der Zukunft den Geist der freien Menschheit über allen Schranken der Nationalitäten hinaus umfassen, das nationale Wesen in ihm darf nur ein Schmuck, ein Reiz individueller Mannigfaltigkeit, nicht eine hemmende Schranke sein. »(Aus “ Die Kunst und die Revolution).

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VU À LA TV : QUELQUES MOTS sur LA BOHÈME de Giacomo PUCCINI AUX CHORÉGIES d’ORANGE (Ms en scène: Nadine DUFFAUT, dir.mus :MYUNG WHUN CHUNG)

Vittorio Grigolo et Inva Mula

Il est évidemment toujours délicat de rendre compte d’un spectacle retransmis à la TV, les remarques qui suivent sont à prendre pour ce qu’elles valent, une impression générale et un effet produit sur le téléspectateur mélomane qui n’aura pas eu droit au coucher de soleil provençal, à la forte impression produite par le lieu, son histoire, à la foule c’est à dire à un contexte de représentation  qui à Orange est essentiel.
Les Chorégies proposent de chaque œuvre deux représentations seulement, tout essai d’augmentation s’est soldé par un échec. Orange est un lieu fort dont il faut s’accommoder: le fameux mur, qui délimite une scène large de 60m, et peu profonde, que chaque décorateur doit se coltiner: Paris et ses rues en carton pâte contre un gigantesque mur romain, et bientôt la Chine de Turandot, c’est un vrai pari. Le parti pris scénique d’Emmanuelle Favre la décoratrice et de Nadine Duffaut est de ne pas surcharger un plateau qui déjà est écrasé par ce mur. Un Paris évoqué par une façade, un sol qui est en fait un plan et quelques éléments qui limitent les espaces; c’est propre et discret, le décor n’écrasera pas cette Bohème. Les mouvements de foule sont dictés par la géographie du lieu, tout en largeur et jamais en profondeur. Les foules se meuvent donc essentiellement latéralement. Une vision traditionnelle, qui ne dérange pas, et qui n’est pas dépourvue d’élégance (jolis costumes dans les gris de Katia Duflot).
La distance de la scène au public fait qu’au-delà des premiers rangs, il est difficile de lire une expression, un visage, un jeu dramatique: tant mieux si c’est pour voir le jeu outré et artificiel de Vittorio Grigolo, le ténor vedette de cette Bohème, au beau timbre lumineux, mais un peu court sur certaines notes (le final du premier acte); il peut tout de même donner des espoirs à ceux qui attendent enfin le ténor italien du moment  mais ne bouleverse pas les classements des grands ténors dans ce rôle, les grands anciens résistent largement, que ce soit Pavarotti, Domingo,  Carreras ou même Aragall: ils savaient autrement distiller l’émotion. C’est presque encore plus vrai pour Inva Mula qui me laisse froid à chaque fois que je l’entends, y compris dans cette Bohème où elle ne  fait que son métier sans vraiment frapper:  elle ne sera jamais une Mimi légendaire, pas de frémissement, pas d’émotion, pas de pathos. Un couple d’une certaine manière sans surprise (senza pregi ne diffetti diraient nos amis italiens) ce qui pour Bohème laisse forcément froid.
Le plaisir et la surprise viennent de la Musetta de Nicola Beller Carbone, voix bien trempée, jolis sons, jolis effets, du Marcello impeccable de Ludovic Tézier, le baryton français de référence aujourd’hui à la maîtrise technique et au chant d’une grande élégance, sans conteste le meilleur du plateau, du Colline de Marco Spotti et du Schaunard de Lionel Lhôte, tous à leur place. Une distribution qui marque plus par les rôles secondaires, c’est dommage pour une Bohème qui devrait faire exploser le couple Rodolfo/Mimi.
La surprise ne vient pas vraiment non plus  de la luxuriance de l’orchestre, tel qu’on le perçoit à la TV. C’est là aussi cependant très professionnel, Myung Whun Chung fait très bien son métier, et valorise les pupitres (bois notamment) mais propose une lecture très sage du chef d’œuvre de Puccini. Voilà une soirée d’Orange passe-partout, du moins comme on la ressent en télé: on ne criera ni au génie, ni à la légende, ni au miracle.
Juste une question subsidiaire: Est-il voulu qu’Alcindoro (Jean-Marie Frémeau) ressemble autant au Victor Hugo des dernières années?

Jean-Marie Fremeau (Alcindoro) et Nicola Beller-Carbone (Musetta)

BAYERISCHE STAATSOPER 2011-2012 A LA TV (ARTE): LES CONTES D’HOFFMANN de J.OFFENBACH, avec Rolando VILLAZON et Diana DAMRAU le 29 décembre 2011 (Ms. en scène Richard JONES, dir.mus Constantinos CARYDIS)

Acte d’Olympia (Photo Bayerische Staatsoper)

Juste quelques mots. J’étais bien curieux d’écouter Rolando Villazon dont on a dit tout et le contraire de tout ces dernières années. Les Contes d’Hoffmann était avant sa maladie un de ses chevaux de bataille. La production nouvelle de Richard Jones, dirigée par Constantinos Carydis, bénéficiait, outre de Rolando Villazon, de Diana Damrau dans les trois rôles et de l’excellent John Releya dans les rôles noirs de Coppelius, Dappertutto, Miracle, le tout dans la version de Michael Kaye et Jean Christophe Keck, autant dire l’édition la plus récente et la plus fidèle à l’original, bénéficiant de la musique retrouvée au château de Cormatin qui donne à l’œuvre un aspect plus noir, moins brillant que dans les versions habituelles, mais pour cette série de représentations, frappée de coupures indignes d’un théâtre de ce niveau.
Je vous épargnerai le roman des Contes d’Hoffmann, en confessant ma préférence pour les anciennes versions: la suppression de certains airs ou ensembles de l’acte de Giulietta me frustrent…Mais voilà, la fidélité à l’œuvre ne va pas toujours de pair avec ce que notre goût a construit à travers les années…
La production de Richard Jones, qui dans un espace unique réussit à construire des univers différents qui naissent de l’imagination poétique d’Hoffmann, un palais noir pour Antonia, une maison de poupée où évoluent un Hoffmann et un Nicklausse en culotte courtes, beaucoup de couleur, des idées intéressantes çà et là, sans être un travail transcendant. J’ai bien aimé John Releya, qui a la voix du rôle du méchant, même s’il en fait un peu trop. J’ai beaucoup aimé Angela Brower qui malgré un français hésitant donne une interprétation intense et stylée, un nom à retenir. Diana Damrau, à l’instar de Sills ou Sutherland, reprend les quatre rôles , réussit une vraie performance. Pourtant si on l’attendait dans l’acte de Olympia, elle semble avoir perdu sa légendaire qualité de coloratura, même si les notes sont là (un peu dures dans le suraigu), c’est dans l’acte d’Antonia, mon préféré, qu’elle arrive à la fois à donner intensité et poésie à ce rôle qui est le plus tragique de la partition, et sans doute le plus épais psychologiquement, une vraie performance! Elle est plus gênée dans Giulietta, qui ne lui convient peut-être pas.
Acte d’Antonia (Photo Bayerische Staatsoper)

Reste Villazon, dont les Cassandre prévoyaient annulation totale ou partielle, et qui par bonheur a chanté toutes les représentations. La voix est là incontestablement, et ne marque pas de signes de fatigue, même si le volume semble avoir sensiblement diminué. Les notes suraiguës sont négociées plus qu’affrontées, mais pour le reste, il n’y a rien a dire et on retrouve l’intensité du chanteur, qui bravement se lance dans un rôle qui l’a marqué et dont on pensait qu’il ne pourrait plus le chanter. On est très heureux de retrouver cette force de la nature, qui a encore une incroyable prise sur le public à entendre l’ovation qu’il reçoit. C’est qu’il garde cet engagement qui en fait une bête de scène, avec quelquefois peut-être des outrances (il bouge toujours autant!), mais aussi des gestes d’une justesse frappante (dans l’acte d’Olympia, où il est habillé en jeune enfant, il se gratte le mollet avec l’autre jambe comme un enfant gêné avec un geste d’une délicieuse gaucherie, chapeau l’artiste) .

Acte de Giulietta (Photo Bayerische Staatsoper)

Il reste à souhaiter qu’il se ménage, pour pouvoir continuer à chanter longtemps, et qu’il ne se brûle pas sur les planches, comme on pouvait le craindre en voyant évoluer sa carrière.

La direction de Constantinos Carydis ne m’est pas apparue (à la TV) avoir un relief particulier, j’y ai remarqué un tempo plutôt lent en général avec des accélérations brutales, sans dessein général, malgré un orchestre et un chœur excellents dans l’ensemble. Mais je le répète, l’orchestre sonne souvent bien autrement en salle qu’à la TV.

Au total néanmoins une agréable soirée TV de semaine de fêtes, qui devrait se conclure toujours sur ARTE  par une Fledermaus ( mais l’acte II seulement, drôle d’idée) en direct de Vienne dans la mise en scène légendaire et rafraîchie d’Otto Schenk.