Dans les saluts que nous échangions, entre amis et connaissances, il y avait de tristes sourires de ceux qui se retrouvent pour témoigner du bonheur que Claudio nous a donné dans cette salle. Nous venions tous pour lui, mais sans lui.
L’initiative du Lucerne Festival Orchestra, qui n’a jamais joué à Pâques a longtemps été tenue secrète, la présence d’Andris Nelsons, qui la semaine prochaine va diriger le troisième acte de Parsifal (programmé avec lui en 2016 à Bayreuth), la présence d’Isabelle Faust qui reste pour toujours l’interprète magique du concerto de Berg (une exécution à Berlin au minimum mémorable en 2012), tout nous prépare évidemment à un moment d’une intense émotion, d’autant que la nature du programme est en elle-même une épreuve pour l’auditeur fidèle des concerts de Claudio.
D’abord, l’ «Allegro moderato» de la Symphonie n° 7 en si mineur D 759 Inachevée, qui fait partie du dernier programme dirigé par Claudio à Lucerne pour ses trois derniers concerts, exécutée sans chef, c’est à dire sans doute avec les partitions annotées par les musiciens lors des répétitions de Claudio ; quand on se souvient de ce moment d’une intense tristesse en août dernier, de ce Schubert déjà vécu comme un adieu, on a déjà le cœur serré.
Ensuite, le concerto pour violon de Berg, à la mémoire d’un ange, par Isabelle Faust, comme à Berlin avec les Berliner Philharmoniker: quand on se souvient de ce moment suspendu, d’une poésie ineffable : « Isabelle Faust est incomparable de légèreté, de discrétion, de maîtrise du volume sonore, son approche lyrique est à elle seule un discours, l’approche du chef épouse avec une telle osmose celle de la soliste, qu’on a l’impression qu’elle est le prolongement de l’orchestre: il n’y a pas de dialogue soliste/orchestre, il y a unité « ténébreuse et profonde », les sons ne se répondent pas, ils se prolongent les uns les autres, ils composent comme un chœur inouï. Oui, ce Berg est phénoménal et le deuxième mouvement, dont les dernières mesures sont à pleurer d’émotion, est un chef d’œuvre à lui seul. Quel moment! » (Concert du 11 mai 2012)
« Le concerto pour violon fut, comme vendredi, phénoménal par moments, avec un second mouvement d’une tendresse à vous serrer le cœur. C’est bien d’ailleurs ce qui m’a pris, tout au long du concert, avec des moments où mon cœur battait très fort, même en attendant les moments d’émotion éprouvés le vendredi, tout a recommencé…et Abbado, à la sortie, disponible pour la trentaine de personnes qui l’attendaient à sa voiture, a signé de nombreux autographes, en souriant, disponible, détendu comme on ne l’avait pas vu depuis longtemps. » (Concert du 13 mai 2012).
J’ai tenu à citer les comptes rendus écrits à l’époque dans le blog auxquels les lecteurs peuvent se reporter, pour faire remonter le souvenir quasi inénarrable de ces moments. La présence dans le programme de ce concerto montre à la fois l’importance qu’il put avoir pour Isabelle Faust (qui l’a enregistré avec l’Orchestra Mozart sous la direction de Claudio),et illustre aussi le drame de l’absence, de cette absence partagée qui fait que nous sommes là aujourd’hui: on ne peut évidemment pas échapper à l’expression « à la mémoire d’un ange » qui à cette occasion pointe Claudio…
Dans le programme aussi, un texte d’Hölderlin, un poète que Claudio adorait, à qui il a dédié un projet à Berlin, et qui sera dit par Bruno Ganz, le complice des projets berlinois, qu’on vit aussi à Lucerne : l’immense acteur était très lié à l’immense chef, et Claudio cita ce texte lors d’un échange avec Ganz dans ses dernières semaines,
Enfin, le dernier mouvement de la Symphonie n°3 de Mahler, « ce que me conte l’amour », comme Mahler avait écrit au départ à son propos, immense monument d’apaisement, comme si l’âme trouvait l’amour dans une sorte de mouvement inscrit déjà dans l’éternité, mais qui laisse aussi percer comme toujours chez Mahler, la mélancolie et une indicible nostalgie. Cette symphonie exécutée à Lucerne l’été 2007 fut un des sommets du cycle Mahler avec le LFO. Mais Claudio dut renoncer à cause de sa santé à la tournée newyorkaise et en octobre 2007, ce fut Pierre Boulez qui monta sur le podium du LFO pour une soirée inoubliable qui restera aussi dans les mémoires de Carnegie Hall.
Tous ces souvenirs mêlés étreignent déjà et ce concert en mémoire de Claudio souligne la béance de ce manque, qu’enfin nous réalisons : ne dirigeant jamais l’hiver, Claudio reprenait ses activités en mars ou avril. Cette année, il ne sera pas là…et, il y a un an, à Lucerne, il était parmi nous, en forme, dans un concert mémorable où avec Martha Argerich il avait enivré la salle.
Il ne s’agit pas aujourd’hui de faire un compte rendu, il s’agit peut-être une dernière fois, de communier pleinement dans ce souvenir, tous ensemble, tout ce public venu essentiellement parce que dans cette salle il a vécu d’indescriptibles moments sous la magie de Claudio et qu’il veut avec le LFO revivre quelque chose de cette magie là.
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Voilà les quelques lignes que j’avais déjà écrites quelques heures avant le concert.
Il est 22h40, en ce 6 avril 2014, il y a déjà 4h que ce moment incroyable s’est terminé, et je ne peux le rappeler sans que les larmes ne me viennent encore, comme pendant ces quasi deux heures où, comme dans un de ces miracles que seuls l’art et la musique peuvent susciter, Claudio Abbado était parmi nous, n’a pas cessé d’être au milieu de nous, invisible, absent et pourtant tellement là : il fallait voir les musiciens, qui presque tous étaient là, de Wolfram Christ à Diemut Poppen, de Lucas Macias Navarro à Jacques Zoon, d’Alois Posch à Raphael Christ, jouer pour lui, présent dans les cœurs, pour être avec lui encore une fois, pour son sourire. Comme le dit dans le programme Reinhold Friedrich le trompettiste jovial (qui le matin même avait donné un beau concert avec l’organiste Martin Lücker), « le plus beau cadeau, c’était pouvoir rencontrer son regard joyeux ». Ce regard joyeux, comme il a dû l’avoir en cette fin d’après midi, tant orchestre et salle étaient en communion totale, tous là projetés par l’esprit et par la musique dans ce regard là, auquel nous ne cessions de penser, tant ce que nous entendions était lui. Le Lucerne Festival avait fait les choses justes, sans ostentation, ni photos géantes, ni projection d’un portrait dans la salle: seulement l’ordinaire (si l’on peut dire…), seulement la musique, comme Claudio sans doute l’aurait voulu.
Dès l’Inachevée, et ce premier mouvement, allegro moderato exécuté sans chef, avec le podium vide nous avons été replongés en août dernier.
Il était là, indiscutablement : il suffisait d’entendre la douceur ineffable des premières mesures, un son à peine audible surgi du néant que seul Claudio pouvait obtenir d’un orchestre. Il fallait voir Sebastian Breuninger, le premier violon (il appartient au Gewandhaus de Leipzig), jouer et regarder l’orchestre, d’un petit geste du corps souligner quelque attaque, pour comprendre de quelle concentration tous ont fait preuve pour lui offrir une telle exécution, qui nous disait quelque chose, qui avait une ligne ferme, des nuances, des modulations, des couleurs dictées par un esprit absent auquel tous nous pensions. Et déjà en fixant ce podium désespérément vide, marquant l’irrémédiable absence, et en écoutant dans la musique sa présence, son incroyable présence, les larmes coulaient, d’émotion, de tristesse mais aussi de cette joie profonde que seule la musique me donne lorsqu’elle me semble venir d’ailleurs…
Par bonheur, aucun applaudissement n’est venu interrompre cette magie aussitôt suivie par la voix éraillée de Bruno Ganz surgi du fond de l’orchestre lisant Elegie Brot und Wein de Hölderlin
Rings um ruhet die Stadt; still wird die erleuchtete Gasse,
Und, mit Fackeln geschmückt, rauschen die Wagen hinweg…
Ce fut un moment de pure parole, dans la musique du vers de Hölderlin célébrant les noces du paganisme et du christianisme, des mystères de Dionysos et de Demeter et de l’Eucharistie, se résolvant dans la paix de la nuit qui ouvre et qui ferme le poème.
Il y a quelque chose de profondément païen dans la certitude que dans cette salle ce soir, vibre partout un esprit qui circule, anime et bouleverse en même temps musiciens et auditeurs. Car les musiciens jouent à l’évidence pour lui, comme s’il était là, parce qu’il est là, parce que nous sommes tous autour de lui.
Nous étions tous pris dans un enthousiasme commun, enthousiasme au sens premier de possession par Apollon ou Dionysos, et cette possession, on ne peut la prendre pour de l’excès, elle était authentique, générale, partagée, bouleversante.
Apollonienne aussi l’exécution qui suivit du concerto de Berg « à la mémoire d’un ange » dans une interprétation ineffable, indicible, d’Isabelle Faust, qui a créé d’incroyables sons, tour à tour à peine perceptibles (le début !), jamais brutaux, jamais autre chose que pure délicatesse ou pure poésie, dialoguant avec un orchestre en état de grâce mené avec une attention millimétrée par Andris Nelsons. Des sons nés au violon se prolongeant dans tel ou tel pupitre, des sons nés de l’orchestre se prolongeant au violon : le début à lui seul est un enchantement. Il y a là une retenue, un sens des équilibres, une installation totale de la poésie à l’orchestre et chez la soliste, avec par moments une légèreté presque aérienne, qui nous fait voler et par moment une tension qui serre le cœur, celle née de l’irrémédiable. Isabelle Faust est vraiment pour moi la seule aujourd’hui qui réussisse à proposer une vision de cette œuvre dans ses contrastes, à la fois éthérée, aérienne et pleine du malheur terrestre, avec ses moments de refus, d’amertume, presque sarcastiques. On se souviendra longtemps de ce son infini du violon qui clôt le concerto, jamais peut-être aussi légèrement et fermement exécuté, au point qu’un long silence a ponctué cette fin.
Pour couronner ce moment, un finale de la 3ème de Mahler totalement bouleversant. Dès les premières mesures, les larmes viennent, dès les premières mesures, le cœur bat, et dès les premières mesures aussi, on sent dans l’orchestre un incroyable engagement, et une volonté du chef de laisser l’orchestre respirer, parler, raconter. Andris Nelsons dans les deux moments extraordinaires qu’il a dirigés (Berg et Mahler) n’a jamais imité ou chercher à faire comme Abbado, c’est un son qui par sa plénitude, par son intensité, par sa grandeur, et par sa singularité, lui appartient totalement, mais en même temps, c’est une approche en phase avec ce que nous attendons, sans emphase, sans pathos, avec un souci d’accompagner l’orchestre comme si c’était l’orchestre qui avait à nous dire des choses et que Nelsons n’en était que l’exégète.
Il en résulte une vision, d’une inimaginable puissance émotive, des dizaines de personnes ont en main leur mouchoir, d’autres ont la tête dans les mains, je ne voyais moi-même plus qu’à travers des larmes qui coulaient sans cesse. Non pas les larmes de l’absence, mais celles de l’émotion partagée, de cette communion profonde qui a saisi la salle dans ce silence des moments saisissants, celui où personne ne tousse plus, ne bouge plus, celui où chacun est à la fois en soi et livré à ce moment fabuleux qui étreint totalement.
Immense moment, conclu par un très long silence, interrompu par quelques applaudissements vite réprimés, silence imposé par le chef, et par l’immobilité suspendue de l’orchestre, silence où tous nous pensions à Claudio, suivi enfin par de très longs applaudissements, nourris, avec la salle spontanément debout qui applaudissait de manière soutenue, mais jamais tonitruante, de ces applaudissements d’où s’est modestement effacé Andris Nelsons, 36 ans, qui a démontré ce soir non seulement qu’il était un grand chef- nous le savions- mais qu’il était aussi un être d’une rare élégance. Aucun souci de protagonisme, c’est l’orchestre qu’il a mis sans cesse en avant, et derrière lequel il s’est noyé pour saluer.
Mais voilà, lorsque Sebastian Breuninger, le premier violon, entendant ce long applaudissement continu, intense, profond, et comprenant qu’il s’adressait aux musiciens mais aussi à l’absent, a éclaté en sanglots, comme bien d’autres membres de l’orchestre, en larmes eux aussi, (il a accompagné certains pendant toute leur carrière) alors, doucement, Andris Nelsons l’a pris, et a décidé de faire sortir l’orchestre. L’applaudissement a accompagné cette sortie et a continué longuement à scène vide : nous applaudissions tous Claudio, nous applaudissions à sa présence d’une si grande intensité ce soir, et nous applaudissions à ce moment sublime de communion vécu, nous applaudissions les artistes, nous applaudissions nos souvenirs et nous applaudissions cette musique qui ce soir n’était que don presque mystique. C’était le dernier concert de Claudio Abbado…
Je n’ai jamais vécu cela, jamais. Et donc encore une fois, grazie Claudio !
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PS: Le concert a été retransmis dès ce soir par la TV suisse, il le sera aussi par ARTE un peu plus tard et le 10 avril, par la radio suisse.