J’avais repéré une troisième de Mahler avec l’orchestre du Gewandhaus dirigé par Riccardo Chailly qui avait évidemment excité ma curiosité. La blessure de Chailly et ses annulations estivales ont amené, pour la première fois à Lucerne, Alan Gilbert, dont des amis dignes de foi disent que cette Troisième, à laquelle je n’ai pu malheureusement assister était plutôt intéressante.
J’ai en revanche assisté au programme de la veille, centré autour de la Symphonie n°9 de Beethoven, avec outre la symphonie, la Paraphrase über den Anfang der 9. Sinfonie von Beethoven qui ouvrait le concert. Que ceux qui confondraient paraphrase et variations se rassurent, on a peine à reconnaître dans cette œuvre d’une quinzaine de minutes une trace claire du début de la symphonie ; il s’agit d’un exercice de style dans une tradition purement formaliste sur les quartes descendantes du début du premier mouvement. Au delà de l’exercice formel, c’est une musique qui apparaît déjà datée, et pour tout dire, sans intérêt majeur même si la musique contemporaine permet toujours de se concentrer sur l’audition sans références et donc d’être tout à l’œuvre et non à ses propres souvenirs.
Néanmoins, elle permet en même temps d’écouter d’une autre manière la symphonie de Beethoven, célébrissime, c’est à dire de mieux se concentrer sur les formes, car c’est ce qui domine dans l’exécution du Gewandhaus, d’une très grande clarté, et dans la volonté visible du chef de dégager les formes, les motifs, les éléments de l’instrumentation dans l’œuvre de Cerha et d’offrir une grande lisibilité qu’on retrouvera tout au long de la soirée.
Cette lisibilité, qui est un caractère fort de l’exécution de la IXème symphonie de Beethoven, n’a pas empêché une exécution perturbante, voire difficilement supportable, au moins des trois premiers mouvements, et notamment du premier.
Difficilement supportable pur mon goût parce que l’on est face à une manière de jouer Beethoven qu’on n’imagine presque plus, avec de forts contrastes, avec un rythme haché, sans aucun legato, voire martial, un Beethoven enfoui dans le passé, ou du moins ce qu’on s’imagine du passé, où Furtwängler serait un exemple de douceur de discrétion et de légèreté, comparé à ce qui nous a été donné d’entendre. J’ai sans doute trop l’habitude d’exécutions fluides, avec des formations à l’effectif plus raisonnable, avec un volume plus léger pour pouvoir apprécier ce rouleau compresseur. Je suis disponible à toutes les interprétations, mais celle-ci m’a vraiment pesé.
Certes, Alan Gilbert est un grand technicien, au geste net, précis, vaste, il possède un art assez remarquable de faire émerger le son de l’orchestre, d’isoler tel ou tel pupitre, avec un orchestre qui répond très bien aux sollicitations. L’orchestre est évidemment dans son répertoire, et s’y retrouve comme phalange de référence dans les grands orchestres de tradition germanique: cuivres somptueux, bois sans scories avec une virtuosité remarquable, belles cordes charnues et sonores. Ce qu’on ne retrouve pas, c’est l’esquisse de l’esquisse du début d’un peu de lyrisme, d’un peu de subtilité, ou même de sensibilité.
On reste dans la grosse machine, impression confirmée par la vision spectaculaire de la masse orchestrale et du chœur gigantesque, formé du chœur du Gewandhaus, du chœur de l’opéra de Leipzig, du chœur d’enfants du Gewandhaus avec ses vestes rouges qui font une joli tache de couleur vive au milieu de cette masse sombre, roses rouges sur un dais funèbre. Nous sommes dans le démonstratif, dans l’affichage loin de la joie intériorisée, où perce la tendresse. Ici on veut écraser.
Évidemment, le dernier mouvement est par la force des choses, le plus réussi ou le moins discutable, dans la mesure où cette construction interprétative y conduit directement. Effet de masse, excellence du chœur, et solistes un peu perdus dans toute cette abondance de biens, placés sur le côté entre les bois et les cordes. Des quatre solistes, le ténor Steve Davislim a du mal à faire entendre une voix légère et chaleureuse, dont la projection n’en peut mais : seul face à deux cent cinquante personnes décidées à en découdre, il n’y arrive pas. En revanche , Dimitri Belosselsky a montré une voix de basse bien timbrée, claire, posée, et engagée, bien plus convaincant qu’à d’autres occasions. Gerhild Romberger, entendue plusieurs fois ces dernières années qui est devenue la grande spécialiste des interventions de mezzo dans les concerts, notamment mahlériens, a toujours cette voix à la fois profonde et magnifiquement projetée, avec de notables qualités de diction. Quant à la jeune Christina Landshamer, elle montre une voix de soprano très claire, très fraiche, à la jolie technique : c’est elle la vraie surprise du quatuor.
Triomphe final, standing ovation, au bout du compte assez courte ; un concert techniquement parfait, musicalement très discutable. L’exécution m’est apparue surannée et à la limite gênante, malgré un dernier mouvement qui de lui même soulève les cœurs et les âmes, en particulier dans la période que nous vivons. En appeler à la fraternité, à l’union, à la joie et à l’amitié semble bien décalé, voire osé, voire subversif face à l’individualisme des temps, aux replis sociétaux, aux joies du racisme en bref, à la barbarie du quotidien ou plutôt à la barbarie tout court. [wpsr_facebook]