OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2016: CONCERT DE LA SÄCHSISCHE STAATSKAPELLE DRESDEN dirigée par CHRISTIAN THIELEMANN (BEETHOVEN MISSA SOLEMNIS)

Saluts - Christa Mayer Peter Dijkstra et Christian Thielemann©Wolfgang Lienbacher
Saluts – Solistes Peter Dijkstra et Christian Thielemann©Wolfgang Lienbacher

Beethoven, Missa Solemnis en ré majeur op.123
Sächsische Staatskapelle Dresden
Chor des Bayerischen Rundfunks (chef de chœur Peter Dijkstra)
Krassimira Stoyanova, soprano
Christa Meyer, mezzosoprano
Daniel Behle, ténor
Georg Zeppenfeld, basse
Matthias Wollong, violon solo
Jobst Schneiderat, orgue

Je ne sais pourquoi, mais la Missa Solemnis de Beethoven évoque pour moi depuis toujours, et bien plus que d’autres œuvres pourtant comparables, des images grandioses de chœurs déployés, d’orchestres immenses distribués dans de non moins immenses églises baroques, romaines de préférence, de grandes orgues et de musique céleste qui s’élèvent pendant qu’un rayon de soleil bienvenu au travers des vitres d’albâtre de la coupole descend caresser les visages des exécutants. En fait je rêve d’une Missa Solemnis à Sant’Andrea della Valle (pas celle de Mario et Tosca), mais celle de la belle architecture de Grimaldi, Della Porta et Paderno. C’est le berninien « qu’on ne me parle de rien qui soit petit » qui parle en moi quand je rêve de Missa Solemnis. 

Mais l’œuvre excite les rêves sans doute parce qu’on ne l’entend plus beaucoup. J’ai comme l’impression qu’elle était beaucoup plus fréquente il y a quelques dizaines d’années. Herbert von Karajan en faisait une de ses œuvres de prédilection et il l’a beaucoup dirigée.
Au festival de Pâques, elle a été exécutée en 1967, 1975, 1979 (Karajan), 1994 (Solti), 2007 (Haitink), l’été, depuis 1986, elle l’a été six fois dont deux fois par Harnoncourt à la mémoire de qui est dédié le concert d’aujourd’hui.
En la proposant en 2016, Thielemann continue la tradition d’une œuvre spectaculaire sans être si populaire, et même si elle me fait rêver, la musique n’est pas celles qui provoquent en moi une indicible émotion, sauf en de rares moments.
L’orchestre est la Staatskapelle de Dresde, en résidence à Pâques à Salzbourg, et le chœur celui de la Radio bavaroise, entendu quelques jours avant à Lucerne, les solistes sont Christa Meyer, Krassimira Stoyanova, Danel Behle, Georg Zeppenfeld, du beau monde.
Tout à l’heure, je parlais d’église romaine et de Bernin, de grandeur…c’est bien cette écrasante monumentalité qui me parle et que m’évoque cette œuvre, et c’est pourquoi peut-être c’est moins l’émotion que l’écrasement qui marquent ici.
L’approche de Christian Thielemann ne cherche pas un Beethoven moderne, plus grèle, presque plus intime, ou un Beethoven passé au crible de l ‘audition archéologique. Ce Beethoven-là, c’est presque celui des Klemperer, des Jochum, des Furtwängler, bref, une remontée aux mythes des exécutions monumentales des années 50 telles qu’on les entend au disque ; c’est du moins ce qui m’a frappé et touché dans un travail qui dans l’ensemble est vraiment réussi. C’est vrai aussi qu’il me touche parce que j’ai un peu la nostalgie des ces grands apparats symphoniques, de ces Bach romantiques à la Helmut Rilling, de cet appel écrasant à la divinité, d’une divinité qui n’a pas l’air de préoccuper toujours Beethoven, plus soucieux d’effets de majesté un peu extérieurs que d’effets d’intériorité. Dans l’expression Missa Solemnis, c’est plus Solemnis que Missa qu’on retient. Mais qu’importe

C’est une œuvre difficile pour les chanteurs, très tendue notamment pour soprano et ténor, et qui exige du chœur une présence presque permanente et toujours très tendue voire virtuose également. À la fois comme Messa di Requiem de Verdi, mais dans un autre style évidemment, elle exige de la part des participants une vraie performance, y compris du violon solo de l’orchestre qui a un moment lui-aussi virtuose (ici Matthias Wollong, Konzertmeister de la Staastkapelle de Dresde).
L’introduction relativement retenue du Kyrie, sorte d’exposition et des voix et de l’orchestre plus du chœur permet de situer à quel niveau nous nous trouvons, le soprano de Krassimira Stoyanova est exceptionnel, dans le contrôle et le jeu sur les piani ainsi que dans les modulations nécessaires à l’extrême aigu qui est si souvent sollicité, soprano, mais la voix claire de Daniel Behle ne l’est pas moins, elle est aussi très contrôlée et particulièrement bien conduite, il répond peut-être au soprano  avec moindre volume, mais véritable style, et quel style! L’orchestre laisse entendre des pupitres (les bois !) et essaie de retrouver comme un son d’église dans l’acoustique moins réverbérante du Grosses Festspielhaus. Le chœur est un peu moins sollicité que dans les parties suivantes, mais on reste stupéfait des sopranos séraphiques. Notamment dans la partie finale.
Peu de mots, mais une longue exposition musicale qui tranche très nettement avec les autres parties, au texte très développé : l’appel à la rédemption fait écho à la clôture de l’œuvre, un Agnus Dei (qui en appelle à la paix du Dieu et à la miséricorde) lui aussi bref en paroles, développé en musique (autant que le Kyrie), moins « contenu » (d’autres diraient moins froid) plus majestueux avec ses dernières mesures justement si solennelles (tutti et cuivres)  , mais aussi avec des échos à la fois intérieurs et angoissants (utilisation des percussions) et l’impression d’une musique qui peu à peu s’éteint ou s’étiole. Cette alternance d’une couleur très retenue et puis d’un final plus large, mais que Thielemann veut tout sauf triomphant, appelle sans nul doute le silence qui va suivre. C’est ainsi un arc sonore auquel répond un « arc de sens », comme si la demande la plus urgente (le pardon) exigeait peu de mots, mais tant de musique, parce que plus que les mots, la musique monte au Ciel (cf les anges musiciens dans la peinture Renaissance)
Au contraire des autres mouvements le Gloria et surtout le Credo sont des moments particulièrement développés. Le Gloria s’ouvre triomphalement (Gloria in excelsis Deo) avec un rare sens des équilibres (les cuivres sont parfaitement fondus dans l’ensemble) et une magnifique retenue du chœur : ce chœur n’est jamais un chœur, mais un « personnage collectif ». Il a la Missa Solemnis dans les gènes et on ne sait plus quoi admirer, la technique et la tension, l’énergie, mais aussi la retenue, le sens des silences et des respirations, et surtout l’expressivité. C’est non une prestation mais une interprétation. Dès « Gratia agimus.. » et l’entrée en des voix solistes , c’est l’homogénéité qui frappe, avec un orchestre merveilleusement en phase, jamais démonstratif, mais sensible, mais clair, mais aussi recueilli. La voix du mezzosoprano (Christa Mayer) se détache, somptueuse, juste, et le crescendo du ténor frappe. Krassimira Stoyanova use ici un peu plus du vibrato pour donner aux aigus plus de volume, et l’ensemble est particulièrement frappant (Georg Zeppenfeld, la basse, se fait aussi très discrètement entendre en soutien). Magnifique travail. C’est à une majestueuse explosion que nous assistons (les Amen..) qui n’est pas sans rappeler le final de Fidelio. Un morceau particulièrement brillant, mais sans être jamais rutilant.
Le Credo commence sur la même ambiance, au rythme alternant intériorité et grandeur presque martiale, s’adoucissant merveilleusement à « Et incarnatus est..». Une fois de plus c’est le chœur qu’on salue dans sa présence vibrante, dans un moment (le plus long de l’œuvre) où le texte alterne les interpellations et le récit. « Et vitam  venturi saeculi » si difficile pour le chœur est ici incroyable, tout simplement.
Le Sanctus est une partie plus intérieure, qui commence par une merveilleuse exposition d’orchestre, à la tonalité si profonde (merveilleux cuivres) comme fréquemment dans les parties les plus ressenties de Beethoven et par la magnifique entrée des solistes, comme si on quittait quelque chose de plus extérieur pour entrer dans un regard sur soi face à Dieu (la manière dont est lancée Sanctus par le chœur, accompagnée par l’orchestre au plus léger et au plus tendre. C’est sans doute pour moi un des moments les plus ressentis de l’œuvre,  dominée par le « Benedictus, qui venit » où l’intervention du violon (accompagné de merveilleux bois et un chœur qui murmure) est l’un des moments les plus caractéristiques de l’œuvre, confiée ici au Konzertmeister Matthias Wollong, remarquable de poésie et de finesse, qui montre une fois de plus la qualité incroyable de certains musiciens d’orchestre.
À noter enfin, dans un Agnus Dei qui comment le l’ai signalé, fait pendant au Kyrie par le sens et par l’étendue, dans son rapport notamment entre paroles et musique, l’extraordinaire et suave « Agnus Dei » chanté par la basse Georg Zeppenfeld. Après un Kyrie tout en lignes un Agnus Dei tout en variations et volutes (un Kyrie protestant ?un Agnus Dei catholique ?) et aux accents vaguement guerriers quelquefois.
Au total un très grand moment de musique, parfaitement construit par Christian Thielemann qui a veillé à proposer une vision certes massive et spectaculaire, telles qu’on rêve les grandes interprétations du passé, mais empreinte de religiosité, avec des moments suspendus particulièrement émouvants, exaltant par la clarté de l’approche les instrumentistes de la Staatskapelle de Dresde au plus haut, accompagnés par un quatuor de solistes magnifique et un chœur simplement miraculeux. Il y a des soirées où tout fonctionne, celle-ci en fut une.[wpsr_facebook]

Matthias Wollong remercié par Christian Thielemann ©Wolfgang Lienbacher
Matthias Wollong remercié par Christian Thielemann ©Wolfgang Lienbacher

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2016: CONCERTS DU SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS dirigés par MARISS JANSONS le 19 MARS 2016 (BEETHOVEN, MENDELSSOHN, RACHMANINOV) et le 20 MARS 2016 (CHOSTAKOVITCH)

Le poème symphonique "Les Cloches", vue d'ensemble  ©Peter Fischli
Le poème symphonique “Les Cloches”, vue d’ensemble ©Peter Fischli

Les prochains comptes rendus porteront exclusivement sur les concerts ayant eu lieu dans les divers festivals que j’ai eu la chance de visiter au mois de mars et qui m’ont donné tout le loisir d’entendre quelques uns des grands orchestres de la scène musicale du moment. Cela a commencé le 14 mars avec le Bayerisches Staatsochester, plus fréquent dans la fosse que sur la scène, pour le sublime concert de Kirill Petrenko dont j’ai rendu compte et dont la magie s’est répétée aux dires des auditeurs avec les Wiener Philharmoniker début avril. Avant de parler des Berliner à Baden-Baden et la Staaskapelle Dresden et du Royal Concertgebouw, je rends compte des concerts de l’autre orchestre munichois, celui de la Bayerischer Rundfunk (la Radio Bavaroise) dirigé par son chef Mariss Jansons, dans sa mini-résidence annuelle à Lucerne où l’orchestre donne chaque année un grand concert choral et un grand concert symphonique.
Mariss Jansons est très régulier depuis très longtemps à Lucerne, où il vient au moins une fois par an, et cette année, les deux concerts étaient exceptionnels, l’un parce qu’on a pu y entendre le très rare poème symphonique de Rachmaninov, Les Cloches, le second pour l’exécution de la désormais plus rare Symphonie « Leningrad » de Chostakovitch.

SAMEDI 19 MARS
Beethoven, ouverture pour Coriolan, op.62
Mendelssohn, concerto pour violon en mi mineur op.64, soliste, Julian Rachlin

Rachmaninov : Les cloches, op.35, poème symphonique pour soprano, ténor et baryton, chœur et orchestre

Voilà un programme qui laissait la place à la grande tradition, avec Beethoven et Mendelssohn, et à un répertoire plus rare avec le poème symphonique de Rachmaninov, fondé sur un texte de Konstantin Balmont, d’après Edgar Poe.

Dans Coriolan, un morceau de bravoure toujours utilisé comme apéritif dans les programmes de concerts, les musiciens se mettent en ordre et le son obscur et l’ambiance tendue de la musique de Beethoven (pour un drame shakespearien qui ne l’est pas moins, l’un des plus sombres de son théâtre), permettent de mettre les montres à l’heure : l’orchestre de la Radio bavaroise est aujourd’hui l’une des phalanges les plus remarquables au monde : par l’homogénéité sonore faite d’excellents instrumentistes, voire exceptionnels, par le souci de la précision et par l’harmonie qui règne entre le chef et l’orchestre, une harmonie marquée par les réponses, immédiates, par la manière aussi de prévenir les intentions : le classicisme de ce Beethoven se marque par un son plein, mais jamais massif, et par une interprétation tendue, mais équilibrée, comme souvent le travail de Jansons dans ce répertoire mais à la tonalité inquiétante, aux rythmes marqués, scandés par les percussions. La perfection des attaques, la clarté des cuivres, la subtilité des cordes, et l’extraordinaire précision des bois font le reste dans cette salle qui valorise sans jamais amplifier. Les dernières mesures qui s’éteignent progressivement, annonciatrices du suicide du héros, sont prodigieuses parce qu’elles marquent non une tension, mais une fin résignée, et le son s’efface et s’arrête par un silence pesant perceptible en salle.

Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli
Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli

Autre impression pour l’orchestre du concerto pour violon de Mendelssohn où la profondeur de la musique semblait être portée par le groupe, alors que le soliste semblait plus préoccupé par la virtuosité requise, qui est grande, mais qui ne peut à elle seul porter l’exécution. Bien sûr, la recherche du dialogue soliste/orchestre menée par Mariss Jansons aboutissait (dans le premier mouvement par exemple à l’attaque si directe) à des moments d’un ineffable équilibre et d’une sublime beauté. Mais Julian Rachlin semblait dans une entreprise démonstrative qu’on n’entendait pas dans l’orchestre : la partie soliste contient de nombreux mouvements virtuoses, notamment à l’aigu et suraigu, incroyables de finesse, et le soliste évidemment triomphe des redoutables difficultés, mais il pourrait justement exalter des moments plus suspendus, une plus grande poésie (on pense à ce que ferait une Isabelle Faust), mais ce violon-là manque de profondeur et semble au contraire voguer un peu superficiellement, au service de l’effet plutôt que du cœur.

Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli
Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli

Et le bis (Ysaïe) choisi, évidemment confirmait l’impression d’une démonstration : oui, Julian Rachlin est un virtuose, mais oserais-je dire…et après ?  Il y avait donc un vrai espace entre un chef qu’on sait « humaniste » et sensible, expressif et profond, et un soliste plus à la surface des choses, moins soucieux de l’expression que de la stupéfaction. Dialogue du derme et du cœur. Je préfère le cœur.

 

Le poème symphonique « Les cloches » de Rachmaninov inspiré d’un texte d’Edgar Poe retrace les quatre âges de la vie presque sortis d’une énigme du Sphinx, l’enfance, la jeunesse, la guerre, la mort.

Rachmaninov après un début plus riant renvoyant aux âges de l’enfance, renvoyant au tintement dont il est question dans le poème de Poe, conduit une histoire qui ne retrace que les malheurs de la vie, dans une ambiance de plus en plus sombre qui marque la fin de la légèreté, de l’insouciance. Les cloches accompagnent cette évolution et c’est leur couleur même qui s’assombrit jusqu’au glas. La musique, qui ne m’a pas frappé, s’inspire évidemment à la fois de la musique poulaire russe, avec des accents moussorgskiens, mais aussi et surtout du maître coloriste qu’est Tchaïkovski, et force est de reconnaître ls stupéfiante beauté des sons et des couleurs, notamment au niveau des cuivres et des bois d’une incroyable richesse chromatique. Jansons défend cette musique avec son engagement habituel, son humanité structurelle, avec un chœur qui est à son sommet, mais le chœur du Bayerischer Rundfunk quitte-t-il les sommets ? Il sait s’exprimer avec force, mais aussi alléger dans les parties les plus lyriques, vraiment imposant par sa prodigieuse présence. Des trois solistes, le ténor Maxim Aksenov qui remplaçait Oleg Dolgov malade n’a pas réussi à s’imposer vraiment: la voix reste un peu blanche et noyée dans la masse (il était plus convaincant dans Khovantchina à Amsterdam la semaine précédente).

Tatiana Pavlovskaia (Soprano) Mariss Jansons ©Peter Fischli
Tatiana Pavlovskaia (Soprano) Mariss Jansons ©Peter Fischli

Au contraire,  Tatiana Pavlovskaia, issue de la troupe du Marinski qu’on entend de loin en loin en Europe frappe par la précision du chant, l’étendue des moyens et le contrôle vocal, et la présence : la prestation est vraiment impressionnante, ainsi que celle d’Alexey Markov, lui aussi en troupe au Marinski, mais plus fréquent sur les scènes occidentales. L’autorité, la belle technique, la projection, l’émotion aussi caractérisent ce chant maîtrisé. La voix est jeune, sonore, le chant intelligent. A eux deux, ils marquent fortement l’aspect vocal de l’œuvre. Une exécution pareille évidemment marque fortement l’auditeur, même si les aspects strictement musicaux ne sont pas arrivés à me convaincre. « Les Cloches » est une œuvre intéressante certes, passionnante ? Cela reste à prouver, même dans une salle à l’acoustique incomparable, à la fois précise et chaleureuse qui contribue largement à la forte impression laissée par l’exécution. On est quand même heureux de découvrir ce poème symphonique qui plonge dans la tradition russe, et qui pourtant est inspiré d’un auteur britannique : une fois de plus l’art transcende les frontières et les genres.

 

Addendum : texte du poème d’Edgar Poe, traduit par Stéphane Mallarmé

LES CLOCHES

Entendez les traîneaux à cloches — cloches d’argent ! Quel monde d’amusement annonce leur mélodie ! Comme elle tinte, tinte, tinte, dans le glacial air de nuit ! tandis que les astres qui étincellent sur tout le ciel semblent cligner, avec cristalline délice, de l’œil : allant, elle, d’accord (d’accord, d’accord) en une sorte de rythme runique, avec la « tintinnabulisation » qui surgit si musicalement des cloches (des cloches, cloches, cloches, cloches, cloches, cloches), du cliquetis et du tintement des cloches.

Entendez les mûres cloches nuptiales, cloches d’or ! Quel monde de bonheur annonce leur harmonie ! à travers l’air de nuit embaumé, comme elles sonnent partout leur délice ! Hors des notes d’or fondues, toutes ensemble, quelle liquide chanson flotte pour la tourterelle, qui écoute tandis qu’elle couve de son amour la lune ! Oh ! des sonores cellules quel jaillissement d’euphonie sourd volumineusement ! qu’il s’enfle, qu’il demeure parmi le Futur ! qu’il dit le ravissement qui porte au branle et à la sonnerie des cloches (cloches, cloches — des cloches, cloches, cloches, cloches), au rythme et au carillon des cloches !

Entendez les bruyantes cloches d’alarme — cloches de bronze ! Quelle histoire de terreur dit maintenant leur turbulence ! Dans l’oreille saisie de la nuit comme elles crient leur effroi ! Trop terrifiées pour parler, elles peuvent seulement s’écrier hors de ton, dans une clameur d’appel à la merci du feu, dans une remontrance au feu sourd et frénétique bondissant plus haut (plus haut, plus haut), avec un désespéré désir ou une recherche résolue, maintenant, de maintenant siéger, ou jamais, aux côtés de la lune à la face pâle. Oh ! les cloches (cloches, cloches), quelle histoire dit leur terreur — de Désespoir ! Qu’elles frappent et choquent, et rugissent ! Quelle horreur elles versent sur le sein de l’air palpitant ! encore l’ouïe sait-elle, pleinement par le tintouin et le vacarme, comment tourbillonne et s’épanche le danger ; encore l’ouïe dit-elle, distinctement, dans le vacarme et la querelle, comment s’abat ou s’enfle le danger, à l’abattement ou à l’enflure dans la colère des cloches, dans la clameur et l’éclat des cloches !

Entendez le glas des cloches — cloches de fer ! Quel monde de pensée solennelle comporte leur monodie ! Dans le silence de la nuit que nous frémissons de l’effroi ! à la mélancolique menace de leur ton. Car chaque son qui flotte, hors la rouille en leur gorge — est un gémissement. Et le peuple — le peuple — ceux qui demeurent haut dans le clocher, tous seuls, qui sonnant (sonnant, sonnant) dans cette mélancolie voilée, sentent une gloire à ainsi rouler sur le cœur humain une pierre — ils ne sont ni homme ni femme — ils ne sont ni brute ni humain — ils sont des Goules : et leur roi, ce l’est, qui sonne ; et il roule (roule — roule), roule un Péan hors des cloches ! Et son sein content se gonfle de ce Péan des cloches ! et il danse, et il danse, et il hurle : allant d’accord (d’accord, d’accord) en une sorte de rythme runique, avec le tressaut des cloches — (des cloches, cloches, cloches) avec le sanglot des cloches ; allant d’accord (d’accord, d’accord) dans le glas (le glas, le glas) en un heureux rythme runique, avec le roulis des cloches — (des cloches, cloches, cloches) avec la sonnerie des cloches — (des cloches, cloches, cloches, cloches, cloches — cloches, cloches, cloches) — le geignement et le gémissement des cloches.

Alexey Markov (baryton) Mariss Jansons ©Peter Fischli
Alexey Markov (baryton) Mariss Jansons ©Peter Fischli

DIMANCHE 19 MARS

Chostakovitch : Symphonie n°7 en ut majeur op.60 « Leningrad »

On attendait beaucoup de ce concert d’abord parce qu’après avoir été une des références de la musique de Chostakovitch, une symphonie emblématique de son travail la « Leningrad » est aujourd’hui moins populaire que d’autres comme la 10ème , qu’on entend partout,  voire la 15ème.
Une fois de plus, il faut souligner combien aujourd’hui Chostakovitch fait partie de la normalité des programmes de concerts, alors que dans la jeunesse, les débats autour de ce qu’on disait être ses « ambiguïtés » par rapport au régime soviétique dominaient la presse. La guerre froide imposait aussi dans la musique des discours idéologiques. Aujourd’hui, la guerre froide est loin (encore que…) et le musicien s’impose par rapport à l’homme face à l’histoire. Or le musicien Chostakovitch est une sorte de cinéaste du son, élaborant un récit fortement appuyé sur des références musicales antérieures, avec un travail très assumé de citations ou de variations sur des citations. Un peu comme le travail de certains cinéastes comme Woody Allen sur l’expressionnisme dans « Ombres et brouillard » ou Ridley Scott sur Fritz Lang dans « Blade Runner ». L’œuvre de Chostakovitch a en ce sens quelque chose de post-moderne avant la lettre. Ainsi de « Leningrad », référée explicitement à Ravel (Boléro) et à Lehar (La Veuve joyeuse) dans son fameux crescendo du 1er mouvement.  L’œuvre échappe un peu au débat sur les relations avec le stalinisme à cause de la situation tragique de la ville qui est évoquée et qui en a fait pendant depuis longtemps une œuvre de référence du musicien, parce que justement elle dépassait la question idéologique. Si pendant la guerre, elle a été exécutée de nombreuses fois, en URSS comme en Occident, comme élément glorifiant la résistance russe et la sauvagerie nazie, le regard porté sur elle après la guerre a souffert des débats autour du stalinisme et des relations du musicien avec le totalitarisme. Plus récemment cependant, avec le débat sur la date de composition du 1er mouvement, des voix se sont élevées pour y voir une image de la montée de tous les totalitarismes et non pas seulement de l’invasion nazie. Si l’œuvre a été composée avant l’invasion allemande en 1941, on peut effectivement en discuter la signification.
Le travail de Mariss Jansons sur la « Leningrad » est une réussite impressionnante. On connaît sa familiarité avec l’univers de Chostakovitch, mais avec la ville de Leningrad aussi puisque Jansons y a étudié et travaillé, au temps où St Petersburg s’appelait encore Leningrad. Il y a une complicité évidente et personnelle entre le chef et cette œuvre.
La musique de Chostakovich a quelque chose d’une musique à programme, ou mieux, d’une musique qui serait récit, voire roman : on commence par une évocation lyrique de la paix, puis la violence s’insinue puis s’engouffre, détruisant un passé heureux, pour finir dans le triomphe de la victoire. L’impressionnant crescendo de la marche du premier mouvement, un des moments musicaux les plus forts de la soirée sinon le plus fort marque ce passage insidieux de la paix à la guerre, où l’on entend à peine les premières traces de la marche au loin (une allusion claire au Boléro de Ravel par l’utilisation des percussions qui accompagnent les pizzicati, puis des bois) derrière l’évocation initiale assez paisible (notamment à la flûte et au violon solo). Ces percussions peu à peu envahissent l’espace sonore en un pandémonium qui peut à peu s’éteint en un apaisement qui ironiquement, sarcastiquement même se termine par la réapparition de la petite musique ravélienne des percussions, comme si tout allait recommencer: Chostakovitch ne laisse pas l’illusion s’installer. Et l’auditeur sort frappé .  C’est sans doute une manière de formuler aussi toute invasion totalitaire et pas seulement l’invasion militaire des troupes nazies. Cette symphonie nous enseigne combien la paix et la liberté sont fragiles, au-delà de tout discours. Ce qui frappe une fois de plus chez Jansons, c’est à la fois un son massif, mais clair, détaillé, coloré, c’est aussi l’absence totale de maniérisme, mais plutôt un discours direct, franc, net. L’exécution du premier mouvement impressionne tellement que le reste néanmoins apparaît un peu fade et peine à entrer en concurrence. Il y a  chez Jansons  une complicité extraordinaire avec l’orchestre qu’il laisse jouer, quelquefois esquissant à peine un geste, le laissant développer le son et y retrouver une grande force émotive, notamment dans l’adagio mahlérien, partout présent aux deuxième et troisième mouvement, où l’orchestre semble parler et exprimer la douleur et l’amertume. Mariss Jansons fait pleurer le son et c’est bouleversant, mais il laisse aussi s’exprimer toutes les ambiguïtés, notamment dans la danse presque macabre du deuxième mouvement où l’apparent apaisement presque joyeux se double d’un discours grinçant. Jansons jamais ne lâche l’expression de l’ambiguïté.
Dans le dernier mouvement avec son alternance de moments triomphants et d’autres plus gris ou plus sinistre, Jansons fait ressortir une probable ironie du compositeur, où le triomphe apparent n’efface pas ni la douleur du présent ni surtout celle du futur: le triomphe, par son urgence, par le son énorme qu’il développe, en devient inquiétant et rappelle presque la marche du premier mouvement, en jouant notamment sur les percussions et sur la manière dont les cordes jouent de l’archet: c’est un triomphe sans joie, lourd de sens qu’il nous évoque ici. Hitler ou Staline? Peste ou choléra? Voilà ce qu’on semble entendre dans cette musique prophétique, polysémique. Et c’est bien cette interrogation qu’on entend avec insistance, avec ces minutes finales presque extérieures qui rappellent le Zarathustra de Strauss. Mariss Jansons est l’un des phares de la direction d’orchestre, il a peu de concurrents sur ce répertoire qu’il vit de l’intérieur et qu’il connaît dans les méandres des moindres détails. Avec un orchestre complètement dédié, ce fut un de ces moments exceptionnels, voire uniques, qui restent gravés dans la mémoire, dans le coeur et dans la peau.

S’il y a dans ces deux jours une constante, c’est l’extraordinaire complicité en le chef et son orchestre, qui est actuellement l’un des meilleurs de la scène musicale mondiale, on le sent, à la manière détendue dont Mariss Jansons dirige, à son engagement aussi et à ses multiples sourires, auxquels répondent des musiciens visiblement heureux de jouer. Cette osmose est lisible, et elle rend les exécutions très personnelles, très « vécues » de l’intérieur, un peu comme naguère Abbado et le LFO. La musique est peut-être question de style, sans doute de technique mais surtout, dans le cas de la musique symphonique, une question de rencontre, une question sans doute purement humaine : les plus grands concerts naissent de cette rencontre là qui ressemble à un travail maître-disciples où au-delà de la partition, il y a adhésion. L’art est fait de l’assemblage de ces choses diverses, outils, instruments, techniques, discours, mais surtout humanité. C’est ce que Jansons diffuse, tout le temps, et surtout avec son orchestre, et c’est ce que nous avons là vécu, dans cette salle merveilleuse, avec ce public toujours chaleureux, dans la douceur d’un soir de printemps. [wpsr_facebook]

Marisa Jansons dirigeant la Symphonie "Leningrad"©Priska Ketterer