En absence de Philharmonie, et malgré plusieurs auditoriums, les concerts des orchestres étrangers en tournée ont traditionnellement lieu à la Scala. Et Mariss Jansons y a été relativement rare . Il y a quelque temps, il était même inconnu en Italie auprès du public habituel. Il connaît désormais un regain de curiosité, notamment grâce à une récente 7ème symphonie de Chostakovitch, puisque l’on entendait dire dans les rangs très bien remplis du théâtre que « c’était probablement le plus grand chef actuel ». A un horaire inhabituel pour un concert (unique), le dimanche à 15h, il a donné une œuvre encore plus inhabituelle pour une matinée dominicale, la Symphonie n°9 de Mahler. Sans doute l’agenda d’occupation de la salle (avec deux grosses productions de Don Carlos et Falstaff) explique-t-il cet étrange horaire qui n’a pas empêché la présence du public des grands moments.
On connaît le Mahler de Mariss Jansons, fait de réserve, fait d’un travail ciselé à l’orchestre, essentiellement sur la musique telle quelle, sans fioritures, avec une pudeur qui sied à un chef qui est la modestie et la discrétion même, et qui dans toutes ses interprétations vise à rendre tous les effets de la musique sans jamais la surjouer. Jansons n’est jamais le chef des effets de baguettes, mais le simple traducteur. Il faut regarder ce geste vif, engagé, qui quelquefois se passe de baguette, ou la tient dans la paume de la main (son élève Andris Nelsons a quelquefois ces mêmes gestes), mais qui s’engage dans tout son corps sans pourtant gesticuler pour dialoguer avec l’orchestre. C’est cette qualité de dialogue qui frappe quand on écoute un concert dirigé par Mariss Jansons. Même si l’on ne rentre pas toujours dans sa vision ou si l’on est moins sensible à ses interprétations, c’est bien cette impression fondamentale d’échange et de communication avec l’orchestre qui prévaut.
Toute 9ème de Mahler fait événement. C’est l’œuvre d’une fin, qui va mimer une dernière fois les hésitations, les regrets, les engagements, les espoirs bientôt déçus d’une vie souffrante, d’une souffrance physique ou d’une souffrance de l’âme qui regarde le monde avec envie ou résignation, avec ce ton à la fois ému, mais aussi quelquefois distant et sarcastique, voire grotesque, et avec ces danses à la couleur macabre ; c’est surtout la symphonie fortement personnelle, où l’expression du moi est peut-être la plus impudique.
Ce qui frappe immédiatement dans ce Mahler-là, aujourd’hui, à la Scala, c’est le son d’un orchestre, l’un des meilleurs du monde, un son compact, franc, direct, sans maniérisme aucun. Une exécution d’un grand naturel éloignée au possible d’effets de style démonstratifs: il y a une perfection d’exécution (à part quelques menues scories) notable, qui impressionne mais laisse au fond peu de place aux intermittences du cœur, pourtant centrales dans cette œuvre.
Le premier mouvement andante comodo est sans doute de l’ensemble de la symphonie celui qui présente pratiquement un concentré de l’œuvre mahlérienne, faite de contrastes, de lyrisme, de syncopes, de tendresse et de tension tour à tour, avec des moments au volume divers, dans une construction parfaite. Jansons et son orchestre ici font une démonstration hallucinante de perfection technique, avec un son très compact, très dense, mais en même temps parfaitement clair dans tous les raffinements. Jansons réussit à donner cohérence à cette alternance de tension et de lyrisme, à ces moments aux bords de l’explosion suivis d’incomparables moments nostalgiques et c’est bien cette capacité technique à donner un sens global à ce mouvement, qui frappe, grâce il faut le dire, à la capacité prodigieuse des musiciens qui sont toujours sur un jeu de presque rien, sur des nuances infimes, tout en gardant ce ton naturel qui frappe sur l’ensemble.
Le deuxième mouvement, Im Tempo eines gemächlichen Ländlers, par son rythme de danse, sa fluidité ses sonorités champêtres semble calmer les ardeurs entrevues au premier mouvement, mais bientôt ces sonorités champêtres un peu lointaines s’altèrent et sont perturbées par d’introduction de sons aux cuivres (et aux bois) qui donnent une couleur ironique voire sarcastique et qui dans certaines interprétations confinent à une danse macabre. L’exécution ici reste volontairement distante dans sa perfection. Jamais Jansons ne fait surjouer son orchestre, mais le fait jouer avec une souplesse et une transparence confondante et sans jamais accentuer les effets.
Le troisième mouvement, fameux Rondo-Burleske (Allegro assai), est bien plus vigoureux et engagé dans une véhémence et une amertume dont Berg se souviendra. Jansons l’aborde avec un tempo un peu plus lent que l’habitude, et la partie plus lente au centre du mouvement est moins mélancolique pour mon goût que dans d’autres interprétations, plus solennel peut-être et un tantinet moins personnel, mais avec un jeu stupéfiant de la harpe et des bois tout particulièrement, ainsi qu’un écho de cordes impeccables et raffinées.
C’est dans l’Adagio (Sehr langsam und noch zurückhaltend) final que Mahler emporte les âmes et déchire les cœurs.
L’adagio est dominé avec la même pudeur que nous signalions, avec un son un peu trop distant pour mon goût, dans une exécution parfaite mais sans cette urgence rentrée et réprimée qu’on pourrait attendre dans ce son qui va peu à peu se dissoudre, se raréfier pour ne rester que par traits, que par sursauts, que par traces de ce « reste de chaleur tout prêt à s’exhaler » pour se noyer dans le silence indiqué dans la partition. Il y a là une perfection froide, un rendu impeccable qui satisfera ceux qui sont les amants d’un son sans défauts (premier violon merveilleux), mais pas ceux qui aiment les interprétations « souffrantes ». Ici la souffrance est absente au profit d’une résignation relativement sereine : j’aime le Mahler qui lutte et nous avons eu ici un Mahler qui accepte.
Sans doute éduqué au Mahler empathique et déchirant de qui vous savez, et malgré la magnificence de l’orchestre et du concert (qui a reçu un triomphe inhabituel à la Scala depuis quelque temps, avec la salle debout, ce qui est encore plus inhabituel), j’en suis sorti admiratif d’un son et d’une technique, d’un dialogue parfait et osmotique avec l’orchestre, mais mon cœur n’a pas été mis à nu. Si, selon le mot célèbre de Pierre-Jean Jouve, « la poésie est une âme inaugurant une forme », nous n’avons eu ici que la perfection d’une forme. [wpsr_facebook]
Cet article est une adaptation-traduction de l’article paru le 21 août dernier dans Platea Magazine (Madrid) http://www.plateamagazine.com/criticas/1216-bernard-haitink-dirige-la-octava-de-bruckner-en-el-festival-de-lucerna
Ce n’est pas à un concert parmi tant d’autres du Festival de Salzbourg auquel nous avons assisté le 21 août dernier, un de ces concerts qui se consomment dans la masse de l’offre salzbourgeoise. Mariss Jansons ne se consomme pas, il se déguste. Tout simplement parce que ce jour-là, Mariss Jansons, Emanuel Ax et les Wiener Philharmoniker ont fait de la musique et rien d’autres.
Faire de la musique signifie «s’effacer» derrière la partition, sans se mettre en représentation, et interpréter l’œuvre dans un rapport simple et naturel, sans sensationnalisme, sans maniérismes, sans aucune autre vocation qu’exécuter de manière fluide et avec une joie profonde le concerto n° 22 Kv 482, en mi bémol majeur, le plus long écrit par Mozart.
Après avoir confié la partie solo dans les deux dernières occasions où ils ont interprété cette pièce à un chef qui était aussi un pianiste (Barenboim et Buchbinder), la collaboration traditionnelle entre soliste et chef a repris ses droits, ici avec Mariss Jansons et Emanuel Ax, pianiste américain d’origine polonaise, un artiste toujours au service de la musique, aux antipodes de la virtuosité narcissique. Le couple Ax / Jansons a travaillé ensemble à merveille; orchestre et soliste ont fait de la musique en tissant ensemble la partition par un jeu entrecroisé, à l’écoute l’un de l’autre, à disposition l’un de l’autre sans que le chef n’impose une direction mais bien plutôt offre un cadre musical dans lequel le travail du soliste est mis en relief. Que ce soit avec le volume, très retenu, que ce soit avec le jeu interne entre soliste et instrumentistes (avec des bois, la plupart du temps), il s’est agi de rendre la musique lisible et accessible avec une facilité et une simplicité incroyables.
Emanuel Ax ne donne pas l’impression d’exécuter une partition difficile, ne semble pas jouer pour prouver quelque chose de lui-même, il ne cherche pas à imposer quelque chose: il effleure le clavier avec aisance et légèreté, volant au-dessus des touches, avec des cadences parfois inédites et un rythme peut-être pas spectaculaire, mais qui jette une couleur paisible et souriante sur le concerto en question, écrit à un moment singulièrement heureux de la vie de Mozart, autour de 1785.
Je me suis intéressé, en particulier au système d’échos mis en place entre l’orchestre et le soliste, et particulièrement le jeu avec les bois (notamment la clarinette fabuleuse d’Ernst Ottensamer mais aussi le basson et la flûte dans le célèbre troisième mouvement, immortalisé par Milos Forman dans le film Amadeus). On est aussi frappé par la concentration d’Emanuel Ax qui dessine dans l’andante, le deuxième mouvement, si délicat, si intériorisé, un univers très personnel, un paysage à la fois sobre et d’une noblesse à couper le souffle. L’interprétation d’un Mozart si naturel, jamais terne ou ennuyeux, un Mozart purement agréable, mais toujours raffiné sans affectation, semblait d’une fraîcheur rare. Et Mariss Jansons, qui n’est pas si fréquent dans ce répertoire, montre également une grande capacité d’adaptation et un soin tout particulier au dialogue entre chef et soliste, avec une attention à l’autre qui est en quelque sorte aussi une leçon d’humanisme au sens illuministe du terme et une grande leçon d’humilité, ce qui nous fait regretter de ne pas écouter plus souvent son Mozart, si apaisé et si poétique.
Interprété de cette façon, avec un soin mutuel et dans la sécurité et la confiance musicale de l’un à l’autre, ce deuxième mouvement est devenu l’une de ces rares occasions où l’auditeur se sent invité à écouter d’une manière presque chambriste, quasi intimiste, bien que l’on soit assis dans la grande salle du Festspielhaus de Salzbourg. Un moment de musique pure qui pourrait s’étendre à l’infini.
S’il y a un lien entre Mozart et la deuxième partie du concert, la Symphonie n°6 en la majeur de Bruckner, c’est certainement le lien entre l’ adagio de la symphonie et l’andante du concerto : les clairs obscurs brucknériens sonnaient comme un écho de la force intérieure du deuxième mouvement de Mozart . Ces clairs obscurs s’appuient sur la fantastique phalange des Wiener Philharmoniker , un véritable corps vivant, avec sa respiration, ses cuivres en sourdine au son extraordinaire, et les attaques des cordes en un jeu splendide qui construit un espace au tempo légèrement tendu et pourtant très ouvert avec du souffle, mais sans emphase , comme si l’on en revenait à la pure nature de la musique.
C’est que le naturel perçu dans l’interprétation de Mozart se retrouve dans l’interprétation de la symphonie de Bruckner, évidemment avec une assise distincte. C’est « Die Kekste », la plus effrontée, comme disait Bruckner: ce qui unit les deux œuvres au-delà de la nature, est une impression d’ouverture et de luminosité. Jansons ne reste jamais monumental ou écrasant : sa lecture n’est pas brutale, elle ne montre aucune brusquerie, comme dans une chaîne infinie de sons qui sont liés les uns aux autres en se développant sans rupture. Cette impression de sérénité sans fin est déjà perçue au premier mouvement, avec ce léger dialogue entre les cordes, sur lesquelles s’enchaînent les cuivres majestueux mais pas écrasants, continuant en quelque sorte le flux de la parole: la légèreté est intimement liée à la force, avec des sons qui restent toujours clairs (peut-être en raison de la tonalité en la majeur) et lumineux. Il suffit d’écouter les phrases de la flûte et les échos des trompettes, comme si elles mimaient les bruits d’une nature presque Beethovénienne. On sait que la sixième a été considérée comme le suprême exemple du romantisme. La fin du premier mouvement, qui pourrait être lourdement affirmée, se conclut avec des cuivres certes marqués mais en même temps comme suspendus – dans un effet qui rappelle de la dernière note du premier acte de Tristan de Wagner : rien n’est ici lourd, mais d’une force presque aérienne.
Ce qui convainc dans le travail de Jansons avec l’orchestre est l’absence, non seulement d’accents trop marqués, trop « imposés », mais aussi de cette insistance lourde qui pourrait bientôt confiner au vulgaire: nous sommes à l’opposé du vulgaire, immergés dans le flot musical et seulement dans la force la musique. Jansons grâce à la luminosité du rendu et l’incroyable clarté du son nous invite à une visite de l’architecture interne de la composition. Que ce soit dans le Scherzo ou le Finale , nous sommes toujours au bord de quelque chose, sur ligne de crêtes : ce qui pourrait être trop lourd ou trop évanescent ne l’est jamais trop , grâce à une véritable science des équilibres et des volumes, et grâce enfin à une alternance entre des sons légers et d’autres plus affirmés, et donc à une suprême maîtrise du rythme et de la dynamique . Et grâce, bien sûr, à une lecture architectonique de l’œuvre qui en respecte les formes sans ajouter d’intentions parasites comme si la forme était en elle-même la substance .
Ce miracle de l’équilibre, qui est particulièrement visible dans le dernier mouvement, parvient à combiner une puissance rayonnante avec une intériorisation sereine.
Je suis rarement sorti aussi heureux et apaisé d’un concert: c’est le miracle d’artistes qui font de la musique sans simplement la reproduire en représentation, et le miracle d’un orchestre totalement au service d’une vision si simple et en même temps si complexe.[wpsr_facebook]
Beaucoup de souvenirs m’attachent à la Dame de Pique de Tchaïkovski, et d’abord une vision inoubliable: 1978 au Théâtre des Champs Elysées, une comtesse, assise, en robe noire, une étole de fourrure blanche sur les épaules…Regina Resnik, avec Rostropovitch et Vichnevskaia, dans une Dame de Pique qui devint plus tard un enregistrement. L’ariette de Grétry, murmurée, rêveuse…et le théâtre croulant sous les bravos. Jamais entendu mieux, rarement eu un tel choc. Regina Resnik était la comtesse, et elle le restera à jamais dans mon souvenir.
Ensuite, j’adore la nouvelle de Pouchkine. Je la faisais régulièrement lire et étudier à mes élèves de 3ème et de 2nde, et elle leur plaisait beaucoup, j’en profitais d’ailleurs pour leur faire écouter des extraits de l’opéra de Tchaïkovski. Une grande œuvre de la littérature, brève, d’une ironie mordante, la seule œuvre russe que j’aie réussi à lire dans la langue originale. J’écoute souvent les dernières mesures de l’opéra, le chœur d’hommes final en forme de liturgie funèbre et la musique qui s’éteint dans une émotion indicible, grandissant Hermann, pour la première fois, dans la mort.
Je me souviens aussi dans les mêmes années, d’une Dame de Pique avortée à l’Opéra de Paris, que devait mettre en scène Iouri Lioubimov, le grand metteur en scène russe de l’époque, et que de sombres manigances à la soviétique ont empêché de monter (le décor était une immense table de jeu à la taille du plateau de Garnier), remplacée par une non moins sublime Butterfly scaligère confiée à Jorge Lavelli.
Et je me souviens surtout de la production scaligère de fin de saison 1990 sous la direction de Seiji Ozawa, dans une mise en scène du cinéaste Andreï Konchalovski, avec Vladimir Atlantov et (surtout) une Mirella Freni miraculeuse avec une comtesse mythique, Maureen Forrester…On en voyait de belles à la Scala jadis…
La production lyonnaise de 2011, magnifique musicalement (Petrenko!) n’était pas vraiment réussie scéniquement (Peter Stein).
J’ai souvent vu LaDame de Pique : en vrai je n’en manque jamais quand je peux y aller. Si Eugène Onéguine est sans doute un opéra plus « raffiné » et plus poétique, peut-être aussi musicalement plus accompli, La Dame de Pique, à l’ambiance sombre et étrange reste pour moi une œuvre du cœur, plus pour des raisons personnelles que strictement musicales.
Je n’aurais donc manqué pour rien au monde le rendez-vous d’Amsterdam, qui réunissait Mariss Jansons et le Royal Concertgebouw Orchestra, pour leur seul rendez-vous de l’année après son départ en mars 2015, et Stefan Herheim, reconduisant une collaboration née en 2011 autour d’Eugène Onéguine, dont Herheim avait fait un concentré d’histoire russe, où Tatiana (Krassimira Stoyanova) finissait comme épouse d’un oligarque d’aujourd’hui.
Stefan Herheim, l’un des plus talentueux metteurs en scène actuels, a été assez irrégulier ces derniers temps. J’ai pu écrire combien ses Meistersinger, à Salzbourg comme à Paris, m’avaient déçu par la banalité du discours, malgré de jolies idées. J’avais adoré sa Rusalka à Bruxelles comme à Lyon, son Parsifal extraordinaire de Bayreuth (avec Daniele Gatti). J’ai vu d’autres mises en scène (Lohengrin, Lulu, Bohème, Xerxès), mais, malgré une imagination débordante et un sens du théâtre inouï, il n’a pas toujours convaincu. Il est entouré d’une équipe stable dont Alexander Meier-Dörzenbach son dramaturge habituel, et Philipp Fürhofer son décorateur qui avait aussi été l’auteur des décors d’Eugène Onéguine dans ce même théâtre d’Amsterdam.
Sa Dame de Pique scelle une réconciliation avec le génie. Sans abdiquer rien du livret, il construit tout son travail autour de la personnalité de Tchaïkovski et de son homosexualité, dans un sens tout différent de ce que faisait Warlikowski à Munich avec Eugène Onéguine. Tchaïkovski compositeur compose LaDame de Pique en fantasmant sur le soldat dont il est amoureux et dont il paie les services qu’il projette en Hermann. Très habilement donc, son Tchaïkovski se glisse dans le personnage du Prince Jeletski, qui doit épouser Liza, comme Tchaïkovski devait épouser Antonina Milyukova. Liza est un peu un concentré des relations du compositeur aux femmes, Antonina come Nadedja von Meck. Et Herheim montre un Tchaïkovski écartelé entre Hermann et Liza, et composant LaDame de Pique pour exorciser ses désirs ou ses fantasmes, mais aussi un Jeletzki supplanté par Hermann dans le cœur de Liza, ce qui évidemment permet plusieurs entrées, qui font virevolter les âmes, avec pour symbole une
boite à musique en forme d’oiseau en cage qui joue du Mozart tant aimé de Tchaïkovski, l’air de Papageno de Die Zauberflöte « Ein Mädchen oder Weibchen » et qui sera l’objet référentiel de la représentation, qu’on retrouvera dans la pastorale qui met en scène une Papagena et un Papageno.
La question posée par Herheim, c’est celle du compositeur et de son sujet, c’est l’œuvre du point de vue de l’auteur, avec ses heurts, ses rêves, sarcasmes et fantasmes. L’homme et l’œuvre, pour la dire banalement, mais avec une maestria inouïe.
Jouant habilement avec les époques, celle de Tchaïkovski et celle de La Dame de Pique (le XVIIIème finissant) et avec le monde fantasmatique du compositeur, il montre un chœur d’hommes composé d’autant de Tchaïkovski et un chœur de femmes d’autant de
comtesses, la comtesse étant presque un double du compositeur (écartelé entre devoir social et désir caché) et d’ailleurs à un moment, Liza est entourée de Jelztki-Tchaïkovski et de la comtesse de manière symétrique) dans un intérieur bourgeois qui n’est pas sans rappeler l’intérieur de Villa Wahnfried dans son Parsifal bayreuthien (après tout, on connaît l’admiration pour Wagner de Tchaïkovski qui assista au premier Ring de Bayreuth en 1876), avec son piano central, et ses livres disposés comme dans le salon de Villa Wahnfried, mais aussi et surtout le portrait au-dessus de la cheminée, comme Germania dans son Parsifal, ici Catherine II en première partie, la Comtesse en seconde partie.
Outre l’imaginaire, ce qui caractérise Herheim c’est aussi un sens aigu du spectaculaire : le final du 2ème acte, la fameuse Pastorale mimant la musique du XVIIIème siècle s’achève avec le chœur disséminé dans la salle, Jansons le dirigeant, dos aux musiciens pendant que conformément au livret, Catherine II entre en majesté. Le chœur fait signe au public de se lever, toute la salle est debout et Catherine II apparaît comme sortie du tableau.
Catherine II ? pas vraiment. Au rythme de la musique que Tchaïkovski-Jeletzky dirige avec force gestes, Catherine, c’est Hermann en Drag Queen et Tchaïkovski s’agenouille baisant la main d’une impératrice qui est en fait son Hermann chéri , comme il lui baisait la main, violemment retirée d’ailleurs, dans le prologue muet de l’opéra vu par Herheim.
Jeux de miroirs, fumigènes, éclairages violents et colorés ont la part belle, dans un salon tour à tour salon de musique et salle des fêtes, qui concentre toute l’action.
Herheim réussit la performance de changer les lieux tout en gardant sans cesse la même structure, l’un des moments les plus forts étant la transformation du piano de Tchaïkovski, où il revient régulièrement pour composer et diriger les scènes qu’il imagine, en cercueil contenant la Comtesse et dont le couvercle a servi de catafalque.
Herheim, c’est aussi une direction d’acteurs d’une précision inouïe où chacun dans les scènes d’ensemble a un rôle singulier, c’est habituel chez lui y compris dans des spectacles moins réussis, mais il profite aussi de l’agilité du choeur d’Amsterdam, passant insensiblement d’une ambiance à une autre, comme lorsque les choristes versent leurs verres sur Liza qui va se suicider (soleil noir) et qu’aussitôt après se retournent et trinquent avec les mêmes verres dans la salle de jeu en une scène à la Manon ou Traviata (lumière), de même Tchaïkovski-Jeletzki donnant le pistolet à Hermann pour le pousser au suicide et serrant son cadavre dans ses bras comme le Wotan de l’acte II de Walküre avec Siegmund, confirmant l’attitude démiurgique de Jeletzki-Tchaïkovski. Qui d’ailleurs est ce personnage? plus Jeletzki? plus Tchaïkovski? Je pense pour la seconde solution: Tchaïkovski s’installe dans la personnage pour régler ses propres comptes avec lui-même faisant des autres une projection, mais le génie de Herheim et de dire cela tout en respectant à la lettre le livret. Et quand à la fin, le chœur s’est retiré et que sonne la merveilleuse musique du final, c’est Tchaïkovski qui gît sur le sol, requiem pour un compositeur, alors que la comtesse a forcé Hermann à se retourner le pistolet (que lui a donné Jeletzki-Tchaïkovski) contre lui (chez Pouchkine, rappelons-le, Hermann devient fou).
On ne cesserait de citer les idées prodigieuses de ce spectacle, qui fusent et qui lui donnent à la fois un certain réalisme, mais qui élargissent son espace au(x) fantasme(s), où Liza apparaît comme un ange protecteur aux ailes noires, au début et à la fin, comme si le tout avait été orchestré d’en haut, et où tout est suggéré jamais asséné, jamais surligné. Un vrai grand chef d’œuvre scénique.
Par sa mise en scène, Herheim détourne le propos de l’histoire proprement dite d’Hermann et de Liza vers celle de Jeletzki et surtout de Tchaïkovski, qui va se substituer au prince pour lui faire vivre sa propre histoire. Et donc Hermann n’est pas le personnage principal, mais réduit au statut de marionnette aux mains de Tchaïkovski, comme le reste, car c’est bien Jeletzki/Tchaïkovski le personnage principal, omniprésent en scène, au centre du chœur, à côté des personnages, derrière son piano, intervenant dans l’action, guidant ses personnages. Et de même La Dame de Pique n’est plus alors un « opéra fantastique » mais devient un « opéra fantasmatique », relevant du réalisme des fantasmes plutôt que du genre fantastique comme l’était la nouvelle de Pouchkine, tout en jouant d’ailleurs avec habileté sur le clavier fantastique, comme ce lustre qui s’agite comme un encensoir à l’apparition du spectre de la comtesse. Un point de vue inédit, mais convaincant et merveilleusement réalisé.
Comme tout spectacle réussi, la distribution, excellente, prend sa part du succès parce qu’elle est engagée, homogène, et surtout vraie. Ainsi donc, si elle est incontestablement dominée par Larissa Diadkova (la comtesse), Vladimir Stoyanov (Jeletski/Tchaïkovski) et surtout Alexey Markov (Tomski), les autres complètent de manière très solide le plateau, c’est notamment le cas bien évidemment du Hermann de Misha Didyk et de la Liza de Svetlana Aksenova. On a donc un plateau exceptionnel.
Misha Didyk est totalement convaincant dans son personnage, un personnage non plus « au premier degré », mais vu aux prismes des désirs de Tchaïkovski, cheveux longs, un peu brutal, parlant haut, un-homme-un-vrai quoi, qui peut aussi bien fasciner un être aussi policé que le compositeur russe, mais aussi la jeune et innocente Liza que Tchaïkovski voit sous les traits d’un ange, tenue en laisse par une comtesse omniprésente à ses côtés, et qui voit en Hermann le « premier homme » en quelque sorte .
Le rôle d’Hermann – comme celui de Liza d’ailleurs – est vocalement difficile à caractériser et les Hermann convaincants sont rares, il faut une belle assise et une belle solidité qui rapprocherait de l’Otello de Verdi (Vladimir Galouzine ou Vladimir Atlantov qui en a été pendant des décennies la référence) mais aussi du lyrisme et de l’élégance, une voix chaude et claire, c’eût été un rôle idéal pour Domingo. Dans l’enregistrement de Rostropovitch, Peter Gougaloff est vraiment le maillon faible de la distribution. Didyk n’a pas le format d’un Otello, la voix a eu quelques trous (les graves) et si les aigus sont réussis, quelques passages restent un peu difficiles (notamment au début), mais le chant est très convaincant, très juste, dans ses efforts même, et donne une couleur particulièrement vraie au personnage.
Il est vraiment à sa place, parce qu’il est Hermann, plus qu’il ne le chante, d’ailleurs la diction et l’expression sont impeccables dans un rôle il est vrai qu’il a abordé depuis très longtemps – je l’ai entendu à la Scala et à Lyon : présence, personnalité, expressivité font qu’aujourd’hui on voit difficilement qui pourrait lui être opposé, notamment dans la deuxième partie où à mesure que la folie le saisit, il devient presque terrifiant.
Svetlana Aksenova est Liza. Entre Freni et Vishnevskaia, voire la grande Tamara Milashkina ou Julia Varady, c’est un rôle magnifique pour soprano, mais la jeunesse du personnage trompe le spectateur, car la tessiture est exigeante, et demande un soprano à l’art déjà consommé (Mirella Freni l’a abordé en fin de carrière, comme Tatiana, mais Freni a toujours eu l’air –de loin – d’une jeune fille fragile), il faut une voix corsée, aux aigus puissants, qui n’ont rien de fragile. Si Svetlana Aksenova a les notes, elle n’a pas toujours bien négocié les passages et la ligne n’est pas si homogène, mais les aigus sont presque toujours triomphants, l’expression est prodigieusement émouvante, la diction exemplaire. C’est l’exacte version féminine de la vocalité d’Hermann, comme Aksenova est au féminin ce que Didyk est au masculin et en cela ils vont merveilleusement bien ensemble. Son arioso du 3ème acte (Ach, Istomilas ya gorem/Ax, истомилась я горем) est merveilleux de tension et d’engagement. Deux fragilités aux voix assises, dont les faiblesses sont dépassées par l’incarnation.
La Comtesse de Larissa Diadkova est elle aussi formidable de présence, dans sa chemise de nuit (que Tchaïkovski arbore lui aussi au début) comme une sorte de projection du compositeur devenu alors un Arnolphe au féminin…Mais ce qui frappe surtout, c’est l’incroyable présence vocale, le volume, l’émission, même si la diction française de l’ariette de Grétry n’est pas parfaite. On peut d’ailleurs remarquer que l’ariette de Grétry, originellement pour colorature, a une toute autre puissance dans la bouche d’un mezzo soprano…Il est clair que l’opéra de Tchaïkovski a la scène de la comtesse pour centre de gravité et que nulle Dame de Pique n’est réussie sans comtesse bien distribuée. Diadkova, qu’on a d’ailleurs vue à Paris dans le rôle, l’un des très grands mezzos russes des vingt dernières années, est totalement convaincante, puissante, et comme les grandes, elle focalise les regards dans les scènes d’ensemble. Elle possède des notes graves inouïes, sans poitriner, qui rappellent la Obratzova des grands soirs (qu’on a vue aussi à la Scala dans le rôle en 2005, avec Didyk en Hermann et Temirkanov dans la fosse).
Anna Goryachova, l’un des mezzo sopranos demandés du jour (Carmen, Adalgisa, Rosina, Melibea etc…) est elle aussi notable dans Polina : timbre riche, sens de la couleur, belle diction, beaux aigus marqués. Une vraie présence et une romance de l’acte I (scène 2) « Podrugi milie» (Подруги милые) particulièrement réussie notamment par l’interprétation rêveuse et nostalgique .
Deux barytons composent les autres rôles centraux, Jeletzky, parce qu’il est aussi Tchaïkovski dans cette mise en scène, est de fait le personnage principal, le personnage par lequel le compositeur entre dans l’histoire et fait de l’histoire sa propre histoire, et ne quitte donc pas l’habit du compositeur, qu’il soit en costume ou en chemise de nuit, et ne quitte pratiquement jamais le plateau. Vladimir Stoyanov est l’un des bons barytons de la scène russe d’aujourd’hui, il est excellent dans le double personnage (lui aussi doublé merveilleusement par le pianiste Christiaan Kuyverhoven, puisque le piano est central dans cette mise en scène sur la composition comme compensation) par sa présence, par son jeu, et par la voix également : sans avoir un timbre particulièrement notable ni une voix exceptionnelle, l’expressivité, la diction , l’émission, la puissance donnent une présence particulière à un personnage (Jeletzki) qui n’est pas habituellement un personnage de premier plan, réduit à être le rival malheureux d’Hermann. Ainsi la performance de Stoyanov – qui chante habituellement tous les grands rôles italiens et notamment verdiens de barytons – est-elle l’une des plus notables dans cette représentation, et son « ia vas lioubliou » (Я Вас люблю) l’un des airs les plus attendus de la partition, est tout particulièrement réussi . Mais soyons clairs, c’est le relief donné par la mise en scène qui en valorise la performance.
Alexey Markov a longtemps chanté Jeletski, il est cette fois Tomski . Un Tomski au chant impeccable. Voilà un baryton-basse qui est en train d’exploser : éminemment contrôlé et élégant, belle projection, timbre chaud, sans aspérités et une belle personnalité : l’ironie du personnage perce dans les modulations de chaque parole ; c’est à la fois très expressif et très intelligent. Je l’avais déjà remarqué dans Les Cloches de Rachmaninoff à Lucerne. Du strict point de vue du chant, c’est sans doute le plus accompli du plateau, même si le personnage n’est pas le plus intéressant dans cette mise en scène, on reste impressionné par la performance, par l’élégance, la science de l’émission.
Le reste de la distribution est à la hauteur, aussi bien le Tchekalinski d’Andrei Popov que la gouvernante remarquable d’Olga Savova ou le Sourine d’Andrii Goniukov et tous les autres. À cette magnifique distribution, le chœur si important dans l’opéra montre une fois de plus que le chœur de l’opéra d’Amsterdam dirigé par Ching-Lien Vu qui fit les grands soirs à Genève, est l’un des grands chœurs d’opéra d’Europe. On connaît son aptitude particulière à jouer et sa mobilité ainsi que sa disponibilité (on se souvient encore du Moses und Aron de Peter Stein dirigé par Pierre Boulez), il y a en plus une tradition chorale forte aux Pays-Bas. Voilà bien des raisons d’admirer le résultat particulièrement éblouissant de la prestation chorale, y compris celle du chœur d’enfants (Nieuw Amsterdams Kinderkoor) dirigé par Caro Kindt que Tchaïkovski place dès les premières minutes, en hommage à la Carmen de Bizet et au chœur « Avec la garde montante » qui incarnent eux aussi de petits soldats prêts à défendre la Russie.
Bien évidemment, on garde pour la bonne bouche l’orchestre et le chef, dont on reste ébahi, qui nous cloue sur place et d’émotion et d’admiration. On sait que l’Opéra d’Amsterdam a un directeur musical (Marc Albrecht) mais pas d’orchestre. Ce sont des orchestres divers des Pays-Bas qui sont en fosse, et chaque année ou presque, en juin, c’est le Royal Concertgebouw Orchestra, c’est à dire le vaisseau amiral. Ils retrouvaient leur ex-chef Mariss Jansons, avant l’an prochain de proposer une Salomé de Richard Strauss dirigée par Daniele Gatti dans une mise en scène d’Ivo van Hove. Des retrouvailles d’un incroyable niveau.
Nous sommes aux antipodes de la direction tendue, éclatante, nerveuse voire excessive d’un Rostropovitch, Jansons a choisi une couleur plus sombre, jamais explosive et jamais éclatante, mais tendue toujours, comme une sorte de déclinaison lyrique de la Symphonie « pathétique ». Le son de l’orchestre est d’une incroyable suavité, avec une petite harmonie à tomber de son siège et des cordes si veloutées (les contrebasses!), qu’elles donnent une singulière douceur à l’ensemble et en même temps une profondeur inouïe, sans compter la clarté du rendu de la partition, totalement cristalline, on y entend les pianissimis les plus virtuoses, avec une expression multiple des émotions. Une fois de plus, chez des chefs de cette trempe, c’est la découverte des secrets de la composition grâce à une lecture d’une incroyable lisibilité qui frappe. Ce n’est jamais massif, jamais lourd, jamais imposant, mais incroyablement dynamique quelquefois et en même temps à d’autres tendu, nerveux, laissant s’épanouir les émotions. On sent une osmose entre le chef et l’orchestre qui permet de comprendre cette lecture très axée sur la sensibilité, qui convient magnifiquement à la lecture de Herheim, axée sur la composition et la signification de l’écriture de Tchaïkovski. Une fois de plus, il y a là travail en commun et il serait imbécile de séparer l’un de l’autre. C’est donc une vraie lecture de l’œuvre, centrée sur le compositeur, plus encore peut-être que lors de l’Onéguine, qui était déjà un incroyable moment. Jansons est ici dans son élément, héritier d’un Mravinski légendaire dont il fut l’assistant, mais sans doute allant plus loin dans la lecture intimiste. C’est bien à une couleur intimiste et intérieure qu’on est confronté, d’une justesse incontestable, et qui ne heurte pas les scènes les plus spectaculaires. Le début du dernier acte est à ce titre impressionnant et bouleversant, la musique inquiétante et pathétique accompagnant une image des funérailles de la comtesse dans son piano-tombeau pendant qu’Hermann lit la lettre de Liza (Didyk est extaordinaire dans la scène). Les dernières mesures de l’œuvre, avec le chœur « liturgique » et les derniers accords, qui enterrent et Hermann et Tchaïkovski sont à la fois d’une incroyable retenue, d’une indicible émotion et font qu’on rentre en soi et que les larmes inévitablement coulent.
Cette approche n’est pas romantique au sens où l’on verrait les excès et les orages d’une âme endolorie, mais elle met l’accent sur la tendresse, sur l’émotion, sans jamais virer à l’ironie pouchkinienne (sauf pour le personnage de Tomski) et revenant toujours à l’expression d’une souffrance qui ne peut être transfigurée que par la musique : une lecture intérieure, profonde, animée (au sens propre, qui révèle une âme), qui est profondément en lien avec la lecture de Herheim, en plein dans le sujet qui répond à la question : pourquoi cette musique pour cette œuvre ?
Car c’est bien la révélation de ce travail : le sujet de la Dame de Pique, au-delà de la nouvelle de Pouchkine, c’est bien la musique de Tchaïkovski, les conditions de sa composition et la nature de son approche musicale. En ce sens, il ne s’agit pas d’une lecture romantique, mais bien « pathétique » de l’œuvre de Pouchkine. Je ne saurais donc trop vous conseiller de faire le voyage d’Amsterdam ou à défaut de regarder le streaming du 21 juin, même si ce type de spectacle ne peut prendre tout son relief qu’en salle.
Comme Flaubert a dit (ou non) « Madame Bovary, c’est moi », Tchaïkovski nous dit ici « La Dame de Pique, c’est moi ! », grâce à une lecture merveilleusement double et d’une cohérence inouïe de Herheim et de Jansons. Un des deux ou trois grands spectacles de cette saison, et une Dame de Pique pour l’éternité. [wpsr_facebook]
Les prochains comptes rendus porteront exclusivement sur les concerts ayant eu lieu dans les divers festivals que j’ai eu la chance de visiter au mois de mars et qui m’ont donné tout le loisir d’entendre quelques uns des grands orchestres de la scène musicale du moment. Cela a commencé le 14 mars avec le Bayerisches Staatsochester, plus fréquent dans la fosse que sur la scène, pour le sublime concert de Kirill Petrenko dont j’ai rendu compte et dont la magie s’est répétée aux dires des auditeurs avec les Wiener Philharmoniker début avril. Avant de parler des Berliner à Baden-Baden et la Staaskapelle Dresden et du Royal Concertgebouw, je rends compte des concerts de l’autre orchestre munichois, celui de la Bayerischer Rundfunk (la Radio Bavaroise) dirigé par son chef Mariss Jansons, dans sa mini-résidence annuelle à Lucerne où l’orchestre donne chaque année un grand concert choral et un grand concert symphonique.
Mariss Jansons est très régulier depuis très longtemps à Lucerne, où il vient au moins une fois par an, et cette année, les deux concerts étaient exceptionnels, l’un parce qu’on a pu y entendre le très rare poème symphonique de Rachmaninov, Les Cloches, le second pour l’exécution de la désormais plus rare Symphonie « Leningrad » de Chostakovitch.
SAMEDI 19 MARS Beethoven, ouverture pour Coriolan, op.62
Mendelssohn, concerto pour violon en mi mineur op.64, soliste, Julian Rachlin
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Rachmaninov : Les cloches, op.35, poème symphonique pour soprano, ténor et baryton, chœur et orchestre
Voilà un programme qui laissait la place à la grande tradition, avec Beethoven et Mendelssohn, et à un répertoire plus rare avec le poème symphonique de Rachmaninov, fondé sur un texte de Konstantin Balmont, d’après Edgar Poe.
Dans Coriolan, un morceau de bravoure toujours utilisé comme apéritif dans les programmes de concerts, les musiciens se mettent en ordre et le son obscur et l’ambiance tendue de la musique de Beethoven (pour un drame shakespearien qui ne l’est pas moins, l’un des plus sombres de son théâtre), permettent de mettre les montres à l’heure : l’orchestre de la Radio bavaroise est aujourd’hui l’une des phalanges les plus remarquables au monde : par l’homogénéité sonore faite d’excellents instrumentistes, voire exceptionnels, par le souci de la précision et par l’harmonie qui règne entre le chef et l’orchestre, une harmonie marquée par les réponses, immédiates, par la manière aussi de prévenir les intentions : le classicisme de ce Beethoven se marque par un son plein, mais jamais massif, et par une interprétation tendue, mais équilibrée, comme souvent le travail de Jansons dans ce répertoire mais à la tonalité inquiétante, aux rythmes marqués, scandés par les percussions. La perfection des attaques, la clarté des cuivres, la subtilité des cordes, et l’extraordinaire précision des bois font le reste dans cette salle qui valorise sans jamais amplifier. Les dernières mesures qui s’éteignent progressivement, annonciatrices du suicide du héros, sont prodigieuses parce qu’elles marquent non une tension, mais une fin résignée, et le son s’efface et s’arrête par un silence pesant perceptible en salle.
Autre impression pour l’orchestre du concerto pour violon de Mendelssohn où la profondeur de la musique semblait être portée par le groupe, alors que le soliste semblait plus préoccupé par la virtuosité requise, qui est grande, mais qui ne peut à elle seul porter l’exécution. Bien sûr, la recherche du dialogue soliste/orchestre menée par Mariss Jansons aboutissait (dans le premier mouvement par exemple à l’attaque si directe) à des moments d’un ineffable équilibre et d’une sublime beauté. Mais Julian Rachlin semblait dans une entreprise démonstrative qu’on n’entendait pas dans l’orchestre : la partie soliste contient de nombreux mouvements virtuoses, notamment à l’aigu et suraigu, incroyables de finesse, et le soliste évidemment triomphe des redoutables difficultés, mais il pourrait justement exalter des moments plus suspendus, une plus grande poésie (on pense à ce que ferait une Isabelle Faust), mais ce violon-là manque de profondeur et semble au contraire voguer un peu superficiellement, au service de l’effet plutôt que du cœur.
Et le bis (Ysaïe) choisi, évidemment confirmait l’impression d’une démonstration : oui, Julian Rachlin est un virtuose, mais oserais-je dire…et après ? Il y avait donc un vrai espace entre un chef qu’on sait « humaniste » et sensible, expressif et profond, et un soliste plus à la surface des choses, moins soucieux de l’expression que de la stupéfaction. Dialogue du derme et du cœur. Je préfère le cœur.
Le poème symphonique « Les cloches » de Rachmaninov inspiré d’un texte d’Edgar Poe retrace les quatre âges de la vie presque sortis d’une énigme du Sphinx, l’enfance, la jeunesse, la guerre, la mort.
Rachmaninov après un début plus riant renvoyant aux âges de l’enfance, renvoyant au tintement dont il est question dans le poème de Poe, conduit une histoire qui ne retrace que les malheurs de la vie, dans une ambiance de plus en plus sombre qui marque la fin de la légèreté, de l’insouciance. Les cloches accompagnent cette évolution et c’est leur couleur même qui s’assombrit jusqu’au glas. La musique, qui ne m’a pas frappé, s’inspire évidemment à la fois de la musique poulaire russe, avec des accents moussorgskiens, mais aussi et surtout du maître coloriste qu’est Tchaïkovski, et force est de reconnaître ls stupéfiante beauté des sons et des couleurs, notamment au niveau des cuivres et des bois d’une incroyable richesse chromatique. Jansons défend cette musique avec son engagement habituel, son humanité structurelle, avec un chœur qui est à son sommet, mais le chœur du Bayerischer Rundfunk quitte-t-il les sommets ? Il sait s’exprimer avec force, mais aussi alléger dans les parties les plus lyriques, vraiment imposant par sa prodigieuse présence. Des trois solistes, le ténor Maxim Aksenov qui remplaçait Oleg Dolgov malade n’a pas réussi à s’imposer vraiment: la voix reste un peu blanche et noyée dans la masse (il était plus convaincant dans Khovantchina à Amsterdam la semaine précédente).
Au contraire, Tatiana Pavlovskaia, issue de la troupe du Marinski qu’on entend de loin en loin en Europe frappe par la précision du chant, l’étendue des moyens et le contrôle vocal, et la présence : la prestation est vraiment impressionnante, ainsi que celle d’Alexey Markov, lui aussi en troupe au Marinski, mais plus fréquent sur les scènes occidentales. L’autorité, la belle technique, la projection, l’émotion aussi caractérisent ce chant maîtrisé. La voix est jeune, sonore, le chant intelligent. A eux deux, ils marquent fortement l’aspect vocal de l’œuvre. Une exécution pareille évidemment marque fortement l’auditeur, même si les aspects strictement musicaux ne sont pas arrivés à me convaincre. « Les Cloches » est une œuvre intéressante certes, passionnante ? Cela reste à prouver, même dans une salle à l’acoustique incomparable, à la fois précise et chaleureuse qui contribue largement à la forte impression laissée par l’exécution. On est quand même heureux de découvrir ce poème symphonique qui plonge dans la tradition russe, et qui pourtant est inspiré d’un auteur britannique : une fois de plus l’art transcende les frontières et les genres.
Addendum : texte du poème d’Edgar Poe, traduit par Stéphane Mallarmé
LES CLOCHES
Entendez les traîneaux à cloches — cloches d’argent ! Quel monde d’amusement annonce leur mélodie ! Comme elle tinte, tinte, tinte, dans le glacial air de nuit ! tandis que les astres qui étincellent sur tout le ciel semblent cligner, avec cristalline délice, de l’œil : allant, elle, d’accord (d’accord, d’accord) en une sorte de rythme runique, avec la « tintinnabulisation » qui surgit si musicalement des cloches (des cloches, cloches, cloches, cloches, cloches, cloches), du cliquetis et du tintement des cloches.
Entendez les mûres cloches nuptiales, cloches d’or ! Quel monde de bonheur annonce leur harmonie ! à travers l’air de nuit embaumé, comme elles sonnent partout leur délice ! Hors des notes d’or fondues, toutes ensemble, quelle liquide chanson flotte pour la tourterelle, qui écoute tandis qu’elle couve de son amour la lune ! Oh ! des sonores cellules quel jaillissement d’euphonie sourd volumineusement ! qu’il s’enfle, qu’il demeure parmi le Futur ! qu’il dit le ravissement qui porte au branle et à la sonnerie des cloches (cloches, cloches — des cloches, cloches, cloches, cloches), au rythme et au carillon des cloches !
Entendez les bruyantes cloches d’alarme — cloches de bronze ! Quelle histoire de terreur dit maintenant leur turbulence ! Dans l’oreille saisie de la nuit comme elles crient leur effroi ! Trop terrifiées pour parler, elles peuvent seulement s’écrier hors de ton, dans une clameur d’appel à la merci du feu, dans une remontrance au feu sourd et frénétique bondissant plus haut (plus haut, plus haut), avec un désespéré désir ou une recherche résolue, maintenant, de maintenant siéger, ou jamais, aux côtés de la lune à la face pâle. Oh ! les cloches (cloches, cloches), quelle histoire dit leur terreur — de Désespoir ! Qu’elles frappent et choquent, et rugissent ! Quelle horreur elles versent sur le sein de l’air palpitant ! encore l’ouïe sait-elle, pleinement par le tintouin et le vacarme, comment tourbillonne et s’épanche le danger ; encore l’ouïe dit-elle, distinctement, dans le vacarme et la querelle, comment s’abat ou s’enfle le danger, à l’abattement ou à l’enflure dans la colère des cloches, dans la clameur et l’éclat des cloches !
Entendez le glas des cloches — cloches de fer ! Quel monde de pensée solennelle comporte leur monodie ! Dans le silence de la nuit que nous frémissons de l’effroi ! à la mélancolique menace de leur ton. Car chaque son qui flotte, hors la rouille en leur gorge — est un gémissement. Et le peuple — le peuple — ceux qui demeurent haut dans le clocher, tous seuls, qui sonnant (sonnant, sonnant) dans cette mélancolie voilée, sentent une gloire à ainsi rouler sur le cœur humain une pierre — ils ne sont ni homme ni femme — ils ne sont ni brute ni humain — ils sont des Goules : et leur roi, ce l’est, qui sonne ; et il roule (roule — roule), roule un Péan hors des cloches ! Et son sein content se gonfle de ce Péan des cloches ! et il danse, et il danse, et il hurle : allant d’accord (d’accord, d’accord) en une sorte de rythme runique, avec le tressaut des cloches — (des cloches, cloches, cloches) avec le sanglot des cloches ; allant d’accord (d’accord, d’accord) dans le glas (le glas, le glas) en un heureux rythme runique, avec le roulis des cloches — (des cloches, cloches, cloches) avec la sonnerie des cloches — (des cloches, cloches, cloches, cloches, cloches — cloches, cloches, cloches) — le geignement et le gémissement des cloches.
DIMANCHE 19 MARS
Chostakovitch : Symphonie n°7 en ut majeur op.60 « Leningrad »
On attendait beaucoup de ce concert d’abord parce qu’après avoir été une des références de la musique de Chostakovitch, une symphonie emblématique de son travail la « Leningrad » est aujourd’hui moins populaire que d’autres comme la 10ème , qu’on entend partout, voire la 15ème.
Une fois de plus, il faut souligner combien aujourd’hui Chostakovitch fait partie de la normalité des programmes de concerts, alors que dans la jeunesse, les débats autour de ce qu’on disait être ses « ambiguïtés » par rapport au régime soviétique dominaient la presse. La guerre froide imposait aussi dans la musique des discours idéologiques. Aujourd’hui, la guerre froide est loin (encore que…) et le musicien s’impose par rapport à l’homme face à l’histoire. Or le musicien Chostakovitch est une sorte de cinéaste du son, élaborant un récit fortement appuyé sur des références musicales antérieures, avec un travail très assumé de citations ou de variations sur des citations. Un peu comme le travail de certains cinéastes comme Woody Allen sur l’expressionnisme dans « Ombres et brouillard » ou Ridley Scott sur Fritz Lang dans « Blade Runner ». L’œuvre de Chostakovitch a en ce sens quelque chose de post-moderne avant la lettre. Ainsi de « Leningrad », référée explicitement à Ravel (Boléro) et à Lehar (La Veuve joyeuse) dans son fameux crescendo du 1er mouvement. L’œuvre échappe un peu au débat sur les relations avec le stalinisme à cause de la situation tragique de la ville qui est évoquée et qui en a fait pendant depuis longtemps une œuvre de référence du musicien, parce que justement elle dépassait la question idéologique. Si pendant la guerre, elle a été exécutée de nombreuses fois, en URSS comme en Occident, comme élément glorifiant la résistance russe et la sauvagerie nazie, le regard porté sur elle après la guerre a souffert des débats autour du stalinisme et des relations du musicien avec le totalitarisme. Plus récemment cependant, avec le débat sur la date de composition du 1er mouvement, des voix se sont élevées pour y voir une image de la montée de tous les totalitarismes et non pas seulement de l’invasion nazie. Si l’œuvre a été composée avant l’invasion allemande en 1941, on peut effectivement en discuter la signification.
Le travail de Mariss Jansons sur la « Leningrad » est une réussite impressionnante. On connaît sa familiarité avec l’univers de Chostakovitch, mais avec la ville de Leningrad aussi puisque Jansons y a étudié et travaillé, au temps où St Petersburg s’appelait encore Leningrad. Il y a une complicité évidente et personnelle entre le chef et cette œuvre.
La musique de Chostakovich a quelque chose d’une musique à programme, ou mieux, d’une musique qui serait récit, voire roman : on commence par une évocation lyrique de la paix, puis la violence s’insinue puis s’engouffre, détruisant un passé heureux, pour finir dans le triomphe de la victoire. L’impressionnant crescendo de la marche du premier mouvement, un des moments musicaux les plus forts de la soirée sinon le plus fort marque ce passage insidieux de la paix à la guerre, où l’on entend à peine les premières traces de la marche au loin (une allusion claire au Boléro de Ravel par l’utilisation des percussions qui accompagnent les pizzicati, puis des bois) derrière l’évocation initiale assez paisible (notamment à la flûte et au violon solo). Ces percussions peu à peu envahissent l’espace sonore en un pandémonium qui peut à peu s’éteint en un apaisement qui ironiquement, sarcastiquement même se termine par la réapparition de la petite musique ravélienne des percussions, comme si tout allait recommencer: Chostakovitch ne laisse pas l’illusion s’installer. Et l’auditeur sort frappé . C’est sans doute une manière de formuler aussi toute invasion totalitaire et pas seulement l’invasion militaire des troupes nazies. Cette symphonie nous enseigne combien la paix et la liberté sont fragiles, au-delà de tout discours. Ce qui frappe une fois de plus chez Jansons, c’est à la fois un son massif, mais clair, détaillé, coloré, c’est aussi l’absence totale de maniérisme, mais plutôt un discours direct, franc, net. L’exécution du premier mouvement impressionne tellement que le reste néanmoins apparaît un peu fade et peine à entrer en concurrence. Il y a chez Jansons une complicité extraordinaire avec l’orchestre qu’il laisse jouer, quelquefois esquissant à peine un geste, le laissant développer le son et y retrouver une grande force émotive, notamment dans l’adagio mahlérien, partout présent aux deuxième et troisième mouvement, où l’orchestre semble parler et exprimer la douleur et l’amertume. Mariss Jansons fait pleurer le son et c’est bouleversant, mais il laisse aussi s’exprimer toutes les ambiguïtés, notamment dans la danse presque macabre du deuxième mouvement où l’apparent apaisement presque joyeux se double d’un discours grinçant. Jansons jamais ne lâche l’expression de l’ambiguïté.
Dans le dernier mouvement avec son alternance de moments triomphants et d’autres plus gris ou plus sinistre, Jansons fait ressortir une probable ironie du compositeur, où le triomphe apparent n’efface pas ni la douleur du présent ni surtout celle du futur: le triomphe, par son urgence, par le son énorme qu’il développe, en devient inquiétant et rappelle presque la marche du premier mouvement, en jouant notamment sur les percussions et sur la manière dont les cordes jouent de l’archet: c’est un triomphe sans joie, lourd de sens qu’il nous évoque ici. Hitler ou Staline? Peste ou choléra? Voilà ce qu’on semble entendre dans cette musique prophétique, polysémique. Et c’est bien cette interrogation qu’on entend avec insistance, avec ces minutes finales presque extérieures qui rappellent le Zarathustra de Strauss. Mariss Jansons est l’un des phares de la direction d’orchestre, il a peu de concurrents sur ce répertoire qu’il vit de l’intérieur et qu’il connaît dans les méandres des moindres détails. Avec un orchestre complètement dédié, ce fut un de ces moments exceptionnels, voire uniques, qui restent gravés dans la mémoire, dans le coeur et dans la peau.
S’il y a dans ces deux jours une constante, c’est l’extraordinaire complicité en le chef et son orchestre, qui est actuellement l’un des meilleurs de la scène musicale mondiale, on le sent, à la manière détendue dont Mariss Jansons dirige, à son engagement aussi et à ses multiples sourires, auxquels répondent des musiciens visiblement heureux de jouer. Cette osmose est lisible, et elle rend les exécutions très personnelles, très « vécues » de l’intérieur, un peu comme naguère Abbado et le LFO. La musique est peut-être question de style, sans doute de technique mais surtout, dans le cas de la musique symphonique, une question de rencontre, une question sans doute purement humaine : les plus grands concerts naissent de cette rencontre là qui ressemble à un travail maître-disciples où au-delà de la partition, il y a adhésion. L’art est fait de l’assemblage de ces choses diverses, outils, instruments, techniques, discours, mais surtout humanité. C’est ce que Jansons diffuse, tout le temps, et surtout avec son orchestre, et c’est ce que nous avons là vécu, dans cette salle merveilleuse, avec ce public toujours chaleureux, dans la douceur d’un soir de printemps. [wpsr_facebook]
Alors que Barenboim et Lissner ont installé un axe Milan-Berlin pas si naturel, l’axe naturel à Milan est l’axe mitteleuropa Milan-Vienne. Souvenir embelli de l’occupation autrichienne et de l’administration de Marie-Thérèse au XVIIIème et plus avant au XIXème de l’Empire austro-hongrois (que les milanais eux-mêmes durant les « cinque giornate » de 1848 ont cherché à chasser pourtant), cet axe a gardé un sens musical fort: formation musicale à Vienne de Claudio Abbado, puis accession du chef italien aux fonctions de GMD de Vienne après ses 18 ans à la Scala, pendant que Riccardo Muti a été plus récemment l’un des chefs chéris de la formation viennoise, représentations assez fréquentes de l’Opéra de Vienne à Milan, venues régulières des Wiener Philharmoniker. Il y a une vraie disponibilité des milanais envers Vienne et sa culture. Et une 3ème de Mahler est un programme bienvenu : car elle a une histoire avec la Scala. C’est en répétant la 3ème dans ce théâtre que Dimitri Mitropoulos est décédé le 2 novembre 1960. L’Orchestra Filarmonica della Scala, fondé par Claudio Abbado sur le modèle des Wiener Philharmoniker a inscrit la 3ème de Mahler au programme de son premier concert en 1982.
Les vieux milanais ou plutôt les vieux habitués connaissent ces histoires et une 3ème de Mahler est toujours un événement doublé d’un moment « de mémoire ».
Mariss Jansons n’est pas en revanche un chef si fréquent en Italie. Il n’a pas la popularité d’autres chefs de sa génération, mais à mesure que les grandes figures disparaissent ou se retirent, Mariss Jansons comme d’autres chefs septuagénaires, devient même en Italie une référence, qu’il est depuis longtemps ailleurs.
Il est d’ailleurs toujours intéressant de voir qu’en musique classique, l’âge devient un argument pour mythifier les chefs. Je suis toujours amusé de voir combien un chef comme Herbert Blomstedt est devenu aujourd’hui un vénérable alors qu’il était considéré comme un chef de seconde zone quand il avait quarante ou cinquante ans. Ce fut le cas aussi de Gunter Wand, brucknérien de légende, redécouvert tardivement par le disque ou le public. Pour ne pas parler de Georges Prêtre, honni du public français dans les années 70 quand il triomphait ailleurs (Scala ou Vienne) et devenu un immense au seuil de ses 80 ans.
Bernard Haitink (né en 1929) est sans conteste le doyen des grands chefs vivants et en exercice, il est suivi par Zubin Mehta (né en 1936), mais Mariss Jansons fait figure de jeunot (1943), plus jeune que Daniel Barenboim (1942) et Riccardo Muti (1941). Mais Mariss Jansons est désormais considéré par de nombreux mélomanes comme le plus grand, qui entretient avec les Wiener Philharmoniker une relation continue, comme en témoignent ses « Neujahrskonzert » qu’il dirigera de nouveau le 1er janvier 2016. Il vient de laisser le Royal Concertgebouw d’Amsterdam en mars dernier et se consacrera désormais exclusivement et jusqu’en 2021 à l’orchestre de la Radio Bavaroise (Symphonieorchester des Bayerischen Runfunks), avec lequel il vit une très belle histoire. Mais Jansons est aimé de tous les orchestres qu’il dirige : sa modestie, sa manière de se dédier complètement à la musique, sa discrétion en font un artiste universellement respecté.
Alors, c’est dire qu’une 3ème de Mahler, avec Jansons, avec les Wiener, et à la Scala, c’est un événement qu’on ne manque pas, même si on aurait aimé assister aux trois premiers concerts à Vienne.
Outre qu’elle est la plus longue de ses symphonies, la 3ème de Mahler est, comme on dit, une symphonie « à programme », même si Mahler lui-même a nourri quelque doute sur la précision de ce programme qui consiste, excusez du peu, à évoquer les étapes de la création, de la terre minérale à la nature, aux animaux, à l’homme, aux anges, et à l’amour de Dieu dans une sorte d’élévation qui nous « dit la force de l’amour »..
Ainsi se construisent deux pôles, le pôle tellurique initial, monumental (35 minutes environ), minéral et le pôle céleste final (22 minutes environ) qui devraient ponctuer le parcours, les autres mouvements sont beaucoup plus brefs, voire très réduits (le 5ème mouvement en particulier, sorte d’explosion de jeunesse et d’enfance à partir d’un Lied de Des Knaben Wunderhorn dure un peu plus de 4 minutes).
Ces dernières années, j’ai pu entendre quelques uns des grands chefs de ce temps interpréter la symphonie, ce fut d’abord évidemment Abbado à Lucerne en août 2007 avec le LFO, Boulez avec le même orchestre à New York quelques semaines après, ce fut déjà Jansons en 2010 à Lucerne avec le Royal Concertgebouw, mais aussi Dudamel à Berlin en 2014 (en remplacement de Mariss Jansons), Gatti en janvier 2015 avec le Royal Concertgebouw, autant d’approches différentes avec des orchestres très familiers de ce répertoire. On mettra à part ce moment incroyable d’émotion que fut l’exécution à la mémoire de Claudio Abbado du dernier mouvement par le Lucerne Festival Orchestra le 6 avril 2014 sous la direction d’Andris Nelsons, qui replace la 3ème dans les symphonies les plus vibrantes de Mahler, et paradoxalement, les plus vibrantes de vie, et où rarement le mot empfunden ne fut mieux traduit.
Claudio Abbado en 2007 avait réussi à concilier à la fois une indicible émotion, et pas seulement ses derniers mouvements, et une monumentalité qui n’écrase jamais. Je me souviens des larmes qui surgirent à l’audition du cor de postillon au troisième mouvement, lointain, mystérieux et en même temps d’une mélancolie sereine. Je me souviens aussi de l’approche grave et très ressentie de Boulez avec le même orchestre dans le dernier mouvement, à la fois si fluide et si majestueux d’une incroyable lenteur. Jansons en 2010 avait cette vision solide et positive qu’il semble avoir encore ce soir. Si Dudamel m’était apparu précis et techniquement impeccable avec un Philharmonique de Berlin phénoménal, il n’était pas apparu diffuser une profonde émotion.
Gatti au contraire avec un Concertgebouw miraculeux m’est apparu au début de cette année rechercher à la fois la profondeur philosophique et la sensibilité, voire l’intensité émotive et répondait notamment au dernier mouvement aux trois injonctions du programme de la symphonie, Langsam (lent) Ruhevoll (calmement) Empfunden (ressenti). Bref, les approches sont diverses et les effets en sont toujours forts.
Ce qui frappe immédiatement dès le début du premier mouvement (Kräftig. Entschieden), c’est la monumentalité, une monumentalité qui restera tout au long un élément central de cette vision. Dans une approche volontairement distanciée, longs silences, notes très séparées, refus d’un certain legato, l’univers minéral qui préside à ce premier mouvement est ici particulièrement senti, au point même qu’on a un peu de difficulté à rentrer dans la musique tant celle-ci semble se refuser. Il y a de la part du chef un refus de la personnaliser, un refus d’aller au delà de la parfaite exécution, les cuivres y sont fabuleux, chaque note de chaque instrument s’entend, scandée, ponctuée, sans aucune trace d’humanité. Jansons joue à fond le programme et le spectateur reste un peu interdit devant cette lenteur majestueuse, devant ces appels aux cuivres lancés comme dans un néant sidéral avec des scansions des percussions qui surprennent par leur force, comme des coups de tonnerre. Et de longs, de très longs silences. Certes ce premier moment est celui des forces telluriques, qui se mettent lentement en mouvement, et c’est effectivement lent, jamais léger, y compris les interventions des bois et des cordes ahurissantes dans la deuxième partie, allégées mais pas légères. On reste époustouflé des performances des flûtes et des bois en général et surtout d’une incroyable souplesse des cordes, qui s ‘achèvent en une sorte de marche pas si joyeuse : certes la nature s’éveille, en un rythme un peu lourd de Ländler, sans aucune ironie, sans cette approche un peu grotesque qu’on peut avoir dans d’autres interprétations (Abbado), c’est une interprétation brute, qui étonne au sens fort et qui écrase sans ni émouvoir ni être invitante ; on écoute, on regarde, on est frappé, on est admiratif, mais pas vraiment ému : le faut-il d’ailleurs ? Lenteurs, silences, coups de tonnerre, appels mystérieux des cuivres, c’est un véritable univers sans humanité qui s’étale, et même vers la fin, lorsque la musique se fait un peu plus aérienne avec les interventions de la harpe et les incroyables mouvements des violons dont le magnifique premier violon à la magique souplesse de Reiner Honeck.
La partie finale est tellement spectaculaire, même si on sent évidemment l’évolution vers quelque chose de différent, de plus proche de nous, de presque plus humain, que certains spectateurs sans doute un peu oublieux de leur Mahler se mettent à applaudir. Il est vrai que le public de la Scala, vu de haut semble singulièrement partagé entre notre Mahler et leur mobile allumé qui sans doute leur donne les nouvelles du monde qui vient d’être créé sous leurs oreilles.
On sent confusément que cette 3ème sera presque « objective », que Mariss Jansons se refuse à travailler sur une surinterprétation , ou comme Abbado sur la souffrance du poète, mais il rend compte avec exactitude et modestie de la partition dans l’extrême de ses possibles, parce qu’il a un incroyable orchestre : un orchestre virtuosissime qui suscite plus l’admiration que l’empathie (pour mon goût) un orchestre dominant, écrasant, qui réussit à donner des couleurs même lorsque le son à peine perceptible émerge du néant du silence. C’est phénoménal.
Après l’explosion tellurique, c’est le tempo di minuetto , 2ème mouvement au son volontairement retenu, avec la domination initiale des bois, flûte et hautbois, repris bientôt par les cordes et la harpe en un mouvement légèrement dansant et apaisé, avec des variations sur l’intensité sonore d’une science consommée. Il y a là une diversité des couleurs et des évocations grâce à un orchestre à se damner qui en renforce les aspects romantiques et légers, renforcé par l’accompagnement des pizzicati, le jeu d’écoute de la flûte et du violon ; j’ai rarement entendu un 2ème mouvement d’une telle perfection formelle et en même temps d’une telle fraicheur, avec un jeu miroitant sur chaque son, presque kaléidoscopique quelquefois, et toujours ce retour au rythme dansé qu’on n’oublie jamais grâce encore au phénoménal premier violon dont le phrasé d’une légèreté inouïe rend l’atmosphère d’une incroyable sérénité après la tension consécutive au premier mouvement. C’est passage d’un sourire de la nature, dans son insoutenable légèreté qui se termine en suspension.
Le ton reste le même dans le troisième mouvement, Comodo. Scherzando. Ohne Hast, peut-être un tantinet plus concret, plus terrien, plus agreste, un monde virgilien bruissant de la vie sous tous ses aspects (incroyables bois), mais avec une certaine lourdeur volontaire qui rend le panorama varié, dansant mais aussi un peu pesant et plus explosé que dans le mouvement précédent, comme une volonté de vie partout et tout autour de soi, tous les instruments de l’orchestre se prennent tour à tour la voix d’une manière marquée, et en même temps trahissent une nature multiple et remplie d’une vie cachée qui ensuite « saute à l’oreille » en des mouvements de danse paysanne un peu marquée, légèreté et pesanteur alternent sans se contredire : ainsi va la nature de l’un à l’autre. Dans ce paysage assez concret au total, le cor de postillon est non mélancolique voire lacérant comme chez Abbado, mais plutôt souriant, comme une trace de vie derrière le lointain. C’était déjà l’impression qu’il m’avait laissé dans l’interprétation de 2010 avec le Concertgebouw à Lucerne. Il y a une vision monumentale certes au départ, mais bien vite confiante, positive qui court toute la symphonie, malgré la nature et ses mystères : on sent un mystère, mais on ne s’y arrête pas, nous sommes dans une nature multiple et vivace, une nature qui s’offre. Le final nous stupéfie d’abord par la clarté des différents niveaux instrumentaux ; et même si les cuivres ont une petite faiblesse, la tension finale, le tourbillon nous avertit que cette nature sereine peut aussi virer à la nature inquiète ou inquiétante. C’est net, c’est étourdissant, c’est brutal.
L’effet voulu par le Lied(Sehr langsam. Misterioso. Durchaus ppp) de Nietzsche extrait d’Also sprach Zarathustra, est un chant profond, mystérieux et nocturne quand ce qui précédait était diurne. C’est l’apparition de l’homme. Quelle tension dans l’orchestre, avec l’accompagnement de la voix par touches, touches des bois (cor anglais !) touches des cordes, fragile intervention de la harpe, et puis scandé par les cors, cette épanchement aux cordes qui reste très retenu, sans complaisance (alors qu’on pourrait si facilement le rendre sirupeux), avec des sons à la clarinette et au hautbois à se damner. La voix de Bernarda Fink est sans reproche, mais on regrette un peu le timbre d’une Gerhild Romberger, comme venu des profondeurs. Il y a chez Bernarda Fink une vraie retenue, mais le timbre ne nous emporte pas, notamment quand voix, violon et cor anglais se répondent. Les couleurs se répondent, mais sans peut-être ce mystère et cette interrogation qui nous frappe tant dans certaines interprétations. Il y a quelque chose d’un rien pudique, d’un rien retenu, voire d’un rien plat, qui empêche peut-être ce moment d’être « animé », ou pour le dire autrement, d’être plein d’âme.
Le mouvement suivant Lustig im Tempo und keck im Ausdruck qui s’appuie sur un extrait de Des Knaben Wunderhorn s’ouvre sur un chant d’enfants, ici fort bien exécuté par le chœur des « voci bianche » du Teatro alla Scala et par le chœur de femmes du Singverein der Gesellschaft der Musikfreunde in Wien. Ce n’est pas le moment de cette symphonie que je préfère. Ce sont 4 minutes explosives et fraîches (belles percussions) et très subtil accompagnement de l’orchestre figurent un chœur d’anges qui prépare l’élévation finale par un appel à la « himmlische Freude », mais cette joie fraiche se teinte de couleurs parfois un peu plus sombres, mais se clôt par un allègement extrême du son qui diminue jusqu’au silence d’une manière là aussi suspendue, particulièrement réussie. Ce petit moment de fraicheur qui nous porte à l’amour me rappelle un tercet de Baudelaire :
« Et plus tard un Ange, entr’ouvant les portes
Viendra ranimer fidèle et joyeux
Les miroirs ternis et les flammes mortes »
J’ai un problème désormais avec le 6ème mouvement (Langsam. Ruhevoll. Empfunden) qui émerge du silence installé par les dernières mesures du mouvement précédent en un enchainement que l’on ne marque pas toujours, passant des anges à l’amour divin sans transition. Depuis avril 2014, ce mouvement est inséparable dans mon souvenir de l’évocation de Claudio Abbado du Lucerne Festival Orchestra. Une musique d’élévation et d’apaisement, mais aussi d’intense émotion qui ne cesse d’appeler depuis cette date les larmes.
Mariss Jansons aborde ce mouvement dans la retenue et le mystère, le volume est très contrôlé comme un moment d’une incroyable intimité, qui impose une écoute particulièrement concentrée. Aucun pathos, aucun excès, rien de trop sinon une musique d’une sérénité céleste, qui ne cesse de se tendre lentement, tout en nous apaisant, une véritable musique de l’élévation. Les Wiener Phiharmoniker font entendre ce que peuvent faire leur cordes, avec une respiration, une souplesse et une profondeur inouïes. Il y a quelque chose de naturel même lorsque le volume augmente, lorsque les cors apparaissent au loin. Il y a aussi quelque chose d’infiniment lointain et presque inaccessible dans ce son presque improbable.
Jansons a pris ce mouvement avec une lenteur impressionnante, laissant presque la musique se développer (le premier violon encore est exceptionnel, mystérieux et interpelle l’orchestre dans sa retenue), et arriver naturellement aux climax. On reste totalement pétri non d’émotion, mais d’une sorte de retenue sacrée, d’une impression incroyable de sérénité, où les sons se développent sans jamais être appuyés, en un crescendo naturel où rien n’est exagéré, même si les timbales scandent cette élévation avec une netteté qui rappelle le premier mouvement et même si ensuite le son s’évanouit avec lenteur vers le néant. Le son des orchestres de Jansons est souvent plein sans être lourd, ici il est tout en douceur, tout en linéarité (au contraire du premier mouvement, sans legato) les sons naissent l’un de l’autre en des jeux de timbres époustouflants, jusqu’à l’élévation, qui elle même malgré la scansion forte de la timbale et l’augmentation du volume reste d’une certaine manière égale (les flûtes sont fantastiques). Un tel final tout dans l’intime et tout en implosion, comme si cette adhésion à l’amour de Dieu était d’abord une chose intérieure est particulièrement étonnant parce qu’il ne laisse place à aucun sentimentalisme ni à aucun excès d’aucune sorte. C’est la musique dans son absolue grandeur, dans sa grandeur simple, de cette simplicité qui est le caractère même de Mariss Jansons.
Ainsi, ce fut un concert mémorable, même si mon goût me porte vers les énergies sensibles et telluriques de Berlin ou la retenue religieuse tellement ressentie d’Amsterdam dans sa perfection formelle, et même si le Mahler ardent et triste d’Abbado me manque, oh ! comme il me manque !
Mais ce fut mémorable parce qu’on a entendu (malgré quelques menues scories) un orchestre tout simplement sublime, avec des sons inouïs, qu’on n’osait imaginer, et mémorable par cette monumentalité brute et à la fois simple, offerte sans chercher autre chose que la musique que nous a donné à écouter Mariss Jansons qui a refusé toute facilité et tout pathos. Ce fut mémorable et impressionnant plus sans doute que porteur d’émotion. Les Wiener nous ont stupéfiés, ils ne nous ont pas émus…
Mais comme aurait aimé quelques secondes de silence après la dernière mesure, pour continuer de rentrer en nous, pour achever de nous laisser pénétrer. Mais à sa décharge, le public de la Scala, d’ordinaire si prompt à filer après la dernière mesure a réservé à l’orchestre et à Mariss Jansons un triomphe des plus rares, 20 minutes d’applaudissements dont, fait rarissime, deux rappels à scène vide pour Mariss Jansons, quelque chose qu’on n’a pas vu depuis Abbado.
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C’est traditionnel depuis les temps d’Abbado, Lucerne – Pâques est une étape obligée : il y a quelques années encore, l’ouverture était faite par Abbado et la clôture par Jansons et le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks qui donnait un grand concert choral et un concert symphonique.
Abbado n’est plus, mais la clôture par les bavarois est toujours un point de référence fixe, même si cette année je n’ai pu assister qu’au concert choral, le Stabat Mater de Dvořák, exécuté à Munich l’avant-veille et dont le concert de Lucerne fait l’objet d’un streaming sur le site de Br-Klassik encore en ligne sur l’URL http://www.br.de/radio/br-klassik/symphonieorchester/audio-video/webconcert-20150328-so-chor-jansons-dvorak-stabat-mater-100.html Et l’audition en vaut la peine.
Dans une œuvre assez peu connue, mais dans un répertoire que Jansons aime particulièrement, l’expérience de ce concert fut un des moments les plus passionnants de ces derniers mois.
Dans Music as Alchemy: Journeys with Great Conductors and Their Orchestras dont je vous conseille vivement la lecture, Tom Service, critique du Guardian, suit entre autres Jansons dans les répétitions avec le Royal Concertgebouw du Requiem en si bémol mineurop. 89 (B. 517) de Dvořák. Cette lecture est éclairante pour analyser le travail fait sur cette œuvre antérieure de 14 ans, considérée comme une œuvre de jeunesse, où Dvořák écrit suite au double deuil qui le frappe, la mort de deux enfants en bas âge. L’œuvre n’est pas spectaculaire comme pourront l’être des compositions postérieures, elle est pétrie de religiosité, d’intériorité et de grandeur grave comme les premières mesures le marquent.
Et comme telle, elle convient parfaitement à l’approche très peu expansive de Jansons, qui contraint public, solistes et musiciens à une vraie concentration.
Une amie me disait au sortir du concert qu’elle se demandait comme un être aussi peu médiatique, aussi peu spectaculaire et aussi modeste pouvait déchaîner un tel enthousiasme et surtout, communiquer une telle émotion.
Car ce concert fut un immense moment de musique et d’émotion, où orchestre, chef orgue, solistes et chœur ont montré une communion et une homogénéité d’une qualité exceptionnelle, dans la forme comme sur le fond. Je pense que l’architecture de la salle, inspirée par sa verticalité des grandes cathédrales, favorise la concentration plus que d’autres salles : il y a une disposition dramaturgique très proche de celle des églises musicales du XVIIème et du XVIIIème en Italie, qui a inspiré aussi les salles dites « en boite à chaussure » dont Lucerne est le dernier exemple construit.
Ainsi, Jansons choisit d’insister sur la rigueur sans fioritures, en laissant la musique se développer sans rien rajouter qui pourrait être complaisant. C’est un peu paradoxal de parler de hiératisme à propos d’une machine aussi impressionnante qu’un orchestre symphonique et qu’un énorme chœur, mais c’est bien cette grandeur simple qui se dégage d’abord. L’orchestre est totalement engagé, sans aucune scorie, aves des moments sublimes aux cordes (violoncelles) et aux bois et une notable clarté dans l’expression. Quant au chœur, il est la perfection même tant au niveau de la musicalité, de la sûreté, et de la diction stupéfiante : chaque parole est entendue avec une énergie presque rentrée, comme si l’on était devant un « trou noir » d’une inouïe densité musicale, une charge massive d’émotion qui crée l’intensité. Il se dégage donc de l’ensemble une sorte de force sourde, qui semble née de cette concentration qu’on sent aussi chez les solistes. Ayant eu la chance d’être assez proche de l’orchestre et des solistes, je pouvais lire sur les visages une étonnante concentration pendant toute la première entrée du chœur, avant les l’entrée parties solistes.
Chacun était d’ailleurs vraiment magnifique de justesse. La soprano Erin Wall possède une tenue de chant impressionnante, des montées à l’aigu d’une sûreté totale, une expansion vocale étonnante, et un timbre d’une pureté diaphane : son duo avec le ténor Christian Elsner Fac ut portem Christi mortem est un des sommets de la soirée. La mezzo Mihoko Fujimura, au visage grave, très tendu, a ensorcelé par sa voix au volume large, aux graves impressionnants et prodigieuse d’intensité. Qui connaissait cette salle se rappelait de sa Brangäne phénoménale avec Abbado, 11 ans auparavant. Son solo inflammatus et accentus est pure magie.
Le ténor au physique de Siegfried, Chrisitan Elsner a une voix solide, posée, bien projetée, et même si la personnalité vocale apparaît un peu en retrait par rapport aux autres, il apporte à la partie une sorte de solidité tendre toute particulière qui finit par séduire, quant à la basse Liang Li, dans Fac ut ardeat cor meum il réussit à émouvoir grâce à une voix suave – je sais, l’adjectif est étonnant pour une basse- avec une telle qualité de timbre et une telle douceur dans l’approche que c’est le mot suavité qui me semble effectivement convenir le mieux.
En somme, tous sont à leur place : rarement quatuor de solistes a été aussi homogène et aussi impeccable. Je pense que le rôle du chef a été ici déterminant. Dédié à la musique et jamais à l’effet, d’une incroyable intensité, il impose une religiosité à ce moment, même si on est au concert et pas à l’église : il réussit à inonder la salle de cette douleur simple et terrible qu’évoque le Stabat Mater. Le texte de Jacopo da Todi (XIIIème siècle) s’y prête totalement. Dans une œuvre où les voix sont essentielles (chœur et solistes) peut-être plus qu’ailleurs, il impose aussi la présence de l’orchestre, non comme un accompagnement, mais comme un protagoniste, un personnage supplémentaire, qui est pétri d’âme, car ce que dit Hugo « tout est plein d’âme » est exactement ce que l’auditeur ressent, remué sans doute mais aussi étrangement saisi au fur et à mesure de cet apaisement communicatif et douloureux que procure l’œuvre et qu’offre ici Jansons.
Il y a des moments d’une force rare mais jamais rien d’extérieur, jamais rien d‘expressionniste, mais au contraire une approche plus classique, d’un classicisme rigoureux, de ce classicisme « dorique » comme je l’écris quelquefois, sans volutes, d’une lisibilité totale, une approche toute débarrassée de maniérisme avec le seul souci de la musique dans la mesure où elle vous embrasse totalement et vous transporte. C’est étonnant et c’est prenant. Nous sommes dans une musique de l’élévation.
C’est un des moments les plus forts vécus au concert dans ces dernières années, comparable au War Requiem par le même Jansons et les mêmes forces en 2013. Ce Stabat Mater restera gravé non dans les mémoires, mais dans le cœur et dans l’âme.[wpsr_facebook]
2014-2015 est la dernière saison de Mariss Jansons à la tête de l’orchestre du Concertgebouw (RCO). Le chef âgé de 71 ans, à la santé fragile, ne conservera que l’Orchestre de la Radio bavaroise, avec lequel il a tissé un rapport exceptionnel.
Après plusieurs mois d’interruption, Mariss Jansons a repris ses activités par une tournée européenne avec l’orchestre qui le porte entre autres à Edimbourg, à Graz, Ljubljana, Lucerne, Berlin.
À Lucerne, il a présenté deux programmes, le premier était composé de Brahms (Variations sur un thème de Haydn) Chostakovitch (Symphonie n°1) Ravel (concerto pour piano avec Jean-Yves Thibaudet et deuxième suite de Daphnis et Chloé), je n’ai pu assister qu’au second, Brahms (concerto pour violon, avec Leonidas Kavakos) et Strauss (Tod und Verklärung et Till Eulenspiegel Lustige Streiche).
J’ai écrit dans un compte rendu précédent que le Brahms de Mariss Jansons est discuté. Certes, chaque chef a son répertoire de prédilection et Jansons est plus réputé pour son Chostakovitch, son Mahler ou son Strauss que pour son Brahms.
On reproche à Jansons dans Brahms de manquer de legato, d’avoir un son plus épais, avec un tempo plutôt lent, toutes remarques qui pouvaient s’appliquer à ce concerto pour violon, magnifiquement joué par l’orchestre à qui il n’y rien à reprocher, tant la perfection de l’exécution frappe l’auditeur , ainsi que le velouté du son, l’absence d’aspérité, la rondeur.
Ce qui frappe c’est le travail construit avec le soliste. Leonidas Kavakos aime à se présenter comme un musicien parmi les musiciens, accolade avec le premier violon quand il entre en scène, forte association de l’orchestre aux saluts. Il est clair que Jansons, Kavakos et l’orchestre vont de conserve. Il n’y a rien de la déchirure perçue quelque temps plus tôt entre Daniele Gatti et Midori. Là, sans aucun doute, on fait de la musique ensemble.
Malgré les choix de tempo, malgré un rythme moins allégé que je ne le souhaiterais, le Brahms de Jansons est large, et presque trop monumental, mais il y avait un tel dialogue soliste-orchestre que même Leonidas Kavakos, trop technique quelquefois, et qui pour mon goût manque un peu de sensibilité, m’a plutôt agréablement surpris, gardant sa technique impressionnante, mais cette fois plus expressif, avec de vrais moments d’émotion, loin d’être un soliste enfermé dans son monde, mais cherchant à dire la musique avec un vrai discours en totale communication avec l’orchestre. Un sommet fut l’adagio avec le dialogue entre violon soliste et hautbois (Alexei Ogrintchouk ; décidément les hautbois solos du RCO sont exceptionnels – l’autre est Lucas Macias Navarro), un moment suspendu proche du sublime.
Les deux poèmes symphoniques de Richard Strauss, des œuvres de jeunesse plutôt démonstratives, sont une authentique exposition des capacités techniques d’un orchestre, la plupart des pupitres sont très exposés, notamment dans Till Eulenspiegel, plus spectaculaire. Tod und Verklärung (Mort et transfiguration) est l’un des pièces favorites de Mariss Jansons, et un pilier du répertoire du RCO. Tod und Verklärung, composé à l’âge de 25 ans environ, est une œuvre de jeunesse, mais décrit la lutte d’un artiste malade contre la mort, jusqu’à la transfiguration finale, une thématique de la maturité ici abordée par un jeune compositeur, qui en reprendra le thème dans Im Abendrot des Vier letzte Lieder, cette fois-ci au crépuscule de sa vie. Jansons aborde l’œuvre avec beaucoup de mélancolie, mais jamais sombre, avec des variations de la tension, très forte au départ dans le largo. Le troisième mouvement meno mosso a permis à l’orchestre de miroiter d’infinies couleurs, une sorte de tableau pointilliste sonore, et au spectateur de constater une fois de plus que le RCO est toujours l’une des phalanges les plus parfaites qui soient, un sommet technique, et avec en même temps une modestie dans le jeu qui surprend toujours. Le Moderato final retrouve une tension allant croissant mais en même temps Jansons dirige avec une telle subtilité, fouillant chaque moment, dosant les volumes, tout en soulignant la grandeur du moment, c’est à la fois paradoxalement grand et intime. Les trois dernières minutes sont remplies d’émotion et formidablement engagées. Du très grand Jansons.
Dans le programme, on aurait pu voir Till Eulenpiegel lustige Streiche avant Tod une Verklärung, pour terminer sur une note grave et pénétrante. Jansons choisit de conclure le concert sur une note brillante et plus souriante. Le poème symphonique créé en 1895 quelques années après Tod und Verklärung, reprend les aventures du héros allemand. Dès l’ouverture au cor, on comprend que ce sera une sorte de fête sonore qui va souligner à la fois la joie d’une histoire qu’on raconte, lustig, mais aussi une sorte de fête de la musique et de joie de jouer, tant l’orchestre est incroyable (la clarinette !) et Jansons enthousiaste, même si dans l’ensemble de cette seconde partie il m’est apparu proposer une interprétation un peu plus sérieuse, notamment dans Till Eulenspiegel, qu’on aurait pu attendre. Triomphe attendu et mérité à la fin, pour un chef mythique qui m’est apparu un peu amaigri et fatigué.[wpsr_facebook]
BERLINER PHILHARMONIKER
Gustavo DUDAMEL (remplaçant Mariss Jansons), direction
Gerhild ROMBERGER Mezzo-Soprano
Ladies of the Rundfunkchor Berlin
Tobias Löbner, Chorus Master Boys of the Staats- und Domchor Berlin Kai-Uwe Jirka, Chorus Master
Harrison Birtwistle Dinah and Nick’s Love Song Gustav Mahler Symphony No. 3 in D minor
Je voulais faire le voyage de Berlin pour la Troisième de Mahler dirigée par Mariss Jansons. Il a annulé ses trois concerts, et c’est Gustavo Dudamel qui l’a remplacé. Le dernier concert auquel j’ai assisté, à Lucerne (voir compte rendu précédent), m’a convaincu qu’il fallait venir écouter ce chef, avec le Philharmonique de Berlin. Cela m’intéressait d’autant plus que je ne l’avais jamais entendu avec Berlin. Et comme d’aucuns en font l’un des possibles successeurs (possible, mais j’ai mes doutes), ce pouvait être une expérience intéressante.
Le programme proposait deux pièces, l’une très courte de Harrison Birtwistle, Dinah and Nick’s love song (1970, première en 1972), pour la première fois au répertoire de Berlin, et la symphonie de Mahler. Dinah and Nick’s love song est une pièce de cinq minutes environ, pour harpe et trois cors anglais. La harpe (Marie-Pierre Langlamet, magnifique) est disposée au centre du plateau, derrière elle un premier instrumentiste (Albrecht Mayer, le hautboïste de l’orchestre, un grand soliste international, Dominik Wollenweber (cor anglais, ex Gustav Mahlerjugendorchester, qui nous a souvent fait chavirer – je me souviens des Rückert Lieder avec Waltraud Meier et Claudio Abbado où il tirait les larmes) et l’un des autres hautboïstes de l’orchestre, Christoph Hartmann. Wollenweber et Hartmann sont au loin au milieu de la salle. Les trois jouent la même mélodie, qui répond en écho à la harpe au départ discrète, mais bientôt très présente de l’instrument délicat et léger qui se mélange aux sons à la fois très mélancoliques et un peu rèches des bois. Il en résulte un moment suspendu de tension tout particulier, dont la brièveté crée en même temps une frustration. Ce petit ensemble, qui va laisser la place à l’immense complexe de Mahler , avec ses chœurs et sa soliste, produit un effet de contraste, mais en même temps une musique qui s’impose, très prenante même . J’ai été très marqué par ce moment, exécuté par chacun des musiciens à la perfection, la harpe dans l’effleurement initiale à peine perceptible, et les bois extraordinaires (avec un petit plus pour Albrecht Mayer, proprement phénoménal). Un chant orphique, au sens antique du terme, qui serait bien près de nous enchanter : une sorte de musique des origines, qui a quelque chose d’envoûtant.
Bien sûr, tout le monde attend Mahler. L’orchestre est là, au grand complet, avec ses solistes vedettes, Albrecht Mayer, Emmanuel Pahud le flûtiste, Stefan Dohr au cor, Ludwig Quandt, le violoncelliste (qui fut l’un des porteurs du cercueil d’Abbado), le premier violon Daishin Kashimoto (même si je lui préférais Guy Braunstein). C’est l’un des grands concerts de l’année.
Ce qui frappe chez Dudamel, et c’est immédiat, c’est sa prise sur l’orchestre, et sa familiarité avec l’œuvre qu’il dirige sans partition. J’ai souvent écrit que Dudamel a une prise sur le public, évidente, par sa gentillesse et sa chaleur ; on remarque là sa parfaite maîtrise de l’orchestre de Berlin, qui le suit beaucoup d’attention et grand soin. Il est vrai que la très haute technicité de Dudamel, un chef au geste précis, qui a soin de la construction sonore sans jamais vraiment la mettre en scène, sans jamais faire de spectacle est un bonheur pour n’importe quelle phalange. Il a même été d’une grande économie gestuelle, comme si il n’en avait pas besoin pour être compris et suivi de l’orchestre. Il y a de bons chefs qui dirigent Berlin sans vraiment dialoguer (Ingo Metzmacher par exemple) avec un résultat discutable ou décevant. On a ici une véritable entente, qui se sent, qui se traduit notamment par un premier mouvement fulgurant (malgré une toute petite errance), tendu, somptueux, et en même temps d’un très grand classicisme. Il ne faut pas attendre de Dudamel des prises de risque énormes, c’est un vrai classique, c’est un vrai lecteur/traducteur de partition, je ne le sens pas comme un chef qui va inventer, y compris des voies inhabituelles, voire choquantes, ou totalement convaincantes d’ailleurs à la Harding, ou à la Gatti, ce n’est pas non plus un chef lyrique à la Nelsons ou trop sensible (sa Bohème jadis à Berlin manquait singulièrement de pathos), il va chercher la partition et la présente dans tous ses secrets, dans tous ses méandres, d’une manière à la fois objective et respectueuse, presque distanciée, mais avec un sens du rythme, avec un sens des gradations sonores, avec un souci de la révélation du son qui sont proprement quelquefois bluffants .
Il est accompagné par le chœur de femmes de la radio de Berlin (direction Tobias Löbner) et les enfants du Chœur d’Etat et de la Cathédrale de Berlin (direction Kai-Uwe Jirka), vraiment magnifiques de fraicheur, mais c’est le mezzo-soprano Reinhild Romberger, déjà remarquée l’an dernier à Lucerne, qui stupéfie. J’ai rarement entendu O Mensch aussi senti, aussi profond, aussi sensible: avec une voix sonore, ronde, magnifiquement projetée, un grave d’une rare pureté, un aigu sûr, un phrasé exemplaire, une diction de rêve (on comprenait chaque mot), elle transcende ce moment : en un seul mot, une merveille. Elle laisse loin derrière nombre de solistes pourtant renommés. Ne la manquez pas si vous la voyez son nom sur une affiche, elle est simplement prodigieuse.
Un certain nombre de mes amis (nous étions nombreux à Berlin ce jour là) mahlériens ont été un peu déçus par le manque d’émotion, la distance avec laquelle Dudamel a abordé l’œuvre. Il y a une sorte d’objectivité, de Sachlichkeit dans cette lecture qui m’a frappé aussi, mais la perfection de l’exécution, son côté direct, l’absence de volonté de faire des effets calculés, voire millimétrés (au pays de Rattle, c’est notable), comme si Dudamel voulait se cacher derrière cette musique en ne cherchant rien d’autre que de la reproduire avec la plus grande honnêteté possible mais aussi avec tous les détails et dans tous ses recoins. On ne cessera pas de louer l’orchestre, le violon de Kashimoto, certes, mais les contrebasses en pizzicati, mais les violoncelles (dernier mouvement) surtout la flûte chavirante de Pahud, le cor jamais en défaut, phénoménal dans le dernier mouvement et d’une puissance d’émotion indicible de Stephan Dohr, le hautbois de Mayer (que j’ai adoré dans le quatrième et le dernier mouvement, notamment dans son dialogue avec la flûte et même malgré une petite scorie) et cette fois-ci les trombones stupéfiants et notamment le trombone soliste Christhard Gösslin, époustouflant, même si l’intervention du cor de postillon a été clairement ratée.
Cette quasi perfection transcende les émotions, elle les stimule. Depuis le 6 avril dernier (le concert hommage à Abbado du LFO à Lucerne) le dernier mouvement de la troisième me fait venir les larmes dès les premières mesures : allez savoir pourquoi. Mais l’émotion est restée présente, une émotion certes moins bouleversante qu’avec qui vous savez, mais réelle, mais profonde, qui produit au final une grande joie, et le sourire d’avoir vraiment ressenti ce Mahler qui nous amène vers la transcendance, un Mahler moins grinçant et plus optimiste. Un Mahler ascensionnel.
Avec un orchestre dans une forme pareille, avec un chef vraiment remarquable, d’un très grand niveau et avec Mahler, ce fut un très beau moment, paraît-il le meilleur des trois concerts. Vous pourrez allez l’écouter sur le Digital Concert Hall (http://www.digitalconcerthall.com) lorsque le concert (du 13 juin) sera en ligne.
Et en tous cas, il se vérifie encore une fois si c’est possible que les Berliner savent être totalement bluffants lorsqu’ils ne veulent, et qu’encore une fois la magie de la salle agit, avec ce son si proche, si net, si clair. Enthousiasme du public, qui fut un peu étonnant en ce lieu, applaudissant à la fin du premier mouvement et après le troisième, longs applaudissements, et salut de Dudamel seul, lorsque l’orchestre est sorti. Comme avec Abbado. [wpsr_facebook]
Cette semaine parisienne était particulièrement chargée musicalement, entre les quatuors à la Cité de la musique, Lakmé, et ce week end qui accueille d’un côté à Pleyel le LSO et John Eliot Gardiner ainsi que l’Orchestre Simon Bolivar et Gustavo Dudamel , de l’autre le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks et Mariss Jansons et les Wiener Philharmoniker et Riccardo Chailly au Théâtre des Champs-Élysées. Le public parisien devait donc se diviser ou se multiplier. Que sera-ce lorsque la Philharmonie, la Maison de la Radio et Boulogne Billancourt seront ouverts?
Mon choix s’est porté le 18 janvier sur Mariss Jansons, évidemment, et les bavarois. Le programme était alléchant, et Jansons ne se choisit pas, il s’impose.
Le Théâtre des Champs Élysées n’était pas tout à fait plein: le public des mélomanes à Paris reste relativement réduit et n’est pas élastique: devant trois lieux possibles pour des concerts symphoniques ou de musique de chambre, il se dilue, et ne peut satisfaire pleinement à l’offre.
Une remarque liminaire : entre une salle Pleyel à l’acoustique erratique et un théâtre des Champs-Élysées à l’espace réduit qui comprime et les orchestres, et le son, il n’y a pas de vrai lieu pour que la musique respire vraiment à Paris. On aura beau discuter à l’infini de la pertinence de la construction de la Philharmonie à La Villette (Ah, comme les beaux quartiers conviennent mieux à la musique classique! Comment oser s’aventurer à la frontière du 93 pour aller écouter sa musique favorite et risquer mille morts à la Porte de Pantin et dans la terrible ligne 5?) ce sont des débats qui cachent évidemment la volonté d’un certain public de préserver ses lieux et les petits privilèges de l’entre-soi. On a entendu les mêmes au moment de la construction de Bastille (le 12ème? ooooh quelle horreur! mais personne n’ira jamais là-bas…) et on a vu le résultat. Laissons la pensée médiocre s’exprimer, c’est une période qui lui est hélas très favorable…
Oui, en enfant très gâté, j’ai l’habitude de salles plus vastes, à l’acoustique plus claire, qui laissent le son respirer, les musiciens jouer avec de l’espace, la musique s’expanser et réverbérer. Entendre cet orchestre au Théâtre des Champs-Élysées m’a surpris et j’ai eu l’impression qu’il ne pouvait rendre ce qu’il rend dans d’autres salles, qu’on n’entendait pas forcément tout ce qu’on devrait entendre, même si évidemment le rendu permettait quand même de comprendre et des options du chef et des qualités intrinsèques de cette phalange exceptionnelle, l’une des plus aguerries et des plus accomplies du monde.
Le concert a commencé par me laisser dans une grande perplexité: le concerto pour violon de Berg est une pièce que j’affectionne, et dans laquelle je suis rentré en écoutant Claudio Abbado, avec Kolja Blacher d’abord et le Mahler Chamber Orchestra dans une petite ville du sud de l’Italie, Potenza, et avec Isabelle Faust et le Philharmonique de Berlin (voir le l’article dans le blog). J’avais alors essayé de souligner l’impression bouleversante de poésie et de tendresse perçue alors, avec des sons d’une finesse infinie, grêles comme l’infime, qui rendaient palpable la fragilité de la vie. Ce qui frappait, c’était ce « je ne sais quoi » et ce « presque rien » qui rendent justice à cette esthétique de l’ineffable chère à Jankelevitch. On entendait tout, et cette musique, si inspirée du choral de Bach O Ewigkeit, du Donnerwort (BWV 60), renvoyait à une espèce de sens du sacré, qui donnait tout son sens au sous titre de l’oeuvre « À la mémoire d’un ange ».
Le concerto, je l’ai déjà rappelé ailleurs, est dédié à Manon, la jeune fille enlevée à 18 ans à Alma Mahler et Walter Gropius. Et la couleur de l’interprétation qu’en donnent et Shaham et Jansons semble plutôt s’appuyer sur l’expérience de Gropius l’architecte, car elle propose une vision très architecturée, aux formes très nettement dessinées, aux contours nets, aux transitions à la fois souples et glaciales qui font penser à la neue Sachlichkeit, une sorte de nouvelle objectivité dont Gropius et le Bauhaus s’inspirent dans les années antérieures et qui s’appliquerait ici à cette lecture. Une interprétation à distance, d’une pudeur qui confine à la neutralité, et qui aboutit à effacer presque toute approche sensible. Évidemment, on ne demande pas de pathos dans une oeuvre qui en est très éloignée, mais elle n’est pas éloignée en revanche d’une sensibilité religieuse qu’on ne perçoit pas ici. L’orchestre est impeccable, le son d’une netteté et d’une précision au cordeau, presque géométrique: un bloc descriptif plus qu’introspectif qui essaie d’évacuer ce qui pourrait donner de l’émotion.
Pour tout dire, je ne suis pas arrivé à rentrer dans cette logique et la pièce ne m’a rien dit. Je n’ai pas entendu l’orchestre me parler, non plus que le soliste, impeccable, complètement en phase avec la couleur orchestrale, et donc sans aucune marque d’émotion, et plus grave encore, sans vrai discours. Tout cela laisse froid. On ne voit pas d’univers dans le travail, on ne voit rien de ce qui peut être derrière les yeux car tout au contraire est devant les yeux. Ce n’est évidemment pas une question de technique, c’est une question de vision. La perceptible technicité de l’être, sans rien de son imperceptible légèreté.
En bis, logique vu la genèse de l’oeuvre, une pièce de Bach très familière au public, la gavotte en rondeau de la Partita pour violon seul nº 3 de Bach, joli morceau virtuose, mais qui là aussi n’exprimait pas une approche sensible et m’a laissé un peu extérieur.
La deuxième partie a changé complètement la donne. Car la Pathétique de Tchaïkovski fait évidemment partie du génome de Mariss Jansons, qui fut l’assistant de Evgueni Mravinski à Leningrad. Et on sait ce que sont encore aujourd’hui les interprétations de Mravinski, sans doute inégalées.
On reproche souvent à Tchaïkovski un côté un peu sucré, qui trouverait dans la Symphonie n°6 pathétique un terrain particulièrement fertile, avec le danger inhérent à une symphonie « pathétique » à savoir un excès de pathos, qui ferait naturellement pléonasme. Et certains n’hésitent pas à s’engager dans cette voie.
D’emblée, dès les premières mesures, on a tout ce qu’on n’avait pas précédemment à savoir un discours, un discours qui s’installe immédiatement, par le dialogue sensible des bois et des violoncelles, par la respiration des silences, par la manière de susurrer et surtout par cet imperceptible voile dans l’attaque des violons, reprise par la flûte (somptueuse). Et immédiatement une fluidité, une urgence, un halètement, dans une clarté du langage, dans une approche cristalline sans jamais être appuyée, car peu de pathos dans cette pathétique, ce qui lui donne d’autant plus de force, une force lyrique dans le deuxième mouvement et surtout un troisième mouvement à couper le souffle qui tient en haleine et crée une incroyable tension . Ce troisième mouvement molto vivace où toute la technicité de la direction et la qualité de l’orchestre se mettent au service d’une énergie du désespoir qui après le premier mouvement très intériorisé et tendu (où est même citée la messe des morts de l’église orthodoxe) le second plus apaisé (et très dansant, ce qui fait toujours penser au J.Strauss de Jansons) marque ce troisième d’une tension et d’une dynamique qui en font une course désespérée et bouleversante, ce qui pourrait justifier le qualificatif « tragique » que son frère voulait donner à l’oeuvre, et auquel lui préféra « pathétique ». Le dernier mouvement est cet adagio lamentoso qui est l’originalité formelle de cette oeuvre. Il pâtit légèrement de la tension imprimée au troisième, même si l’épaisseur sonore de l’orchestre, sa pâte orchestrale sont mises en évidence, avec le dialogue entre les instruments (les cuivres et les bois…, mais aussi les contrebasses dont le son s’efface peu à peu à la fin) et montrent une machine parfaitement huilée mais aussi l’engagement dans une interprétation très légèrement distanciée, en crescendo sonore qui fait regretter le manque de volume de la salle et qui malgré tout en multiplie l’effet, mais paradoxalement ne procure pas forcément l’émotion voulue par ce mouvement. Le silence final est perturbé par quelques applaudissements timides d’auditeurs peu attentifs: on n’est pas à Berlin…
Un triomphe , qui provoque le bis traditionnel de Jansons, la Valse triste de Sibelius, où sont soulignées encore une fois les qualités de souplesse et les magnifiques transitions « à la Jansons » que l’on a connues dans ses interprétations de Johann Strauss. Commencée dans le doute, la soirée se termine sans l’adhésion totale à une vision et un chef qui reste pour moi, après qui vous savez, le plus passionnant du jour.
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L’édition 2014 du festival de Salzbourg a été publiée hier, étrangement (erreur ?) sur le site des archives (http://www.salzburgerfestspiele.at/archiv/j/2014). N’importe, les internautes mélomanes se sont donnés le mot.
Pour cette dernière année de l’ère Pereira, mon œil est fortement attiré par le théâtre : c’est là que j’ai en priorité trouvé matière à voyager. L’édition 2014 a pour thématique le centenaire de la première guerre mondiale, ce qui pour l’Autriche signifia la fin d’un monde : ainsi sera proposé, dans une mise en scène de Matthias Hartmann Die letzten Tage der Menscheit de l’autrichien Karl Kraus, une fresque gigantesque de 800 pages, qui nécessiterait 6 jours de représentations sur la chute de l’Empire Austro-hongrois, la première guerre mondiale, et sur la presse (Karl Kraus était journaliste).
J’en ai vu en 1990 une édition en italien mise en scène par Luca Ronconi au Lingotto de Turin, huit scènes différentes, deux jours de représentation, un travail totalement fou et inoubliable (à titre d’exemple: les chemins de fer italiens, coproducteurs, avaient prêtés rails et wagons) et Ronconi devait diriger le spectacle d’un point situé à plusieurs mètres de hauteur pour tout dominer (je l’ai vu trois fois : dont une avec Luca Ronconi qui m’a emmené là-haut pour tout voir) on pouvait circuler, sortir, rentrer, aller boire un pot : la vie quoi, le théâtre dans ce qu’il a de plus grand et de plus fou, Ronconi retrouvant la folie de l’Orlando Furioso vu aux halles de Baltard. Ceux qui sont de ma génération se souviennent de l’Orestie à la Sorbonne, du Barbier de Séville de Rossini à l’Odéon, du Ring à Milan, du Perroquet Vert (Al Papagallo verde) de Schnitzler à Gênes en 1978 dans des costumes de Karl Lagerfeld ou de la pièce de Pirandello Die Riesen vom Berge (Les Géants de la montagne) à Salzbourg (en réalité à la Pernerinsel de Hallein) en 1994– au temps de Mortier – avec une époustouflante Jutta Lampe. Luca Ronconi semble bien oublié dans la liste des immenses metteurs en scène de théâtre qu’on cite habituellement : et pourtant, celui qui dirige encore aujourd’hui le Piccolo Teatro de Milan, dans les quarante dernières années fut l’un des très grands de la scène européenne.
Vous allez sans doute dire que je m’égare, que le sujet, c’est Salzbourg, mais si je commence par le théâtre, si ce titre de Karl Kraus m’a happé, c’est parce que c’est pour moi l’un des grands souvenirs, l’un des phares de ma vie de théâtre. Alors vous imaginez bien que je vais essayer d’aller voir le travail de Matthias Hartmann d’autant que le texte de Karl Kraus, excessif, terrible, prophétique, nous parle aujourd’hui avec une très grande urgence, dans notre monde en proie à la folie et à la perversion médiatiques.
Deuxième phare de l’édition 2014 (en dehors de la reprise de la production de Jedermann de Julian Crouch et Brian Mertes ) Don Juan revient de guerre (Don Juan kommt aus dem Krieg) deÖdön von Horváth dans une mise en scène de Andreas Kriegenburg (le metteur en scène du Ring de Munich), un grand texte, un auteur de référence de la littérature théâtrale du XXème siècle, et un metteur en scène de ceux qui disent des choses ; on ne peut manquer cela.
Que ceux qui hésiteraient à cause de la langue allemande se rassurent : le grand théâtre est toujours accessible et la langue n’est jamais un obstacle (en tous cas il ne faut jamais considérer la langue comme un obstacle) : et l’allemand au théâtre est le plus beau des cadeaux pour un spectateur amoureux des langues.
Une production anglaise mise en scène par Katie Mitchell (mise en scène de Written on skin de Georges Benjamin) autour de la Grande Guerre, The forbidden Zone, de Duncan Mc Millan. La zone interdite est une production multimedia qui décrit la guerre de 14-18 vue par l’œil d’un groupe de femmes, les unes au front, les autres chez elles, qui souligne comment et combien la guerre a marqué leur vie. Autre production (que les parisiens verront, c’est une coproduction avec l’Old Vic et le théâtre de la Ville) Golem, de Suzanne Andrade d’après le roman de Gustav Meyrink, Golem, paru en 1915, et qui fut un bestseller. Ce roman se lit sur fond de guerre : l’Ensemble1927 transpose l’histoire dans un monde hypertechnologique dont on ne connaît ni les limites, ni le futur, un monde au bord d’un gouffre dont on ne connaît pas le fond.
Ce programme particulièrement fort (composé par Sven-Eric Belchtolf le directeur de la partie théâtre du Festival) est complété par des lectures de textes ou de chansons de la première guerre mondiale (Werd’ich leben, werd’ich sterben ? – vais-je vivre, vais-je mourir ?-) ou cette lecture du livre de l’historien Peter Englund Schönheit und Schrecken -beauté et horreur-, la première guerre mondiale racontée par 19 destins dont les points de vue sur la guerre se croisent .
Personne en France (ou peu de monde) ne s’intéresse à la programmation théâtrale de Salzbourg qui existe pourtant depuis les origines du Festival et qui a été revivifiée par le passage de Gérard Mortier, sans doute parce que nous en France, nous avons Avignon, ce qui justifie ( ?) qu’on peut taire les concurrents, aussi bien Salzbourg (beaucoup plus réduit) qu’Edimbourg et son Festival Fringe qui est sans doute le plus grand rassemblement mondial de spectacles d’avant garde aujourd’hui.
Salzbourg n’intéresse que pour la musique, et la proposition musicale de 2014 affiche comme d’habitude des moments exceptionnels, d’autres moins dignes d’intérêt, et quelques surprises dans les programmes et les distributions.
Du côté de l’opéra : d’abord, dans l’ordre,
– une production de Don Giovanni de Mozart, l’auteur fétiche du Festival qui ne peut manquer, dans une mise en scène de Sven-Eric Bechtolf et dirigé par Christoph Eschenbach.
Ni le metteur en scène, sans doute intéressant sans jamais être passionnant, ni le chef, toujours très discuté, ne sont des motifs à investissements exagérés : seule la distribution, qui donne une large part à la génération montante de chanteurs qui commencent à être vus sur les scènes européennes, peut stimuler la curiosité : Genia Kühmeier en Donna Anna, Anett Fritsch en Elvira (la Fiordiligi – « fruitée » selon Libération, comprenne qui pourra…- de Haneke à Bruxelles), l’excellent Andrew Staples (entendu dans Tamino il y a quelques années à Lucerne) en Ottavio, Tomasz Konieczny en Commendatore, Alessio Arduini en Masetto et Eva Liebau en Zerlina, tandis que des chanteurs plus habituels et plus aptes à attirer le public se partagent Don Giovanni (Ildebrando d’Arcangelo) et Leporello (Luca Pisaroni).
– une création de Marc-André Dalbavie dirigée par le compositeur, Charlotte Salomon, à la distribution non encore définie(sauf l’excellente Marianne Crebassa, découverte en 2012 dans Tamerlano, où elle était exceptionnelle), sur un livret de Barbara Honigmann élaboré à partir du livre de gouaches autobiographiques Leben ? oder Theater ? – Vie ? ou théâtre ?-de Charlotte Salomon, artiste juive victime toute sa vie de l’antisémitisme en Allemagne, et disparue à Auschwitz.
– autre « must » salzbourgeois, Der Rosenkavalier, une production dirigée par Zubin Mehta et mise en scène par Harry Kupfer, ce qui peut promettre quelques moments intéressants, avec une distribution là-aussi composée de chanteurs de nouvelle génération, dont certains inattendus dans ce répertoire, à commencer par la Feldmarschallin de Krassimira Stoyanova et le Ochs de Günther Groissböck, qui abandonne les basses méchantes (Fasolt, Hunding), pour les basses comiques. Moins inattendus l’Oktavian de Sophie Koch, la Sophie de Mojka Erdmann et le Faninal d’Adrian Eröd. Une distribution solide, qui peut réserver de très bonnes surprises.
– on recommence à voir sur les scènes Il Trovatore de Verdi, particulièrement difficile à distribuer ou simple, selon les points de vue : il suffirait d’y distribuer –c’est Toscanini qui le disait- le meilleur ténor, le meilleur soprano, le meilleur mezzo et le meilleur baryton et le tour est joué. Une fois de plus, Alexander Pereira surprend par son choix de distribution, deux super stars, Anna Netrebko dans Leonora et Placido Domingo dans Luna, un Manrico au timbre juvénile et clair, Francesco Meli, et la surprise : Marie-Nicole Lemieux dans Azucena qui quitte les rives baroques pour un répertoire moins attendu pour elle. Ella a été une Miss Quickly notable dans le Falstaff de Milan, mais Azucena demande d’autres moyens à l’aigu. Ceci dit, Marie-Nicole Lemieux est une chanteuse d’une grande intelligence: si elle chante Azucena, elle sera Azucena. Avec pareille distribution, nul doute que le public courra, non seulement à cause de Netrebko, mais aussi à cause de Domingo, inoubliable Manrico jadis. Le réentendre dans il Conte di Luna est, quelque soit le résultat, un devoir délicieux pour les gens de ma génération.
Mais dans Trovatore, il faut un chef, un chef qui ait la pulsion, la respiration, le rythme. Fidèle à ses amitiés et à ses chefs fétiches, Pereira a appelé Daniele Gatti. Vu qu’on n’a pas entendu un grand chef dans Trovatore depuis des lustres (Muti mis à part, mais ce n’était pas très réussi) on ne va pas bouder son plaisir, d’autant qu’Alvis Hermanis signe la mise en scène d’une œuvre qui devrait bien lui convenir : grandes scènes d’ensemble, grande fresque épique – j’espère que ce sera à la Felsenreitschule qui irait si bien à ce Verdi-là (bien que j’en doute pour des raisons de capacité). En tous cas enfin un Trovatore un peu attirant.
– Autre source d’aimantation salzbourgeoise, Fierrabras de Schubert. Cet opéra héroïco-romantique fut imposé sur les scènes par Claudio Abbado qui en dirigea une très belle production de Ruth Berghaus à la Staatsoper de Vienne. On y découvrit notamment une étincelante Karita Mattila. Cette fois-ci, le chef sera Ingo Metzmacher, une surprise (agréable) dans ce répertoire, et le metteur en scène sera Peter Stein ce qui me laisse plus dubitatif : vu son manque d’inspiration dans ses dernières productions, l’idée n’est peut-être pas si stimulante. On imagine ce qu’un Herheim ou qu’un Michieletto pourraient faire d’une œuvre aussi échevelée. Une distribution très solide, très équilibrée, et très prometteuse : Georg Zeppenfeld, Dorothea Röschmann, Michael Schade, Benjamin Bernheim, Markus Werba, Marie-Claude Chappuis. À voir bien sûr, malgré les réserves.
– Comme chaque année désormais, le Festival d’été propose la production phare du festival de Pentecôte : cette année ce sera Cenerentola (et non Otello, l’autre production de Pentecôte). Une Cenerentola baroqueuse avec Jean-Christophe Spinosi et son Ensemble Matheuz. Belle consécration que de se retrouver à Salzbourg, merci Cecilia Bartoli ! Car la production sera portée par la Angelina désormais légendaire (depuis son enregistrement avec Chailly) de Cecilia Bartoli. Ayant Chailly ou Abbado dans la tête, il est difficile pour moi de me représenter ce que fera Spinosi. Malgré une distribution intéressante : Javier Camerana en Ramiro, Nicola Alaimo en Dandini, Enzo Capuano en Magnifico, et une mise en scène qui fera encore couler de l’encre de Damiano Michieletto, je ne sais si le jeu en vaut la chandelle.
– Enfin, deux opéras en version de concert, désormais traditionnels depuis que Pereira dirige le Festival :
Un « Projet Tristan und Isolde », pompeuse manière d’appeler le concert que donnera le West-Eastern Divan Orchestra dirigé par Daniel Barenboim qui sera aussi au festival de Lucerne, avec Waltraud Meier, René Pape, Peter Seiffert, Ekaterina Gubanova et Stefan Rügamer .
La Favorite, de Donizetti, dans sa version originale française, dirigée par l’un des complices de toujours de Alexander Pereira, Nello Santi, que les parisiens de ma génération connaissent bien puisqu’il dirigea à Garnier sous Liebermann la fameuse production de John Dexter de I Vespri Siciliani, mais aussi Otello (celui de Verdi) et la reprise du Simon Boccanegra de Strehler (Abbado ne voulant plus mettre les pieds à l’Opéra de Paris), ainsi qu’une une version concertante de Don Carlo où l’on découvrit Elisabeth Connell en hallucinante Eboli. Cela promet du rythme, un peu de bruit (Santi ne donnant pas toujours dans la dentelle), mais un orchestre qui sera sans nul doute parfaitement tenu (le Münchner Rundfunkorchester), car de ce point de vue, Nello Santi est un chef très sûr pour des musiciens qui connaissent peu ce type de répertoire. Et dans la distribution, un trio de choc dont les noms suffisent pour se précipiter sur les réservations en ligne quand elles seront ouvertes : Elīna Garanča dans Léonor de Guzman, Juan Diego Flórez dans Fernand, et Ludovic Tézier dans Alphonse XI ; si l’administration de l’Opéra de Paris avait eu de l’idée (rêvons un peu), voilà le répertoire parisien typique qu’elle aurait pu monter à Garnier. Distribution étincelante, œuvre peu connue, mais part de l’histoire de l’Opéra de Paris où elle fut créée en 1840.
Du point de vue des concerts, une fois de plus, diversité des orchestres, diversité des répertoires, moments d ‘exception et moments plus conformes sont à attendre, avec la présence des habituels (Wiener Philharmoniker) et des habitués (Berliner Philharmoniker) et toutes les autres phalanges somptueuses qui tiennent à s’afficher régulièrement à Salzbourg.
Cette année, un cycle Bruckner domine la programmation des concerts , notamment ceux des Wiener Philharmoniker qui offriront tous une Symphonie de Bruckner (sauf le concert de Dudamel, dédié à Strauss), ainsi entendra-t-on avec les Wiener la n°4 dirigée par Daniel Barenboim (avec le plus rare – et donc plus intéressant – Requiem de Max Reger), la n°8 dirigée par Riccardo Chailly (immanquable), la n°2 et le Te Deum dirigés par Philippe Jordan, la n°6 dirigée par Riccardo Muti (avec la n°4 « tragique » de Schubert), la
n°3 dirigée par Daniele Gatti et tandis que la n°5 sera programmée dans l’un des deux concerts du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks dirigé par Bernard Haitink, qui dirigera aussi Die Schöpfung (La Création) de Haydn pour le deuxième concert (un must), la n°1 par l’ORF Symphonieorchester dirigé par Cornelius Meister, l’un des chefs allemands de la génération montante, la n°7 par Christoph Eschenbach et le Gustav Mahler Jugendorchester, la n°9 enfin par le Philharmonia Orchestra dirigé par Christoph von Dohnanyi (avec les Vier letzte Lieder de Strauss interprétés par Eva-Maria Westbroek).
C’est Wolfgang Rihm qui sera le compositeur contemporain à l’honneur, le Mozarteumorchester sera dirigé pour les traditionnelles Mozartmatineen par Ivor Bolton, Manfred Honeck, Marc Minkowski, Adam Fischer, Vladimir Fedosseyev, et de son côté, Rudolph Buchbinder donnera l’intégrale des sonates pour piano de Beethoven.
On comptera un certain nombre de récitals dont ceux de Elīna Garanča, Anja Harteros, Thomas Hampson ou Christian Gerhaher.
Enfin outre le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks dirigé par Bernard Haitink cette année, on pourra entendre le Concentus Musicus dirigé par Nikolaus Harnoncourt dans les trois dernières symphonies de Mozart (39, 40, 41), le West-Eastern Divan Orchestra et Daniel Barenboim, certes dans l’Acte II de Tristan und Isolde, mais aussi dans Ravel, Roustom, Adler (voir Lucerne), le Philharmonia dirigé par Christoph von Dohnanyi (voir ci-dessus) et ensuite par Esa-Pekka Salonen dans un programme Strauss, Berg, Ravel, le Royal Concertgebouworkest d’Amsterdam et Mariss Jansons dans Brahms, Rihm et Strauss, Murray Perahia et l’Academy of Saint Martin of the Fields et enfin un seul concert des Berliner Philharmoniker dirigés par Sir Simon Rattle dans l’un des deux programmes de Lucerne, Rachmaninov (Danses Symphoniques) et Stravinsky (L’oiseau de Feu).
Il y en a pour tous les goûts, dans tous les styles de musique, pas forcément pour toutes les bourses, encore qu’on puisse avoir des places à prix raisonnables pour Salzbourg (autour de 90€) pour les opéras et moindres pour les concerts, et qu’on puisse y loger à des tarifs imbattables (autour de 40€), mais il faut s’y prendre tôt. Salzbourg n’est pas mon lieu de prédilection, mais le mélomane doit y venir un jour ou l’autre : le supermarché des folies mélomaniaques est à vivre au moins une fois.
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