Que Gérard Courchelle se rassure, dans un an Daniele Gatti sera parti à Amsterdam, une ville de province (unie) lointaine dotée d’un orchestre de bas étage où ce pauvre Gatti a trouvé refuge…Monsieur Courchelle pourra tout à loisir interpeller l’esprit de Bernstein (et des autres) dans une séance de spiritisme critique. J’ai été profondément choqué de la grossièreté de son intervention, et par rapport à l’orchestre et par rapport au chef, le vendredi 18 au matin sur France Musique. Je ne suis pas choqué qu’il n’aime pas, tous les goûts sont dans la nature, et c’est la liberté du critique de l’exprimer, mais je suis ulcéré de la méthode, de plus sur des ondes spécialisées. Je savais qu’il n’aimait pas Gatti, je ne savais pas qu’il ne savait pas pourquoi, au point de ne pas argumenter mais plutôt asséner en évoquant les mânes de Bernstein et en faisant écouter un extrait de la Fantastique par le National d’il y a plusieurs dizaines d’années et par Bernstein plutôt que de faire écouter une minute du concert et ensuite d’expliquer pourquoi ce qu’on écoutait était détestable. Mais argumenter, ça coûte, et du travail, et un peu d’audace. Faire ce qu’il a fait, cela ne coûte rien, cela évite d’argumenter de manière véritablement critique, et cela prend l’auditeur pour un imbécile. Mais sans doute se regardait-il au miroir.
C’était le concert d’ouverture de la dernière saison du directeur musical de l’Orchestre National de France dans un auditorium rempli, et pour un programme Beethoven-Berlioz, programme logique compte tenu des liens musicaux que Berlioz entretenait avec Beethoven, dont le troisième mouvement de la Fantastique, aux champs, est un témoignage, tant il renvoie à la Pastorale.
Le concerto pour violon en ré majeur op. 61 de Beethoven était interprété par Sergei Khtachatrian, que j’avais déjà entendu à Lucerne en 2014, dans cette même œuvre, mais dirigée par Gustavo Dudamel, et les Wiener Philharmoniker . Le jeune violoniste à peine trentenaire a donné là encore une vraie preuve non seulement de maîtrise de l’instrument, c’est bien le moins, mais d’une capacité singulière à dessiner un univers, c’est à dire produire de la musique et pas du son, ce qui ne pouvait que créer entre orchestre, chef et soliste une entente vraie.
Le premier mouvement, particulièrement long pour un concerto, permet à l’orchestre de s’exposer d’abord, de manière énergique, mais en même temps jamais tonitruante. Ce Beethoven là est lu romantiquement, avec une belle capacité de l’orchestre à colorer mais avec un son au total assez classique, étrangement plus classique que pour la Fantastique qui va suivre. En tout cas, l’orchestre réussit à créer l’écrin idoine dans lequel le son du violon de Sergei Khatchatrian va se lover. Ce jeune violoniste n’est pas un virtuose au sens de la machine à sons que peut être une Midori. Chez lui, la virtuosité est au service d’un ressenti. Le jeu est sensible, presque fragile à certains moments, et jamais gratuit, dans les cadences redoutables du premier mouvement, Khatchatrian est évocatoire, et jamais démonstratif. C’est bien là ce qui me plaît dans ce geste toujours sur un fil, semblant toujours au bord de la rupture et profondément investi. Dans le second mouvement, un peu comme dans le Bach donné en bis, c’est cette apparente fragilité, d’un son à la fois délicat et affirmé qui frappe et qui ravit. le dernier mouvement où le dialogue avec l’orchestre est si important a semblé s’installer dans un chant à deux bien calé, les violons du national emportés par l’excellente Sarah Nemtanu répondent en écho avec un toucher de cordes lointain, voire à peine esquissé, quand l’énergie immanente est portée par d’autres pupitres.
Gatti aime le vrai dialogue avec le soliste et déteste en concert les performances parallèles, où chacun joue sa partition et fait sa musique sans écoute de l’autre ; il recherche au contraire sans cesse la rencontre musicale. Il a rencontré cette sensibilité-là, avec un orchestre en phase, mais jamais soumis ou contraint. Il y a partage des rôles dans une sorte de simplicité, ou plutôt de netteté où chacun joue sa part de l’univers construit en commun. L’acoustique très analytique de l’auditorium de Radio France et la proximité du son donnent en plus une sorte d’intimité (un peu perturbée à la fin du premier mouvement par un projecteur rétif) assez chaleureuse au total.
Si ce moment fut vraiment de belle facture, et si cela confirme le grand talent de ce jeune violoniste, c’est la Symphonie Fantastique qui fut vraiment étonnante.
Cette pièce si intrinsèque à un orchestre français, une sorte de marronnier du répertoire (le National l’a jouée une semaine auparavant à Montreux avec un autre chef), Daniele Gatti la dirigeait pour la première fois, c’est à dire qu’il l’a abordée avec son propre background, d’une manière neuve, face à un orchestre qui la connaît par cœur, avec sans doute des habitudes de jeu, et une tradition que Gatti va prendre comme souvent à revers.
Ce qui est étonnant avec Daniele Gatti, c’est qu’il n’est pas vu par certains comme un chef sensible, mais comme une sorte de bulldozer fantasque, qui agence les sons pour les heurter, j’entends d’ici les contempteurs : « c’est grossier » « c’est trop contrasté » « c’est trop heurté », « il n’y a pas de ligne », « où est l’élégance française ?». En somme Gatti est toujours trop ou pas assez, mais il n’est jamais juste.
Or, cette Fantastique est en 1830 à sa création comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Berlioz est à la symphonie ce que Hugo est au théâtre la même année avec Hernani : il bouscule, il étonne. Le monde de la Symphonie beethovénienne est à peine né et Beethoven est alors encore musique nouvelle (la 9ème remonte à 6 ans auparavant) et pas tradition, et voilà que ce tout jeune musicien qui vient d’obtenir son prix de Rome, gage de conformisme de bon aloi et de classicisme ecclésial nous projette tout de go au seuil de Mahler, voire au-delà et nous bouscule par une symphonie à programme qui se dégage de la forme traditionnelle en quatre mouvements pour nous en servir cinq, qui sont des parties, c’est à dire que ce jeune Berlioz de 27 ans bouscule formes et canons pour nous raconter l’histoire de l’artiste voué au Sabbat. Car c’est bien de l’artiste qu’il s’agit, un artiste en “enfant du siècle” dans la Confession d’un enfant du siècle qu’est cette symphonie. Il y a dans cette œuvre le Hugo d’Hernani, le Musset contemporain, et le Baudelaire d’un futur synesthétique ou même le Rimbaud des archipels sidéraux, ou, mieux, celui de la Lettre au Voyant : écoutons-le, et nous y retrouvons Berlioz, via Gatti : « Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. »
…la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène… C’est à croire que Rimbaud était ce soir-là dans la salle…
Sidéral et sidération, voilà le message qui m’est parvenu de cette exécution princeps du maestro italien, déjà mémorable par sa nouveauté, son audace, son extrême sensibilité et l’intelligence du cœur qui transparaît à tous les moments de cette exécution.
D’abord, Daniele Gatti se place du point de vue de la jeunesse, et non avec le regard de celui qui va faire passer Berlioz à la moulinette brahmsienne comme si souvent, un Berlioz mature et lu dans cette œuvre comme déjà un classique, avec sa doxa. Mais un Berlioz neuf au monde…
Quand Berlioz écrit sa symphonie, il est plein du bouillonnement esthétique de l’époque, plein du Sturm, du tourbillon tempétueux qui prend la jeunesse artistique française et qui remet en cause les canons du classicisme usé, ressassé, fossilisé, fané.
Alors il faut déranger, il faut secouer, il faut frapper. C’est ce qu’a choisi de montrer Daniele Gatti.
Ce qui étonne d’abord c’est ce début (Rêveries-passions) d’une extrême tension mais aussi d’une extrême délicatesse, qui crée une ambiance retenue, mystérieuse, où les pupitres se distribuent une parole presque frissonnante, déjà habitée, déjà presque incarnée dans l’attente d’un moment. Ce que Gatti arrive à obtenir de l’orchestre, qui montrera pendant tout le concert combien il adhère à cette vision, est vraiment étonnant, des sons à peine émergés du silence, des cors d’une incroyable légèreté, presque en revers de l’instrument ; les harpes en revanche sont franches, nettes, précises, en rien évanescentes dans une valse d’une légèreté incroyable où Gatti met Un bal en scène : seule une partie des violons joue et le dernier rang des cordes reste silencieux, et fait comme tapisserie tandis que les autres jouent et en quelque sorte, valsent. Il allège ainsi le son pour donner à la valse son rythme et sa forme, et cela en même temps installe définitivement le théâtre des sons qu’est cette symphonie, où le chef joue et se joue des contrastes, qu’il exalte, qu’il met en exergue là où on ne les attend pas avec un jeu sur les volumes et les masses qui est étourdissant. Ahurissant même, tant tout cela est neuf.
En même temps, il met en place une véritable organisation du son, qui organise comme un dérèglement raisonné de tous les sens (merci encore Rimbaud). Oui, c’est un Berlioz rimbaldien avec la fraîcheur et l’énergie de la naissance au monde : la poésie que Gatti nous propose, c’est celle d’un Berlioz débarrassé de toute timidité, vidé de toute honte. C’est la symphonie de la honte bue, la symphonie où tout est possible.
Abbado dans son exécution historique de Mai 2013 à Berlin avait insisté sur les raffinements multiples de cette musique tout en installant lui aussi le futur et le théâtre, en plaçant la cloche de 5ème partie Songe d’une nuit de Sabbat, dans les hauteurs de la Philharmonie, et le son tombait sur nous en une annonce inquiétante, et en soulignant aussi dans cet océan d’élégance tout ce qui dissonait.
Ici la dissonance est banalisée, elle est noyée dans la mise en scène de l’excès, de l’outrance, de la jeunesse de ce qui est échevelé dans ce jeu extrêmement attentif des masses volumiques comme un choc de masses qui se heurtent dans un chaos, mais un chaos organisé, voulu, comme le chaos de théâtre, le chaos mis en scène et donc incroyablement rigoureux : car Gatti nous montre les qualités d’orchestrateur de Berlioz, il nous montre les systèmes d’échos, il nous montre que le plus échevelé est en réalité le plus maîtrisé. On en revient au dérèglement raisonné de tous les sens. Car tout cela est complètement raisonné, et méthodiquement démonté.
Gatti est ici metteur en scène d’une régie sonore qui nous explose au visage, et en même temps il reste très soucieux de tout ce qui est évocatoire et poétique.
Le début de Aux champs est bien sûr inspiré de la Pastorale, mais ce n’est pas là ce qui intéresse Gatti. Ce qui l’intéresse, lui passionné de post romantisme, c’est d’y chercher l’ambiance mahlérienne, de chercher la respiration de la nature, d’une nature apparemment intouchée sans être sauvage. Mais en même temps ces sons sont contrebalancés à la fin par les roulement de percussions, très discrets très légers d’abord puis plus marqués et insistants qui annoncent les orages futurs et la mort. Une nature qui s’oppose aux orages désirés, comme ce pâtre wagnérien qui dans Tannhäuser contraste avec le Venusberg qui précède immédiatement dans un jeu antithétique entre monde du dérèglement et bel ordonnancement d’une nature domptée, presque cultivée. Cor anglais et hautbois dans leur dialogue annoncent dans le vouloir des orages futurs, mais en même temps soulignent la fascination d’une nature qui respire la sérénité, une (fausse) sérénité à la Giorgione dans La Tempesta.
Tour à tour sereine et ténébreuse, la Fantastique de Gatti n’est pas désordonnée, elle est dérèglement raisonné, mis en place, mis en scène, le dérèglement d’une tête au clair avec elle-même, le dérèglement affirmé et revendiqué et construit. Alors dans ce désordre si organisé ou chacun a sa place pour organiser méthodiquement l’assassinat des temps anciens, certains moments apparaissent presque comme une concession : la marche au supplice, presque plus conformiste, sorte de parenthèse avant le déchaînement du Sabbat, un cauchemar qui n’est que rêve.
Le Songe d’une nuit de Sabbat est un final d’apocalypse, où toute l’énergie accumulée va se réveiller, où le tourbillon évoqué plus haut s’accélère, où à partir de l’hésitation initiale et inquiétante, des jeux de cordes hypertendues et des grimaces de la flûte, presque comme des traits, émerge une marche qui semble hésiter, toujours interrompue par des sons grinçants, la petite harmonie excellente du National fait merveille, pour finir en explosion presque (excusez le crime de lèse Berlioz) verdienne, le Verdi hyper théâtral, à se demander si Verdi n’a pas un peu regardé de ce côté là…. Ici les cloches sont presque discrètes, on doit presque tendre l’oreille, et Gatti joue aussi sur le suspens, sur les silences, il joue aussi sur les rythmes et le tempo, ralentissant pour ménager l’effet d’inquiétude, pour installer le maléfique. On passe indifféremment du doux au fort, de l’inaudible au fortissimo en crescendos conduits avec la sûreté de celui qui sait comment les mener jusqu’à l’explosion (Gatti a été un grand rossinien et il sait ce que crescendo signifie et comment le construire) avec des sons presque jamais expérimentés. Il n’y a là aucune hésitation sur une ligne musicale : la ligne est claire, c’est celle d’un romantisme weberien, une sorte d’hyper gorge aux loups de Freischütz, exécutée avec une rigueur et une exactitude qui laissent rêveurs.
Devant un travail d’une telle conviction, d’une telle intelligence, conduit avec une telle maîtrise, on comprend l’enthousiasme visible des musiciens : ah ! certes, on est loin de la doxa, sans cesse revisitée et polie, mais on est bien près d’une vérité qui semble oubliée, celle d’un Berlioz de 27 ans qui embrasse et l’art et la révolution.
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