Indiscutablement ce concert peut prêter à discussion. Et bien des mélomanes présents ont dit leur déception, ou leurs réserves. Pour ma part, j’ai partagé certaines réserves, on le verra, mais je trouve toujours stimulant qu’en trois rendez-vous avec la même œuvre (la symphonie n°2 de Schumann) en trois mois (Lucerne avec l’Orchestra Mozart, Berlin avec les Berliner Philharmoniker, Paris avec l’orchestra Mozart), l’auditeur ait eu droit à trois approches différentes, trois points de vue qui montrent comme toujours qu’avec Abbado, il ne faut jurer de rien et que chaque soirée est différente, rien n’est vraiment arrêté ni gravé dans le marbre.
Et je trouve que c’est positif et oblige l’auditeur à s’interroger et à participer plus activement au concert. J’ai aussi trouvé qu’Abbado a montré à Paris une forme éblouissante, une énergie peu commune, et qu’il a cherché à emporter l’orchestre dans cette énergie vitale d’un homme de 79 ans dans vingt jours…
L’Orchestra Mozart est encore une formation jeune, fondée en 2004. Au départ ce devait être une formation provisoire destinée à célébrer Mozart en Italie dans tous les lieux où il passa, mais le goût de Claudio Abbado pour les orchestres composés de jeunes musiciens (venus de toute l’Europe au départ) a rendu le provisoire définitif. Pour les aider et les encadrer, il a fait appel à des chef de pupitres prestigieux, venus d’orchestres internationaux, et qu’il retrouve régulièrement au Lucerne Festival Orchestra. Ainsi y avait-il au concert de Paris Diemut Poppen (Alto) Raphaël Christ (Premier violon solo), Lucas Macias Navarro (Hautbois) Jacques Zoon (Flûte) tous du Lucerne Festival Orchestra ou Konstantin Pfiz, violoncelliste membre fondateur du Mahler Chamber Orchestra. On y rencontre aussi quelquefois Reinhold Friedrich à la trompette (il était à Lucerne par exemple en mars dernier). C’est un orchestre à géométrie variable, mais toujours encadré des grands professionnels cités plus haut. Il reste que les « tuttis »sont composés de jeunes musiciens la plupart du temps, qu’Abbado aime diriger, non parce qu’ils sont plus malléables, mais parce qu’ils n’ont pas derrière eux des années de routine ou d’habitudes de jeu installées comme dans d’autres orchestres plus vénérables. Cela veut dire qu’ils ne sont pas toujours aussi huilés ou parfaits comme les Berliner Philharmoniker. Claudio Abbado qui pourrait diriger n’importe quel orchestre de renom s’il levait le petit doigt, préfère de loin désormais diriger des orchestres qu’il connaît et surtout qui le connaissent bien, qui sont habitués à sa manière de répéter, à son geste, à son regard. C’était le thème du conflit qui l’a fait rompre avec les Wiener Philharmoniker en janvier 2000: il devait diriger à Salzbourg Tristan et Cosi’ fan tutte, et il a refusé de se plier au système de tour des musiciens, qui faisait qu’il n’aurait jamais eu devant lui le même orchestre et que ceux qui avaient répété avec lui ne se seraient pas retrouvés forcément dans la fosse pendant les représentations…
Le programme avait sa logique, Beethoven et Schumann. Schumann a toujours en tête Beethoven et Bach. Le concerto pour piano se veut beethovénien, la symphonie également, même si en réalité la personnalité de Schumann fait assez vite oublier les références à Beethoven. Mettre Egmont en ouverture de programme, outre à rappeler l’amer changement de programme à Lucerne cet été, c’est placer Beethoven en perspective pour tout le concert, comme l’avait été Bach à Berlin en mai dernier.
D’emblée, on a pu noter l’extrême énergie avec laquelle Abbado attaque « Egmont », une pièce qu’il exécute fréquemment: on est surpris par les contrastes, les forte très sonores, les ruptures de ton, l’extrême rapidité de la seconde partie. On sent qu’il est particulièrement en forme et c’est tant mieux.
Cette énergie, on l’a sentie autrement bridée lors de l’exécution du concerto pour piano, pièce particulièrement connue du public dont on note immédiatement le tempo très ralenti, imposé par Radu Lupu, dans un de ses fréquents soirs de placidité extrême, au point qu’on a l’impression que l’orchestre a envie de bondir – et il le fait dans les parties où il est seul- et qu’il est retenu, bridé, et même fortement bousculé par le tempo sénatorial adopté par le soliste. Radu Lupu joue de manière très lente, très douce, avec une énergie limitée quand l’orchestre piaffe, mais aussi avec un bon nombre de fausses notes, ce qui est quand même un peu gênant: il en résulte, outre des sourires et des regards dubitatifs de Claudio Abbado aux musiciens et au soliste, des moments où l’on ne joue pas tout à fait ensemble, où on perd un peu le fil, où l’orchestre est visiblement désarçonné. Il faut tout l’art d’Abbado pour atténuer ces moments, mais le concerto est loin très loin d’être inoubliable.
En bis Radu Lupu donne la fameuse « Rêverie » de Schumann, dont les notes finales sont ratées, mais dont le rythme ralenti convient bien à un Radu Lupu qui avait avalé un peu de bromure en trop ce soir-là.
On attend alors la Symphonie où Abbado va sans doute s’en donner à cœur joie. C’est en effet le cas, avec une autre surprise: trois dates, trois fois la même Symphonie, trois regards et trois points de vue différents alors que le même homme dirige. Plus rien à voir avec la fluidité berlinoise, l’énergie certes, mais sans aspérité, apaisée, avec un son velouté qui nous a fait mourir de plaisir. Ah! le son des berlinois!
Alors bien sûr, on accuse un peu la différence, mais Abbado propose à son même orchestre une vision très différente que celle un peu triste de Lucerne, ici, des moments rugueux (il est vrai que certains pupitres y encouragent, cuivre, clarinette), de l’énergie brutale, une insistance sur les forte, sur les contrastes, un peu comme dans Egmont, mais de manière plus accusée encore avec un espace entre le geste toujours fluide du chef, et le résultat si fortement marqué par énergie, violence, explosion sonore. Il y a là une vision nette des « orages désirés » romantiques, oui: « Levez-vous vite, orages désirés » (Chateaubriand), voilà ce que nous dit l’orchestre, malgré les volutes d’un magnifique troisième mouvement, tout en retenue, tout en noblesse, mouvement lent jamais vraiment triste. En opposition, les différents moments du dernier mouvement sont fortement scandés, l’optimisme, la foi en l’avenir, l’énergie se lisent et sont communicatives. Il y a là de grands moments, qui rendent le chef grandiose, engagé, plongé dans les délices du son: on le voit à son visage, qui suit chaque inflexion de l’orchestre, qui reste aussi très attentif à ce que les sons s’écoutent et se répondent, pour atteindre ce « Zusammenmusizieren »[ faire de la musique ensemble ] qui est son credo! Et l’orchestre le suit presque aveuglément, chaque geste, chaque regard est signifiant et provoque une réaction immédiate et des regards satisfaits pendant les saluts.
Alors oui, ce ne sera pas un concert de ceux qui vous marquent à vie, à cause d’un concerto qui laisse au moins perplexe et qui ne donne pas envie de réentendre Lupu avant longtemps. Mais l’énergie d’Abbado et son enthousiasme sont tels qu’ils finissent par emporter l’adhésion (enfin au moins la mienne!). Tout en étant conscient des problèmes d’un orchestre encore adolescent, mais tout de même encadré remarquablement, avec des solistes magnifiques (Zoon à la flûte et Macias Navarro au hautbois étaient sublimes), j’ai aimé la symphonie n°2 (même si j’ai préféré Berlin, à pleurer) et j’attends l’an prochain: ne manquons pas le 14 avril 2013 à Pleyel avec Argerich et le Mahler Chamber Orchestra, on sera sur un autre niveau, peut être une autre planète. Le concert du 11 juin avec…Radu Lupu est déjà bien rempli, mais là j’ai déjà mes doutes.
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