LUCERNE FESTIVAL EASTER 2016: CONCERTS DU SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS dirigés par MARISS JANSONS le 19 MARS 2016 (BEETHOVEN, MENDELSSOHN, RACHMANINOV) et le 20 MARS 2016 (CHOSTAKOVITCH)

Le poème symphonique "Les Cloches", vue d'ensemble  ©Peter Fischli
Le poème symphonique « Les Cloches », vue d’ensemble ©Peter Fischli

Les prochains comptes rendus porteront exclusivement sur les concerts ayant eu lieu dans les divers festivals que j’ai eu la chance de visiter au mois de mars et qui m’ont donné tout le loisir d’entendre quelques uns des grands orchestres de la scène musicale du moment. Cela a commencé le 14 mars avec le Bayerisches Staatsochester, plus fréquent dans la fosse que sur la scène, pour le sublime concert de Kirill Petrenko dont j’ai rendu compte et dont la magie s’est répétée aux dires des auditeurs avec les Wiener Philharmoniker début avril. Avant de parler des Berliner à Baden-Baden et la Staaskapelle Dresden et du Royal Concertgebouw, je rends compte des concerts de l’autre orchestre munichois, celui de la Bayerischer Rundfunk (la Radio Bavaroise) dirigé par son chef Mariss Jansons, dans sa mini-résidence annuelle à Lucerne où l’orchestre donne chaque année un grand concert choral et un grand concert symphonique.
Mariss Jansons est très régulier depuis très longtemps à Lucerne, où il vient au moins une fois par an, et cette année, les deux concerts étaient exceptionnels, l’un parce qu’on a pu y entendre le très rare poème symphonique de Rachmaninov, Les Cloches, le second pour l’exécution de la désormais plus rare Symphonie « Leningrad » de Chostakovitch.

SAMEDI 19 MARS
Beethoven, ouverture pour Coriolan, op.62
Mendelssohn, concerto pour violon en mi mineur op.64, soliste, Julian Rachlin

Rachmaninov : Les cloches, op.35, poème symphonique pour soprano, ténor et baryton, chœur et orchestre

Voilà un programme qui laissait la place à la grande tradition, avec Beethoven et Mendelssohn, et à un répertoire plus rare avec le poème symphonique de Rachmaninov, fondé sur un texte de Konstantin Balmont, d’après Edgar Poe.

Dans Coriolan, un morceau de bravoure toujours utilisé comme apéritif dans les programmes de concerts, les musiciens se mettent en ordre et le son obscur et l’ambiance tendue de la musique de Beethoven (pour un drame shakespearien qui ne l’est pas moins, l’un des plus sombres de son théâtre), permettent de mettre les montres à l’heure : l’orchestre de la Radio bavaroise est aujourd’hui l’une des phalanges les plus remarquables au monde : par l’homogénéité sonore faite d’excellents instrumentistes, voire exceptionnels, par le souci de la précision et par l’harmonie qui règne entre le chef et l’orchestre, une harmonie marquée par les réponses, immédiates, par la manière aussi de prévenir les intentions : le classicisme de ce Beethoven se marque par un son plein, mais jamais massif, et par une interprétation tendue, mais équilibrée, comme souvent le travail de Jansons dans ce répertoire mais à la tonalité inquiétante, aux rythmes marqués, scandés par les percussions. La perfection des attaques, la clarté des cuivres, la subtilité des cordes, et l’extraordinaire précision des bois font le reste dans cette salle qui valorise sans jamais amplifier. Les dernières mesures qui s’éteignent progressivement, annonciatrices du suicide du héros, sont prodigieuses parce qu’elles marquent non une tension, mais une fin résignée, et le son s’efface et s’arrête par un silence pesant perceptible en salle.

Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli
Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli

Autre impression pour l’orchestre du concerto pour violon de Mendelssohn où la profondeur de la musique semblait être portée par le groupe, alors que le soliste semblait plus préoccupé par la virtuosité requise, qui est grande, mais qui ne peut à elle seul porter l’exécution. Bien sûr, la recherche du dialogue soliste/orchestre menée par Mariss Jansons aboutissait (dans le premier mouvement par exemple à l’attaque si directe) à des moments d’un ineffable équilibre et d’une sublime beauté. Mais Julian Rachlin semblait dans une entreprise démonstrative qu’on n’entendait pas dans l’orchestre : la partie soliste contient de nombreux mouvements virtuoses, notamment à l’aigu et suraigu, incroyables de finesse, et le soliste évidemment triomphe des redoutables difficultés, mais il pourrait justement exalter des moments plus suspendus, une plus grande poésie (on pense à ce que ferait une Isabelle Faust), mais ce violon-là manque de profondeur et semble au contraire voguer un peu superficiellement, au service de l’effet plutôt que du cœur.

Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli
Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli

Et le bis (Ysaïe) choisi, évidemment confirmait l’impression d’une démonstration : oui, Julian Rachlin est un virtuose, mais oserais-je dire…et après ?  Il y avait donc un vrai espace entre un chef qu’on sait « humaniste » et sensible, expressif et profond, et un soliste plus à la surface des choses, moins soucieux de l’expression que de la stupéfaction. Dialogue du derme et du cœur. Je préfère le cœur.

 

Le poème symphonique « Les cloches » de Rachmaninov inspiré d’un texte d’Edgar Poe retrace les quatre âges de la vie presque sortis d’une énigme du Sphinx, l’enfance, la jeunesse, la guerre, la mort.

Rachmaninov après un début plus riant renvoyant aux âges de l’enfance, renvoyant au tintement dont il est question dans le poème de Poe, conduit une histoire qui ne retrace que les malheurs de la vie, dans une ambiance de plus en plus sombre qui marque la fin de la légèreté, de l’insouciance. Les cloches accompagnent cette évolution et c’est leur couleur même qui s’assombrit jusqu’au glas. La musique, qui ne m’a pas frappé, s’inspire évidemment à la fois de la musique poulaire russe, avec des accents moussorgskiens, mais aussi et surtout du maître coloriste qu’est Tchaïkovski, et force est de reconnaître ls stupéfiante beauté des sons et des couleurs, notamment au niveau des cuivres et des bois d’une incroyable richesse chromatique. Jansons défend cette musique avec son engagement habituel, son humanité structurelle, avec un chœur qui est à son sommet, mais le chœur du Bayerischer Rundfunk quitte-t-il les sommets ? Il sait s’exprimer avec force, mais aussi alléger dans les parties les plus lyriques, vraiment imposant par sa prodigieuse présence. Des trois solistes, le ténor Maxim Aksenov qui remplaçait Oleg Dolgov malade n’a pas réussi à s’imposer vraiment: la voix reste un peu blanche et noyée dans la masse (il était plus convaincant dans Khovantchina à Amsterdam la semaine précédente).

Tatiana Pavlovskaia (Soprano) Mariss Jansons ©Peter Fischli
Tatiana Pavlovskaia (Soprano) Mariss Jansons ©Peter Fischli

Au contraire,  Tatiana Pavlovskaia, issue de la troupe du Marinski qu’on entend de loin en loin en Europe frappe par la précision du chant, l’étendue des moyens et le contrôle vocal, et la présence : la prestation est vraiment impressionnante, ainsi que celle d’Alexey Markov, lui aussi en troupe au Marinski, mais plus fréquent sur les scènes occidentales. L’autorité, la belle technique, la projection, l’émotion aussi caractérisent ce chant maîtrisé. La voix est jeune, sonore, le chant intelligent. A eux deux, ils marquent fortement l’aspect vocal de l’œuvre. Une exécution pareille évidemment marque fortement l’auditeur, même si les aspects strictement musicaux ne sont pas arrivés à me convaincre. « Les Cloches » est une œuvre intéressante certes, passionnante ? Cela reste à prouver, même dans une salle à l’acoustique incomparable, à la fois précise et chaleureuse qui contribue largement à la forte impression laissée par l’exécution. On est quand même heureux de découvrir ce poème symphonique qui plonge dans la tradition russe, et qui pourtant est inspiré d’un auteur britannique : une fois de plus l’art transcende les frontières et les genres.

 

Addendum : texte du poème d’Edgar Poe, traduit par Stéphane Mallarmé

LES CLOCHES

Entendez les traîneaux à cloches — cloches d’argent ! Quel monde d’amusement annonce leur mélodie ! Comme elle tinte, tinte, tinte, dans le glacial air de nuit ! tandis que les astres qui étincellent sur tout le ciel semblent cligner, avec cristalline délice, de l’œil : allant, elle, d’accord (d’accord, d’accord) en une sorte de rythme runique, avec la « tintinnabulisation » qui surgit si musicalement des cloches (des cloches, cloches, cloches, cloches, cloches, cloches), du cliquetis et du tintement des cloches.

Entendez les mûres cloches nuptiales, cloches d’or ! Quel monde de bonheur annonce leur harmonie ! à travers l’air de nuit embaumé, comme elles sonnent partout leur délice ! Hors des notes d’or fondues, toutes ensemble, quelle liquide chanson flotte pour la tourterelle, qui écoute tandis qu’elle couve de son amour la lune ! Oh ! des sonores cellules quel jaillissement d’euphonie sourd volumineusement ! qu’il s’enfle, qu’il demeure parmi le Futur ! qu’il dit le ravissement qui porte au branle et à la sonnerie des cloches (cloches, cloches — des cloches, cloches, cloches, cloches), au rythme et au carillon des cloches !

Entendez les bruyantes cloches d’alarme — cloches de bronze ! Quelle histoire de terreur dit maintenant leur turbulence ! Dans l’oreille saisie de la nuit comme elles crient leur effroi ! Trop terrifiées pour parler, elles peuvent seulement s’écrier hors de ton, dans une clameur d’appel à la merci du feu, dans une remontrance au feu sourd et frénétique bondissant plus haut (plus haut, plus haut), avec un désespéré désir ou une recherche résolue, maintenant, de maintenant siéger, ou jamais, aux côtés de la lune à la face pâle. Oh ! les cloches (cloches, cloches), quelle histoire dit leur terreur — de Désespoir ! Qu’elles frappent et choquent, et rugissent ! Quelle horreur elles versent sur le sein de l’air palpitant ! encore l’ouïe sait-elle, pleinement par le tintouin et le vacarme, comment tourbillonne et s’épanche le danger ; encore l’ouïe dit-elle, distinctement, dans le vacarme et la querelle, comment s’abat ou s’enfle le danger, à l’abattement ou à l’enflure dans la colère des cloches, dans la clameur et l’éclat des cloches !

Entendez le glas des cloches — cloches de fer ! Quel monde de pensée solennelle comporte leur monodie ! Dans le silence de la nuit que nous frémissons de l’effroi ! à la mélancolique menace de leur ton. Car chaque son qui flotte, hors la rouille en leur gorge — est un gémissement. Et le peuple — le peuple — ceux qui demeurent haut dans le clocher, tous seuls, qui sonnant (sonnant, sonnant) dans cette mélancolie voilée, sentent une gloire à ainsi rouler sur le cœur humain une pierre — ils ne sont ni homme ni femme — ils ne sont ni brute ni humain — ils sont des Goules : et leur roi, ce l’est, qui sonne ; et il roule (roule — roule), roule un Péan hors des cloches ! Et son sein content se gonfle de ce Péan des cloches ! et il danse, et il danse, et il hurle : allant d’accord (d’accord, d’accord) en une sorte de rythme runique, avec le tressaut des cloches — (des cloches, cloches, cloches) avec le sanglot des cloches ; allant d’accord (d’accord, d’accord) dans le glas (le glas, le glas) en un heureux rythme runique, avec le roulis des cloches — (des cloches, cloches, cloches) avec la sonnerie des cloches — (des cloches, cloches, cloches, cloches, cloches — cloches, cloches, cloches) — le geignement et le gémissement des cloches.

Alexey Markov (baryton) Mariss Jansons ©Peter Fischli
Alexey Markov (baryton) Mariss Jansons ©Peter Fischli

DIMANCHE 19 MARS

Chostakovitch : Symphonie n°7 en ut majeur op.60 « Leningrad »

On attendait beaucoup de ce concert d’abord parce qu’après avoir été une des références de la musique de Chostakovitch, une symphonie emblématique de son travail la « Leningrad » est aujourd’hui moins populaire que d’autres comme la 10ème , qu’on entend partout,  voire la 15ème.
Une fois de plus, il faut souligner combien aujourd’hui Chostakovitch fait partie de la normalité des programmes de concerts, alors que dans la jeunesse, les débats autour de ce qu’on disait être ses « ambiguïtés » par rapport au régime soviétique dominaient la presse. La guerre froide imposait aussi dans la musique des discours idéologiques. Aujourd’hui, la guerre froide est loin (encore que…) et le musicien s’impose par rapport à l’homme face à l’histoire. Or le musicien Chostakovitch est une sorte de cinéaste du son, élaborant un récit fortement appuyé sur des références musicales antérieures, avec un travail très assumé de citations ou de variations sur des citations. Un peu comme le travail de certains cinéastes comme Woody Allen sur l’expressionnisme dans « Ombres et brouillard » ou Ridley Scott sur Fritz Lang dans « Blade Runner ». L’œuvre de Chostakovitch a en ce sens quelque chose de post-moderne avant la lettre. Ainsi de « Leningrad », référée explicitement à Ravel (Boléro) et à Lehar (La Veuve joyeuse) dans son fameux crescendo du 1er mouvement.  L’œuvre échappe un peu au débat sur les relations avec le stalinisme à cause de la situation tragique de la ville qui est évoquée et qui en a fait pendant depuis longtemps une œuvre de référence du musicien, parce que justement elle dépassait la question idéologique. Si pendant la guerre, elle a été exécutée de nombreuses fois, en URSS comme en Occident, comme élément glorifiant la résistance russe et la sauvagerie nazie, le regard porté sur elle après la guerre a souffert des débats autour du stalinisme et des relations du musicien avec le totalitarisme. Plus récemment cependant, avec le débat sur la date de composition du 1er mouvement, des voix se sont élevées pour y voir une image de la montée de tous les totalitarismes et non pas seulement de l’invasion nazie. Si l’œuvre a été composée avant l’invasion allemande en 1941, on peut effectivement en discuter la signification.
Le travail de Mariss Jansons sur la « Leningrad » est une réussite impressionnante. On connaît sa familiarité avec l’univers de Chostakovitch, mais avec la ville de Leningrad aussi puisque Jansons y a étudié et travaillé, au temps où St Petersburg s’appelait encore Leningrad. Il y a une complicité évidente et personnelle entre le chef et cette œuvre.
La musique de Chostakovich a quelque chose d’une musique à programme, ou mieux, d’une musique qui serait récit, voire roman : on commence par une évocation lyrique de la paix, puis la violence s’insinue puis s’engouffre, détruisant un passé heureux, pour finir dans le triomphe de la victoire. L’impressionnant crescendo de la marche du premier mouvement, un des moments musicaux les plus forts de la soirée sinon le plus fort marque ce passage insidieux de la paix à la guerre, où l’on entend à peine les premières traces de la marche au loin (une allusion claire au Boléro de Ravel par l’utilisation des percussions qui accompagnent les pizzicati, puis des bois) derrière l’évocation initiale assez paisible (notamment à la flûte et au violon solo). Ces percussions peu à peu envahissent l’espace sonore en un pandémonium qui peut à peu s’éteint en un apaisement qui ironiquement, sarcastiquement même se termine par la réapparition de la petite musique ravélienne des percussions, comme si tout allait recommencer: Chostakovitch ne laisse pas l’illusion s’installer. Et l’auditeur sort frappé .  C’est sans doute une manière de formuler aussi toute invasion totalitaire et pas seulement l’invasion militaire des troupes nazies. Cette symphonie nous enseigne combien la paix et la liberté sont fragiles, au-delà de tout discours. Ce qui frappe une fois de plus chez Jansons, c’est à la fois un son massif, mais clair, détaillé, coloré, c’est aussi l’absence totale de maniérisme, mais plutôt un discours direct, franc, net. L’exécution du premier mouvement impressionne tellement que le reste néanmoins apparaît un peu fade et peine à entrer en concurrence. Il y a  chez Jansons  une complicité extraordinaire avec l’orchestre qu’il laisse jouer, quelquefois esquissant à peine un geste, le laissant développer le son et y retrouver une grande force émotive, notamment dans l’adagio mahlérien, partout présent aux deuxième et troisième mouvement, où l’orchestre semble parler et exprimer la douleur et l’amertume. Mariss Jansons fait pleurer le son et c’est bouleversant, mais il laisse aussi s’exprimer toutes les ambiguïtés, notamment dans la danse presque macabre du deuxième mouvement où l’apparent apaisement presque joyeux se double d’un discours grinçant. Jansons jamais ne lâche l’expression de l’ambiguïté.
Dans le dernier mouvement avec son alternance de moments triomphants et d’autres plus gris ou plus sinistre, Jansons fait ressortir une probable ironie du compositeur, où le triomphe apparent n’efface pas ni la douleur du présent ni surtout celle du futur: le triomphe, par son urgence, par le son énorme qu’il développe, en devient inquiétant et rappelle presque la marche du premier mouvement, en jouant notamment sur les percussions et sur la manière dont les cordes jouent de l’archet: c’est un triomphe sans joie, lourd de sens qu’il nous évoque ici. Hitler ou Staline? Peste ou choléra? Voilà ce qu’on semble entendre dans cette musique prophétique, polysémique. Et c’est bien cette interrogation qu’on entend avec insistance, avec ces minutes finales presque extérieures qui rappellent le Zarathustra de Strauss. Mariss Jansons est l’un des phares de la direction d’orchestre, il a peu de concurrents sur ce répertoire qu’il vit de l’intérieur et qu’il connaît dans les méandres des moindres détails. Avec un orchestre complètement dédié, ce fut un de ces moments exceptionnels, voire uniques, qui restent gravés dans la mémoire, dans le coeur et dans la peau.

S’il y a dans ces deux jours une constante, c’est l’extraordinaire complicité en le chef et son orchestre, qui est actuellement l’un des meilleurs de la scène musicale mondiale, on le sent, à la manière détendue dont Mariss Jansons dirige, à son engagement aussi et à ses multiples sourires, auxquels répondent des musiciens visiblement heureux de jouer. Cette osmose est lisible, et elle rend les exécutions très personnelles, très « vécues » de l’intérieur, un peu comme naguère Abbado et le LFO. La musique est peut-être question de style, sans doute de technique mais surtout, dans le cas de la musique symphonique, une question de rencontre, une question sans doute purement humaine : les plus grands concerts naissent de cette rencontre là qui ressemble à un travail maître-disciples où au-delà de la partition, il y a adhésion. L’art est fait de l’assemblage de ces choses diverses, outils, instruments, techniques, discours, mais surtout humanité. C’est ce que Jansons diffuse, tout le temps, et surtout avec son orchestre, et c’est ce que nous avons là vécu, dans cette salle merveilleuse, avec ce public toujours chaleureux, dans la douceur d’un soir de printemps. [wpsr_facebook]

Marisa Jansons dirigeant la Symphonie "Leningrad"©Priska Ketterer

RADIO-FRANCE 2015-2016: Daniele GATTI dirige l’ORCHESTRE NATIONAL DE FRANCE le 17 SEPTEMBRE 2015 (BEETHOVEN-BERLIOZ) avec Sergei KHATCHATRIAN, violon

Daniele Gatti et le National le 17 septembre 2015
Daniele Gatti et le National le 17 septembre 2015

Que Gérard Courchelle se rassure, dans un an Daniele Gatti sera parti à Amsterdam, une ville de province (unie) lointaine dotée d’un orchestre de bas étage où ce pauvre Gatti a trouvé refuge…Monsieur Courchelle pourra tout à loisir interpeller l’esprit de Bernstein (et des autres) dans une séance de spiritisme critique. J’ai été profondément choqué de la grossièreté de son intervention, et par rapport à l’orchestre et par rapport au chef, le vendredi 18 au matin sur France Musique. Je ne suis pas choqué qu’il n’aime pas, tous les goûts sont dans la nature, et c’est la liberté du critique de l’exprimer, mais je suis ulcéré de la méthode, de plus sur des ondes spécialisées. Je savais qu’il n’aimait pas Gatti, je ne savais pas qu’il ne savait pas pourquoi, au point de ne pas argumenter mais plutôt asséner en évoquant les mânes de Bernstein et en faisant écouter un extrait de la Fantastique par le National d’il y a plusieurs dizaines d’années et par Bernstein plutôt que de faire écouter une minute du concert et ensuite d’expliquer pourquoi ce qu’on écoutait était détestable. Mais argumenter, ça coûte, et du travail, et un peu d’audace. Faire ce qu’il a fait, cela ne coûte rien, cela évite d’argumenter de manière véritablement critique, et cela prend l’auditeur pour un imbécile. Mais sans doute se regardait-il au miroir.

C’était le concert d’ouverture de la dernière saison du directeur musical de l’Orchestre National de France dans un auditorium rempli, et pour un programme Beethoven-Berlioz, programme logique compte tenu des liens musicaux que Berlioz entretenait avec Beethoven, dont le troisième mouvement de la Fantastique, aux champs, est un témoignage, tant il renvoie à la Pastorale.

Le concerto pour violon en ré majeur op. 61 de Beethoven était interprété par Sergei Khtachatrian, que j’avais déjà entendu à Lucerne en 2014, dans cette même œuvre, mais dirigée par Gustavo Dudamel, et les Wiener Philharmoniker . Le jeune violoniste à peine trentenaire a donné là encore une vraie preuve non seulement de maîtrise de l’instrument, c’est bien le moins, mais d’une capacité singulière à dessiner un univers, c’est à dire produire de la musique et pas du son, ce qui ne pouvait que créer entre orchestre, chef et soliste une entente vraie.

Le premier mouvement, particulièrement long pour un concerto, permet à l’orchestre de s’exposer d’abord, de manière énergique, mais en même temps jamais tonitruante. Ce Beethoven là est lu  romantiquement, avec une belle capacité de l’orchestre à colorer mais avec un son au total assez classique, étrangement plus classique que pour la Fantastique qui va suivre. En tout cas, l’orchestre réussit à créer l’écrin idoine dans lequel le son du violon de Sergei Khatchatrian va se lover. Ce jeune violoniste n’est pas un virtuose au sens de la machine à sons que peut être une Midori. Chez lui, la virtuosité est au service d’un ressenti. Le jeu est sensible, presque fragile à certains moments, et jamais gratuit, dans les cadences redoutables du premier mouvement, Khatchatrian est évocatoire, et jamais démonstratif. C’est bien là ce qui me plaît dans ce geste toujours sur un fil, semblant toujours au bord de la rupture et profondément investi. Dans le second mouvement, un peu comme dans le Bach donné en bis, c’est cette apparente fragilité, d’un son à la fois délicat et affirmé qui frappe et qui ravit. le dernier mouvement où le dialogue avec l’orchestre est si important a semblé s’installer dans un chant à deux bien calé, les violons du national emportés par l’excellente Sarah Nemtanu répondent en écho avec un toucher de cordes lointain, voire à peine esquissé, quand l’énergie immanente est portée par d’autres pupitres.

Gatti aime le vrai dialogue avec le soliste et déteste en concert les performances parallèles, où chacun joue sa partition et fait sa musique sans écoute de l’autre ; il recherche au contraire sans cesse la rencontre musicale. Il a rencontré cette sensibilité-là, avec un orchestre en phase, mais jamais soumis ou contraint. Il y a partage des rôles dans une sorte de simplicité, ou plutôt de netteté où chacun joue sa part de l’univers construit en commun. L’acoustique très analytique de l’auditorium de Radio France et la proximité du son donnent en plus une sorte d’intimité  (un peu perturbée à la fin du premier mouvement par un projecteur rétif) assez chaleureuse au total.

Si ce moment fut vraiment de belle facture, et si cela confirme le grand talent de ce jeune violoniste, c’est la Symphonie Fantastique qui fut vraiment étonnante.

Cette pièce si intrinsèque à un orchestre français, une sorte de marronnier du répertoire (le National l’a jouée une semaine auparavant à Montreux avec un autre chef), Daniele Gatti la dirigeait pour la première fois, c’est à dire qu’il l’a abordée avec son propre background, d’une manière neuve, face à un orchestre qui la connaît par cœur, avec sans doute des habitudes de jeu, et une tradition que Gatti va prendre comme souvent à revers.

Ce qui est étonnant avec Daniele Gatti, c’est qu’il n’est pas vu par certains comme un chef sensible, mais comme une sorte de bulldozer fantasque, qui agence les sons pour les heurter, j’entends d’ici les contempteurs : « c’est grossier » « c’est trop contrasté » « c’est trop heurté », « il n’y a pas de ligne », « où est l’élégance française ?». En somme Gatti est toujours trop ou pas assez, mais il n’est jamais juste.

Or, cette Fantastique est en 1830 à sa création comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Berlioz est à la symphonie ce que Hugo est au théâtre la même année avec Hernani : il bouscule, il étonne. Le monde de la Symphonie beethovénienne est à peine né et Beethoven est alors encore musique nouvelle (la 9ème remonte à 6 ans auparavant) et pas tradition, et voilà que ce tout jeune musicien qui vient d’obtenir son prix de Rome, gage de conformisme de bon aloi et de classicisme ecclésial  nous projette tout de go au seuil de Mahler, voire au-delà et nous bouscule par une symphonie à programme  qui se dégage de la forme traditionnelle en quatre mouvements pour nous en servir cinq, qui sont des parties, c’est à dire que ce jeune Berlioz de 27 ans bouscule formes et canons pour nous raconter l’histoire de l’artiste voué au Sabbat. Car c’est bien de l’artiste qu’il s’agit, un artiste en « enfant du siècle » dans la Confession d’un enfant du siècle qu’est cette symphonie. Il y a dans cette œuvre le Hugo d’Hernani, le Musset contemporain, et le Baudelaire d’un futur synesthétique  ou même le Rimbaud des archipels sidéraux, ou, mieux, celui de la Lettre au Voyant : écoutons-le, et nous y retrouvons Berlioz, via Gatti : « Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. »

…la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène… C’est à croire que Rimbaud était ce soir-là dans la salle…
Sidéral et sidération, voilà le message qui m’est parvenu de cette exécution princeps du maestro italien, déjà mémorable par sa nouveauté, son audace, son extrême sensibilité et l’intelligence du cœur qui transparaît à tous les moments de cette exécution.
D’abord, Daniele Gatti se place du point de vue de la jeunesse, et non avec le regard de celui qui va faire passer Berlioz à la moulinette brahmsienne comme si souvent, un Berlioz mature et lu dans cette œuvre comme déjà un classique, avec sa doxa. Mais un Berlioz neuf  au monde…

Quand Berlioz écrit sa symphonie, il est plein du bouillonnement esthétique de l’époque, plein du Sturm, du tourbillon tempétueux qui prend la jeunesse artistique française et qui remet en cause les canons du classicisme usé, ressassé, fossilisé, fané.
Alors il faut déranger, il faut secouer, il faut frapper. C’est ce qu’a choisi de montrer Daniele Gatti.

Ce qui étonne d’abord c’est ce début (Rêveries-passions) d’une extrême tension mais aussi d’une extrême délicatesse, qui crée une ambiance retenue, mystérieuse, où les pupitres se distribuent une parole presque frissonnante, déjà habitée, déjà presque incarnée dans l’attente d’un moment. Ce que Gatti arrive à obtenir de l’orchestre, qui montrera pendant tout le concert combien il adhère à cette vision, est vraiment étonnant, des sons à peine émergés du silence, des cors d’une incroyable légèreté, presque en revers de l’instrument ; les harpes en revanche sont franches, nettes, précises, en rien évanescentes dans une valse d’une légèreté incroyable où Gatti met Un bal en scène : seule une partie des violons joue  et le dernier rang des cordes reste silencieux, et fait comme tapisserie tandis que les autres jouent et en quelque sorte, valsent. Il allège ainsi le son pour donner à la valse son rythme et sa forme, et cela en même temps installe définitivement le théâtre des sons qu’est cette symphonie, où le chef joue et se joue des contrastes, qu’il exalte, qu’il met en exergue là où on ne les attend pas avec un jeu sur les volumes et les masses qui est étourdissant. Ahurissant même, tant tout cela est neuf.
En même temps, il met en place une véritable organisation du son, qui organise comme un dérèglement raisonné de tous les sens (merci encore Rimbaud). Oui, c’est un Berlioz rimbaldien avec la fraîcheur et l’énergie de la naissance au monde : la poésie que Gatti nous propose, c’est celle d’un Berlioz débarrassé de toute timidité, vidé de toute honte. C’est la symphonie de la honte bue, la symphonie où tout est possible.
Abbado dans son exécution historique de Mai 2013 à Berlin avait insisté sur les raffinements multiples de cette musique tout en installant lui aussi le futur et le théâtre, en plaçant la cloche de 5ème partie Songe d’une nuit de Sabbat, dans les hauteurs de la Philharmonie, et le son tombait sur nous en une annonce inquiétante, et en soulignant aussi dans cet océan d’élégance tout ce qui dissonait.

Ici la dissonance est banalisée, elle est noyée dans la mise en scène de l’excès, de l’outrance, de la jeunesse de ce qui est échevelé dans ce jeu extrêmement attentif des masses volumiques comme un choc de masses qui se heurtent dans un chaos, mais un chaos organisé, voulu, comme le chaos de théâtre, le chaos mis en scène et donc incroyablement rigoureux : car Gatti nous montre les qualités d’orchestrateur de Berlioz, il nous montre les systèmes d’échos, il nous montre que le plus échevelé est en réalité le plus maîtrisé. On en revient au dérèglement raisonné de tous les sens. Car tout cela est complètement raisonné, et méthodiquement démonté.

Gatti est ici metteur en scène d’une régie sonore qui nous explose au visage, et en même temps il reste très soucieux de tout ce qui est évocatoire et poétique.
Le début de Aux champs est bien sûr inspiré de la Pastorale, mais ce n’est pas là ce qui intéresse Gatti. Ce qui l’intéresse, lui passionné de post romantisme, c’est d’y chercher l’ambiance mahlérienne, de chercher la respiration de la nature, d’une nature apparemment intouchée sans être sauvage. Mais en même temps ces sons sont contrebalancés à la fin par les roulement de percussions, très discrets très légers d’abord puis plus marqués et insistants qui annoncent les orages futurs et la mort. Une nature qui s’oppose aux orages désirés, comme ce pâtre wagnérien qui dans Tannhäuser contraste avec le Venusberg qui précède immédiatement dans un jeu antithétique entre monde du dérèglement et bel ordonnancement d’une nature domptée, presque cultivée. Cor anglais et hautbois dans leur dialogue annoncent dans le vouloir des orages futurs, mais en même temps soulignent la fascination d’une nature qui respire la sérénité, une (fausse) sérénité à la Giorgione dans La Tempesta.
Tour à tour sereine et ténébreuse, la Fantastique de Gatti n’est pas désordonnée, elle est dérèglement raisonné, mis en place, mis en scène, le dérèglement d’une tête au clair avec elle-même, le dérèglement affirmé et revendiqué et construit. Alors dans ce désordre si organisé ou chacun a sa place pour organiser méthodiquement l’assassinat des temps anciens, certains moments apparaissent presque comme une concession : la marche au supplice, presque plus conformiste, sorte de parenthèse avant le déchaînement du Sabbat, un cauchemar qui n’est que rêve.
Le Songe d’une nuit de Sabbat est un final d’apocalypse, où toute l’énergie accumulée va se réveiller, où le tourbillon évoqué plus haut s’accélère, où à partir de l’hésitation initiale et inquiétante, des jeux de cordes hypertendues et des grimaces de la flûte, presque comme des traits, émerge une marche qui semble hésiter, toujours interrompue par des sons grinçants, la petite harmonie excellente du National fait merveille, pour finir en explosion presque (excusez le crime de lèse Berlioz) verdienne, le Verdi hyper théâtral, à se demander si Verdi n’a pas un peu regardé de ce côté là…. Ici les cloches sont presque discrètes, on doit presque tendre l’oreille, et Gatti joue aussi sur le suspens, sur les silences, il joue aussi sur les rythmes et le tempo, ralentissant pour ménager l’effet d’inquiétude, pour installer le maléfique. On passe indifféremment du doux au fort, de l’inaudible au fortissimo en crescendos conduits avec la sûreté de celui qui sait comment les mener jusqu’à l’explosion (Gatti a été un grand rossinien et il sait ce que crescendo signifie et comment le construire) avec des sons presque jamais expérimentés. Il n’y a là aucune hésitation sur une ligne musicale : la ligne est claire, c’est celle d’un romantisme weberien, une sorte d’hyper gorge aux loups de Freischütz, exécutée avec une rigueur et une exactitude qui laissent rêveurs.
Devant un travail d’une telle conviction, d’une telle intelligence, conduit avec une telle maîtrise, on comprend l’enthousiasme visible des musiciens : ah ! certes, on est loin de la doxa, sans cesse revisitée et polie, mais on est bien près d’une vérité qui semble oubliée, celle d’un Berlioz de 27 ans qui embrasse et l’art et la révolution.
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Sergei Khatchatrian le 17 septembre 2015
Sergei Khatchatrian le 17 septembre 2015

LUCERNE FESTIVAL 2015: L’HISTOIRE DU SOLDAT d’Igor STRAVINSKY avec Isabelle FAUST (violon) Dominique HORWITZ (récitant) et des solistes du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA

L'histoire du soldat ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
L’histoire du soldat ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

C’est une tradition depuis la refondation du Lucerne Festival Orchestra, en dehors des concerts symphoniques, pendant les 10 jours d’ouverture du Festival, les musiciens du LFO proposent à toute heure du jour des concerts de musique de chambre de très haute qualité: Claudio Abbado était persuadé que l’orchestre symphonique doit être formée de musiciens qui jouent aussi ensemble de la musique de chambre, pour s’écouter, pour construire une relation musicale cohérente ensuite à l’intérieur de la formation symphonique, et pour le plaisir des relations interpersonnelles, importantes dans un groupe aussi important fait d’artistes venus d’horizons différents.

Isabelle Fauts au premier plan ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Isabelle Fauts au premier plan ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Ce soir, premier concert de la plus récente série Late Night concert (des concerts qui débutent à 22h après le programme symphonique), avec un programme concocté autour d’Isabelle Faust, artiste étoile de Lucerne 2015, liée elle aussi à Claudio Abbado et à l’orchestre (elle a participé au concert du 6 avril 2014 en jouant le concerto à la mémoire d’un Ange de Berg qu’elle avait interprété assez récemment à Berlin avec les berlinois sous sa direction), l’Histoire du Soldat de Stravinsky, avec pour récitant Dominique Horwitz.
Autour d’eux, six solistes, dont cinq sont des premiers pupitres du LFO.
Reinhold Friedrich, trompette, professeur à l’Ecole supérieure de Musique de Karlsruhe, l’un des plus grands solistes actuels, Matthias Racz, basson, premier basson à la Tonhalle de Zürich, Frederic Belli, trombone solo à l’orchestre de la SWR Baden-Baden/Freiburg, Slawomir Grenda, contrebasse solo au Münchner Philharmoniker, Raymond Curfs, ex MCO, timbalier au Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, et Martin Spankenberg, clarinette, professeur à la prestigieuse Ecole Supérieure de Musique Hanns Eisler de Berlin.

Le « mimodrame » a été présenté non pas sous forme dramatique ni chorégraphique, mais « concertante ». Même le violon, Isabelle Faust, n’était pas parmi les personnages, à côté du récitant.  Les musiciens sont disposés en cercle, au milieu du vaste plateau de Lucerne, et Isabelle Faust a la place la plus proche du public, à Jardin.

L'Histoire du soldat, saluts ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
L’Histoire du soldat, saluts ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Une formation fabuleusement précise et vivante, avec des solistes exceptionnels, Raymond Curfs se surpasse, sans parler de Reinhold Friedrich et de la contrebasse de Slawomir Grenda qui semble un personnage. Le violon d’Isabelle Faust, virtuose certes, c’est bien le moins, mais aussi ironique, voire sarcastique, très expressif, est placé dans l’orchestre et apparaît aussi non plus comme personnage mais instrument, ce qui pour certains est un peu regrettable, mais cela se comprend au vu de l’option de départ, à savoir faire de cette Histoire du soldat d’abord un concert mêlé voix et instruments et non un « opéra », et proposer un opéra non « de chambre » mais « un opéra-musique de chambre », d’un modestie calculée et d’un effet vraiment notable.
La surprise vient peut-être di récitant, Dominique Horwitz, qui réussit une performance exceptionnelle. C’est un français arrivé en Allemagne à l’adolescence et qui y est resté: le ton, le travail sur la voix, la vivacité, la couleur, tout y est. J’ai l’habitude d’entendre la version originale française bien entendu, mais cette version est vraiment exceptionnelle et vaudrait enregistrement, Dominique Horwitz devrait aussi l’enregistrer dans l’original français, mais il n’est pas sûr qu’on arrive aux même effets:  l’allemand est une langue accentuée, avec des longues, des brèves, et l’effet musical est immédiat, le français moins accentué rend un effet très différent .
Sa voix remplit la scène et se fond en même temps avec les divers instruments de sorte que cette représentation est vraiment concertante, tant la voix du récitant fait de la musique avec les autres. Ainsi, au lieu d’avoir des instruments et des personnages, on a devant soi huit instrumentistes qui jouent de leur instrument, chacun avec leur virtuosité et leur personnalité : Isabelle Faust et Dominique Horwitz ne sont plus solistes, ne sont plus le centre de l’attention mais font partie de cette entreprise de musique faite ensemble, une fois de plus triomphe le Zusammenmusizieren.
Après le concert de Haitink,  encore un moment d’exception une heure après. Il y a des jours où Lucerne est vraiment un festival unique.[wpsr_facebook]

L'histoire du soldat, image finale ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
L’histoire du soldat, image finale ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2015: SÄCHSISCHE STAATSKAPELLE DRESDEN dirigée par Christian THIELEMANN le 4 AVRIL 2015 (CHOSTAKOVITCH-TCHAÏKOVSKI), Soliste: NIkolaj ZNAIDER, violon.

Concert du 30 mars 2015 ©Matthias Creutzinger
Concert du 30 mars 2015 ©Matthias Creutzinger

Ce soir, l’un des deux concerts « russes », de ce Festival 2015, la symphonie « Pathétique » de Tchaïkovski et le Concerto pour violon n°1 de Chostakovitch (Nikolaj Znaider, soliste).
Il est toujours intéressant d’entendre un orchestre et un chef dans un répertoire qui a priori n’est pas le leur : cela apprend à écouter, et permet une audition moins conditionnée et plus riche de surprises.
C’était ce soir moins le cas de la « Pathétique » de Tchaïkovski, pièce de référence du grand répertoire symphonique que du concerto pour violon de Chostakovitch, composé en 1947/48, dédié à et créé par David Oistrakh en 1955, après la mort de Staline et en plein débat artistique idéologique et politique dans l’Union Soviétique à la veille du 20ème congrès du Parti communiste qui marquera le début de la déstalinisation. C’est d’ailleurs un intérêt notoire du programme de cette édition du Festival que de proposer deux pièces maîtresses créées ces années-là (la 10ème symphonie, composée au lendemain de la mort du Petit Père des Peuples, est directement liée à la période qui s’achève).
La particularité du concerto est qu’il a dormi dans les cartons depuis 1948 (quand les œuvres de Chostakovitch sont ostracisées) et qu’il est créé par Yevguenyi Mravinski à Leningrad en 1955, après quelques modifications.
C’est un concerto en quatre mouvements, Nocturne, Scherzo, Passacaglia, Burlesque et une redoutable cadence entre les troisième et quatrième mouvements.
Christian Thielemann l’aborde comme beaucoup d’œuvres qu’il dirige, avec un soin particulier pour chaque pupitre et un souci d’un rendu clair, d’une rare lisibilité, et l’orchestre de la Staatskapelle s’y prête bien à cause d’un son déjà spécifique et particulièrement cristallin. Cette grande volonté de précision et la relative froideur (pour mon goût) qui en découle peut convenir à cette pièce de Chostakovitch, très virtuose pour le soliste auquel Thielemann prête une très grande attention. C’est une autre qualité de ce chef que de placer le soliste dans un extrême confort de jeu, tant il se soucie sans cesse de garder toujours l’orchestre en phase (le nombre de regards vers le soliste est impressionnant). Bien des solistes aiment travailler avec Thielemann notamment à cause de ce confort-là (Pollini par exemple).

Nikolaj Znaider ©Matthias Creutzinger
Nikolaj Znaider ©Matthias Creutzinger

Nikolaj Znaider est donc le centre du propos, avec sa manière à la fois très virtuose (la cadence entre les deux derniers mouvements est incroyable de précision, de couleur, de technique) mais aussi particulièrement sensible. Il se dégage de ce jeu une vie intérieure, une profondeur, une respiration rarement entendue chez un violoniste récemment. On sait que ce concerto est aussi un hommage appuyé à la musique juive, notamment dans le finale, qualifié de « frejlech sanglant » par Salomon Volkov et dédié à Oistrakh, lui-même juif. Faut-il invoquer l’origine juive de Znaider, pour souligner l’extrême sensibilité qu’il démontre dans cette musique ? Je n’irai pas sur ce terrain, mais tout nous parle cœur, voix intérieure, moi profond avec une volonté de varier la couleur et le volume et de garder malgré tout une certaine gravité (le son du Guarnieri del Gesu’ convient à cette approche). L’écho avec l’orchestre est évident, peut-être plus au niveau des rythmes, du tempo que du discours proprement dit.
C’est un triomphe mérité pour lui à la fin du concerto, ce fut un moment d’exception.

La symphonie pathétique de Tchaïkovski convient-elle en revanche à une approche orchestrale aussi analytique ? Il y a deux manières d’aborder Tchaïkovski, d’une part, une manière plus ouverte, plus brillante, plus rythmée et une manière plus sombre, qui correspond au Tchaïkovski dépressif et tendu à l’univers intérieur tourmenté. Thielemann ne choisit pas et va pratiquer une troisième voie, plus distante et plus « objective », dans une exécution parfaite techniquement, avec des bois à se damner (le basson, les flûtes, les hautbois !) et des cuivres sans scorie aucune, mais qui n’est pas animée, au sens où l’âme et le sentiment ne trouvent pas vraiment leur place. La musique de Tchaïkovski est souvent généreuse, même quand elle est sombre comme dans cette symphonie. Ici, elle ne l’est pas, et elle semble sans cesse retenue et contenue, presque bridée. Il en résulte une exécution impeccable mais quelquefois désincarnée.En plus comment souvent, le public applaudit à la fin du troisième mouvement croyant que c’est fini…geste (très agacé) du chef…).
Ainsi donc Chostakovich ce soir a peut-être plus convaincu à cause de Znaider, mais aussi d’une approche qui colle mieux à l’univers du compositeur qu’à celle d’un Tchaïkovski tourmenté et peut-être suicidaire. Il reste que l’ensemble de la soirée a pu confirmer quel bel instrument est la Staatskapelle, qui a sonné à la perfection, et qui à lui seul vaut le voyage.

Christian Thielemann ©Matthias Creutzinger
Christian Thielemann ©Matthias Creutzinger

Il reste aussi que cette soirée (et les autres) me font méditer sur la manière qu’ont certains de qualifier Thielemann de Kapellmeister, comme on le disait de Sawallisch, ce qui est non pas désobligeant, mais légèrement condescendant dans une bouche française ou italienne. On l’appelait ainsi à cause de son souci, à Munich, d’être présent le plus possible dans le théâtre, d’assurer une continuité sonore, d’incarner aussi une tradition séculaire. Le Kapellmeister dans les théâtres allemands aujourd’hui est celui qui reprend la production quand le Maestro est parti, celui qui est garant de la tenue de l’orchestre.
Christian Thielemann n’est pas un Kapellmeister au sens où je l’entends ci-dessus. Je ne trouve pas que ce qu’on entend soit si traditionnel. Je l’emploierais plutôt pour des chefs comme Adam Fischer ou Peter Schneider, c’est à dire de merveilleux techniciens de l’orchestre qui savent aussi et sentir et penser, mais dont l’écoute a un caractère moins innovant et plus sécurisant pour l’auditeur qui y retrouve ses marques.
La manière qu’a Thielemann de travailler l’orchestre et ce souci de la tenue et du son plus que d’un discours sur l’œuvre s’en rapprocherait. Sa familiarité avec l’univers de Bruckner (que certains ont relevé lors de l’exécution du Requiem…de Verdi) révèle une passion des architectures, et des formes. Il me manque en écoutant ce chef sans doute une affinité pour voir ce qu’il y a derrière les yeux. Ce qu’il y a devant est remarquable, mais derrière… ? Que nous dit-il ? C’est pour moi irrégulier : quand la forme rencontre le fond, c’est vraiment stupéfiant, mais cette rencontre a lieu une fois sur trois. Et pas ce soir.[wpsr_facebook]

©Matthias Creutzinger
©Matthias Creutzinger

FESTIVAL BERLIOZ DE LA CÔTE SAINT ANDRÉ: APERÇU DU PROGRAMME 2015

Un concert d'Hector Berlioz (A.Geiger-1846)
Un concert d’Hector Berlioz (A.Geiger-1846)

 

www.festivalberlioz.com/

Le Festival Berlioz de la Côte Saint André a eu au long de sa vie presque quadragénaire des fortunes diverses, né – je m’en souviens bien – pour être le Bayreuth berliozien français, il ne put accomplir ce rêve, il est vrai que les opéras de Berlioz sont peu nombreux, qu’ils coûtent très cher (Les Troyens et Benvenuto Cellini au moins) et que ce rendez-vous méritait plus d’originalité, plus « dailleurs » en lien avec le personnage particulier qu’était Hector Berlioz.
Depuis que l’ethnomusicologue Bruno Messina en a pris la direction, le Festival a labouré des espaces nouveaux, en cherchant à impliquer de manière plus systématique le territoire isérois, et en travaillant sur une sorte d’espace musical berliozien, c’est-à-dire sur Berlioz et son temps, Berlioz et son espace, Berlioz et ses rêves. Il en résulte une programmation riche, diversifiée, surprenante aussi, qui essaie de correspondre au personnage, et qui va plus loin que la simple exécution de ses œuvres dans le cadre de concerts traditionnels.
Certes, la petite ville de la Côte Saint André, où naquit le compositeur, avec son Château Louis XI reste le centre névralgique du Festival, mais les thématiques choisies portent ailleurs, en Amérique pour l’édition 2014, et cette année, bicentenaire du « Vol de l’aigle » de 1815 oblige, c’est autour de la figure napoléonienne que se construit la programmation, qui cherche à cheminer le long de cette « route Napoléon » qui traverse le territoire isérois.
On sait que toute la période de la monarchie de Juillet, la grande période créatrice de Berlioz est aussi une période où se constitue la légende napoléonienne, y compris dans la littérature (la Chartreuse de Parme de Stendhal est de 1839 et Une ténébreuse affaire de Balzac de 1841), avec le transfert des cendres en 1840, et qu’elle se conclut sur le retour au pouvoir de Louis Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III (le « petit » selon Victor Hugo).

Alors, la programmation concoctée par Bruno Messina qui prend appui sur le regard berliozien sur Napoléon et toutes les évocations napoléoniennes de la musique, commence le 20 août par des errances, au bord de la route Napoléon, jalonnée de banquets et de moments célébratifs, à Corps, à la Prairie de la rencontre à Grenoble, pour se terminer par un banquet-cabaret à La Côte Saint André où c’est le célèbre chansonnier Bérenger qui sera à l’honneur.

Ce Festival Berlioz sonnera Berliozz à Vienne, le 21 août par l’exécution du Te Deum qu’il voulait dédier à Napoléon Bonaparte et qu’il dédia finalement au prince Albert, époux de la reine Victoria. Il fut créé à Saint Eustache en 1855 avec 950 exécutants. A Vienne, 600 enfants venus du département de l’Isère y participeront, le Jeune Orchestre Européen Hector Berlioz et les Grands Chœurs de Spirito, les solistes Nicolas Courjal et Pascal Bourgeois, ainsi que Daniel Roth à l’orgue, le tout sous la direction de François Xavier Roth.
La soirée se terminera par une promenade musicale très jazzy ( hommage à Jazz à Vienne) à partir de thèmes de la musique de Berlioz.
Le 22 août, le Festival sera à Saint Antoine l’Abbaye pour une soirée construite autour de Tristia, la méditation religieuse de Berlioz, accompagnée d’évocations funèbres diverses, de Napoléon Bonaparte et d’autres souverains, (La marche funèbre pour les funérailles de Napoléon 1er dont la dépouille fut ramenée de Sainte Hélène, d’Auber  la Messe des morts à la mémoire de Marie-Antoinette de Plantade et enfin le Requiem en ut mineur à la mémoire de Louis XVI de Cherubini). C’est le Concert Spirituel (Orchestre et Choeur) sous la direction d’Hervé Niquet qui officiera.

Enfin, le 23 août, le Festival se lovera de nouveau dans le berceau du musicien, à La Côte Saint André pour un concert « révolutionnaire et romantique » où seront exécutés ensemble, comme le voulait Berlioz, La Symphonie Fantastique et Lelio, sa suite qui, disait-il, « doit être entendue immédiatement après la Symphonie Fantastique, dont elle est la fin et le complément. »
L’exécution en sera confiée à l’Orchestre révolutionnaire et Romantique sous la direction de John Eliot Gardiner.

Le 24 août, toujours à la Côte Saint André, un concert très original tout dédié à la figure de Napoléon, Le Lion, l’Ogre et le Renard, avec au programme l’Ode à Napoléon de Schönberg (1942-43), trois fanfares pour les proclamations de Napoléon de Castanède, et la Suite symphonique sur le Napoléon d’Abel Gance d’Arthur Honegger et Marius Constant, par l’Orchestre Symphonique OSE, jeune collectif dynamique dirigé par Daniel Kawka qui explore des modes nouveaux pour l’exécution et la diffusion symphoniques.

C’est au tour de l’Orchestre National de Lyon dirigé par Fabien Gabel d’évoquer le 25 août l’Empereur pour un programme dédié à Guerre et Paix, marqué par le point de vue russe avec Tedi Papavrami, violon, et la participation de l’Ensemble à Vents de l’Isère. Au programme Hary Janos la suite symphonique de Z. Kodaly, qui narre l’histoire d’un hussard autrichien qui se vanta d’avoir conquis Marie-Louise et vaincu seul Napoléon, le concerto pour violon n°7 du Paganini français, Pierre Rode, un des fondateurs de l’école russe et de l’école allemande de violon romantique qui servit Napoléon, le Tsar et le Roi de Prusse,  ainsi que les plus connues  Ouverture 1812 de P. I. Tchaïkovsky et la Suite symphonique Guerre et Paix, de S. Prokofiev arrangée par Christopher Palmer.

L’héroïsme, part intrinsèque de la Légende napoléonienne, sera l’objet du concert (« héroïque fantaisie ») donné le, mercredi 26 août par l’excellent Orchestre des Pays de Savoie dirigé par le non moins excellent Nicolas Chalvin avec au programme Beethoven (La Bataille de Vitoria ou La Victoire de Wellington et la Symphonie n°3 « Eroica ») et Saint-Saëns ( Concerto pour piano n°5 « L’Egyptien » ).

Le 27 août la Corse fait irruption dans le programme pour une création mondiale sur des paroles de Napoléon Bonaparte de Nabulio Oratorio pour chœur polyphonique, orchestre symphonique et récitant avec l’orchestre Poitou Charente et A Filetta, polyphonies corses, Didier Sandre, récitant sous la direction de Jean-François Heisser, lequel offrira un concert d’évocations hispaniques le 28 août à 17h.

Le 28 août, au Château Louis XI, « Le Vol de l’Aigle » une intégrale des concertos pour piano de Beethoven (avec une pause ravitaillement appelée panier du Grognard) par François-Frédéric Guy et l’Orchestre de Chambre de Paris, couronnée par le Concerto n°5, L’Empereur .

Berlioz avait été profondément marqué par l’audition de la 9ème symphonie de Beethoven, et son dialogue avec Beethoven a été permanent. La soirée du 29 août s’appelle donc « Hymne à la joie » et conjugue des œuvres de Berlioz, Scène héroïque (La Révolution grecque) et la mort de Sardanapale et la 9ème de Beethoven, avec Sylvia Schwartz, soprano – Henriette Gödde, mezzo, Bogdan Volkov, ténor,  Michel de Souza, basse, Rodion Pogossov, basse. C’est l’Orchestre National de Lyon sous la direction de son chef permanent Leonard Slatkin avec le Chœur Spirito sous la direction de Bernard Têtu qui sera à l’œuvre pour une soirée qui promet d’être l’un des sommets du festival.

Enfin, le 30 août, la clôture des dix jours de festivités, sera célébrée par une fête musicale funèbre et triomphale, avec l’ Orchestre d’harmonie de la Garde républicaine sous la direction du Colonel François Boulanger, avec Jacques Mauger, trombone pour un programme diversifié de Bizet, Saint Saëns, Chabrier, Fauré qui se terminera inévitablement par la Symphonie funèbre et triomphale, version 1840 d’Hector Berlioz.

J’ai passé sous silence les concerts de 17h, les voyages en musique orientale, les récitals, les multiples manifestations qui émaillent toute la semaine. Il y en a pour tous les goûts, pour ceux qui habitent ce territoire très agréable en fin d’été et pour ceux qui aimeraient terminer leurs vacances en musique.
C’est un festival à la fois culturellement exigeant et très ouvert, un peu hors des sentiers battus, qui célèbre notre Berlioz national par des chemins multiples, directs ou de traverses, dans une géographie musicale explosée et joyeuse. Berlioz rencontre Napoléon en cette fin d’été sur un territoire où chacun des deux a laissé ses traces, Berlioz rencontre Napoléon en cette fin d’été pour que la musique efface le sang des guerres épuisantes, et qu’il ne reste que la geste et la légende.[wpsr_facebook]

 

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LUCERNE FESTIVAL 2014: MARISS JANSONS DIRIGE le ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA le 5 SEPTEMBRE 2014 (BRAHMS, STRAUSS) Avec LEONIDAS KAVAKOS

RCO, Kavakos & Jansons © Peter Fischli/Lucerne Festival
RCO, Kavakos & Jansons © Peter Fischli/Lucerne Festival

2014-2015 est la dernière saison de Mariss Jansons à la tête de l’orchestre du Concertgebouw (RCO). Le chef âgé de 71 ans, à la santé fragile, ne conservera que l’Orchestre de la Radio bavaroise, avec lequel il a tissé un rapport exceptionnel.
Après plusieurs mois d’interruption, Mariss Jansons a repris ses activités par une tournée européenne avec l’orchestre qui le porte entre autres à Edimbourg, à Graz, Ljubljana, Lucerne, Berlin.
À Lucerne, il a présenté deux programmes, le premier  était composé de Brahms (Variations sur un thème de Haydn) Chostakovitch (Symphonie n°1) Ravel (concerto pour piano avec Jean-Yves Thibaudet et deuxième suite de Daphnis et Chloé), je n’ai pu assister qu’au second,  Brahms (concerto pour violon, avec Leonidas Kavakos) et Strauss (Tod und Verklärung et Till Eulenspiegel Lustige Streiche).
J’ai écrit dans un compte rendu précédent que le Brahms de Mariss Jansons est discuté. Certes, chaque chef a son répertoire de prédilection et Jansons est plus réputé pour son Chostakovitch, son Mahler ou son Strauss que pour son Brahms.
On reproche à Jansons dans Brahms de manquer de legato, d’avoir un son plus épais, avec un tempo plutôt lent, toutes remarques qui pouvaient s’appliquer à ce concerto pour violon, magnifiquement joué par l’orchestre à qui il n’y rien à reprocher, tant la perfection de l’exécution frappe l’auditeur , ainsi que le velouté du son, l’absence d’aspérité, la rondeur.
Ce qui frappe c’est le travail construit avec le soliste. Leonidas Kavakos aime à se présenter comme un musicien parmi les musiciens, accolade avec le premier violon quand il entre en scène, forte association de l’orchestre aux saluts. Il est clair que Jansons, Kavakos et l’orchestre vont de conserve. Il n’y a rien de la déchirure perçue quelque temps plus tôt entre Daniele Gatti et Midori. Là, sans aucun doute, on fait de la musique ensemble.
Malgré les choix de tempo, malgré un rythme moins allégé que je ne le souhaiterais, le Brahms de Jansons est large, et presque trop monumental, mais il y avait un tel dialogue soliste-orchestre que même Leonidas Kavakos, trop technique quelquefois, et qui pour mon goût manque un peu de sensibilité, m’a plutôt agréablement surpris, gardant sa technique impressionnante, mais cette fois plus expressif, avec de vrais moments d’émotion, loin d’être un soliste enfermé dans son monde, mais cherchant à dire la musique avec un vrai discours en totale communication avec l’orchestre. Un sommet fut l’adagio avec le dialogue entre violon soliste et hautbois (Alexei Ogrintchouk ; décidément les hautbois solos du RCO sont exceptionnels – l’autre est Lucas Macias Navarro), un moment suspendu proche du sublime.

Mariss Jansons et le RCO le 5 septembre 2014 © Peter Fischli/Lucerne Festival
Mariss Jansons et le RCO le 5 septembre 2014 © Peter Fischli/Lucerne Festival

Les deux poèmes symphoniques de Richard Strauss, des œuvres de jeunesse plutôt démonstratives, sont une authentique exposition des capacités techniques d’un orchestre, la plupart des pupitres sont très exposés, notamment dans Till Eulenspiegel, plus spectaculaire. Tod und Verklärung (Mort et transfiguration) est l’un des pièces favorites de Mariss Jansons, et un pilier du répertoire du RCO.
Tod und Verklärung, composé à l’âge de 25 ans environ, est une œuvre de jeunesse, mais décrit la lutte d’un artiste malade contre la mort, jusqu’à la transfiguration finale, une thématique de la maturité ici abordée par un jeune compositeur, qui en reprendra le thème dans Im Abendrot des Vier letzte Lieder, cette fois-ci au crépuscule de sa vie. Jansons aborde l’œuvre avec beaucoup de mélancolie, mais jamais sombre, avec des variations de la tension, très forte au départ dans le largo. Le troisième mouvement meno mosso a permis à l’orchestre de miroiter d’infinies couleurs, une sorte de tableau pointilliste sonore, et au spectateur de constater une fois de plus que le RCO est toujours l’une des phalanges les plus parfaites qui soient, un sommet technique, et avec en même temps une modestie dans le jeu qui surprend toujours. Le Moderato final retrouve une tension allant croissant mais en même temps Jansons dirige avec une telle subtilité, fouillant chaque moment, dosant les volumes, tout en soulignant la grandeur du moment, c’est à la fois paradoxalement  grand et intime. Les trois dernières minutes sont remplies d’émotion et formidablement engagées. Du très grand Jansons.
Dans le programme, on aurait pu voir Till Eulenpiegel lustige Streiche avant Tod une Verklärung, pour terminer sur une note grave et pénétrante. Jansons choisit de conclure le concert sur une note brillante et plus souriante. Le poème symphonique créé en 1895 quelques années après Tod und Verklärung, reprend les aventures du héros allemand. Dès l’ouverture au cor, on comprend que ce sera une sorte de fête sonore qui va souligner à la fois la joie d’une histoire qu’on raconte, lustig, mais aussi une sorte de fête de la musique et de joie de jouer, tant l’orchestre est incroyable (la clarinette !) et Jansons enthousiaste, même si dans l’ensemble de cette seconde partie il m’est apparu proposer une interprétation un peu plus sérieuse, notamment dans Till Eulenspiegel, qu’on aurait pu attendre. Triomphe attendu et mérité à la fin, pour un chef mythique qui m’est apparu un peu amaigri et fatigué.[wpsr_facebook]

Mariss Jansons le 5 septembre 2014 © Peter Fischli/Lucerne Festival
Mariss Jansons le 5 septembre 2014 © Peter Fischli/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2014: DANIELE GATTI DIRIGE LE MAHLER CHAMBER ORCHESTRA le 25 AOÛT 2014 (MENDELSSOHN); soliste, MIDORI (violon)

Daniele Gatti à la tête du MCO © Georg Anderhub/Lucerne Festival
Daniele Gatti à la tête du MCO © Georg Anderhub/Lucerne Festival

J’ai entendu Daniele Gatti diriger pour la première fois en 1991, à Bologne, le Moïse de Rossini, avec une toute jeune Antonacci, à peine sortie des concours de chant. Rossini a été une pierre miliaire dans ma relation à ce chef, je l’ai entendu de nouveau, mais à Pesaro, et toujours avec les musiciens de Bologne, dans La Donna del Lago avec un jeune Florez, Mariella Devia et une toute jeune Barcellona. Puis à Aix, dans l’écrin enchanteur du Grand Saint Jean, avec le Mahler Chamber Orchestra, dans Il Barbiere di Siviglia. J’aimais ce Rossini, vif, alerte, un peu plus symphonique que chez d’autres chefs et déjà si attentif au chant et au plateau. Entre temps bien entendu je l’avais entendu en concert, mais Daniele Gatti  sera toujours pour moi lié à ces expériences rossiniennes, très personnelles, très rigoureuses aussi, ce Rossini rythmé, assez carré au total, mais aussi pétillant,  pas forcément comme du champagne, peut-être le frémissement de l’eau sur la roche des torrents qui s’écoulent, un Rossini vivace, et vivant, légèrement bouillonnant comme l’acqua pazza chère à la cuisine de mer en Italie.

Ce soir, dans un tout autre programme, j’ai entendu cette vivacité, mais en même temps une vivacité qui jamais ne reste à la surface, cela ne mousse pas comme le champagne justement, on est au contact direct de la matière musicale et surtout d’un discours. Cela ne mousse pas, et c’est peut-être ce qui crée la réserve de mélomanes qui ne réussissent pas à comprendre l’univers de Gatti.
Un exemple, le concerto pour violon de Mendelssohn, joué par Midori l’autre soir et accompagné par l’excellent Mahler Chamber Orchestra . Une connaissance en sortant du concert a trouvé l’orchestre trop fort, empêchant la violoniste de laisser libre cours à l’inspiration et à la respiration musicale et a donc attribué au chef la responsabilité de l’ambiance musicale installée.

Midori, Daniele Gatti et le MCO © Georg Anderhub/Lucerne Festival
Midori, Daniele Gatti et le MCO © Georg Anderhub/Lucerne Festival

Or, je n’ai rien vu de tout cela, et pour moi la question n’était pas celle de fort/pas fort ou de l’ambiance musicale, mais celle de la soliste, prodigieuse techniquement, mais complètement abstraite dans son univers, jouant du violon, mais ne faisant pas vraiment  de musique, lancée à corps et à archet perdu dans une performance solitaire, et ne semblant pas écouter l’orchestre, ni jeter un œil au chef. Vite separate, des vies séparées, comme disent les italiens. Je n’ai pas ressenti vraiment la musicienne derrière ce jeu, et j’ai entendu des notes de Mendelssohn mais non sa musique, une sorte de Mendelssohn revu et corrigé par Paganini. Il suffisait de voir les gestes de Gatti, les regards, pour comprendre qu’il n’arrivait pas à entrer en contact avec la soliste dans son scaphandre. Or, Gatti est musicien, et le but d’un concert, c’est bien faire de la musique et non pas être seulement dans la performance : il ne pouvait pas faire de musique avec Midori, il a donc renoncé en se refusant d’entrer dans cette course-là. Au rythme effréné de la soliste, toute à sa course contre la montre, toute à ses notes, sans expression, sans discours, sans aucun intérêt, il a opposé une sorte de neutralité bienveillante, mais n’entrant visiblement pas en synergie. Lucerne a invité Midori comme artiste étoile, il était légitime qu’elle soit la soliste ce soir, même si la musique y a perdu.
Le bis (Bach) solitaire et glacé, était quand même un peu plus animé oh, une simple goutte d’âme dans cet océan gelé.
Ce concerto de separati in casa (séparés à la maison) m’a rappelé dans ce même lieu le dernier concert Perahia/Abbado où le soliste essayait de diriger et d’imposer ses rythmes…les répétitions avaient été croquignolesques, mais le concert défendable car c’étaient deux très grands artistes, ou bien certains soirs où Radu Lupu n’écoute plus que lui même perdu dans son univers. Mais Perahia et Lupu sont des musiciens, Midori est une violoniste. Du moins est-ce ainsi que je la perçois, plus soucieuse du rendu de son bel instrument que de la musique, plus technicienne que visionnaire. On peut comprendre que l’orchestre soit attentif au soliste, ce qui était le cas, mais c’était une attention obligée et non concertée justement. Où est l’intérêt du concerto si le concert n’est plus le concours de deux personnalités artistiques et un dialogue d’univers ?
Bien évidemment, la Symphonie n°4 de Mendelssohn « italienne » a été d’une autre couleur. Le Mahler Chamber Orchestra, on le sait constitue le tronc du Lucerne Festival Orchestra, et joue un à deux concerts pendant les premières semaines du Festival, en parallèle avec les programmes du LFO. C’est un orchestre accompagné par Abbado depuis sa fondation. Même si le groupe a évolué, il reste suffisamment de musiciens présents depuis les origines pour créer un esprit qui reste «  faire de la musique ensemble », avec des pupitres de très haut niveau, notamment dans les bois (Emma Schied et Mizuho Yoshii Smith au hautbois par exemple, ou Chiara Tonelli à la flûte, Olivier Patey à la clarinette),  un son d’une clarté toujours exceptionnelle et surtout un enthousiasme à jouer qui ne faiblit pas : un orchestre à la qualité d’une exemplaire régularité.
En début de concert l’ouverture du Songe d’une nuit d’été, a un peu posé le Mendelssohn de Gatti, avec les premières mesures que Wagner va réutiliser pour Tannhäuser (pour une autre nuit, celle de la romance à l’étoile…), un Mendelssohn contrasté avec une très grande légèreté alternant avec le côté spectaculaire que doit nécessairement avoir une ouverture, et une très belle dynamique, mais qui reste maîtrisée par le soin apporté aux transitions, et à la fluidité, avec un son plein, presque quelquefois terrien, en tous cas très théâtral car on revient aussi malgré les explosions sonores, à la légèreté et à la rapidité des cordes, tout en conservant une très grande clarté (les flûtes en écho des violons) et des interventions des cuivres qui feraient presque penser à du Weber: après tout, il a aussi composé un Oberon et Mendelssohn s’en souvient…
La symphonie « italienne » est interprétée dans le même esprit : même les toutes premières mesures font irrésistiblement penser à Abbado, ainsi que la première partie de l’allegro vivace, justement vivace, sans être allégée au maximum comme chez Abbado qui joue le jeu du presque rien totalement inégalable, Gatti prend au autre chemin. Il essaie de montrer dans cette Italie de Mendelssohn non pas la traduction musicale d’une Italie qui serait décrite, mais l’interprétation musicale d’une Italie rêvée, de l’Italie telle que la culture allemande la rêve dans le cadre d’un Drang nach Süden goethéen (Goethe est vivant au moment du voyage en Italie de Mendelssohn et sans doute est-il encore vivant quand Mendelssohn commence à composer sa symphonie). Il s’agit, plus que d’une évocation, d’une lecture au sens intellectuel du terme d’une Italie rêvée par l’Allemagne. On y entend une très grande fluidité, une belle dynamique, un rythme dansant, mais pas de danse italienne, une manière de danse, et– et peut-être me trompé-je, j’entends surtout des échos schubertiens: j’entends vraiment le romantisme allemand, c’est à dire une joie ensoleillée mâtinée de mélancolie, une Italie légèrement assombrie (on entend merveilleusement les contrebasses scander certains moments et leur donner cette touche un peu grave, pour le sens et pour le son). Plus j’écoute le travail de Gatti et plus je trouve qu’il y a une approche jamais complaisante, où l’intellect compte autant que le sensible : il ne nous laisse pas envoûter par l’Italie, mais il essaie de traduire musicalement une représentation italienne telle que la culture allemande la peint, et Mendelssohn est à la fois un homme de culture, un voyageur, qui sait construire une sorte de synthèse entre sensible et intellect, entre ce qu’on attend de l’Italie (en début de mouvement) et quelque chose de plus profond, de plus épais qu’on attend moins et qui va se développer dans le deuxième mouvement, soutenu par les très beaux bois du MCO, dont les échos sont clairement plus mélancoliques (inspiré de chants de pèlerins), presque picturaux, j’ai pensé aux voyages en Italie bien sûr, et curieusement à celui du Marquis de Sade, qui s’était fait accompagner d’un peintre, Jean Baptiste Tierce, qui livrait sur l’heure ses visions. Je sais que je ne fais pas œuvre critique ici, mais j’essaie de traduire et de raconter ma promenade intime dans cette Italie de l’intellectuel sensible et artistique que Gatti voit dans Mendelssohn, où l’art n’est jamais loin, et d’évoquer la construction d’un paysage intérieur qui m’est propre. Échos sonores et échos picturaux se mélangent, dans ce moment où Gatti a su exalter les sons plus graves, a su donner une épaisseur qui est tout sauf de la lourdeur, car son orchestre est consistant, même au troisième mouvement plus dansant, comme s’il voulait éviter une sorte de légèreté de tarentelle qui ferait croire à un travail seulement joyeux.
Il y a de la joie, il y a du sourire, il y a du soleil, il y a de la nature dans ce rythme dansé et quelque chose d’agreste, avec l’évocation de la chasse (magnifique cor de José Vicente Castellò), nous sommes dans l’élégie dans ce qu’elle a de double, à la fois légère et grave, dans ces visions que je lie aux Bucoliques de Virgile, qui raconte ici la même Italie : toute description agreste de l’Italie prend quelque chose à Virgile.

L’explosion finale avec sa rapidité, avec sa domination de la flûte au départ, son rythme, devrait être joyeuse, du moins c’est ce qu’on lit partout. Je ne lis pas de joie explosive, j’y sens toujours quelque chose d’un peu tourmenté : d’une certaine manière Gatti nous en dit plus sur le romantisme que sur sa riante Italie. Il y a dans sa manière de diriger tout sauf les absurdités qu’on lit quelquefois (« ou trop doux, ou trop fort… »), il y a au contraire une science des dosages et des volumes qui m’a frappé dans ce dernier mouvement, tout en maintenant une vraie dynamique et une vraie fluidité sonore, et la dernière partie est vraiment presque tendue car dans les dernières mesures on est au seuil de Beethoven : oui, c’est bien sur une ambiance beethovénienne que se termine cette étrange « Italienne » qui m’a fait rêver littérature et penser Allemagne, comme si Gatti voulait nous faire toucher quelque chose de l’âme allemande, et refusait une Italie de complaisance et superficielle, pour nous plonger dans le rêve d’Italie tel que l’ont vécu tous les grands artistes des temps modernes.
En ravivant mes souvenirs de lectures et de peinture, ce fut pour moi un beau moment, sensible, profond, émouvant. Un moment où prend sens le mot culture. [wpsr_facebook]

Midori, Daniele Gatti et le MCO © Georg Anderhub/Lucerne Festival
Midori, Daniele Gatti et le MCO © Georg Anderhub/Lucerne Festival

PHILHARMONIE BERLIN 2013-2014: CONCERT À LA MÉMOIRE DE CLAUDIO ABBADO par les BERLINER PHILHARMONIKER (Dir.mus: Sir SIMON RATTLE, Soliste FRANK PETER ZIMMERMANN, violon)

En répétition à Stockholm (Vasa-Museum) © Cordula Groth  (détail)
En répétition à Stockholm (Vasa-Museum) © Cordula Groth (détail)

 

Schubert: Bühnenmusik zum Schauspiel Rosamunde, Fürstin von Zypern D797
Mozart: Violinkonzert Nr.3 G-Dur KV 216
Bruckner: Symphonie Nr.7 E-Dur

Il manquait aux différents hommages musicaux rendus à Claudio Abbado celui des Berliner Philharmoniker qui ont choisi d’honorer la mémoire de celui qui fut leur directeur musical du 8 octobre 1989 (date de son élection) au 13 mai 2002 (date du dernier concert en tant que chef des Berliner, à Vienne) aux dates où il aurait dû diriger comme chaque année les Berliner par un concert Schubert, Mozart, Strauss. En fait un règne de 12 ans commencé de fait par le premier concert en tant de « Chefdirigent »en décembre 1989, et pour l’histoire le 4 septembre 1990, date de la prise officielle de fonctions.

C’est Sir Simon Rattle, l’actuel « Chefdirigent », qui légitimement a dirigé le concert, en changeant le programme : au lieu des poèmes symphoniques de Strauss prévus, il a choisi de diriger la 7ème de Bruckner. Le reste du programme n’a pas été modifié, mais les Berliner ont joué sans chef, podium vide.
Par ailleurs, les Berliner ont édité une brochure d’une petite cinquantaine de pages « Erinnerungen an Claudio Abbado » (Souvenirs de Claudio Abbado),  dédié une jolie exposition dans le foyer de la Philharmonie et programmé la projection ce dimanche à 11h du Film de Bettina Ehrhardt (2001) « Eine Kielspur im Meer – Abbado – Nono – Pollini ».

Philharmonie, 16 mai 2014
Philharmonie, 16 mai 2014

Le 16 mai, tout le monde abbadien ou presque était là : amis italiens, son fils Sebastian, son entourage proche, et le public de Berlin, qui l’aimait tant est venu très nombreux puisque depuis plusieurs semaines les trois concerts prévus étaient complets. Une fois de plus, ambiance étrange que de voir les mêmes arriver à un an de distance, avec les mêmes habitudes, mais sans forcément le même sourire, pour voir le podium vide.
Dire que ce fut une émotion comparable à celle de Bologne, Milan ou Lucerne le 6 avril dernier serait mentir. Mais on ne venait pas chercher une fois de plus des larmes, mais simplement se retrouver tous rituellement et vivre ensemble un concert qui par bien des aspects fut d’une grande retenue et d’une grande tristesse.

Après Schubert...le 16 mai 2014
Après Schubert…le 16 mai 2014

Le Schubert initial (les musiques de scène pour Rosamunde, Princesse de Chypre D797) et notamment la pièce n°5 (entracte après le troisième acte –andantino), joué sans chef donc, avait déjà été joué en mai 2009, et donc répété avec Claudio. 7 minutes 30 de finesse, d’un son d’un pureté diaphane, avec des moments vraiment ineffables : ce fut musicalement et émotionnellement le sommet du concert. Cette pièce, très souvent insérée dans les programmes d’Abbado ces dernières années, avec tel ou tel orchestre, allie un certain lyrisme, une douceur indicible, et permet à l’orchestre de moduler, de jouer sur le volume, sur les différents niveaux sonores et met en avant une profonde sensibilité. Ce fut un grand moment.
Le public ne s’y est guère trompé : après un bref silence, des applaudissements chaleureux de tout le monde debout qui, comme à Lucerne, a fini par applaudir celui qui n’était pas là, longuement, avec ce caractère particulier des applaudissements-hommage, volume égal, pas d’excès, mais interminable.
Abbado aimait le public de Berlin, qui le lui rendait bien (voir l’indescriptible triomphe de la Fantastique de Berlioz l’an dernier) et qui répondait systématiquement à ce qu’il demandait. Désormais, c’est un lieu commun des concerts que le silence final avant les applaudissements. Abbado dès la fin des années 90 fut le premier à l’obtenir du public, on se rappelle notamment le silence extatique qui a conclu Parsifal dans cette salle en 2001.

Frank-Peter Zimmermann (de dos) à la fin du Mozart
Frank-Peter Zimmermann (de dos) à la fin du Mozart

Le concerto pour violon de Mozart n°3 KV 216 en sol majeur est une pièce bien connue pourtant longtemps laissée dans l’ombre, malgré une richesse rythmique, une fraicheur incomparable, tant du côté du soliste que de l’orchestre. L’adagio en particulier et le rondeau final inspiré d’une chanson populaire sont des moments d’une incroyable jeunesse. Frank-Peter Zimmermann n’a pas dirigé l’orchestre, même s’il a en imprimé le rythme et quelques attaques : sans effets virtuoses, avec une simplicité marquée et une certaine retenue, son interprétation est très convaincante. Il arrive à tirer un son extraordinairement clair, suave, et cette modestie globale sert le dialogue avec l’orchestre, qui du même coup s’en trouve valorisé.
Il reste, mais c’était à prévoir, que l’orchestre n’a peut-être pas eu le rythme ou le dynamisme qui correspondait à l’esprit de cette pièce. Le premier violon Daishin Kashimoto est un magnifique technicien, il n’y a bien évidemment aucune scorie, mais l’ensemble reste un peu retenu, et pour tout dire d’une grande tristesse. On dirait que tout est fait pour nous faire sentir l’absence.
Evidemment, chaque fois qu’on revient à la Philharmonie, chaque fois qu’on y réentend dans sa salle, et quelle salle, les Berliner Philharmoniker, on est toujours pris et fasciné par le son, par l’acoustique (c’est très banal de le dire, mais mieux vaut le répéter) incroyable de proximité, par le son parfaitement égal, pas la chaleur générale qui en émane : la Philharmonie est vraiment une salle du bonheur, d’une certaine simplicité : il n’y a rien-là que l’essentiel : on s’y sent bien. Et bien sûr, au-delà des classements médiatiquement payants des orchestres : lequel est le plus grand ? Berlin ? Amsterdam ? Vienne ? Munich ? Tout cela est un peu vain, notamment quand on constate la qualité du son produit, les pupitres solistes et notamment des cuivres et des bois : Stephan Dohr, Emmanuel Pahud, Albrecht Mayer, Dominik Wollenweber, Daniele Damiano. Saluons aussi l’arrivée comme premier violoncelle solo aux côtés de Ludwig Quandt du français Bruno Delepelaire.
On regrette d’autant leur absence du Lucerne Festival Orchestra à partir de 2005 (une règle qui leur a été imposée). Mais la chaleur du son, la perfection technique, la rondeur de l’ensemble laisse toujours pantois.
C’est bien ce qui caractérise le Bruckner qui fait la seconde partie du concert : la perfection orchestrale, un premier mouvement totalement bouleversant, notamment le tout début, parfaits équilibres, le tout mené avec une exactitude et une précision incroyable par Sir Simon Rattle qui n’avait pas la partie facile, et qui est apparu très retenu, moins extraverti qu’à l’habitude. La dernière fois qu’Abbado devait diriger la 7ème de Bruckner avec les Berliner, c’était à Lucerne en 2001. Mais il était malade et c’est Bernard Haitink qui l’avait remplacé.
En dépit de cette perfection technique et d’une exécution incontestable par sa qualité et par son total accomplissement formel, force est de constater qu’il ne passe pas grand-chose d’une émotion vraie. Que l’orchestre se laisse écouter passionnément, mais ne nous (me) parle pas. J’ai parlé d’exécution sur papier glacé, parfaite et luxueuse comme une revue chic, mais sans palpitation aucune (sauf, comme je l’ai dit, au début). Je suis resté sur ma faim, notamment lors du mouvement final et son élévation qui m’a laissé au sol. Une symphonie parfaitement mise au point, parfaitement mise en son, parfaitement en place, mais sans intériorité, ni véritable discours.

Sir Simon Rattle le 16 mai 2014
Sir Simon Rattle le 16 mai 2014

Je n’étais pas au second concert, mais on m’a dit que le Bruckner était plus parlant. Et les musiciens, pendant la première partie sans chef, avaient pris l’initiative d’un bouquet sur le podium.
Claudio n’est plus parmi nous, mais il est toujours dans notre oreille et dans le cœur, mais je ne suis pas sûr qu’il eût apprécié ces hommages répétés très vivement sentis par le public, lui qui disait que le chef n’est rien, mais le compositeur tout. La meilleure manière de le porter en nous, c’est d’aller au concert, de découvrir de nouvelles baguettes, d’écouter et d’aimer la musique, encore, toujours, et partout. [wpsr_facebook]

A Vienne le 13 mai 2002  © Cordula Groth
A Vienne le 13 mai 2002 © Cordula Groth

LUCERNE FESTIVAL PÂQUES 2014 EN MÉMOIRE DE CLAUDIO ABBADO: le 6 AVRIL 2014, LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA (SCHUBERT) dirigé par Andris NELSONS (BERG-MAHLER) avec Isabelle FAUST et Bruno GANZ

La salle, debout, applaudit l''orchestre
La salle, debout, applaudit l »orchestre

Franz Schubert (1797-1828)
«Allegro moderato» de la Symphonie n° 7 en si mineur D 759Inachevée
Friedrich Hölderlin (1770-1843)
Elegie Brot und Wein (Pain et Vin)
Alban Berg (1885-1935)
Concerto pour violon et orchestre A la mémoire d’un ange
Gustav Mahler (1860-1911)
Finale de la Symphonie n° 3 en ré mineur

Dans les saluts que nous échangions, entre amis et connaissances, il y avait de tristes sourires de ceux qui se retrouvent pour témoigner du bonheur que Claudio nous a donné dans cette salle. Nous venions tous pour lui, mais sans lui.
L’initiative du Lucerne Festival Orchestra, qui n’a jamais joué à Pâques a  longtemps été tenue secrète, la présence d’Andris Nelsons, qui la semaine prochaine va diriger le troisième acte de Parsifal (programmé avec lui en 2016 à Bayreuth), la présence d’Isabelle Faust qui reste pour toujours l’interprète magique du concerto de Berg (une exécution à Berlin au minimum mémorable en 2012), tout nous prépare évidemment à un moment d’une intense émotion, d’autant que la nature du programme est en elle-même une épreuve pour l’auditeur fidèle des concerts de Claudio.
D’abord, l’ «Allegro moderato» de la Symphonie n° 7 en si mineur D 759 Inachevée, qui fait partie du dernier programme dirigé par Claudio à Lucerne pour ses trois derniers concerts, exécutée sans chef, c’est à dire sans doute avec les partitions annotées par les musiciens lors des répétitions de Claudio ; quand on se souvient de ce moment d’une intense tristesse en août dernier, de ce Schubert déjà vécu comme un adieu, on a déjà le cœur serré.
Ensuite, le concerto pour violon de Berg, à la mémoire d’un ange, par Isabelle Faust, comme à Berlin avec les Berliner Philharmoniker: quand on se souvient de ce moment suspendu, d’une poésie ineffable : « Isabelle Faust est incomparable de légèreté, de discrétion, de maîtrise du volume sonore, son approche lyrique est à elle seule un discours, l’approche du chef épouse avec une telle osmose celle de  la soliste, qu’on a l’impression qu’elle est le prolongement de l’orchestre: il n’y a pas de dialogue soliste/orchestre, il y a unité « ténébreuse et profonde », les sons ne se répondent pas, ils se prolongent les uns les autres, ils composent comme un chœur inouï. Oui, ce Berg est phénoménal et le deuxième mouvement, dont les dernières mesures sont à pleurer d’émotion, est un chef d’œuvre à lui seul. Quel moment! » (Concert du 11 mai 2012)

« Le concerto pour violon fut, comme vendredi, phénoménal par moments, avec un second mouvement d’une tendresse à vous serrer le cœur. C’est bien d’ailleurs ce qui m’a pris, tout au long du concert, avec des moments où mon cœur battait très fort, même en attendant les moments d’émotion éprouvés le vendredi, tout a recommencé…et Abbado, à la sortie, disponible pour la trentaine de personnes qui l’attendaient à sa voiture, a signé de nombreux autographes, en souriant, disponible, détendu comme on ne l’avait pas vu depuis longtemps. » (Concert du 13 mai 2012).
J’ai tenu à citer les comptes rendus écrits à l’époque dans le blog auxquels les lecteurs peuvent se reporter, pour faire remonter le souvenir quasi inénarrable de ces moments. La présence dans le programme de ce concerto montre à la fois l’importance qu’il put avoir pour Isabelle Faust (qui l’a enregistré avec l’Orchestra Mozart sous la direction de Claudio),et illustre aussi le drame de l’absence, de cette absence partagée qui fait que nous sommes là aujourd’hui:  on ne peut évidemment pas échapper à l’expression « à la mémoire d’un ange » qui à cette occasion pointe Claudio…

Dans le programme aussi, un texte d’Hölderlin, un poète que Claudio adorait, à qui il a dédié un projet à Berlin, et qui sera dit par Bruno Ganz, le complice des projets berlinois, qu’on vit aussi à Lucerne : l’immense acteur était très lié à l’immense chef, et Claudio cita ce texte lors d’un échange avec Ganz dans ses dernières semaines,
Enfin, le dernier mouvement de la Symphonie n°3 de Mahler, « ce que me conte l’amour », comme Mahler avait écrit au départ à son propos, immense monument d’apaisement, comme si l’âme trouvait l’amour dans une sorte de mouvement inscrit déjà dans l’éternité, mais qui laisse aussi percer comme toujours chez Mahler, la mélancolie et une indicible nostalgie. Cette symphonie exécutée à Lucerne l’été 2007 fut un des sommets du cycle Mahler avec le LFO. Mais Claudio dut renoncer à cause de sa santé à la tournée newyorkaise et en octobre 2007, ce fut Pierre Boulez qui monta sur le podium du LFO pour une soirée inoubliable qui restera aussi dans les mémoires de Carnegie Hall.
Tous ces souvenirs mêlés étreignent déjà et ce concert en mémoire de Claudio souligne la béance de ce manque, qu’enfin nous réalisons : ne dirigeant jamais l’hiver, Claudio reprenait ses activités en mars ou avril. Cette année, il ne sera pas là…et, il y a un an, à Lucerne, il était parmi nous, en forme, dans un concert mémorable où avec Martha Argerich il avait enivré la salle.
Il ne s’agit pas aujourd’hui de faire un compte rendu, il s’agit peut-être une dernière fois, de communier pleinement dans ce souvenir, tous ensemble, tout ce public venu essentiellement parce que dans cette salle il  a vécu d’indescriptibles moments sous la magie de Claudio et qu’il veut avec le LFO revivre quelque chose de cette magie là.
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Voilà les quelques lignes que j’avais déjà écrites quelques heures avant le concert.
Il est 22h40, en ce 6 avril 2014, il y a déjà 4h que ce moment incroyable s’est terminé, et je ne peux le rappeler sans que les larmes ne me viennent encore, comme pendant ces quasi deux heures où, comme dans un de ces miracles que seuls l’art et la musique peuvent susciter, Claudio Abbado était parmi nous, n’a pas cessé d’être au milieu de nous, invisible, absent et pourtant tellement là : il fallait voir les musiciens, qui presque tous étaient là, de Wolfram Christ à Diemut Poppen, de Lucas Macias Navarro à Jacques Zoon, d’Alois Posch à Raphael Christ,  jouer pour lui, présent dans les cœurs, pour être avec lui encore une fois, pour son sourire. Comme le dit dans le programme Reinhold Friedrich le trompettiste jovial (qui le matin même avait donné un beau concert avec l’organiste Martin Lücker), « le plus beau cadeau, c’était pouvoir rencontrer son regard joyeux ». Ce regard joyeux, comme il a dû l’avoir en cette fin d’après midi, tant orchestre et salle étaient en communion totale, tous là projetés par l’esprit et par la musique dans ce regard là, auquel nous ne cessions de penser, tant ce que nous entendions était lui. Le Lucerne Festival avait fait les choses justes, sans ostentation, ni photos géantes, ni projection d’un portrait dans la salle: seulement l’ordinaire (si l’on peut dire…), seulement la musique, comme  Claudio sans doute l’aurait voulu.
Dès l’Inachevée, et ce premier mouvement, allegro moderato exécuté sans chef, avec le podium vide nous avons été replongés en août dernier.
Il était là, indiscutablement : il suffisait d’entendre la douceur ineffable des premières mesures, un son à peine audible surgi du néant que seul Claudio pouvait obtenir d’un orchestre. Il fallait voir Sebastian Breuninger, le premier violon (il appartient au Gewandhaus de Leipzig), jouer et regarder l’orchestre, d’un petit geste du corps souligner quelque attaque, pour comprendre de quelle concentration tous ont fait preuve pour lui offrir une telle exécution, qui nous disait quelque chose, qui avait une ligne ferme, des nuances, des modulations, des couleurs dictées par un esprit absent auquel tous nous pensions. Et déjà en fixant ce podium désespérément vide, marquant l’irrémédiable absence, et en écoutant dans la musique sa présence, son incroyable présence, les larmes coulaient, d’émotion, de tristesse mais aussi de cette joie profonde que seule la musique me donne lorsqu’elle me semble venir d’ailleurs…
Par bonheur, aucun applaudissement n’est venu interrompre cette magie aussitôt suivie par la voix éraillée de Bruno Ganz surgi du fond de l’orchestre lisant Elegie Brot und Wein de Hölderlin

Rings um ruhet die Stadt; still wird die erleuchtete Gasse,
Und, mit Fackeln geschmückt, rauschen die Wagen hinweg…

Ce fut un moment de pure parole, dans la musique du vers de Hölderlin célébrant les noces du paganisme et du christianisme,  des mystères de Dionysos et de Demeter et de l’Eucharistie, se résolvant dans la paix de la nuit qui ouvre et qui ferme le poème.
Il y a quelque chose de profondément païen dans la certitude que dans cette salle ce soir, vibre partout un esprit qui circule, anime et bouleverse en même temps musiciens et auditeurs. Car les musiciens jouent à l’évidence pour lui, comme s’il était là, parce qu’il est là, parce que nous sommes tous autour de lui.
Nous étions tous pris dans un enthousiasme commun, enthousiasme au sens premier de possession par Apollon ou Dionysos, et cette possession, on ne peut la prendre pour de l’excès, elle était authentique, générale, partagée, bouleversante.
Apollonienne aussi l’exécution qui suivit du concerto de Berg « à la mémoire d’un ange » dans une interprétation ineffable, indicible, d’Isabelle Faust, qui a créé d’incroyables sons, tour à tour à peine perceptibles (le début !), jamais brutaux, jamais autre chose que pure délicatesse ou pure poésie, dialoguant avec un orchestre en état de grâce mené avec une attention millimétrée par Andris Nelsons. Des sons nés au violon se prolongeant dans tel ou tel pupitre, des sons nés de l’orchestre se prolongeant au violon : le début à lui seul est un enchantement. Il y a là une retenue, un sens des équilibres, une installation totale de la poésie à l’orchestre et chez la soliste, avec par moments une légèreté presque aérienne, qui nous fait voler et par moment une tension qui serre le cœur, celle née de l’irrémédiable. Isabelle Faust est vraiment pour moi la seule aujourd’hui qui réussisse à proposer une vision de cette œuvre dans ses contrastes, à la fois éthérée, aérienne et pleine du malheur terrestre, avec ses moments de refus, d’amertume, presque sarcastiques. On se souviendra longtemps de ce son infini du violon qui clôt le concerto, jamais peut-être aussi légèrement et fermement exécuté, au point qu’un long silence a ponctué cette fin.
Pour couronner ce moment, un finale de la 3ème de Mahler totalement bouleversant. Dès les premières mesures, les larmes viennent, dès les premières mesures, le cœur bat, et dès les premières mesures aussi, on sent dans l’orchestre un incroyable engagement, et une volonté du chef de laisser l’orchestre respirer, parler, raconter. Andris Nelsons dans les deux moments extraordinaires qu’il a dirigés (Berg et Mahler) n’a jamais imité ou chercher à faire comme Abbado, c’est un son qui par sa plénitude, par son intensité, par sa grandeur, et par sa singularité, lui appartient totalement, mais en même temps, c’est une approche en phase avec ce que nous attendons, sans emphase, sans pathos, avec un souci d’accompagner l’orchestre comme si c’était l’orchestre qui avait à nous dire des choses et que Nelsons n’en était que l’exégète.
Il en résulte une vision, d’une inimaginable puissance émotive, des dizaines de personnes ont en main leur mouchoir, d’autres ont la tête dans les mains, je ne voyais moi-même plus qu’à travers des larmes qui coulaient sans cesse. Non pas les larmes de l’absence, mais celles de l’émotion partagée, de cette communion profonde qui a saisi la salle dans ce silence des moments saisissants, celui où personne ne tousse plus, ne bouge plus, celui où chacun est à la fois en soi et livré à ce moment fabuleux qui étreint totalement.
Immense moment, conclu par un très long silence, interrompu par quelques applaudissements vite réprimés, silence imposé par le chef, et par l’immobilité suspendue de l’orchestre, silence où tous nous pensions à Claudio, suivi enfin par de très longs applaudissements, nourris, avec la salle spontanément debout qui applaudissait de manière soutenue, mais jamais tonitruante, de ces applaudissements d’où s’est modestement effacé Andris Nelsons, 36 ans, qui a démontré ce soir non seulement qu’il était un grand chef- nous le savions- mais qu’il était aussi un être d’une rare élégance. Aucun souci de protagonisme, c’est l’orchestre qu’il a mis sans cesse en avant, et derrière lequel il s’est noyé pour saluer.
Mais voilà, lorsque Sebastian Breuninger, le premier violon, entendant ce long applaudissement continu, intense, profond, et comprenant qu’il s’adressait aux musiciens mais aussi à l’absent, a éclaté en sanglots, comme bien d’autres membres de l’orchestre, en larmes eux aussi, (il a accompagné certains pendant toute leur carrière) alors, doucement, Andris Nelsons l’a pris, et a décidé de faire sortir l’orchestre. L’applaudissement a accompagné cette sortie et a continué longuement à scène vide : nous applaudissions tous Claudio, nous applaudissions à sa présence d’une si grande intensité ce soir, et nous applaudissions à ce moment sublime de communion vécu, nous applaudissions les artistes, nous applaudissions nos souvenirs et nous applaudissions cette musique qui ce soir n’était que don presque mystique. C’était le dernier concert de Claudio Abbado…
Je n’ai jamais vécu cela, jamais. Et donc encore une fois, grazie Claudio !
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PS: Le concert a été retransmis dès ce soir par la TV suisse, il le sera aussi par ARTE un peu plus tard et le 10 avril, par la radio suisse.

Claudio-Abbado