J’ai hésité à rebondir sur les quelques commentaires à propos de la mise en scène de Stefan Herheim, la plupart négatifs, car l’intérêt du blog est aussi le débat. Cependant, je ne résiste pas à intervenir, pour défendre cette mise en scène bien sûr, mais aussi pour simplement poser la question de la mise en scène en général et celle de Parsifal en particulier.
Je ne peux que m’inscrire en faux devant l’affirmation que le metteur en scène ne suivrait pas le livret. Le livret est scrupuleusement suivi au contraire, Gurnemanz n’est ni un business man des années 2050, Parsifal n’est pas un jeune gauchiste, ni Kundry une marchande de fleurs. Stefan Herheim est parti d’une réflexion sur un contexte et sur l’image finale du livret. Que nous dit l’opéra Parsifal ? L’image finale est très claire, et je cite le livret : « Lichtstrahl : heiles Erglühen des Grales. Aus der Kuppel schwebt eine weisse Taube herab und verweiht über Parsifal Haupt…» (Rayon de lumière: le Graal resplendit. De la coupole descend une colombe blanche qui s’arrête au-dessus de la tête de Parsifal). C’est exactement l’image finale de Herheim, à cette différence que la Coupole est celle du Reichstag et que le peuple, réconcilié et apaisé, partage avec les chevaliers/députés la lumière émanant de la colombe, comme si la paix descendait enfin sur le Monde.
Si Parsifal a été interdit par les nazis pour pacifisme, il y aura bien une raison. Déjà Götz Friedrich (maître de Herheim, et premier metteur en scène autre que les Wagner à avoir été invité à Bayreuth pour un Tannhäuser qui déjà fit scandale en 1972), dans sa mise en scène de 1982, proposait un final où Parsifal invitait le peuple à se joindre à la cérémonie finale et changeait les règles du rituel pour en faire un rituel plus universalisé.
Quant à la question du Graal, elle est posée par tous les exégètes qui ne peuvent se contenter de voir une coupe de sang rougir et s’éclairer, sans essayer de comprendre ce qui se cache derrière cette adoration du sang : Schlingensief à Bayreuth en avait fait une cérémonie primitive de communion, où chacun plongeait sa main dans un giron féminin et se maculait, et c’était vraiment impressionnant, d’autres ailleurs comme François Girard, posent la question du sang d’une autre manière, notamment au deuxième acte, mais beaucoup de metteurs en scène essaient de donner une réponse, une interprétation possible au sens du Graal.
Laisser la coupe rougir sans autre forme de procès, c’est sans doute accepter le « Mystère », et aussi faire de Parsifal une œuvre sans réponse, un rituel de béatitude. Mais nous ne sommes pas à l’église, nous sommes au théâtre, même si Bayreuth est un théâtre particulier. En n’applaudissant pas au premier acte, on accepte de se soumettre à l’idée que Parsifal serait plus qu’un opéra, et Bayreuth autre chose qu’un théâtre, ce qui n’est pas le cas. Pourtant, Herheim respecte au premier acte cette image car elle correspond au Parsifal joué à Bayreuth à l’époque à laquelle le premier acte renvoie (le décor est aussi quasiment celui de la création). Il efface cette vision au dernier acte, en faisant disparaître Parsifal, et en couvrant l’aigle de sang. Herheim propose deux visions différentes du Graal, l’une traditionnelle au premier acte (la référence), l’autre éclatée, explosée, tendant vers l’universel au dernier acte. Parsifal disparaît parce que le Monde n’a plus besoin de Sauveur (il conquiert sa propre rédemption)ce qui en Allemagne ne peut qu’être vivement ressenti. C’est peut-être naïvement optimiste, mais pas plus que dans les visions sacrales où la rédemption vient d’ailleurs ou d’un sauveur. Wagner lui-même est ambigu sur les Sauveurs, voir l’échec de Lohengrin venu sauver le Brabant.
Certes, le fondement du théâtre, c’est le sacré, et le théâtre est aux origines une cérémonie religieuse; certes, il y a une nécessité du théâtre dans n’importe quelle culture et sous n’importe quelle forme, pour que cette culture puisse communier ou se voir au miroir : ainsi quelle belle idée de Herheim, que de souligner cette communion-là, autour de Bayreuth comme symbole de renaissance culturelle simplement humaine, après la barbarie. C’est bien là le sens profond du théâtre : nous faire voir ce que nous sommes.
Herheim, norvégien, mais qui vit en Allemagne, réfléchit à cet apaisement final, et au sens de Parsifal après le nazisme : il pense à ce nouveau régime démocratique (pour un allemand, cela a du sens – n’oublions pas « Allemagne année zéro ! ») dont le Neues Bayreuth est évidemment l’une des expressions : c’est bien Parsifal qui le 30 juillet 1951, est représenté le lendemain de la IXème de Beethoven et donc qui rouvre le Festival ! Il y aura bien une raison !
Comment alors ne pas insérer Parsifal dans ce contexte ? À ce point de la réflexion se pose évidemment l’autre question : comment a-t-on joué Parsifal à Bayreuth jusqu’à la première guerre mondiale et jusqu’à ce que les théâtres s’en emparent ? Le MET mis à part, qui le présente en 1903 avec la malédiction de Cosima, tous les grands théâtres européens, Covent Garden, Vienne, la Scala, Paris, le présentent en 1914! On découvre Parsifal à la veille de la guerre de 1914 dans le monde européen, et l’on s’étonne que Herheim à qui cela n’a pas échappé puisse clore le 1er acte sur le départ en guerre des soldats avec la fleur au fusil ! (aidé aussi par la musique martiale des chevaliers nourris par le Graal). Jusque-là effectivement Parsifal était une sorte de mystère angélique, propriété des Wagner, qui faisait de Bayreuth un reflet des anges, d’où les ailes, d’où l’image de ce monde un peu à part, un peu hors du monde réel qui est donnée par Wahnfried vue par Herheim. Une époque où Bayreuth, au-delà des oppositions franco-allemandes issues de 1870, était l’espace dans lequel se retrouvait bonne part du monde intellectuel français, les symbolistes, les décadents ou européen (Georges Bernard Shaw par exemple)…la meilleure trace de cette période est Le voyage artistique à Bayreuth d’Albert Lavignac, qui date de 1897 et qui relate cette ambiance où Bayreuth était un lieu de pèlerinage [« On va à Bayreuth comme on veut, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, et le vrai pèlerin devrait y aller à genoux. Mais la voie la plus pratique, au moins pour les Français, c’est le chemin de fer. »] et l’art au service du Maître était la loi instituée, imposée et poursuivie par Cosima.
Ainsi je ne trouve pas que Herheim ait trahi l’œuvre : il en a fait un long symbole de l’Allemagne de son histoire bousculée, il la voit comme une image de la reconquête de l’esprit allemand, der deutsche Geist au plus haut sens du terme après l’épouvante et la barbarie. Pourquoi dire qu’il y a trahison, alors qu’il y a au contraire déclaration d’amour pour une œuvre dont on fait un symbole aussi fort. Du mythe religieux un peu vide et discutable il fait un mythe hautement politique, au sens le plus noble du terme, ou hautement humaniste au sens d’aujourd’hui, et qui correspond trait pour trait à une histoire et de l’Allemagne et de Bayreuth : le Bayreuth de Winifred et de « l’oncle Wolf » est tout de même une vraie perversion et de l’esprit initial, et de l’esprit artistique en général : en ce sens, le deuxième acte avec les déviances montrées et l’explosion finale peut correspondre aussi à une lecture cohérente.
Si le metteur en scène se contente d’illustrer une œuvre ou de satisfaire à des images collectives, toujours traditionnelles, bien sûr, il ne fait pas son travail, surtout à Bayreuth. Quant à la représentation « intemporelle », c’est un pur mythe: Chéreau en son temps avait bien expliqué ce que signifiait pour lui « intemporel » en jouant sur des costumes d’époques différentes mélangés. La représentation quelle qu’elle soit, est toujours inscrite dans le temps, parce qu’elle est vue hic et nunc par des gens bien vivants et bien inscrits dans leur temps, il n’y a pas de représentation pour l’éternité: aucun intérêt, il n’y a alors plus de théâtre . Bayreuth depuis Wieland (et donc depuis la deuxième guerre mondiale) et surtout depuis Wolfgang est un atelier « Werkstatt Bayreuth » : le Festival donne l’opportunité aux metteurs en scène d’expérimenter la vision d’un opéra et les manières de penser un opéra et Katharina et Eva Wagner continuent cette tradition (en donnant par exemple après ce Parsifal plus historiciste, l’occasion au plasticien Jonathan Meese de faire un projet sans doute radicalement différent pour le prochain Parsifal en 2016, certains hurlent déjà). Les mises en scène à Bayreuth sont des propositions, qui d’ailleurs se modifient d’année en année : cela n’a rien d’intemporel, c’est au contraire inscrit très fortement dans son temps, cela n’a rien d’un conservatoire de la parole divine, c’est l’opposé de ce que faisait Cosima, qui avait noté chaque respiration et chaque observation du Maître (un Maître qui d’ailleurs n’a cessé de se plaindre des réalisations théâtrales de ses opéras).
Il n’y a pas d’art sans liberté, et sans prise de risque, et sans échec aussi : voir le Tannhäuser en production actuellement, un enfer pavé de bonnes intentions.
Dans le travail de Herheim, il y a tout sauf de la provocation ou l’affirmation d’un ego, il y a un grand amour de l’œuvre et un grand amour de l’Allemagne ; le succès continu de cette production, depuis 2008 en est un indice : encore en 2012, elle est toujours très demandée, ce qui n’était pas le cas de la production précédente (Christoph Schlingensief) .
Deux autres observations :
L’architecture même de la salle concentre le regard du spectateur sur le théâtre : on ne voit pas l’orchestre, on ne voit pas le chef (même si dans ce Parsifal, on voit le chef par miroir interposé, dans cette vision d’un Parsifal apaisant l’ensemble de la collectivité, artistes compris), c’est bien de théâtre qu’il est question, et d’un théâtre qui puisse parler à l’esprit, quand la musique parle à l’âme. Refuser les propositions théâtrales, c’est simplement être à l’opposé de ce que voulait Wagner lui-même avec son théâtre, faire que ses œuvres vivent, soient l’objet d’admiration mais aussi de débats. Et la meilleure manière de les provoquer, c’est d’offrir des propositions sujettes à débat, c’est de montrer que les œuvres vivent, évoluent, et que notre regard change et doit changer, s’ouvrir, respirer.
Ma deuxième observation concerne ce final de Parsifal comme Herheim l’a conçu, comme une expression de l’universel (avec le globe terrestre qui ressemble tant à la coupole de Norman Foster du Bundestag) l’Allemagne n’étant malgré tout qu’un exemple, j’y vois un lien profond avec cette phrase de Richard Wagner, en exergue dans tous les programmes de Bayreuth jusqu’aux années 90, aujourd’hui hélas disparue :
« Si l’œuvre d’art grecque contient l’esprit d’une belle nation, l’œuvre d’art de l’avenir doit embrasser l’esprit de l’humanité libre par-dessus les barrières nationales, l’élément national ne doit en être que l’ornement. Le charme d’une diversité individuelle et non pas une limite. »
(Extrait de“ l’Art et la Révolution“)
«Umfasste das griechische Kunstwerk den Geist einen schönen Nation, so soll das Kunstwerk der Zukunft den Geist der freien Menschheit über allen Schranken der Nationalitäten hinaus umfassen, das nationale Wesen in ihm darf nur ein Schmuck, ein Reiz individueller Mannigfaltigkeit, nicht eine hemmende Schranke sein. »(Aus “ Die Kunst und die Revolution“).
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Envoyé le 13/08/2012 à 23:13
Bonsoir, et merci de ce très bel article de défense de la mise en scène de Parsifal.
J’ai vu le spectacle deux fois à Bayreuth, et deux fois j’ai été enchanté.
Pour répondre ( avec beaucoup moins de talent que vous) aux personnes qui ont critiqué: cette mise-en-scène est faite pour Bayreuth, c’est à dire pour un public qui connait l’oeuvre par coeur, et qui ont déjà vu beaucoup, beaucoup de productions. Il y a donc toujours un décalage entre ce qu’on peut attendre d’une mise-en-scène d’opéra quand on connait peu l’oeuvre, et l’inverse.
J’ai dû voir 6 ou 7 productions de Parsifal, et c’est vrai que si j’avais vu celle de Herheim en premier, j’aurais été perdu. Mais la voir à Bayreuth, où l’auditeur et spectateur a fait « du chemin », a travaillé pendant des années à mieux comprendre l’oeuvre, l’apprécier dans ses plus grandes difficultés, a été un immense plaisir pour moi.
Herheim ne trahit pas, il éclaire le livret avec un parti pris, l’histoire de Bayreuth, de la représentation de Parsifal, et il noue toutes les correspondances entre le livret et cette histoire. La relation entre le jeune Parsifal et sa mère, le rôle de Kundry, n’ont pour moi jamais été aussi émouvants.
Je suis autant passionné de théatre que d’opéra. Or cette représentation est une merveilleuse représentation théatrale: un peu à l’ancienne (avec ses changements de décors à vue, ses artifices un peu voyants, ses éclairages qui cachent autant qu’ils révèlent), mais quelle dramaturgie, quel sens de la situation (la mère mourante qui revient comme un leitmotiv). Mais aussi quel sens de l’image, toujours au service du livret et du message de l’oeuvre: les grandes ombres portées dans la chambre de la mère, le saut de Parsifal, les drapeaux nazis, la scène finale du parlement.
Même si l’on est en désaccord avec la vision d’un metteur en scène, il y a toujours à apprendre: prenez-le comme une étape dans votre connaissance de l’oeuvre.
Cette mise en scène reflète bien le goût de l’époque : une surenchère permanente, emphatique et décorative, qui semble avant tout faite pour relancer sans cesse l’attention du spectateur. Comme c’est techniquement bien huilé, cela fonctionne au début. Au bout d’un moment, on commence tout de même à se demander si on ne s’est pas égaré à Disneyland. Tout est pesant, souligné, indigeste. Et comme musicalement, ce n’est en effet pas extraordinaire, on s’ennuie à mourir. Cette mise en scène prétentieuse me paraît artificielle et envahissante.
Merci de m’avoir donné un peu de lumière sur cette sagesse et la prévoyance de fascinant M. Herheim proposition.
Quelque chose d’inhabituel dans ce monde si peu profonde mise en scène de l’opéra.
Merci, et bien sûr M. Herheim.
Merci pour votre commentaire qui m’a beaucoup éclairé. J’ai vu Parsifal sur ARTE car habitant en Bretagne, il est difficile de se rendre sur la « colline sacrée » Cette mise en scène était magnifique et pétrie de l’humanisme qui a si fort déplu à l’oncle wolf en son temps. J’ai été littéralement collé à mon écran pendant tout le spectacle et si je peux je le reverrai avant qu’il ne disparaisse. Merci au metteur en scène
Merci pour votre analyse du Parsifal de Bayreuth version Herheim. Je dois dire que pour l’avoir vue in situ puis durant sa retransmission par Arte, la différence est telle entre les deux « représentations » qu’il est très difficile de juger de la beauté et de la pertinence de la mise en scène si on ne l’a pas vue au Festspielhaus. (Il me semble, qu’à l’inverse, le Trsistan et Isolde de Marthaler gagne en version filmée).
En dehors de sa partie « pangermanique », la vision de Herheim est surtout fondée, à mon sens, sur la phrase « ici le temps devient espace » (Zum Raum wird hier die Zeit) qui nous guide à travers l’œuvre. D’autre part, la difficulté qu’éprouvent les personnages à nommer les choses et à se nommer et se reconnaître eux-mêmes (en sachant le mal que cette incapacité provoque dans notre humanité) est aussi un des moments forts de cette production.
Merci à vous, Cher Wanderer, de cette belle idée de blog…
je lis avec beaucoup d’intérêt votre blog. Je viens de voir à Bayreuth le Parsifal et dois dire que je suis épaté par l’intelligence et la qualité de la production. Je suis très fréquemment déçu (pour le moins) par de nombreuses mises en scène d’opéra et par la manie d’une majorité de metteurs en scène de vouloir absolument faire preuve d’originalité ou d’en faire trop (et mal, le plus souvent). A cet égard, le nouveau « Vaisseau Fantôme » est bien consternant et si ce n’était l’accoustique, la qualité de l’orchestre et des choeurs, la direction de Christian Thielemann, ne mériterait guère le déplacement.
J’ai vu cette retransmission de « Parsifal » dans un cinéma en Suisse. L’écran était trop grand et les fauteuils trop près de l’écran, on remarquait toutes les imperfections du maquillage, les câbles des micros, etc.
J’ai préféré la mise en scène de Claus Guth à l’Opernhaus de Zurich qui se situe aussi dans la prmière partie du 20ème siècle, avec quelques points communs (par exemple la diffusion de films de guerre ou l’évocation du nazisme, Parsifal devient dictateur à Zurich).
Chez Claus Guth, la lance et la coupe se retrouvent dans une vitrine et sont présentées comme des reliques d’un temps passé. Des médecins distribuent un médicament rouge, ce qui correspond mieux à l’époque.
Certaines idées de la représentation de Bayreuth m’ont pas plu, comme les ailes des chanteurs au premier acte. Pourquoi Parsifal a-t-il une armure moyenâgeuse au troisème acte? Par contre, j’ai bien aimé les intervention du Parsifal enfant et de sa mère.
Bonjour et merci de votre commentaire.
les ailes font référence à l’aigle impérial, et à un passé « angélique » qui fut les années « bayreuthiennes » où Parsifal n’était représenté que dans le Festspielhaus.Quant à l’armure, Parsifal revient vêtu comme « Germania » qu’on voit dans le premier acte (le tableau Germania de Friedrich August von Kaulbach). Au troisième acte, la mise en scène l’assimile au Mythe allemand retrouvé après la seconde guerre mondiale.
Bien à vous