BAYREUTHER FESTSPIELE 2017: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 2 AOÛT 2017 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; MeS: Katharina WAGNER)

Acte II Liebesduett © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

 

Une vision générale
La production de Tristan und Isolde avait un peu déçu à la création en 2015, et cette année encore à la première, Katharina Wagner a reçu des huées, un spectateur s’est même distingué en poussant un buh ! aussi sonore que scandaleux pendant la Liebestod.
A voir et à revoir cette production, elle ne manque ni d’intelligence, ni d’une volonté ferme d’aller jusqu’au bout d’un concept qui a sa cohérence même s’il banalise l’histoire. Au lieu de consacrer le mythe des amants, Katharina Wagner propose de partir des données initiales, à savoir l’amour préexistant de Tristan et d’Isolde, impossible à réprimer, de faire de ces deux êtres des victimes d’un mariage politique. Il n’y a pas de contradiction avec le mythe. Le voyage de Tristan et Isolde est douloureux pour les deux au premier acte puisque leur amour est obéré d’une part par la situation, d’autre part par le sens de l’honneur de Tristan dans le monde chevaleresque médiéval.
Ce qui fait la différence ici ce sont deux éléments :
– d’une part la volonté des amants de vivre au grand jour cet amour (pourtant nocturne)
– d’autre part l’attitude de Marke, qui refuse la situation pour sauvegarder les apparences.

Il y a donc deux mondes, un monde du calcul politique pour qui tout doit aller selon les formes, indépendamment de la substance, et un monde personnel et intime des émotions et des moi qui veulent vivre leur passion, pour qui tout est substance et rien n’est forme.
Toute l’histoire réside dans la totale incompatibilité des deux univers, que Katharina Wagner concentre dans sa manière de traiter le personnage de Marke, loin du vieillard accablé dans sa chair, mais plutôt le roi qui doit gérer une sale histoire politique qui gêne ses objectifs.
Katharina Wagner refuse de laisser aller le spectateur à une sorte d’ivresse musicale alimentée par la musique de son aïeul. Elle revient à une analyse froide et distanciée d’une situation et d’un contexte, avec le bistouri caractéristique du Regietheater, qui refuse les moments attendus : pas de navire au premier acte, mais un enchevêtrement d’escaliers à la Escher, qui se meuvent sans cesse, qui sans cesse aboutissent au vide en une sorte de labyrinthe amoureux impossible. Le philtre n’est pas bu (inutile dans ce cas) et la fiole est vidée ensemble.
Après qu’Isolde et Brangäne eurent été jetées dans une cour sombre, bientôt rejointes par Tristan et Kurwenal, le duo d’amour du 2ème acte est cassé pour l’essentiel par l’apparat du décor et des accessoires, hauts murs d’une prison, projecteurs violents qui éclairent les amants et surveillance permanente de Marke et ses sbires en hauteur. Au fond de la cour, il se passe beaucoup de choses aussi, dissimulation sous un grand drap brun éclairé par des petits étoiles, grilles multiples qui semblent être des parkings à vélo dont on voit le modèle dans Bayreuth, qui deviennent instruments de torture, volonté de mourir en s’ouvrant les veines etc.…Un lieu dont on n’échappe pas, et peut-être fait pour mourir…
Si au deuxième acte les amants essaient d’abord de se dissimuler, l’exaltation fait qu’ils s’exposent à la lumière des projecteurs, jusqu’à vouloir mourir ensemble, mais cette mort leur est empêchée par Marke arrivant avec Melot, qui ne veut surtout pas d’une mort à deux. Ainsi donc Marke ne surprend pas les amants mais intervient pour empêcher le pire, non dans leur intérêt mais dans le sien propre. Il hésite d’ailleurs à sacrifier Tristan, arrache Isolde et l’emmène, pendant qu’il laisse Melot faire le sale boulot. Un Melot qui aussitôt après semble pris de trouble, de remords devant un Tristan qui semble déjà passé à meilleure vie. C’est sur ce trouble que tombe le rideau
Le troisième acte est au départ plus conforme : une autre ambiance dans les éclairages brumeux sublimes de Bayreuth. La mise en scène du troisième acte, avec le très long monologue de Tristan est toujours un peu une gageure : Katharina Wagner entre dans l’univers visionnaire et délirant de Tristan, et en suivant le texte, fait apparaître dans des bateaux stylisés dans lesquelles des fantômes/fantasmes d’Isolde apparaissent, qui échappent à Tristan sans cesse dans une sorte de quête désespérée.
La fin est plus radicale.
L’arrivée tardive d’Isolde n’ayant pas empêché la mort de Tristan, conformément au livret, elle prépare avec Kurwenal le cadavre, mais l’arrivée de Marke (brutale), interrompt l’action, la scène s’éclaire comme si dans l’ombre tous étaient déjà là depuis longtemps. Marke, Melot, Brangäne sont entourés de soldats, avec un catafalque, et les soldats portent une écharpe de deuil. Funérailles que Marke veut officielles, politiques sans aucune autre forme de procès : on dresse donc le catafalque et le cadavre de Tristan. Mais Kurwenal ne l’entend pas ainsi et c’est un massacre mutuel : les cadavres gisent en tas, et sur scène restent seuls Marke, Brangäne, Isolde.
Isolde chante donc sa Liebestod dans un beau mouvement où elle dresse le corps de Tristan à ses côtés, comme s’il était vivant, dans une dernière étreinte. Mais visiblement Marke estime qu’on a trop perdu de temps et arrache Isolde à son Tristan, et l’emporte, dans le même mouvement qu’il l’emportait au 2ème acte, pour laisser sur scène le cadavre de Tristan abandonné sur le catafalque, et Brangäne, seule et désemparée.

Acte II © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Les personnages

Plusieurs observations sur une mise en scène qui déstabilise le public et n’a pas enthousiasmé la critique :
Les personnage de Tristan et Isolde sont traités dans la vérité d’un amour et d’un besoin absolu l’un de l’autre, sans rémission, sans aucune considération sur leurs destins individuels ou sur le regard d’autrui : ils existent, l’un pour l’autre, à l’exclusion de tout le reste. Ils s’excluent de toute société, et ainsi, acceptent les destins quels qu’ils soient, ils portent les mêmes couleurs, un bleu soutenu, une sorte de bleu céleste et profond qui tranche sur les couleurs des autres personnages. C’est en fait les deux personnages les plus conformes à l’histoire et à la tradition.
Brangäne et Kurwenal sont tous deux à la fois dépendants des deux premiers, et essaient sans cesse de les faire revenir à la réalité du quotidien, qui est compromis, voire compromission. Ils sont leur seul lien vers les autres, des représentants d’une raison sociale qu’ils ne peuvent que mal défendre, ils sont le relatif qui se bat contre l’absolu, mais en même temps leur destin est étroitement scellé aux amants : ils sont là, toujours là, cherchant à empêcher le pire, au premier acte où ils font tout pour bloquer issues et coursives, et empêcher une rencontre, mais aussi pendant le duo du deuxième acte où ils essaient, prisonniers eux aussi des haut murs qui barrent tout horizon et tout futur, d’en sortir sans succès.
À la fin du III, Kurwenal est mort et Brangäne laissée seule avec le cadavre de Tristan, sans fonction, sans futur non plus.
Kurwenal à l’instar de Brangäne est un combattant de l’inutile, ce sont tous deux des personnages trop terriens, trop prosaïques, pour lutter à armes égales, ils portent les mêmes couleurs et des costumes voisins, leur statut est semblable, celui des confidents désespérés.
Marke et ses sbires, mais aussi Melot sont en jaune-moutarde, une couleur désagréable et vive : le jaune n’est-il pas selon certains la couleur des cocus, des traitres et des jaloux ? Cette identification qui tranche avec les autres costumes est violence en soi, tant elle est désagréable au regard, renforcée par le chapeau et la fourrure de Marke : le chapeau qui dissimule le visage et la fourrure qui donne le statut et le pouvoir. Marke est celui qui surveille, qui veille à ce que les formes soient respectées, et qui doit se débarrasser d’un gêneur. Tristan n’est pas seulement le rival en amour mais sans doute aussi le rival en politique : un bras armé de la monarchie trop noble, trop puissant et donc trop dangereux. Rival en amour, il pourrait aussi tramer avec Isolde quelque méfait : Sieglinde et Siegmund contre Hunding chez Wagner, mais tant de couples chez Shakespeare ou Marlowe qui se débarrassent du roi gêneur. Rien de tel n’est écrit bien sûr, rien de tel n’est dit, d’autant que le discours de Marke dans le livret peut se prêter à toute autre interprétation. Mais si on le lit avec une clef exclusivement politique, c’est un discours qui condamne le traître, dans une sorte de tribunal où le traitre ne répond pas
« O König, das
kann ich dir nicht sagen;
und was du frägst,
das kannst du nie erfahren.»
Georg Zeppenfeld, les deux années précédentes, allait jusqu’au bout de la figure voulue par la mise en scène et se comportait en salaud patenté. C’était même la marque de fabrique de ce Marke et de cette mise en scène, que de transformer le roi en monstre glacial et calculateur.

Ce que change l’arrivée de René Pape
Le changement de distribution, où René Pape (après deux décennies d’absence de Bayreuth)  chante Marke, a demandé une réadaptation de la mise en scène au chant et à l’expression de René Pape –  encore un exemple du Werkstatt Bayreuth.
Zeppenfeld était un Marke jeune, un roi qui avait à asseoir son pouvoir et à se débarrasser des dangers potentiels.
René Pape introduit par son interprétation même un espace humain plus large, plus complexe que le méchant absolu de Zeppenfeld, et donne du même coup à la mise en scène « du mou », un espace où les hésitations des hommes et où les sentiments, avec leur fragilité et leur relativité, peuvent s’épanouir, un espace pour le doute. Car René Pape est plus âgé que Zeppenfeld, avec une voix plus profonde, à peine vieillie (il fut avec Abbado en 2004 à Lucerne dans l’acte II de Tristan, le plus grand des Marke, un monument insurpassable et insurpassé) et il ne peut faire le même personnage. Il chante donc avec une autre expressivité, d’une manière plus bouleversée, plus personnellement atteinte, plus intérieure aussi, comme s’il se chantait à lui-même : c’est un homme blessé presque contraint, presque poussé par un Melot (Raimund Nolte, remarquable, l’un des meilleurs Melot qui soit donné d’entendre, alors que souvent c’est un rôle sacrifié) plus âme damnée que chevalier. Marke est venu pour sauver Isolde de la mort qu’elle veut se donner, et Marke laisse le poignard à Melot non parce qu’il laisse aux médiocres les basses œuvres et qu’il ne veut pas se salir (ça c’était Zeppenfeld), mais parce qu’il en est simplement incapable et qu’il ne veut pas voir ça. Et s’il emmène Isolde avec lui, c’est tout autant pour la soustraire à Tristan que la soustraire au spectacle de la mort du héros. Ainsi le sens de la scène en est changé, et du même coup le sens de la Liebestod.
Au dernier acte en effet : Marke vient pour des funérailles officielles (il a donc vu et su la mort de Tristan, il continuait donc d’être dans l’ombre…) qui peut-être sont alors sincères, et pour chercher Isolde, pour en finir sans doute avec cette histoire et quelque part pour la sauver, comme au deuxième acte, de la mort, même si c’est une Liebestod. Marke, c’est d’une certaine manière la volonté de vivre.

Acte III final © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

 

Un parti pris radical

Il y a donc dans ce travail de Katharina Wagner certes un parti pris de lutter contre le mythe, ou plutôt lutter contre les effets de catharsis chez le spectateur, une volonté de distancier, très brechtienne, assez idéologique, et d’expliquer par des raisons humaines (qui peuvent être politiques ou cyniques) les comportements et les réseaux de causalités. Elle ouvre ainsi – peut-être pas toujours avec doigté (mais c’est voulu) – d’autres espaces à cette histoire où toutes les mises en scène, Chéreau dont ce n’est pas le meilleur travail compris, restent dans le mythe, et dans la musique enivrante de Wagner qui nous atteint physiquement. Katharina Wagner connaît trop bien un phénomène dans lequel elle a vécu toute sa jeunesse et elle cherche donc autre chose, qui puisse aussi éclairer l’histoire, la faire descendre du piédestal et montrer de cette œuvre d’autres horizons. On peut ne pas partager cette vision, on ne peut nier sa logique : on comprend alors mieux la sécheresse des décors de Frank Philipp Schlößmann et Matthias Lippert, leur aspect géométrique, acéré et coupant, la volonté de noirceur, de froideur qui domine toute la soirée, et surtout le refus d’un esthétisme (on se rappelle Ponnelle sur cette même scène, mais aussi Heiner Müller) qui ramènerait le spectateur à la chatoyance de la musique et lui ferait abolir une fois de plus la distance que Katharina Wagner désire installer.

La splendide exécution musicale

La distribution
Ce qui caractérise aussi la soirée c’est une exécution musicale supérieurement réussie à tous niveaux. On a évoqué le cas de René Pape, impérial d’intériorité et de présence, à la voix profonde et sonore, incroyable d’humanité. On évoquera évidemment Stephen Gould, le Tristan du moment, en pleine forme en pleine voix, au timbre clair, à la diction impeccable, à l’émission complètement maîtrisée et contrôlée, simplement prodigieux.
Iain Paterson en Kurwenal a à la fois l’élégance, et l’expressivité, il a la retenue et en même temps la tension, son texte est dit de manière impeccable et il est doué d’une vraie présence dans ce rôle qui lui convient mieux que Wotan : il est vrai aussi que la direction d’acteurs de Katharina Wagner est moins millimétrée que celle de Castorf.
Les seconds rôles sont tous très bien interprétés : aussi bien, on l’a dit, le Melot de Raimund Nolte, vraiment excellent, que Tansel Akzeybek, à la voix de ténor toujours claire, acérée, très bien projetée dans le double rôle du berger et du jeune marin, ainsi que Kay Stiefelmann (ein Steurmann), qui intervient très peu, mais donc on reconnaît immédiatement le beau baryton qu’il sera sous peu.
D’une rare intensité, puissante, présente, la Brangäne de Christa Mayer, qui a sans doute le plus gros succès auprès du public avec Stephen Gould : c’est aujourd’hui l’une des meilleures Brangäne qui soient, expressive, au chant nuancé, coloré, à l’engagement vocal sans failles, vraiment extraordinaire.
Quant à l’Isolde de Petra Lang, voilà une voix clivante qu’on aime ou qu’on déteste. On ne peut nier un véritable engagement, une volonté d’interpréter le rôle, une voix au volume important, des aigus triomphants, une Liebestod très contrôlée, que le tempo large de Christian Thielemann accompagne et fait respirer. On ne peut nier non plus des moments où la voix s’échappe, mal contrôlée, pas toujours juste, avec des sons moins agréables. Ce n’est pas l’Isolde de mes rêves mais soyons justes, elle a eu naguère des moments plus difficiles et on est loin d’une prestation médiocre. C’est une Isolde digne, sans être celle du moment.

 

Une direction musicale fascinante
Enfin, Christian Thielemann, moins complaisant dans la recherche du son que les années précédentes, fait entendre un orchestre totalement bluffant. D’abord ce qui frappe, c’est l’absolue maîtrise des volumes et du son, c’est l’absolue maîtrise de la fosse, c’est un son orchestral d’une incroyable pureté, complètement dominé, massif et fascinant, qui vous saisit dès le prologue, c’est aussi une démonstration impressionnante de science des équilibres et des couleurs, dont toute la palette est utilisée, c’est enfin une énergie et une tension qu’on n’avait pas les autres années et qui cette année frappe. Ce n’est pas toujours émouvant – mais cette mise en scène n’appelle pas l’émotion- c’est plutôt fascinant à chaque instant dans le rendu. Seules les dernières notes excessivement tenues, me paraissent un peu exagérées et complaisantes. L’orchestre conduit par Thielemann n’a pas toujours la clarté ou les qualités cristallines de certains, mais il produit un son quasiment unique dans ce théâtre, un son qui vous rend ivre, presque hypnotisé.
Impeccable et discutable en même temps, ce Tristan ne mérite pas la violence de certaines réactions, mais il appelle sans conteste d’âpres discussions : c’est justement pour ça qu’on vient aussi à Bayreuth.[wpsr_facebook]

Acte I © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

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Musikalische Leitung Christian Thielemann
Regie Katharina Wagner
Bühne Frank Philipp Schlößmann
Matthias Lippert
Kostüm Thomas Kaiser
Dramaturgie Daniel Weber
Licht Reinhard Traub
Chorleitung Eberhard Friedrich
Tristan Stephen Gould
Marke René Pape
Isolde Petra Lang
Kurwenal Iain Paterson
Melot Raimund Nolte
Brangäne Christa Mayer
Ein Hirt Tansel Akzeybek
Ein Steuermann Kay Stiefermann
Junger Seemann Tansel Akzeybek

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER les 1er et 9 août 2016 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène : Katharina WAGNER)

isolde (Petra Lang) Tristan (Stephen Gould), en-dessous Kurwenal (Iain Paterson) et Brangäne (Christa Mayer) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
isolde (Petra Lang) Tristan (Stephen Gould), en-dessous Kurwenal (Iain Paterson) et Brangäne (Christa Mayer) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Werkstatt Bayreuth qui est le concept inventé par Wolfgang Wagner pour montrer que le centre du Festival, c’est Richard Wagner et les lectures diverses de ses œuvres. Ainsi reviennent sur le métier les mises en scènes avec un détail de plus ou de moins, voire quelquefois des changements importants (rappelons pour mémoire Chéreaulâtre le Ring 76 et le Ring 77, très différents). Cette année, le Tristan und Isolde de Katharina Wagner, qui n’avait pas enthousiasmé les foules, revient avec une distribution partiellement différente, mais une mise en scène qui ne semble pas avoir trop bougé : adieu Werkstatt ? Ainsi donc, de nouveau un premier acte labyrinthique dans des images à la M.C.Escher ou à la Piranèse, un second acte étouffant dans une cour de prison surveillée par des projecteurs, et un troisième acte fait de brumes et d’images rêvées surgissantes, pour finir de manière brutale et réaliste : plus de Liebestod, rangée au magasin des rêves interrompus, et un Marke bien décidé à emmener son amoureuse femme à la maison. On se reportera à l’article écrit sur ce blog l’an dernier qui rendait compte de deux représentations .
J’ai relu mon texte de l’époque, et je ne vois pas vraiment ce que je pourrais modifier, au moins du point de vue scénique, mais peut-être aussi du point de vue musical, Isolde mise à part.

Petra Lang (Isolde) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Petra Lang (Isolde) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

La distribution réunissait en ce 1er août l’Isolde nouvelle de cette saison, Petra Lang, une nouvelle Brangäne, Claudia Mahnke, remplaçant Christa Mayer malade. Une distribution féminine différente, face à une distribution masculine inchangée, dominée par le Tristan de Stephen Gould, désormais référence dans tous les théâtres où il le chante. Le 9 août Christa Mayer rétablie chantait Brangäne.
Même si globalement le travail de Katharina Wagner n’a pas la force de ses Meistersinger, on peut aimer cette approche qui tend à prendre à revers tout « romantisme ». Dans la mise en scène de Katharina Wagner, tout est dit au lever de rideau : on sait que Tristan et Isolde vivent un amour absolu, éperdu et sans concession, à travers ce labyrinthe étouffant construit ad-hoc pour les empêcher de se voir, ou pour les contraindre à se chercher sans cesse, avec deux serviteurs qui n’ont de cesse d’essayer en vain d’éviter le scandale et qui bougent en tous sens, qui pour fermer un accès qui pour bloquer les issues..

Tristan (Stephen Gould) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Tristan (Stephen Gould) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

L’absence de rupture entre premier et deuxième acte, où dès le lever de rideau, Isolde et Brangäne jetées aussitôt dans une fosse, qui ressemble à une salle de torture bientôt suivies de Tristan et Kurwenal, montre que tout a été prévu à l’avance, que sans doute on les « cueillis » au débarquement pour les jeter ainsi dans ce cul de basse fosse. Autant Brangäne et Kurwenal cherchaient à bloquer toutes les issues au premier acte, autant au contraire ils cherchent (surtout Kurwenal qui s’y essaie obstinément) toutes les issues possibles au deuxième. L’ensemble de l’histoire a été construite par Marke, désireux de se débarrasser de l’amour mythique pour posséder Isolde sans concurrent. Tout est prêt pour que se déroule le drame :  le dispositif fermé, les fausses échelles, et aussi le drap brun laissé-là qui va protéger un temps le couple des projecteurs aveuglants (lumières de Reinhard Traub). Marke a fait ramener Isolde par Tristan par ce qu’il sait leur amour, parce qu’il veut qu’il éclate, tel un abcès, et veut se débarrasser du rival : il construit à l’avance la trame dont il pense probablement qu’elle se terminera à l’acte II. Quand tout est dit, il laisse les basses œuvres à Melot, et quitte la scène, traînant Isolde avec lui. Melot (Raimund Nolte) n’est d’ailleurs pas si à l’aise avec les dites œuvres, il hésite, regarde en arrière vers Marke, ce n’est qu’après quelques secondes qu’il décide de poignarder Tristan, le héros, son ami, dans le dos…L’image finale est bien celle d’un Tristan qu’on croit mort (comme il se doit), et le départ anticipé de Marke avec Isolde laisse insinuer que c’en est terminé avec cette histoire.

Mais non, au troisième acte (image initiale superbe inspirée de Georges de la Tour), les compagnons de Tristan le veillent, attendant l’issue fatale pour laquelle tout est prêt. Et Tristan agonisant dans son délire fait surgir des images d’Isolde inscrites comme dans une voile de navire triangulaire, pour expirer devant l’Isolde réelle. L’arrivée de Marke (image brutale de sa troupe, tache violente jaune dans cet univers gris) montre que même la mort est organisée : les sbires portent un signe de deuil ; le catafalque est prêt et ils se débarrassent des compagnons du héros pour construire une mort pour la galerie, pour l’histoire, une mort officielle et politique, tandis que les cadavres des compagnons gisent en une tache de couleur brune et verte.

Liebestod, Brangäne (Christa Mayer) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Liebestod, Brangäne (Christa Mayer) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

La Liebestod n’est plus une Liebestod, mais l’ultime expression d’un amour que Marke laisse s’exhaler en montrant d’ailleurs quelque signe d’impatience, pendant que Brangäne essaie d’assister piètrement Isolde, gâchant par sa présence même  l’image traditionnelle d’Isolde seule avec son aimé. Entraînant ensuite Isolde vers la sortie par le même mouvement qu’au final du deuxième acte, Marke sonne enfin la fin du rêve : Isolde sera une morte-vivante.

Funérailles...©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Funérailles…©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Katharina Wagner, en faisant de Marke une sorte de Wotan au petit pied, auteur d’une machination, calculée dans ses détails, y compris en laissant les amants se rencontrer et s’aimer, donne au drame une valence politique à laquelle on n’avait pas forcément pensé. En fait, ce qui intéresse Marke, ce n’est pas tant se débarrasser d’un rival en amour, mais plutôt en politique, de se débarrasser d’un potentiel concurrent : quand le meurtre au fond de la fosse a échoué, il organise des funérailles officielles comme on peut en faire pour donner le change après un assassinat politique. Et ainsi tous les discours du Roi sont des pièces politiques à faire inscrire au livre des heures, qui n’ont de fonction que pour les apparences de l’histoire, et pas pour la réalité. Katharina Wagner fait de l’amour de Tristan et d’Isolde une pièce d’un puzzle politique, une « utilité » en quelque sorte qu’elle détourne, comme si elle construisait patiemment une entreprise de dévoiement des intentions de l’arrière-grand-père. L’entreprise de Katharina est une entreprise de déconstruction du fantôme tutélaire. Que sera-ce lorsqu’elle se mettra au Ring ?

Comme je l’écrivais l’an dernier, il reste que le décor du second acte notamment, ces objets métalliques qui brillent dans la nuit ma paraissent excessifs. Cette transformation complexe de l’étrange objet métallique horizontal en tambour de sécurité vertical dont le bruit interfère volontairement avec la plus sublime des musiques, est presque castorfienne dans son intention de rompre la magie en troublant l’attention du spectateur : l’esthétique de Schlößmann ne me convainc pas et la manière dont en use la mise en scène non plus. Malgré tout, et même si je suis en doute quant au concept développé par Katharina Wagner, j’ai été très surpris des huées nombreuses qui ont accueilli son apparition cette année lors de la première, inexistantes l’année précédente. C’est un travail sans doute discutable, comme tout travail scénique, notamment à Bayreuth, mais qui n’est ni absurde, ni stupide : il oriente le spectateur vers des pistes possibles, vers une exploration de thématiques peu exploitées sur Tristan. Bien ou malvenues, c’est toujours stimulant de les ranger dans la malle à propositions théâtrales.
Musicalement, la nouveauté était la prise de rôle de Petra Lang en Isolde. Bien des wagnériens ne voyaient pas vraiment cette artiste, une Ortrud, une Brünnhilde, enfiler le costume de l’amoureuse éperdue. Techniquement, elle tient incontestablement la distance, avec les aigus nécessaires et même encore certains en réserve. Sa Liebestod est très attentive et bien contrôlée et le parcours (encore plus lors de la représentation du 9 août) est sans aspérités en ce qui concerne puissance et endurance.
On connaît néanmoins les défauts qu’elle affiche quelquefois : de fréquents problèmes de justesse, une voix qui bouge, un timbre ingrat et une absence régulière de chaleur et de sensualité dans la voix. C’est une artiste clivante que les amoureux du beau son n’aiment pas. De fait lors de la première, certains moments étaient fort réussis, d’autres mal contrôlés avec des problèmes de justesse et une voix qui bougeait notamment au premier acte et dans certains moments du duo du deuxième ; reconnaissons que la représentation du 9 août fut sous ce rapport mieux contrôlée. Il reste que je préfère pour Isolde une autre couleur un autre timbre et une autre personnalité. L’interprétation, voulue aussi par la mise en scène, travaille beaucoup sur la fureur, favorise le cri, les sons rauques et les explosions, faisant ressembler quelquefois cette Isolde à une Ortrud égarée sur un navire. Il manque de toute manière à cette voix, aussi appliquée et contrôlée soit-elle (et il y a aussi de jolis moments) une certaine sensualité qui à mon goût est indissociable d’Isolde, une sensualité qu’une Herlitzius avec tous ses défauts savait faire percevoir. Tout cela manque singulièrement d’émotion, mais d’une certaine manière, la mise en scène n’y aide pas et aurait plutôt tendance à l’évacuer, tant elle bride la pente naturelle vers les épanchements.
On a aussi découvert Claudia Mahnke en Brangäne, à la faveur d’un remplacement de dernière minute de Christa Mayer souffrante. Et on a tout de suite admiré l’engagement, la tenue du son, la voix brillante et claire : magnifique tout au long de l’opéra, elle triomphe naturellement car c’est une Brangäne exceptionnelle et intense.
Voix plus sombre, moins expansive, Christa Mayer le 9 août retrouve la couleur de sa belle Brangäne de l’an dernier, très engagée aussi, peut-être un peu moins expressive, ou plutôt moins « expressioniste » que Mahnke, elle est une Brangäne plus angoissée, un peu plus intérieure, et elle aussi est remarquable.

Raimund Nolte (Melos) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Raimund Nolte (Melos) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Tansel Akzeybek, ein Hirt/Junger Seemann au phrasé magnifique (quelle clarté !!), est sans doute prêt à des parties plus importantes, on retiendra aussi cette couleur étrange qui marque ses interventions en leur donnant une touche mystérieuse fort bienvenue…Kay Stiefermann dans son intervention (Ein Steuermann) brève montre un certain raffinement, tandis que Raimund Nolte en Melot est très expressif, peut-être à la fois plus violent et plus chaud. Il montre un engagement marqué dans le jeu, ce qui n’est pas si fréquent dans ce rôle ingrat. C’est un Melot qu’on remarque et c’est donc un bon Melot.
Georg Zeppenfeld est cette année suremployé à Bayreuth : Gurnemanz, Hunding, Marke. À chaque fois, il obtient un triomphe, c’est sans doute l’un des plus fêtés de cette édition 2016. Son Marke est jeune (rien du vieillard qu’on nous présente quelquefois), vif, mais il a la tâche difficile de transformer par son chant un discours plutôt humain et modéré, celui d’un homme accablé et déçu, en discours sarcastique, ironique et grinçant, celui d’un manipulateur politique. Il effectue un travail sur le texte et l’expression proprement stupéfiant, tour à tour insinuant, marqué de colère froide, cruel, il reconstruit systématiquement  le personnage en substituant humanité par monstruosité. Son discours final en forme d’oraison funèbre est aussi glaçant. À cela s’ajoute le spectre vocal large, les aigus triomphants, une science inouïe de coloriste et chaque mot pèse. Il est exactement le Marke qu’il fallait, il a le ton voulu par la mise en scène. Vraiment merveilleusement ciblé pour le personnage élaboré par Katharina Wagner.
Iain Paterson est un très beau Kurwenal, très à l’aise vocalement, avec une diction exemplaire, mais exploitant aussi une palette plus riche de couleurs que dans son Wotan. Ce personnage à la fois dédié, désespéré et si humain lui convient parfaitement, ses interventions au premier acte sont fortes et énergiques avec des expressions cruelles envers Isolde et Brangäne, tandis que  son troisième acte est déchirant.

Stephen Gould (Tristan) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Stephen Gould (Tristan) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Stephen Gould promène depuis longtemps son Tristan sur toutes les scènes du monde, mais évidemment dans la salle du Festspielhaus, ce chant emporte d’autant plus l’adhésion. Même sans Nina Stemme à ses côtés (il a souvent dit combien cette présence le stimulait), il réussit à imposer ce Tristan lumineux, clair, vigoureux aussi, malgré çà et là quelques signes de fatigue marqués par quelque nasalité au troisième acte. La voix est puissante, héroïque, imposante et riche d’harmoniques et de couleurs. Il fut un grand Tannhäuser, le plus grand peut-être de ces dernières décennies, dans cette salle, avec un fabuleux Thielemann, et l’on sait combien Wagner liait les deux œuvres. Il est naturellement un grand Tristan, qui sait à la fois s’imposer, susciter l’émotion, et aussi jouer. Il en fait peu, mais il fait juste, notamment au premier acte. Il est le Tristan du moment, sans aucune hésitation
Inutile de souligner la présence du chœur dirigé par Eberhard Friedrich, épisodique dans Tristan, mais sonnant juste, énergique, urgent aussi, eu égard à la tension qui règne au premier acte.
On vient de parler d’un fabuleux Thielemann dans Tannhäuser, fabuleux parce qu’il avait su mettre sa science aboutie du son au service d’un drame. Cette science magique de l’agencement des sons, du travail sur l’instrument (le cor anglais !), cette manière de travailler avec les cordes dans la subtilité, dans la ciselure, est proprement stupéfiante et à ce titre, son prélude est un chef d’œuvre de mise en place, produisant une alchimie des notes, alliant précision et brume, par une science de la balance et des équilibres que seul l’expert de la fosse qu’il est pouvait produire. C’est à la fois stupéfiant et tellement précis et léché qu’on est au bord du maniérisme. Il a cette année accentué certains alanguissements, prolongé des silences, allongé la durée de notes tenues (à la fin notamment), il se montre un magicien du son pour drogués de magie wagnérienne.
Et malgré tout je ne suis pas convaincu par son résultat, malgré le délire qui l’accueille au rideau final (et dont il joue en grand professionnel). Malgré la clarté de la lecture, je trouve certains moments notamment au deuxième acte assez plats, certains crescendos seulement rapides et moins intenses qu’attendus, certains moments sonores impeccablement construits mais dépourvus de poésie : il y a un souci permanent du son, mais pas forcément ni du théâtre, ni du drame. Occupé qu’il est à ciseler la masse sonore (et avec quelle maestria), il ne fait pas entendre une intensité émotive, plus préoccupé de la recherche d’effets d’ivresse que de la recherche de vérité du drame. C’est une interprétation de Wagner un peu trop narcissique qui laisse à la fois pantois, mais qui ne réussit pas à faire rentrer au centre de l’œuvre.  Pour moi, il ne nous invite pas, comme d’autres, à visiter l’œuvre de l’intérieur en nous disant « regardez ce Wagner-là », il nous invite seulement à dire « regardez ce Thielemann-là. »
Alors, le 9 août en sortant du Festspielhaus, j’avais un sentiment mitigé, celui d’avoir assisté à un vrai Tristan, incontestablement de haute tradition, mais celui de n’être pas allé jusqu’au bout dans l’exploration, dans le plaisir de la musique, dans la redécouverte de l’œuvre. D’autres Tristan récents m’ont bien autrement stupéfié et emporté. [wpsr_facebook]

Marke (Georg Zeppenfeld) et Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Marke (Georg Zeppenfeld) et Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: DER RING DES NIBELUNGEN – Das RHEINGOLD de Richard WAGNER les 26 JUILLET et 7 AOÛT 2016 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; ms en scène: Frank CASTORF)

Le clan des Dieux (et des géants) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Le clan des Dieux (et des géants) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

J’ai suffisamment rendu compte de ce spectacle hors normes pour n’en pas affliger encore une description. Je renvoie donc le lecteur curieux à mes comptes rendus de 2014 et 2015.
Les conditions sont particulières cette année car la distribution a été profondément modifiée, même dans les dernières semaines : des trois Wotan prévus (Iain Paterson, John Lundgren, Thomas Johannes Mayer), il n’y en a plus que deux puisque Thomas Johannes Mayer a repris le rôle du Hollandais, et la Sieglinde prévue (Jennifer Wilson) a été écartée par le chef parce que sa voix est plutôt celle d’une Brünnhilde. Elle a été remplacée par Heidi Melton (qui sera Brünnhilde à Karlsruhe…). Pour une mise en scène aussi complexe, cela veut dire des répétitions, sans doute prévues, mais en moins grand nombre qu’en 2013 (il y a une nouvelle production, Parsifal, à assurer aussi), cela veut dire aussi une nouvelle approche musicale. Or, Marek Janowski , on le sait, n’aime pas les opéras en version scénique à cause des mises en scènes modernes et y a renoncé depuis des années. Il a accepté de diriger à Bayreuth et donc de passer sous les fourches caudines d’une production qui n’est pas de tout repos, mais il ne l’a pas vue avant la répétition générale, et dit dans une belle interview de Bernard Neuhoff sur BRKlassik qu’il a failli renoncer en voyant Rheingold. Or, ce qui faisait le caractère singulier de la production, c’était l’adéquation, la respiration commune de la scène de Frank Castorf et de la fosse de Kirill Petrenko.

Par ailleurs, est-il besoin de rappeler que le théâtre de Bayreuth a été construit et conçu pour que soient privilégiées les mises en scène et les aspects visuels (puisque la fosse est cachée) à cause du concept de Gesamtkunstwerk.
Voilà donc bien des problèmes initiaux. Je suis même étonné que la direction du Festival ait appellé un chef dont les qualités musicales ne sont pas en cause, mais qui a publiquement depuis longtemps claironné son refus des productions scéniques, qui est donc forcément refus de Bayreuth, dont l’identité est scénique et musicale, et dont l’histoire montre que c’est la scène qui a fait sa gloire.
Il y a à Bayreuth un directeur musical du nom de Christian Thielemann qui en wagnérien AOC (du moins le dit-on) a assumé cette contradiction initiale. Mystère.

Tous les chefs le disent et l’ont répété, de Boulez à Kleiber, et plus récemment Gatti : les conditions de répétition à Bayreuth sont acrobatiques et le temps à disposition est réduit, à cause d’un agenda serré, d’espaces peu nombreux pour préparer cinq à sept productions. Janowski n’a pas dû bénéficier d’un régime spécial, même s’il avait à s’habituer à une fosse qu’il ne connaissait pas et à rentrer dans la mise en scène qu’a priori il refusait. Il y a donc eu des répétitions scéniques d’un côté, musicales de l’autre, en nombre réduit, et sans qu’elles ne se croisent (Janowski a rencontré Castorf, mais ils n’ont pas travaillé ensemble). Même si sans doute il était dubitatif, Boulez a travaillé avec Schlingensief, Petrenko avec Castorf, Gatti avec Herheim. Ceux qui disent que la musique va son train et la scène le sien, et que le chef ne tient pas compte de la scène ignorent les lois du théâtre musical. Surtout à Bayreuth. Mais Bayreuth suit aussi, tout comme Salzbourg d’ailleurs, les lois d’organisation du théâtre de répertoire, sans lesquelles le Festival ne saurait fonctionner, sinon à des coûts stratosphériques. Répétitions longues pour les nouvelles productions, brèves et serrées pour les reprises, quelles qu’en soient les conditions.
S’étonnera-t-on dans ces conditions que Rheingold I (et Ring I) ait été rempli d’approximations, de décalages, d’hésitations et de problèmes de balance, essentiels dans cette fosse où le chef entend tout trop fort et doit tenir compte que ce qui est très fort en fosse arrive en salle très atténué, avec des balances instrumentales particulières et spécifiques à la fosse de Bayreuth. Le chef se familiarise donc en dirigeant, et déjà le Rheingold II sous ce rapport était beaucoup plus en place que le Rheingold I, c’était frappant.
Du point de vue scénique, le metteur en scène (ou son assistant Patric Seibert, le personnage singulier qui traverse le Ring, souffre-douleur, ours, barman) ont maintenu la mise en scène telle quelle à quelques aménagements près, malgré les changements de distribution radicaux qui ont marqué cette édition. Il en résulte évidemment des approximations, selon les personnalités des chanteurs.
Les éditions précédentes, Kirill Petrenko avait travaillé en étroite collaboration avec Frank Castorf et dirigeait en fonction de ce qu’on voyait, avec une précision diabolique. Cette année, Janowski n’ayant pas du tout travaillé avec le metteur en scène, et d’ailleurs s’y refusant, la cohésion de l’ensemble en souffre. Un seul signe le marque, l’exigence de Janowski d’avoir les chanteurs à vue, et en évitant des mouvements intempestifs de mise en scène qui nuiraient au chant. Il en résulte des modifications qui diminuent l’impact théâtral, même si on a essayé de résoudre la question en truquant un peu. Pourtant, Wagner lui-même s’insurgeait contre les chanteurs face au chef et au public et fut le premier à demander de se regarder quand ils dialoguaient, ce qui fut une révolution.

Enfin il y a de nouveaux chanteurs un peu rétifs aux personnages qu’on veut leur faire jouer : l’exemple typique est le Wotan de Iain Peterson, visiblement mal à l’aide avec le personnage de Wotan créé par (et pour) Wolfgang Koch. Il n’arrive pas à s’y plier, d’où un jeu mi-figue mi-raisin, d’où un chant un peu moins expressif, bien plus pâle que Koch, pour un personnage qui n’a pas été vraiment retravaillé en fonction de sa personnalité, plus en retrait et plus raffinée que ce que la mise en scène demande. Le résultat est immédiat : ce Wotan n’existe pratiquement pas dans Rheingold.
Si par ailleurs il y a une faiblesse continue qui ne s’est pas démentie dans cette édition de Rheingold, c’est le personnage de Loge, dans son costume rouge et avec son briquet qu’il n’arrête pas d’allumer. Créé par Norbert Ernst, voix certes petite, mais jolie personnalité scénique, avec sa perruque crépue de levantin roublard, il a été changé dès l’an dernier pour des voix plus grosses L’an dernier John Daszak (qui chante Siegfried sur d’autres scènes, c’est dire), chanteur appliqué, mais peu expressif, paraissait tout engourdi et un peu étranger dans la ville sinon dans le motel, et cette année Roberto Saccà promène son anonymat vocal et scénique dans la mise en scène. Lui non plus n’existe pas, ou peu : son chant est sans expression aucune alors que Loge doit être fortement caractérisé, sa présence à peu près transparente malgré le costume rouge marqué. Le rôle de Loge est marqué depuis 40 ans par Heinz Zednik (une voix pas si grande, mais tellement expressive, et un jeu exceptionnel) chez Chéreau, qui avait fait du Dieu du feu le pivot de sa mise en scène de Rheingold.
L’option de Castorf, heureusement, est différente : lui insiste sur le clan, et donc tout le monde est presque toujours en scène, ici ou là, sur le plateau ou sur l’immense écran vidéo qui le domine, chacun niché dans les recoins du décor extraordinaire d’Aleksandar Denić, y compris les filles du Rhin, qui ne quittent la scène en volant la Mercedes de Wotan qu’au moment de la descente au Nibelheim. C’est la petite bande de Wotan, la famille Ewing de Dallas avec ses petites et grandes turpitudes et donc les personnalités individuelles sont moins importantes, peuvent être moins marquées sans que la cohérence de l’ensemble en souffre trop. Ce qui compte c’est la bande et non les individus. Seuls se sauvent d’un certain anonymat Donner et Froh, Dupond et Dupont, l’un en noir l’autre en blanc, caricatures de cowboys de cirque, ou de comics, où les années précédentes Lothar Odinius en Froh faisait une merveilleuse caricature de Michael Douglas, que le jeune Tansel Akzeybek peut difficilement reprendre, malgré une jolie voix, tandis que Donner est de nouveau (il l’était en 2014) l’excellent Markus Eiche.

Alberich (Albert Dohmen) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Alberich (Albert Dohmen) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

L’Alberich d’Albert Dohmen peut difficilement cacher qu’il fut Wotan, port altier à la Jacques Chirac qu’il rappelle, il n’a rien du nain Alberich, ce qui n’est pas pour déplaire à Castorf qui détourne sans cesse ironiquement la tradition. Oleg Bryjak en 2014[1] était un pendant de Wotan, un Wotan qui n’avait pas trop réussi, un peu balourd, un peu vulgaire : il se permettait tout en scène ! Dohmen ne veut pas de ce personnage, il a refusé et de se plonger dans la piscine et de se couvrir de moutarde au moment où il renonce à l’amour, comme un être-corps repoussoir et dégoûtant. Dohmen est l’anti-Wotan des autres épisodes, brutalité oui, mangeur goulu de saucisses moutardées oui, mais pas au-delà. Pas plus qu’un grand dadais victime et des filles du Rhin qui le raillent, avec son jouet-canard en plastique jaune, et de Wotan qui le tient prisonnier dans une scène qui est à mon avis l’une des plus complexes de tout le Ring et qui donne quelques clefs du travail polymorphe de Castorf.
On comprend que la mise en scène n’est ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, et on saisit à cette occasion la singularité et de Bayreuth et de ce travail. Bayreuth, c’est depuis 1951 d’abord les mises en scène, et c’est d’ailleurs largement à l’inspiration de Bayreuth que la mise en scène de théâtre a été inventée et ce bien avant Wieland. D’où son importance ici, d’où aussi tous les regards qui se tournent vers Bayreuth à chaque nouvelle production. Je l’ai écrit et réécrit, les aspects musicaux ne sont pas secondaires, mais souvent liés aux aspects scéniques : il n’y aurait pas eu ce Boulez-là sans ce Chéreau-là. Il n’y a pas eu ce Petrenko-là sans ce Castorf-là, la meilleure preuve en est qu’à Munich, Kirill Petrenko ne dirige pas le Ring de la même manière (avec en plus une acoustique et un orchestre différents !). Il faut donc essayer de juger d’une direction musicale qui va son chemin, et d’un plateau qui va le sien. Vaste contradiction sur la scène de la Gesamtkunstwerk qui n’a plus grand chose de « gesamt ».
Ce qui frappe avec le travail de Castorf, et même les détracteurs sont contraints de le reconnaître, c’est sa virtuosité. C’est l’art de remplir la scène de mille petits détails, de mille petites scènes, qui en soi  n’ont pas d’importance dans l’action, mais qui ont du sens dans un projet global où chaque détail fait sens : de l’affiche de cinéma proposant un film de série Z, à l’écran de TV que les filles du Rhin regardent un peu affolées.
Arrêtons-nous sur les filles du Rhin pour essayer de montrer par un exemple comment fonctionne la mise en scène et surtout comment le spectateur peut remonter aux intentions du metteur en scène.

Dans la plupart des productions, les filles du Rhin disparaissent dès le vol de l’Or pour ne réapparaître qu’à l’acte III de Götterdämmerung. Le rideau s’ouvre sur ces ondines espiègles nageant dans une eau cristalline, sorte de brève image de paradis terrestre très vite interrompue par l’arrivée d’Alberich, qui, par sa laideur et son désir bestial, annonce déjà la chute. Chez Castorf, elles appartiennent déjà au petit monde du Motel, dont elles partagent les espaces : insouciantes, elle se la coulent douce comme des starlettes, barbecue, piscine, bronzage. Rien de contradictoire avec le sens de l’histoire, y compris quand elles lutinent Alberich : Chéreau le faisait déjà (avec à l’époque quelques hurlements dans la salle). Mais chez Castorf, une fois le vol accompli (peu spectaculaire : l’or n’intéresse pas cette mise en scène), on les voit arriver en Mercedes décapotable conduite par un chauffeur et téléphoner à Wotan. On pense qu’elles vont lui annoncer le vol de l’Or (dûment attesté par les photos prises par le barman), mais en réalité on devine qu’elles lui disent « mission accomplie » puisque Wotan a envoyé sa Mercedes les chercher.
Mais on ne « percute » pas immédiatement. En effet, pendant que les Dieux se démènent pour sauver Freia, les Filles du Rhin vont errer un peu dans le motel, et se retrouver dans la chambre de Wotan, se faire monter des cocktails par un barman qui aimerait bien s’amuser un peu avec elles, et regarder la télévision. Dès qu’elles regardent la TV, avec son cortège d’explosions atomiques et de destructions guerrières (juste au moment où Wotan décide de descendre au Nibelheim chercher l’Or), elles décident de quitter la place dare-dare, fouillent dans la table de nuit, prennent un peu d’argent et surtout, les clefs de la Mercedes (on a donc la confirmation que c’est bien celle de Wotan) pour partir au nez et à la barbe du chauffeur qui buvait un coup au bar…Le spectateur reconstitue donc l’histoire et en arrive forcément à la conclusion que c’est Wotan, qui dès le début, a tout manigancé, qu’il est le big-brother de l’affaire et que toute l’histoire du Ring, y compris le vol de l’Or, est imaginée par lui pour manœuvrer chacun à son niveau. D’ailleurs, Wotan va manœuvrer Mime dans Siegfried à l’acte I, attirant son attention sur Siegfried et Notung, puis Alberich à l’acte II devant le dragon, et bien sûr, dans la scène du Nibelheim de Rheingold dont j’ai plus haut signalé la complexité.

Il faut toujours avoir en tête la relation double que Castorf veut instituer dans ce Ring, d’une part, il veut montrer que la question de l’Or et du pouvoir a été évacuée dans les 150 dernières années par celle de l’Or noir et du pouvoir : c’est cette histoire qu’il veut raconter à travers ce Ring. Mais il a aussi un livret, des légendes, des emblèmes à « placer », Tarnhelm, anneau, Notung, oiseau, Dragon sont autant de signes que le spectateur attend : il va les lui servir, mais de manière détournée, et souvent ironique. Ainsi la scène du Nibelheim s’ouvre par l’arrivée, déjà prisonniers, d’Alberich et Mime, attachés à un poteau et la tête couverte d’un casque de papier comme on dissimulait les futurs suppliciés au moyen-âge. Tarnhelm et Anneau sont mis dans la caisse du bar.

La malédiction de l'anneau: Loge (Roberto Saccà), Wotan (Iain Paterson) Alberich (Albert Dohmen)©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
La malédiction de l’anneau: Loge (Roberto Saccà), Wotan (Iain Paterson) Alberich (Albert Dohmen)©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Tout est donc « plié ». Mais cette scène, l’une des plus spectaculaires du Rheingold avec les transformations d’Alberich en dragon puis en crapeau, est attendue par le spectateur. Castorf va donc la lui resservir, en gérant le dialogue de manière originale : Wotan et Alberich se reconnaissent évidemment comme les deux faces d’une même médaille, et tout ce petit monde est aussi minable d’un côté comme de l’autre. Sous l’œil d’une caméra bien visible sur son rail de travelling, on va donc retourner la scène : la deuxième partie de la scène est donc, littéralement, un tournage « pour la postérité », de la défaite d’Alberich, qui a été rechercher Tarnhelm et anneau dans le tiroir-caisse, avec dragon (un serpent), et crapeau autour des lingots d’or que Mime a ramenés vers la caravane qu’on découvre, avec des barreaux de prison, et un intérieur aménagé en cellule…(c’est bien ce que sont Mime et Alberich, des prisonniers).
La scène suivante montre les servants, sorte de Chippendales ayant servi à ramener l’Or, probablement sous les ordres de Mime abaissant joyeusement le drapeau des Confédérés pour hisser le Rainbow Flag, pris en son sens propre (allusion à la probable homosexualité de Mime et à sa future relation trouble à Siegfried). Pendant les démêlés d’Alberich avec Wotan, sur les fameux fauteuils de camping qui aboutissent à la perte du Tarnhelm et de l’anneau, Mime fuit, non sans avoir enduit la caravane de colle à affiches…allusion à ses penchants révolutionnaires et intellectuels qu’on verra dans Siegfried.
On le voit, plusieurs niveaux de lecture, et jamais linéaires : il serait erroné de penser que tout cela suit un ordre chronologique, ou que l’espace est unique. L’espace est apparemment unique, mais les scènes sont multiples, son utilisation, sa manière d’être géré sont très variées. Il suffit d’observer les variations des éclairages, dans une même scène, pour en saisir la polymorphie.
Pour comprendre comment fonctionne cette mise en scène, il faut évidemment avoir en tête les épisodes qui vont suivre, et ce que vont faire les personnages dans les trois journées.
Dans son Rheingold, Castorf pose les personnages et leurs perspectives d’avenir :

  • Wotan manipulateur sous ses aspects de petit malfrat : c’est une couverture.
  • Mime futur révolutionnaire, qui fuit rapidement son frère malfaisant.
  • Alberich plutôt grand méchant mou, même s’il a renoncé à l’amour
  • Fasolt l’amoureux tué par Fafner : il ne fait pas bon aimer dans le monde des hommes (c’est l’une des lois du Ring et de sa malédiction : si tu aimes tu es mort).
  • Erda, ex-relation de Wotan, ces deux-là ont le désir dans le sang. Elle l’a dans la peau, il l’a dans la peau : elle ne lui refuse rien, ni les gâteries, ni les prédictions et dans Rheingold, et dans Siegfried. Et c’est en plus la mère de Brünnhilde.
  • Freia, Donner et Froh sont les utilités, des figurants d’ambiance : cowboys de comics pour les uns, et vêtement de Lumière (clignotant) pour l’autre, comme dans les revues, même si Freia (sans doute par son nom) arbore en deuxième partie un costume en latex aux couleurs de l’anarchie (noir et rouge), d’utilité chez les Dieux, elle est devenue sujet chez les géants…
  • Fricka (Sarah Connolly) enfin, avec son côté Claude Gensac des films de De Funès, laisse son mari jouer avec les dames, et a un rôle plus effacé dans Rheingold que dans d’autres mises en scène (Chéreau !) : n’importe, il ne perd rien pour attendre…
  • Les filles du Rhin ont fui, parce qu’elles ont deviné les catastrophes qui vont suivre et ne veulent pas y être mêlées.

 

Comme on le voit, Castorf n’a rien d’un provocateur (le qualificatif dont on l’affuble quand on ne comprend pas son travail), tout cela est d’une rigueur et d’une richesse difficilement réfutables.
C’est pourquoi il est d’autant plus dommage que Marek Janowski n’ait pas joué le jeu du théâtre.
L’équipe réunie est scindée en deux catégories : ceux qui connaissent le travail de Castorf et ont beaucoup répété avec Petrenko et lui (Nadine Weissmann, Günther Groissböck , Markus Eiche et même Albert Dohmen) et tous les autres qui sont des nouveaux venus, qui n’ont pas travaillé musicalement avec Petrenko et ne sont pas rentrés dans la logique scène-fosse de la production.

Nadine Weissmann (Erda)©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Nadine Weissmann (Erda)©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Nadine Weissmann est Erda ; chacune de ses apparitions dans ce Ring provoque un grand enthousiasme du public, tant elle s’est emparée du personnage voulu par Castorf de femme sensuelle, puissante et autoritaire, et en même temps désirante, ici dans son manteau de fourrure blanche et dans sa robe en lamé, telle la vedette qu’on attend (on ne répètera jamais assez non plus de quelle qualité sont les costumes d’ Adriana Braga-Peretzki). Une séductrice, là où dans toutes les mises en scène, on a un fantôme (même chez Chéreau).
Erda, c’est habituellement le fantôme chantant, fixe, raide, débitant ses prédictions comme une Pythie proche de la retraite.
Castorf en fait un vrai personnage : il pose Erda dans la nature de ses relations à Wotan et dans leur histoire commune. Il est fidèle aux légendes du Ring, il est fidèle à l’esprit égrillard qui règne chez les Dieux entre dieux et déesses (n’oublions pas la loi du genre, qui est la loi du désir : chez les dieux on n’aime pas, on baise…). Il fait enfin de ce personnage un être de chair : et il a trouvé en Nadine Weissmann une interprète exceptionnelle et singulière, d’une présence scénique incroyable: elle apparaît et on n’a d’yeux que pour elle, grâce aussi, il faut bien le dire, aux vidéos qui renforcent la fascination qu’elle exerce. La voix est aussi fascinante, large de spectre, mais aussi insinuante et expressive : Nadine Weissmann chante le texte, elle chante les mots, et elle sait les chanter avec cette finesse qui marque l’esprit. Pas besoin alors de notes stratosphériquement basses ou hautes, il suffit d’un phrasé impeccable et d’une projection soignée et tout est dit. J’ai une grande admiration et estime pour cette chanteuse qui chante simplement mais magnifiquement juste. Voilà un exemple de ce qu’apporte une mise en scène : sans Castorf, qui aurait pu deviner ce potentiel scénique chez Nadine Weissmann ? Une Erda fantôme lui aurait-elle permis un tel triomphe à chacune de ses apparitions ? En applaudissant Nadine Weissmann, les spectateurs, même les plus rétifs, applaudissent Castorf à leur corps défendant. C’est cela Bayreuth.
Markus Eiche est Donner, il est ce cow-boy écervelé des comics. Eiche a la voix, la puissance, l’élégance, le sens du texte et de l’expression (on se souvient de son fabuleux Beckmesser à Munich), c’est un chanteur de grand niveau. Mais c’est aussi un artiste qui habite avec efficience les rôles qu’il chante, se prêtant aux exigences de mise en scène sans barguigner. C’est dans Götterdämmerung un Gunther exceptionnel. Donner est un peu sous-calibré pour lui, mais il en fait un personnage très présent et vif. Avec Lothar Odinius dans Froh, il formait un couple désopilant à la Tarantino.

Tansel Akzeybek est un excellent chanteur qui serait sans doute plus efficace dans Loge que Roberto Saccà…même si la voix est moins grande, elle est tellement bien émise et projetée qu’il y réussirait et puis il a cette émission particulière des vrais ténors de caractère. Dans Froh, il a donc la voix, mais n’a pas la sveltesse d’Odinius en scène ; il gère le rôle avec engagement néanmoins : notamment lorsqu’il imite Donner avec son marteau sur le toit : vus par Castorf comme les deux faces diurne et nocturne d’un même acabit, ils sont une sorte de couple apax, qu’on ne verra qu’une fois, et qui sont les faux durs de la situation, brandissant maladroitement un pistolet sous le nez des géants qui se rient de leurs menaces. Ce sont des images de ces dieux qui profitent de Wotan, mais qui ne servent pas à grand-chose, sauf quand tout est accompli et qu’ils volent au secours de la victoire (Donner) comme les mouches du coche.
Albert Dohmen, c’est Wotan à la retraite reconverti en Alberich. Il garde dans son chant l’élégance particulière du Dieu, et puis il en a l’allure et le reste de séduction. A l’opposé de son malheureux prédécesseur Oleg Bryjak, plus enraciné dans le « populaire » que l’aristocratique : Dohmen incarne un personnage qui fut grand et vaguement déchu, comme si c’était un ex-Wotan qui cherchait à reconquérir un pouvoir qu’il avait déjà eu. Bien sûr je fantasme parce que j’ai vu Dohmen en Wotan sur cette même scène, mais je lis dans sa volonté de ne pas trop en faire dans la mise en scène cette distinction perdue, qu’on va quand même retrouver dans Siegfried où son opposition fraternelle avec Wotan à l’acte II fera merveille. La voix a des lueurs, et quelques trous : il y a des moments d’une très grande présence, particulièrement soignés, d’autres sont plus opaques, mais c’est un bel Alberich.
Bien sûr, et c’est l’ancien combattant qui parle, l’Alberich idéal de Castorf a existé, c’était l’Alberich de Chéreau de 1976, 1977, 1978 irremplaçable et pas remplacé depuis, par aucun chanteur, car il mort prématurément en 1979, il s’appelait Zoltan Kélémen, il m’a marqué à vie, il ne m’a pas quitté depuis. Un apax, lui aussi.

Andreas Conrad (Mime)©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Andreas Conrad (Mime)©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Andreas Conrad promène son Mime un peu partout : véritable ténor de caractère, il a la voix idéale pour le rôle, qu’il va évidemment développer dans Siegfried. Habituellement c’est le même artiste qui gère les deux Mime, mais les deux parties sont très différentes (voilà pourquoi Chéreau avait Helmut Pampuch en Mime-Rheingold et Heinz Zednik en Mime-Siegfried). Le Mime de Rheingold est secondaire. Castorf en fait une sorte de clown souffre-douleur, dans son habit de paillettes (l’or…) ses cheveux en désordre, comme s’il avait subi une explosion, et visage noirci par le carbone : son travail, c’est de forger l’or, il ne quitte pas le feu… Déjà il se pose en personnage non protagoniste. Il gagne en importance à mesure qu’Alberich s’enferre auprès de Wotan, il en profite pour gérer ses affaires et son petit groupe de chippendales-esclaves, puis par fuir sous nos yeux, alors que dans les productions habituelles Mime « disparaît » quand il n’est plus nécessaire. Andreas Conrad est vraiment le personnage très juste qu’il interprétait déjà l’an dernier.
Du côté féminin, c’est un peu plus pâle. Nous avons évoqué de prime abord Erda, à mon avis le personnage le mieux sculpté de tous les rôles féminins. Fricka est Sarah Connolly.

Sarah Connolly (Fricka)©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Sarah Connolly (Fricka)©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Inutile de présenter une chanteuse qui a fait sa gloire d’interprétations baroques de très haut niveau. On l’a vue en pâle Brangäne à Baden-Baden. La Fricka de Rheingold est sans doute vocalement un peu plus plate que celle de Die Walküre, qui a une scène mais quelle scène ! Les grandes Fricka dans Rheingold sont rares, ce sont celles qui jouent le dialogue expressif, la ciselure du mot, c’est Elisabeth Kulman aujourd’hui, Hanna Schwarz hier. Dans mon coffre aux souvenirs de mélomane, j’ai ces deux-là.  Il faut maîtriser l’allemand au plus haut point, savoir dialoguer et donner du poids à chaque parole pour s’emparer de la Fricka de Rheingold.
Sarah Connolly est ici une chanteuse appliquée, un personnage assez bien dessiné en scène (je l’ai plus haut comparée à la Claude Gensac des films de De Funès), mais qui ne marque pas par son chant, ni par une diction correcte,  sans couleur et avec une expressivité assez plate. Une Fricka sans relief. Bien sûr, la mise en scène ne la valorise pas (c’est un caractère de ce Rheingold de ne pas s’attacher tant à des rôles qu’à un groupe), mais l’ensemble reste d’une fadeur notable.

Caroline Wenborne (Freia) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Caroline Wenborne (Freia) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Freia est Caroline Wenborne, poupée lumineuse (elle clignote quand les géants l’enlèvent) puis boule de latex noire et rouge quand elle est passée par les mains des géants. J’ai souvent parlé de la vocalité de Freia et de celle qui m’a marqué, l’Helga Dernesch de Paris en 1976, qui faisait et Freia, et Sieglinde. Car dans toute Freia sommeille vocalement une Sieglinde (les femmes instrumentalisées…) : Caroline Wenborne a un joli grain de voix, mais pas la présence vocale qui imposerait Freia comme « rôle ». Elle ne rend pas vocalement la tension nécessaire pour le caractériser et donc est définitivement un personnage secondaire. Donnez Freia à Anja Kampe, et vous comprendrez…
Les filles du Rhin, Stephanie Houtzeel, Alexandra Steiner et Wiebke Lehmkuhl sont particulièrement bien distribuées : les trois voix se conjuguent idéalement et même si elles n’ont pas toutes le physique de starlette (ou de sirène, comme celle qui est alanguie au bord de la piscine quand Mime passe chercher les lingots), mais jouent merveilleusement le jeu de la mise en scène, et constituent un beau moment vocal.

Les géants, Karl-Heinz Lehner (Fafner) et Günther Groissbock (Fasolt), ne sont pas des géants sur échasses comme dans la plupart des mises en scène, il sont des « idées de géant », en fait des travailleurs de force, caricaturaux (tatouages, barbe ou rouflaquettes, bleu de travail), les exploités dont la classe dominante se méfie ou se moque. Lehner est un Fafner intéressant (avec cependant quelques petits problèmes de registre central), mais dans Rheingold, le rôle, c’est Fasolt, force et tendresse, cœur d’amour dans corps de brute.

Günther Groissböck (Fasolt) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Günther Groissböck (Fasolt) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Comme en 2013 à la création, c’est Günther Groissböck qui l’incarne. Phénoménal chanteur, qui réussit à rendre le personnage à la fois brutal et tendre, et à gérer le texte d’une manière extraordinairement raffinée, où il ne manque aucune inflexion, avec un souci inouï de la couleur. Ce n’est pas la première fois que je l’entends dans Fasolt, mais c’est sans doute dans ces deux dernières représentations où il m’a le plus impressionné. Enfin, la voix a une étendue et un volume tels qu’il impose sa présence dès qu’il ouvre la bouche. Il obtient un triomphe mémorable et mérité. Avec Erda, ce sont les deux vrais « interprètes » définitifs du plateau.
On ne répètera jamais assez que ce Rheingold de Castorf est le tableau d’un clan, avec ses personnages grands et petits, mais où tous concourent à la photo de groupe. Ainsi, Loge a un rôle relativement plus effacé que dans d’autres mises en scène. Il promène son costume rouge couleur de feu, avec son briquet aux grandes flammes, mais n’est pas vraiment protagoniste comme ailleurs.

Roberto Saccà (Loge) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Roberto Saccà (Loge) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Et heureusement, parce Roberto Saccà ne fait strictement rien du rôle : ni par l’expressivité, ni par le jeu. On connaît le chanteur, pas très inventif ; et la voix, pas exceptionnelle. Il est dans ce Rheingold ce qu’il est dans les autres rôles (on se souvient de son Walther inexistant à Salzbourg avec Gatti et Herheim). J’avoue ne pas comprendre les intentions de la direction artistique. Après le départ de Norbert Ernst (Loge en 2013 et 2014) on a cherché d’abord un chanteur doué d’une voix plus puissante. Daszak fut un échec et Saccà en est un. Loge n’a pas besoin d’être un chanteur à voix, mais d’abord un chanteur à texte, lui aussi, qui sache colorer (et pas infliger ce chant gris sans chaleur ni engagement !) qui sache varier le ton, qui sache insinuer. Dans une salle comme Bayreuth, les voix même plus petites passent. Il faut en profiter.
Il faut de l’étrangeté dans la voix de Loge, on va tomber des nues en me lisant mais je pense que Klaus-Florian Vogt pourrait faire un Loge intéressant, à contre-emploi, un Loge séduisant et étrange, qu’il a déjà chanté il y a une dizaine d’années à Liège je crois. Mais pas Saccà, lisse comme la glace, sans aucun feu, ce qui pour Loge est gênant.
Enfin Wotan.
Wolfgang Koch, regrets éternels. Bien sûr, il ne faut pas remuer trop les souvenirs, mais Koch est lié de manière indissoluble à cette production, en particulier à Rheingold, parce qu’il a travaillé la dentelle du texte et avec Castorf et avec Petrenko avec lequel il entretient une relation artistique particulière (voir Die Frau ohne Schatten et surtout Die Meistersinger von Nürnberg). Koch est un chanteur à texte, un chanteur de texte, d’une très grande intelligence et d’une très grande disponibilité.
Il n’est plus là et il faut être disponible pour les artistes qui relèvent le défi. Dans cette version 2016, il y a deux Wotan, John Lundgren pour Walküre et Siegfried et Iain Paterson pour Rheingold.
J’aime beaucoup Iain Paterson, un chanteur raffiné, bon diseur, qui fait par ailleurs un Kurwenal de grande qualité dans le Tristan und Isolde de Katharina Wagner et Christian Thielemann. Mais Kurwenal n’est pas Wotan.
Dans Wotan, je le sens gêné par ce que lui demande la mise en scène, il n’est pas le personnage voulu par Castorf, il n’a pas la vulgarité affichée du maquereau que Koch avait. Sans doute eût-il fallu adapter la mise en scène à Paterson de manière beaucoup plus importante. Ici, c’est le Wotan de Koch sans Koch : Paterson fait ce qu’il peut, mais il n’a pas la personnalité pour et je crois sentir qu’il n’aime pas trop ce qu’on lui fait faire. Il en résulte un Wotan plus pâle, plus transparent, qui peut aussi être un profil possible : ce serait un Wotan « en filigrane », un faux fade, un vrai chef. Mais il n’arrive pas à rendre la complexité et la duplicité du personnage. Il n’arrive pas à dire le texte avec la fluidité et le ton voulus, il n’arrive pas à entrer dans le style de « Komödie für Musik » que Castorf veut pour certaines scènes, avec la dynamique de la comédie dans les dialogues et les conversations. Et dans les deux représentations, j’ai eu la même impression d’une difficulté à rentrer dans le rôle et dans la logique du plateau.

Marek Janowski prenait donc la succession de Kirill Petrenko dont la direction musicale en 2013 et les deux années suivantes fut comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, tant elle frappa par sa nouveauté et son audace. Jouant le jeu de la Gesamtkunstwerk, privilégiant le théâtre et l’expression aux effets musicaux attendus, Petrenko a pris à revers tous ceux qui attendaient un magasin d’exposition de la doxa wagnérienne.
Comme je l’ai écrit plus haut, personne ne conteste la compétence wagnérienne de Janowski, ni son expérience en la matière. : il a quand même enregistré deux Ring qui ne sont pas les plus mauvais.

Ce qui est étrange, c’est de confier à un chef qui refuse le théâtre d’aujourd’hui sur les scènes d’opéra la succession d’un chef qui au contraire l’a fait sien, c’est de confronter le chef qui refuse le théâtre à une production qui est l’emblème du Regietheater : Ying et Yang dans une même barque…
Bayreuth fait des miracles, et on comprend que ce chef, qui a dédié bonne part de son activité à Wagner puisse à 77 ans vouloir « couronner » sa carrière de wagnérien dans un Ring à Bayreuth.
Dans Rheingold, manifestement la première représentation n’avait pas les boulons bien serrés, il y a eu de nombreux décalages, des problèmes de balance des volumes aussi, et des petites scories techniques qui montraient que l’on n’avait pas eu le temps suffisant pour tout caler. Il y a toujours entre chef et metteur en scène des problèmes de tempo à régler, qui ne l’ont pas été, laissant les chanteurs un peu dans l’errance et un peu victimes de cette préparation partielle. Déjà le Rheingold 2 sous ce rapport a été bien plus au point, et l’on peut supposer que Rheingold 3 sera parfaitement calé.

Janowski propose pour cette mise en scène hors norme un Wagner totalement dans la norme, un Wagner musicalement attendu, dans la tradition, avec des moments splendides et des sonorités somptueuses (plus marquées encore dans le Ring 2) qui enthousiasment ceux qui attendent de Bayreuth ce Wagner-là. Il ne faut pas croire qu’il s’agisse d’une interprétation complaisante, où l’on s’attarderait sur le beau son ou sur telle phrase séraphique : non, c’est un travail qui a sa dramaturgie, qui a sa vision, qui a sa cohérence, mais indépendamment du propos du plateau. Chacun vit plus ou moins sa vie. Soyons honnêtes en disant que cela marche quelquefois, mais pas toujours. Il manque cependant à la fosse une transparence des pupitres, certains sons restent étouffés, toute la partition n’est pas mise en valeur : pas de moment où dire « j’ai découvert des phrases que je n’avais jamais remarquées », mais bien des moments où dire « c’est bien beau tout ça ».
Marek Janowski n’est pas un inventeur, ne prend pas de risque musical, mais c’est un très bon chef, très sûr, très scrupuleux, qui fait un travail qui honore la fosse de Bayreuth, et qui est loin de déparer, même si ce n’est pas le chef pour cette production-là. En ce sens et au vu des derniers développements des aventures musicales de Bayreuth, il eût peut-être mieux convenu à Parsifal et Hartmut Haenchen au Ring, vu la disponibilité de ce dernier pour des mises en scènes plus aventureuses (Warlikowski…). Tout en réaffirmant mon admiration éperdue pour le travail unique de Kirill Petrenko sur  cette production, Il reste que l’auditeur de Bayreuth n’est pas volé par la présence de Marek Janowski dans la fosse : on peut attendre évidemment autre chose et une autre vision, mais ce qu’on  entend est à la hauteur et au niveau du festival de Bayreuth.[wpsr_facebook]

[1] Disparu dans la catastrophe de l’Airbus de Germanwings dans les Alpes

Freia (Caroline Webborne)Donner (Markus Eiche) Froh (Tansel Akzeybek) Fafner (Karl-Heinz Lehner) Fasolt(Günther Groissböck) Fricka (Sarah Connolly) En bas: Loge (Roberto Saccà) Wotan (Iain Paterson) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Freia (Caroline Webborne)Donner (Markus Eiche) Froh (Tansel Akzeybek) Fafner (Karl-Heinz Lehner) Fasolt(Günther Groissböck) Fricka (Sarah Connolly) En bas: Loge (Roberto Saccà) Wotan (Iain Paterson) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER les 25 juillet et 2 août 2015 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène : Katharina WAGNER)

Georg Zeppenfeld (Marke) Stephen Gould (Tristan) ©Enrico Nawrath
Georg Zeppenfeld (Marke) Stephen Gould (Tristan) ©Enrico Nawrath

Il y a longtemps que je n’avais assisté à l’ouverture du Festival. C’était souvent une soirée un peu plus chic avec un peu plus de VIP et quelques politiques, mais rien d’ébouriffant. Depuis qu’Angela Merkel vient en tant que Chancelière le jour de la Première, et puis en simple spectatrice en général quelques jours encore, les médias sont là envahissants, et s’intéressent de plus près à la chose wagnérienne, enfin…par le détour des VIP télévisuels et politiques qui peuplent la colline verte ce jour-là.
Pour les spectateurs l’accès est un peu plus acrobatique, mais cela reste léger : avec la Chancelière dans la salle, il n’y a qu’un contrôle du billet à l’entrée, sans fouille des sacs et joies diverses de la sécurité-qui-vous-veut-du-bien.
C’était aujourd’hui une première importante, importante pour Christian Thielemann bien secoué ces derniers temps et néo Musikdirektor du Festival, importante pour Katharina Wagner, qui revenait à la mise en scène après ses Meistersinger de 2007, et dont la position apparaissait fragilisée après l’affaire Eva.
Aujourd’hui aussi, un an à l’avance, ce qui est unique dans les annales, les distributions 2016 sont affichées, manière de dire que tout va bien, pour le Ring sans Anja Kampe (remplacée par Jennifer Wilson) dans Sieglinde, sans Wolfgang Koch dans Wotan (remplacé par Iain Paterson, excellent Kurwenal ce soir), sans Johan Botha dans Siegmund, remplacé par Christopher Ventris, avec Sarah Connolly dans Fricka (et non plus Claudia Mahnke), sans Kirill Petrenko auquel succède Marek Janowski…Seuls problèmes à noter : Tristan und Isolde n’a pas encore d’Isolde, et Parsifal pas de Kundry (Dir.mus. Andris Nelsons, et Ms en scène Uwe Eric Laufenberg remplaçant Jonathan Meese paraît-il trop cher) avec quelques autres changements de distribution que vous pouvez consulter en ligne http://www.bayreuther-festspiele.de/news/157/details_44.ht

 

Quand on arrive du parking des spectateurs, c’est justement un petit parking de cinq places qui fait méditer : une place pour le médecin, une place pour le Musikdirektor (Christian Thielemann), une place pour le Geschäftsführender Direktor (Hans-Dieter Sense), une place pour la co-directrice (Katharina Wagner), une place pour l’autre co-directrice (Eva Wagner-Pasquier). Ainsi Wolfgang Wagner a-t-il été remplacé par quatre personnes. Il y a de quoi gamberger sur les réflexions de Nike Wagner à propos de la pérennité de la famille Wagner à la tête du Festival. Katharina Wagner s’occupe des mises en scènes mais pas des chanteurs (confiés d’abord à Eva Wagner Pasquier, puis dans l’avenir à Christian Thielemann), Thielemann va s’occuper de la musique, et Hans-Dieter Sense de tout le reste. Quel sens peut avoir alors la présence de Katharina Wagner à la direction du Festival si elle a besoin de s’entourer autant d’égaux…

En tous cas, ce soir elle officie en tant qu’artiste, et une fois encore, l’approche qu’elle a du chef d’œuvre de l’arrière grand-père est intelligente, mais une fois encore prend complètement à revers l’histoire, comme c’était le cas dans Meistersinger : au contraire de l’habitude, Beckmesser à la fin représentait la modernité et la rupture, tandis que Walther et surtout Sachs, la tradition, l’absence d’invention, et surtout l’idéologie nazillonne.
Même prise à revers dans Tristan und Isolde où l’histoire est gauchie au profit d’une réflexion sur l’Amour absolu, affirmé dès de départ : point n’est besoin de philtre pour s’aimer, au vu et au su de tous et au désespoir des deux serviteurs Kurwenal et Brangäne qui ne cessent d’essayer de séparer les deux amants. Dans cette hypothèse, le roi Marke n’est pas le roi noble et bouleversé par la trahison de son plus proche chevalier, mais un méchant qui a acheté Isolde, qui piège les amants et fait exécuter ses basses œuvres par Melot, son âme damnée. Tout se règle au poignard et Marke jusqu’à la fin est un « horrible », dans un étrange habit qui rappelle Louis II en version sinistre.
L’idée de départ n’est pas si mauvaise, et nombre de metteurs en scène l’ont suggéré, puisant dans un livret qui dit assez clairement les choses, mais sans jamais aller jusqu’au bout d’une logique que Katharina Wagner n’hésite pas à exploiter à fond, faisant de l’espace de jeu un espace abstrait, étouffant, voire concentrationnaire (Acte II). Le décor, dû à Frank Philippe Schlöβmann (à qui l’on doit les décors du Ring de Tankred Dorst) et Matthias Lippert est essentiellement métallique (surtout les actes I et II), relativement (inutilement ?) complexe, et plutôt vaporeux à l’acte III.

Lever de rideau ©Enrico Nawrath
Lever de rideau ©Enrico Nawrath

L’acte I est un espace à la Piranèse où la pierre est remplacée par le métal et le béton. Un assemblage illisible de passerelles et d’escaliers allant quelque part ou nulle part, bougeant durant l’acte, où apparaissent dans l’ombre au lever de rideau des figures qui se laissent voir ou non, où certaines se cachent et d’autres non. C’est Isolde et Brangäne à jardin et Tristan et Kurwenal à cour. Ce huis clos labyrinthique au milieu de marches qui se meuvent ou qui se détachent en se balançant, de ces passerelles qui montent ou descendent vite ou lentement selon les besoins de la mise en scène, vont vaguement penser à des coursives d’un bateau cauchemardesque, mais figurent bien plutôt les labyrinthes du sentiment, les parcours empruntés par le désir et par l’amour, et les parcours construits pour les éteindre.

Car tout cela a été en réalité construit pour perdre les amants, pour éviter qu’ils ne se croisent et se rencontrent, pour éviter même qu’ils ne se voient, comme un Lego de plus en plus complexe qui finirait par envahir toute la scène dont il ne reste qu’un mince espace central de liberté, comme si le monde qui entourait Tristan et Isolde s’était construit en antidote à la passion absolue vue comme le mal absolu.
En tout cas le décor est essentiellement symbolique, et illustre les besoins de l’hypothèse de départ de Katharina Wagner.
Il y a des moments particulièrement forts et assez beaux dans ce travail: le premier est sans nul doute le moment où sur la passerelle, retenus par leurs serviteurs, les deux amants se cherchent, essaient de se toucher avec une ardeur que seule la passion peut provoquer et réussissent à se prendre la main. Kurwenal et Brangäne sont traités, avec un style volontairement plus « vulgaire » et des habits en écho, d’une rare tristesse, marron et vert : il y a dans le personnage de Brangäne notamment un côté « ménagère de moins de cinquante ans » assez bien rendu et Kurwenal est relativement violent avec Isolde qu’il ridiculise notamment lorsqu’il la revêt du serre-tête du voile de tulle de mariée, bien abîmé, et qu’ainsi elle apparaît telle les victimes désignées des sacrifices de l’antiquité.

Les amants quant à eux seront en bleu pendant tout l’opéra, bleu du rêve, bleu marial aussi proche du divin, bleu d’une certaine élévation: ils sont à part dans une mise en scène où les costumes indiquent le clan ou la fonction symbolique. Le clan Tristan est plutôt brun, le clan Marke d’un agressif jaune moutarde, et les amants en bleu.

Acte I, le philtre ©Enrico Nawrath
Acte I, le philtre ©Enrico Nawrath

Le philtre, d’un bel orange est même objet d’une discrète ironie : Brangäne met les fioles dans sa poche puis les cherche et semble ne plus se souvenir laquelle Isolde lui a arraché; mais les amants finalement retrouvés malgré la surveillance des deux serviteurs, l’écartent en s’embrassant fougueusement pour finir en un très beau geste théâtral, par en vider le contenu au sol, tenant ensemble la fiole renversée, là où traditionnellement ils la boivent. Ils refusent la mort, refusent les faux semblant et comme dans espoirs les plus fous de la passion, choisissent l’amour et la vie, sans philtre et sans filtre, s’affichant serrés et amoureux, affichant aux yeux de tous leurs caresses ardentes et leurs baisers, pendant qu’on entend le chœur des marins. Les amants en profitent pour lacérer et déchirer à l’envi le voile de mariée, objet repoussoir d’un mariage qu’on essaie d’éloigner, pour ne plus en voir que des traces effilochées, image du refus de toute réalité.
L’acte II est sans doute le plus inutilement complexe par la machinerie (bruyante) qu’il présuppose, et sans doute le moins abouti : dans la conception du Werkstatt Bayreuth (l’atelier), c’est sans doute lui qui aura besoin d’être revu.

Isolde (Evelyn Herlitzius)
Isolde (Evelyn Herlitzius)

L’espace est là aussi un espace fermé entouré de hauts murs d’où sont pointés des projecteurs. Des murs percés d’échelles de fer du genre de celles qu’on rencontre dans les voies ferrées de montagne. Au sol, des objets de métal qui ressemblent à des porte-toast géants (c’est le premier objet qui vient en tête pour donner l’idée) ou des parkings à vélo dans lesquels on coince les roues, dans les murs aussi, des grilles, toujours circulaires, et cet ensemble métallique, éclairé par les violents projecteurs, donne l’idée d’étoiles brillantes dans la nuit.

Marke (Georg Zeppenfeld) et Melot (Raimund Nolte) épient ©Enrico Nawrath
Marke (Georg Zeppenfeld) et Melot (Raimund Nolte) épient ©Enrico Nawrath

Du haut des murs, dans la coursive, on devine des gardes, puis Marke et Melot, peu éclairés, qui ne cesseront de regarder ce qu’ils sont en train de provoquer, comme une expérience de torture qu’on regarde, comme une arène où va se jouer le jeu du cirque fatal: Isolde et Brangäne sont prisonnières et se libèrent de leurs liens, et bientôt Tristan est introduit violemment par les gardes dans l’arène, suivi de Kurwenal jeté à terre. Pendant que les amants sont tout à leurs retrouvailles, Kurwenal cherche à fuir, mais les grilles qu’il cherche à ouvrir et les marches auxquelles il essaie de grimper sont en réalité des faux semblants qui se dérobent ou s’écroulent comme des jouets de caoutchouc : il est prisonnier et ne peut s’échapper. Les autres aussi, mais ils sont tout à leur amour alors qu’ils sont violemment éclairés par les projecteurs braqués sur eux. On trouve un drap brun suffisamment large pour s’abriter dessous, ou pour être accroché à l’une des patères de métal fichées au mur, et devenir une sorte de tente à l’intérieur de laquelle on va tenter de se dissimuler. Le duo est donc au départ un effort insensé pour se cacher de la lumière et se cacher des regards, pendant qu’en haut à la verticale Marke voit tout dans la demi-pénombre : la tente de fortune ainsi composée est un havre de paix d’où Tristan sort une masse de petits objets lumineux qu’on prend pour des bijoux, qui sont des étoiles (des LEDs) qu’on accroche tour à tour à la tente pour figurer le ciel étoilé, dans ce monde rabougri et factice qui donne « l’illusion de… ».
Mais bientôt Tristan ne peut plus supporter la situation. Il arrache violemment le drap brun et veut afficher à la lumière du jour cet amour qui envahit tout : et le duo d’amour sink hernieder Nacht der Liebe commence alors que les amants sont de dos, tournés vers une lumière d’où leurs ombres sont projetées, face au couple Marke/Melot tapi en haut dans l’ombre de la coursive, comme un défi.

Acte II, duo d'amour ©Enrico Nawrath
Acte II, duo d’amour ©Enrico Nawrath

C’est alors que dans un bruit métallique, le plus grand parking à bicyclettes se lève lentement pour devenir une sorte de tambour de sécurité dans lequel les amants vont se lover, vont se scarifier (les barres de métal  ont des pointes acérées) vont se crucifier, sorte d’orgasme par la souffrance, par les stigmates (une idée que Chéreau avait exploitée avec plus de bonheur) que Marke va interrompre avec ses sbires, jetant à terre Isolde et faisant Tristan prisonnier en lui bandant les yeux.
Avec un Melot (Raimund Nolte) vu comme âme damnée de Marke, complice de sa cruauté et usant du poignard avec dextérité, brutalisant Isolde et la forçant à se lever, à s’agenouiller tout contre le pantalon de Marke, et un Marke noir, cruel, se délectant de la souffrance des amants en les humiliant, nous sommes au seuil du sadisme : au texte de Wagner plutôt teinté de désespoir et de noblesse fait place le même texte, mais prononcé avec mordante ironie, voire moquerie sarcastique. Tristan les yeux bandés ne peut plus voir Isolde, mais dès qu’on lui libère la vue, c’est pour se précipiter de nouveau vers l’aimée sous les yeux de tous les autres. Le coup final de l’acte II n’est plus ni un suicide ni un duel, mais un assassinat programmé sous les yeux d’Isolde : Melot poignarde dans le dos un Tristan aux yeux de nouveau bandés, en le laissant pour mort, tandis que Marke emmène Isolde de force avec une joie non dissimulée, un peu comme Gunther/Siegfried à la fin de l’acte I de Götterdämmerung, pendant qu’Isolde se laisse faire en jetant un regard désespéré vers le corps de l’aimé.
L’acte III commence par l’une des plus belles images de la soirée, magnifiquement éclairé par Reinhard Traub, qui a réussi de sublimes éclairages, comme seul Bayreuth peut en offrir. Dans un brouillard total seuls surnagent les compagnons de Tristan, assis en cercle autour de son corps, avec des bougies rouges au pied, pour le veiller, consacrant l’idée qu’il est sans vie, ou plutôt attendant sa mort avec tous les symboles, Kurwenal portant l’épée qui ressemble fortement à une croix et le jeune berger portant un arum.
Puis Tristan se réveille et durant tout son monologue apparaissent des visions d’Isolde dans un triangle stylisé qui ressemblerait à une voile, et qui à chaque fois qu’il essaie de la saisir, s’échappe comme un fantôme, d’abord il la recouvre d’un voile de tulle, et elle s’enfonce dans la terre, une autre Isolde ou la même apparaît, il essaie de l’embrasser et la tête lui reste dans les mains, puis une autre lui tend une étoile lumineuse comme les leds de l’acte II, puis il serre le corps de l’aimé qui s’écroule, c’est un mannequin, une autre située en hauteur lui tend une corde comme la corde des Nornes ou des Parques, une autre tombe de toute sa hauteur quand il s’approche, enfin, à mesure que la folie s’accroît, ce sont toutes ces Isolde qui apparaissent comme un carrousel délirant. C’est l’un des moments les plus réussis de la soirée.
Quand Isolde arrive effectivement, on en revient au groupe initial, Kurwenal et Tristan tournés vers la salle guettant le navire qu’on entend au loin.  Tristan s’éloigne vers le fond, noir total, puis lumière sur le corps écroulé qu’Isolde découvre au moment où il expire en prononçant son nom.
Isolde ne réussit à s’arracher du cadavre que lorsque Kurwenal et ses compagnons dans une cérémonie funèbre minimale le recouvrent d’un linceul noir, de son épée et de deux arums.
C’est alors que surgissent de l’ombre, violemment éclairés, la bande de Marke et de Melot, avec une Brangäne désespérée, auxquels s’opposent les compagnons de Tristan qui finissent tous poignardés. Ces corps tristes et bruns s’écroulent au pied des soldats jaune moutarde de Marke, qui revêtent un ruban de deuil et commencent à organiser des funérailles formelles et officielles : les funérailles du héros qu’on porte et qu’on dresse sur un catafalque, qu’on recouvre à moitié de son linceul noir et de l’épée et des fleurs, les funérailles pour la galerie. Son visage apparaît de nouveau et pour la Liebestod, les officiants disparaissent, restent en arrière plan Marke, fixe et sans expression, et Brangäne, puis Isolde qui assoit le cadavre et s’y blottit en le débarrassant du linceul. Dès que le Lust final est prononcé, et sur les dernières mesures, comme à l’acte II et avec les mêmes gestes, Marke emmène Isolde de force avec une joie non dissimulée, un peu comme Gunther/Siegfried à la fin de l’acte I de Götterdämmerung, pendant qu’Isolde se laisse faire en jetant un regard désespéré vers le corps de l’aimé, laissant Brangäne désespérée et désemparée avec le cadavre, comme Kurwenal l’était à l’acte II. Une mort d’Isolde qui n’est pas une mort : seulement Bayreuth pouvait se l’autoriser.
Il s’agit sans doute d’un travail intelligent, qui continue à Bayreuth la tradition de productions de Tristan symboliques ou abstraites, comme l’était celui de Christoph Marthaler (et la direction de Peter Schneider après l’échec initial de Eiji Oue), ou celui de Heiner Müller (avec Barenboim). Il faut remonter à la sublime vision de Jean-Pierre Ponnelle (encore avec Barenboim) pour trouver un Tristan figuratif.
Il serait donc peut-être temps de changer d’inspiration et de proposer autre chose à mon avis. Le travail de Katharina Wagner est plein de sens mais sans doute trop complexe ou trop mécaniste pour une donnée de départ somme toute assez simple. L’acte II, le moins réussi des trois, pèche par trop de détails et trop de volonté d’occuper la scène et l’espace, dans une volonté marquée (déjà vue dans Meistersinger) de contrecarrer la musique ou de la déranger par une foule de petits gestes, de petits mouvements, de bruits. Dans ce deuxième acte, la musique sublime se suffit presque à elle-même et Katharina Wagner tient à la « remettre à sa place » en inventant des situations successives qui atténuent les effets musicaux ou les relativisent : il est clair que mettre les amants sous la lumière de miradors ajoute un élément perturbateur pour les spectateurs, même si les amants semblent vivrent leur histoire sans trouble.
La vision des personnages est elle-même symbolique voire caricaturale : les amants en bleu « ailleurs », les serviteurs en brun bien terrestres, voire un peu vulgaires, et les méchants en jaune moutarde insupportable à regarder et parangons de la méchanceté et de duplicité, c’est d’une certaine manière une construction pour enfants d’un mauvais conte de fées, et si l’on ajoute un roi Marke dont l’habit et la coiffure font irrésistiblement penser à un Ludwig de Bavière vieilli et désabusé, le tableau est complet.
Fallait-il un regard aussi pessimiste sur cette histoire mythique, fallait-il à ce point nous dire que les mythes ne sont pas faits pour notre monde où l’amour absolu est condamné ? La construction du monde wagnérien selon Katharina Wagner est particulièrement noire : après des Meistersinger désabusés et sans illusion, un Tristan und Isolde sans espoir, qui n’est plus une belle histoire d’amour, mais une très vilaine histoire d’amants surpris et poursuivis, comme si l’arrière petite fille avait un compte à régler avec les rêves de l’aïeul.
Il reste que le public de la première semble avoir accueilli positivement ce travail, puisqu’on n’a pas entendu les habituelles huées, ce qui avait l’air d’étonner une Katharina au visage circonspect en saluant. Il reste qu’il demande à être affiné et épuré : tel que, il n’est pas complètement abouti, par une volonté de trop en faire qui aboutit à affaiblir les images qu’on veut fortes et qui pour mon goût, n’a pas la puissance ironique et la vive intelligence des Meistersinger.
Musicalement, la production a été accueillie avec chaleur par un public qui n’a pas ménagé ses applaudissements, hurlements, battements de pieds. La compagnie réunie a été modifiée il y a quelques semaines par la renonciation ( ?) d’Anja Kampe (après celle plus ancienne de Eva-Maria Westbroek prévue à l’origine).

20150722_124346C’est Evelyn Herlitzius qui arrive, familière du travail avec Christian Thielemann, qui durant ce mois de juillet a alterné des Elektra à Munich et les répétitions de cette Isolde qui demande des qualités et une approche très différentes: elle n’a d’ailleurs pas chanté la répétition générale. Herlitzius irradie la scène à la manière d’une Gwyneth Jones, qu’elle n’est pas sans rappeler, elle est toujours fortement engagée, notamment au premier acte où son agressivité se meut en énergie folle pour rejoindre un Tristan plus passif . Ailleurs, son visage est souvent éclairé d’une lumière qui inonde d’émotion le spectateur. De plus c’est une chanteuse d’une grande intelligence et douée d’un sens du texte exceptionnel. Toutes ces qualités s’allient à une voix qui n’a pas néanmoins l’homogénéité ni la sûreté exigées par un rôle au long cours, où il faut non seulement de bonnes chaussures, comme disait Nilsson, mais aussi une endurance à toute épreuve alliée à une manière savante de sauter les obstacles vocaux semés sur la partition. Ce n’est pas tellement les aigus qui posent problème à Evelyn Herlitzius que la ligne de chant. Quand les aigus peuvent être négociés par le souffle, préparés comme un saut d’obstacle et projetés alors ils triomphent, puissants, métalliques, intenses et quelquefois un peu criés. Lorsqu’ils arrivent dans la fluidité du chant, devant être négociés par des passages en continu, alors c’est plus délicat, voire complètement raté: la voix se brise, la note ne sort pas, voire plus aucun son, comme à Munich dans sa Brünnhilde et comme plusieurs fois dans ce Tristan . Sur la distance, Evelyn Herlitzius est apparue en très sérieuse difficulté : il ne suffit pas de chanter les notes, il faut en avoir la ligne. Sans doute le Strauss d’Elektra, qui demande moins de ligne, a-t-il formaté la voix. Il faut espérer qu’au long de ce mois, la voix va se faire à nouveau à ce continuum et à ce lyrisme tendu voulu par Wagner. Evelyn Herlitzius est une immense artiste, qui allie dans la même soirée une voix venue d’ailleurs, inouïe (au sens « jamais entendue »), comme dans une Liebestod anthologique où elle rejoint les mythes du lieu, et des accidents très problématiques et impensables dans pareil théâtre où aucun détail vocal n’échappe. Ce soir, le problématique était trop présent, au point que les imbéciles de la salle se sont cru autorisés à huer une artiste qui reprenait ce rôle écrasant dans des conditions de tension peu communes.

Tristan (Stephen Gould) ©Enrico Nawrath
Tristan (Stephen Gould) ©Enrico Nawrath

Stephen Gould affichait au contraire sa forme et son insolence habituelles, sans cependant ce “plus” qui le stimule tant (c’est lui même qui le dit) quand sa partenaire est Nina Stemme. C’était net au troisième acte où la voix accusait la fatigue, et qui n’avait rien à voir avec ce qui m’avait tant frappé à Zürich cette saison ou à Berlin la saison dernière, tout en étant quand même très émouvant. Mais le premier acte et plus encore le deuxième étaient insolents de facilité. C’est un chanteur qui affiche plus une force qu’un raffinement à la Siegfried Jerusalem, mais la voix est sûre, le timbre chaud, l’engagement fort, pour un chanteur qui pourtant n’est pas un acteur né, mais qui réussit toujours à rendre ses personnages crédibles. Une magnifique performance, qui a recueilli un triomphe, sans être à l’égal de ses performances précédentes dans le rôle.

Brangäne (Christa Mayer) ©Enrico Nawrath
Brangäne (Christa Mayer) ©Enrico Nawrath

Christa Mayer était Brangäne, bien plus convaincante que d’habitude où elle est quelque peu ennuyeuse et convenue. Un peu crispée et tendue au premier acte, elle allie une interprétation très vécue, très vivante, très vraie, et une authentique puissance vocale, notamment dans les registres centraux et aigus, où elle affiche une largeur et une profondeur notables : dans ses « habet Acht » bien sûr, mais dans toutes les parties dramatiques, notamment au premier acte et au début du second. Un seul petit problème, quelquefois, la voix semble avoir de la difficulté à trouver un appui dans quelques passages, mais c’est vraiment très occasionnel. Voilà plutôt une bonne surprise.
Aucune surprise en revanche dans le Kurwenal de Iain Paterson (futur Wotan de Castorf l’an prochain), diction exemplaire, vivacité de l’interprétation, et intelligence du texte, chanté avec la couleur voulue par la mise en scène, un tantinet « bourgeois » un tantinet vulgaire, mais une grande présence et une vraie émotion au troisième acte.

Marke (Georg Zeppenfeld) ©Enrico Nawrath
Marke (Georg Zeppenfeld) ©Enrico Nawrath

Aucune surprise non plus pour le Marke de Georg Zeppenfeld . on connaît les qualités de cette voix de basse, plutôt jeune, plutôt claire, à l’impeccable diction. C’est un vrai modèle et rarement texte n’est dit avec autant de limpidité. La voix est bien projetée, sonne puissamment dans la salle avec un notable soin apporté à l’interprétation et à la couleur, ainsi qu’au ton, qui réussit à être ironique, grâce à l’aide de petits gestes et de quelques attitudes assez terribles ou détestables. Il réussit à être le méchant sans jamais être à aucun moment la basse noble qu’il est supposé être : c’est un Pizzaro réincarné.
Enfin, Raimund Nolte est un Melot bien personnalisé, avec de bonnes qualités d’acteur dans ce rôle de méchant caricatural, le Spoletta de Marke-Scarpia.
Je garde pour la bonne bouche un chanteur que j’affectionne, le jeune ténor Tansel Akzeybek, découvert à Saint Etienne dans l’Elisir d’amore, dont la voix s’élargit, lui aussi doué d’une très belle diction et d’une expression allemande d’une rare clarté.

Tansel Akzeybek (Junger Hirt) ©Enrico Nawrath
Tansel Akzeybek (Junger Hirt) ©Enrico Nawrath

Son intervention initiale dans le rôle du Junger Seeman est empreinte de poésie, et de fraîcheur presque hésitante. C’est très prometteur ; en tous cas la carrière se poursuit avec bonheur puisqu’il appartient à la belle troupe de la Komische Oper de Berlin.

Si le chœur de Tristan se limite aux interventions invisibles de l’acte I, elles sont claires et fortes, avec une présence sonore marquée.
L’ensemble du plateau est accompagné par un orchestre fabuleux, qui n’a pas une seule fois failli, dont chaque pupitre est un bonheur, réussissant à la fois à s’affirmer, mais aussi à atténuer le son jusqu’à l’imperceptible : le cor anglais sublime, les cuivres somptueux, les cordes enivrantes (avec des violoncelles à se damner) et Christian Thielemann n’a aucun mal à lui demander tout ce qui est possible sur le plan technique. Car Thielemann dirige ce Tristan avec une clarté cristalline que peu de chefs arrivent à obtenir. C’est un Tristan note à note, miroitant de feux divers : chaque note est en effet sculptée, contrôlée, scandée, d’une manière ahurissante. Sa direction est presque précieuse, tant elle est pointilliste jusque dans le moindre détail, touchant presque au maniérisme. À fouiller tout le tissu orchestral jusque dans ses replis les plus secrets (on entend en effet des phrases jamais entendues ailleurs), avec une manière de gérer la fosse de Bayreuth et les sons les plus profonds ou les plus lointains à se damner, on pourrait penser que les moments plus lyriques ou plus synthétiques sont un peu sacrifiés. Il n’en est rien, il y a des moments d’une plénitude sonore exceptionnelle, voire unique, notamment à la fin du prélude, ou dans certains moments du troisième acte dont les premières mesures sont à elles seules un chef d’œuvre et où le chef réussit à porter la tension dramatique à son climax : Thielemann est un grand chef de théâtre et il sait tendre à l’extrême une ambiance ou une situation.
Néanmoins, on n’arrive pas complètement à se laisser entraîner dans ces vertiges qui peuvent sembler un peu onanistiques : des tempos tantôt lents, tantôt très rapides, un volume tantôt envahissant, tantôt d’une discrétion presque chambriste, en bref des solutions contrastées qui ne semblent pas toujours justifiées, tout cela tempère l’enthousiasme que d’autres moments peuvent provoquer. Il y a notamment au deuxième acte (le moins convaincant pour mon goût) des accélérations qui correspondent à la passion envahissante, qui ne s’accompagnent pas de crescendo lyrique et qui ne sont qu’accélérations un peu froides. On ne peut reprocher la froideur dans une interprétation qui accompagne une mise en scène aussi noire et aussi pessimiste : il serait étrange d’allier une direction au lyrisme exacerbé à une mise en scène qui s’ingénie à le détruire, mais il y a là une splendeur sans chaleur et surtout un discours qui ne laisse d’interroger sur la direction qu’on veut indiquer.
L’infinie précision artisanale du travail de Thielemann me semble néanmoins trop donner à la forme une primauté qui soigne la mise en son, la mise en notes. Cet arrangement brique à brique, caillou par caillou, tesselle après tesselle de la mosaïque est tel qu’on a des difficultés à appréhender le dessein dans son ensemble. Je reconnais en Thielemann l’immense musicien, mais ce qui est donné nous enivre peut-être çà et là, mais nous fait-il vibrer ? mais nous fait-il comprendre? Le sensible manque un peu dans ce travail, mais aussi un sens global qu’on a du mal à percevoir.
On sait que Christian Thielemann ne fait pas partie des chefs de mon panthéon personnel, bien que j’en reconnaisse le niveau, de toute première importance. À ce stade c’est une question de goût, eine Geschmacksache. Mais je peux comprendre qu’à une époque où musicalement (et pas seulement) la forme est si importante, la polissure musicale et le parfait contrôle de tous les signaux de la partition soit un gage d’ivresse du public et donc que Thielemann soit l’un des chefs les plus acclamés. J’aime pour ma part au contraire que l’orchestre se laisse aller à la musique et non aux notes, s’enivre lui même de s’écouter et que le chef orchestre cette ivresse, c’est pourquoi d’ailleurs je préfère les berlinois un tantinet plus fous aux viennois plus contrôlés.
On l’a vu, il y a quelque difficulté à qualifier une soirée qui honore Bayreuth dans son ensemble, mais qui n’est pas totalement convaincante à plusieurs niveaux, en laissant des interrogations non résolues.

Le travail a encore besoin d’être poli. C’est l’office du Werkstatt Bayreuth que de polir année après année les productions, aussi bien scéniquement que musicalement.
Rendez-vous l’an prochain donc.

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QUELQUES MOTS SUR LA REPRÉSENTATION DU 2 AOÛT 2015 :

Au lendemain du Tristan und Isolde d’ouverture du Festival j’étais plutôt satisfait: une mise en scène assez intéressante, musicalement d’un très bon niveau, pour une fois pas de huées (sauf très isolément pour Christian Thielemann, mais je crois plus « politiques » que musicales, et donc stupides). En somme une première sans histoire et accueillie avec chaleur.

Je rajoute à mon article une apostille suite à la représentation de Tristan II du 2 août. J’ai fait mentir ce que j’affirme dans mon compte rendu de Götterdämmerung car je n’ai pas résisté avant mon départ de Bayreuth à assister de nouveau à ce Tristan.
Et il s’est peut-être passé ce que je signalais, à savoir qu’après Götterdämmerung – et quel Götterdämmerung ! – le danger est que tout apparaisse fade. Et ce Tristan le fut.
Mais il le fut aussi pour des spectateurs qui n’étaient pas là la veille…
Les problèmes signalés le 25 juillet se sont répétés sur un autre mode le 2 août. D’abord, la mise en scène m’est apparue beaucoup plus pauvre. À la deuxième vision, on n’apprend rien de plus, on s’attend à tout, alors qu’on aime en général approfondir, découvrir des éléments qu’on n’avait pas remarqués, continuer à gamberger.
Le décor du premier acte très fonctionnel, à la Piranèse ou à la Escher fonctionne, celui du deuxième acte beaucoup moins, avec une machinerie du tourniquet toujours trop bruyante et une trop grande complication pour un propos assez simple. L’image initiale du troisième acte est toujours magnifique, le final en revanche assez vulgaire, mais c’est je crois, voulu. En tous cas, ce troisième acte n’est pas le moins réussi..
En bref, rien de nouveau, mais plus ennuyeux: l’effet initial s’est estompé et on a l’impression d’être à la 25ème vision. Rien de comparable à la foule d’idées dont Katharina Wagner avait truffé ses Meistersinger.
Musicalement, les choses ne se sont pas améliorées (ou si peu) pour Evelyn Herlitzius. Certes, la voix n’a plus ces trous fréquents, mais pas d’homogénéité ni de vraie ligne et surtout, une manière de lancer les notes aiguës en les projetant fortement, faisant entendre un son métallique, à la limite de la justesse, éminemment désagréable dans une œuvre où la ligne de chant est si importante, et quelques aigus ne passent décidément pas. Isolde n’est pas ou plus pour elle, même si c’est une artiste que j’aime et dont j’estime profondément l’intelligence et la présence scéniques : son Isolde agressive et obsessionnelle du premier acte est vraiment scéniquement réussie.
Stephen Gould en revanche semblait plus à l’aise et son timbre clair, suave, faisait merveille. Son duo du deuxième acte et son troisième acte dans son ensemble furent vraiment réussis : de tout le plateau, il remporte le plus grand succès de la soirée et c’est mérité, même si on l’a entendu encore plus extraordinaire ailleurs. Iain Paterson a fait un très bon Kurwenal, peut-être meilleur qu’à la Première. Christa Mayer reste une Brangäne très convaincante et très en voix (cela se remarque dans les duos avec Isolde) : peut-être chante-t-elle un peu fort, mais c’est un sentiment tout personnel. Bon Melot de Siegmund Nolte, et toujours excellent (voire plus) Tansel Akzeybek, vraiment remarquable de ligne, de diction, de projection dans chacune de ses brèves interventions dont la première a capella..
Enfin, Georg Zeppenfeld dans Marke en revanche ne m’est pas apparu  aussi en forme qu’à la Première. Certes, la diction est exemplaire et la clarté cristalline, mais la couleur, mais l’interprétation me sont apparues plus pauvres, plus linéaires, sans grandes inflexions, sans vraie modulation. Sans grand intérêt pour tout dire. Il est vrai que le personnage qu’on lui fait jouer, tout d’une pièce et sans grande subtilité, en contradiction permanente avec ce qu’il dit et le sens de ses paroles, ne favorise guère une interprétation fouillée. Le Marke traditionnel, pétri de noblesse et pris entre souffrance et amitié, jalousie et tolérance, est autrement plus riche.
Christian Thielemann ne m’a pas convaincu, sauf peut-être au troisième acte où son orchestre retrouve allant, lyrisme, clarté. Les deux premiers actes sont pour tout dire ennuyeux, lents, sans tension, le chef fouillant chaque note jusqu’à l’excès, comme plus intéressé par tel détail que par un dessein d’ensemble qu’il n’arrive jamais à faire émerger. On ne trouve pas de discours net sur l’œuvre, on ne sait pas ce qui est privilégié, et en tous cas pas l’émotion : le duo du deuxième acte qui en est habituellement très riche ne décolle jamais. Bien sûr, l’orchestre est magnifique, les bois sont sublimes, les cordes soyeuses à souhait, on n’entend hélas pas assez les harpes (qu’Abbado faisait sonner de manière si particulière) et cette fois-ci les cuivres ont eu un peu de mal notamment dans l’ensemble a capella qui ouvre la première scène du deuxième acte.
Christian Thielemann, très aimé à Bayreuth, a obtenu un très vif succès, le plus grand de la soirée. Pas comparable évidemment à l’explosion de la veille (la veille était un peu particulière il est vrai…), mais c’est une vraie reconnaissance qu’il a reçue lors des quatre fois où il s’est présenté seul pour recueillir l’assentiment du public.
Il reste que je ne suis pas certain de l’avenir de ce Tristan dans deux ans…si le Festival ne trouve pas une Isolde incontestable et si Katharina Wagner ne fait pas vraiment fonctionner le Werkstatt Bayreuth pour faire évoluer son travail et surtout l’approfondir.[wpsr_facebook]

Dispositif de l'acte III ©Florian Jaenicke
Dispositif de l’acte III ©Florian Jaenicke

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012 sur grand écran le 11 février 2012: GÖTTERDÄMMERUNG (le Crépuscule des Dieux) de Richard WAGNER (Dir.mus: Fabio LUISI, ms en scène Robert LEPAGE)

 

Scène finale

J’ai du Ring, enfouies dans mon cœur et ma mémoire, des images, qui ne me quittent jamais: le final du deuxième acte de Walkyrie, chez Chéreau. Toujours chez Chéreau, l’ouverture du rideau au deuxième acte de Siegfried, incroyable de mystère et d’angoisse, l’ouverture du même rideau au deuxième acte du Crépuscule, avec ce Rhin reflétant la lune, une des images les plus poétiques du Ring, la marche funèbre de Siegfried chez Kupfer, où devant une fosse béante contenant le cadavre, face à face de chaque côté de la fosse Wotan et Brünnhilde se regardaient… ce sont quelques exemples.

Mort de Siegfried

Ce Ring sera aussi un Ring d’images, car Le MET a désormais son Ring. Avec le Crépuscule des Dieux présenté ces derniers jours, Peter Gelb, le manager du MET achève l’une des entreprises les plus complexes de l’histoire de ce théâtre. Depuis cinq ans, Robert Lepage et sa structure “Ex machina” préparent l’aventure. Et l’aventure a connu des remous: James Levine abandonne le pupitre l’an dernier après la Walkyrie pour raisons de santé et le Siegfried prévu, Gary Lehman, est lui aussi contraint d’abandonner cette prise de rôle pour raisons de santé. Pourtant, le succès reste au rendez-vous, grâce à la reprise in extremis de la direction musicale par l’inattendu Fabio Luisi, et par une trouvaille texane, le jeune ténor Jay Hunter Morris, qui assume en Siegfried une prise de rôle redoutable. Un Siegfried de plus sur le marché, à la veille du bicentenaire de Wagner, cela ne se refuse pas, d’autant que celui-là s’en sort avec tous les honneurs, et dans Siegfried, et dans le Crépuscule. On a plus de Siegfried dans les tiroirs que de Manrico en ce moment !!
Le pari de Lepage est double:
– un pari scénique: après l’ère des metteurs en scène “Regietheater”, revenir à une imagerie, revenir à la fidélité scrupuleuse au livret, revenir à l’histoire, sans “interprétation”, sans distance: recréer un livre d’images à usage des wagnériens, revenir à une certaine tradition.
– un pari technologique: utiliser un vocabulaire technique très avancé au service d’une vision traditionnelle, et s’appuyer sur les éléments les plus modernes de l’informatique, de la vidéo, de l’animation, des éclairages.
La structure de Robert Lepage, Ex Machina, a donc créé une machine, élément unique et permanent de l’appareil scénique, composée de pals triangulaires qui bougent autour d’un axe, créant des figures, des espaces, des surfaces de toutes sortes et tour à tour plateau, escalier, radeau, fleuve, chevaux, ailes…sur lesquels des vidéos sont projetées, produits d’animations étonnantes de réalisme. Il en résulte un véritable tour de force, et des images sublimes, d’une beauté étonnante, en symbiose avec la musique. Le jeu autour de l’eau, tantôt calme, tantôt agitée, tantôt ensanglantée (à la mort de Siegfried) est étonnant, l’apparition des Nornes et toute la première scène, qui joue à la fois sur les pals de la machine, sur les cordes qui en émergent, sur la lumière orange qui colore le fond, est aussi un moment saisissant, tout comme le voyage de Siegfried sur le Rhin, sur un radeau avec son cheval Grane, une sorte d’automate recouvert d’une armure. En général toutes les transitions musicales apparaissent magiques, et la transformation de la scène est une source toujours renouvelée de fascination. La vidéo était aussi utilisée par la Furia dels Baus à Valence et Florence, et cette mise en scène est sans doute l’une des plus intéressantes des dernières années, mais elle avait la volonté de donner un sens, de commenter l’action. Ici la fonction de la vidéo est exclusivement décorative, jamais fonctionnelle. On ne reviendra pas sur l’extraordinaire performance technique et sur la perfection des effets, même si les gros plans peuvent en atténuer la magie scénique. Mais pour avoir vu en salle La Walkyrie, je peux vous assurer de l’incroyable illusion provoquée par le dispositif, par ailleurs parfaitement silencieux.
Mais face à cette perfection de l’illusion théâtrale, on serait heureux s’il y avait autre chose sur le proscenium où se déroule toute l’action qu’une plate illustration . Si on enlève “la machine” et si l’on met de la toile peinte à la place, on se retrouve avant Wieland Wagner, peut-être même avant Alfred Roller…Robert Lepage est quelqu’un de trop fin pour ne pas avoir voulu ce retour, mais a-t-il vraiment voulu cette absence de “commentaire”? Il ne se passe rien entre les personnages, le jeu est fruste, les mouvements contraints par l’ espace réduit. Alors certes, quand Waltraud Meier apparaît, la tragédie entre en scène, et quelque chose comme un frisson passe, tant la chanteuse est Waltraute, elle est, elle ne joue pas, elle l’est avec ses yeux, avec son corps, avec ses tensions, avec ses gestes, ce sont 15 minutes d’exception. Mais les autres protagonistes sont souvent gauches, où ne font aucun mouvement. La Brünnhilde de Deborah Voigt a toujours le même regard, peu expressif, des gestes stéréotypés. Le Siegfried de Jay Hunter Morris est un peu plus vivant, avec une curieuse manière de faire tourner Nothung avec ses mains, comme une enfant qui joue certes, mais de manière un peu trop répétitive. Quelques moments voulus par Lepage où le philtre d’oubli est troublé par quelques évocations de Brünnhilde et du passé enfoui et où Siegfried fronce les sourcils, semble au bord de la syncope..mais répété trois ou quatre fois, cela frise le système et même le ridicule. Hans Peter König (Hagen, excellent), Iain Paterson (Gunther, remarquable)  et la jeune Wendy Bryn Harmer (Gutrune) sont plus expressifs avec leur corps ou avec leur regard. Le plus cohérent est Eric Owens (Alberich) à la composition scénique et vocale saisissante. Les scènes canoniques (le chœur des vassaux, la mort de Siegfried, et même le monologue final de Brünnhilde) sont réglées de la manière la plus conforme qui soit, sans invention (allez, si, Gunther s’empare de Nothung à la mort de Siegfried et après avoir serré les mains du cadavre, en ordonnance le transfert) .

On a donc des scènes strictement réglées par le livret, mais des mouvements et  une mise en espace un peu décevants. Quelques excellentes idées cependant: le cadre du palais des Gibichungen, fait de bois, comme un immense tronc coupé donc on verrait les cercles concentriques renvoyant à un passé lointain et mythique, les statues des Dieux (Wotan, Fricka, Donner) devant lesquelles se déroule tout le second acte, et

Embrasement du Walhalla

ces mêmes statues qu’on verra au loin s’enfoncer à l’embrasement du Walhalla, un final   assez attendu, pas aussi spectaculaire qu’on souhaiterait, succession de tableaux sans vrai chaos, malgré la manière dont Deborah Voigt s’immole, à cheval (mécanique),  claire allusion à Marjorie Lawrence, qui on le sait, fut la première à traverser les flammes de la scène de l’immolation à cheval au MET en 1935:  et une dernière image  où la machine mime le mouvement du Rhin calmé qui est d’une grande beauté, mais où l’or ne brille pas, comme le livret le demanderait…Est-ce intentionnel?
Avis contrasté sur la mise en scène  donc: il me semble qu’on a privilégié l’effet technologique et qu’on n’a pas vraiment voulu s’attaquer au texte, mais seulement l’accompagner ou l’illustrer. Lepage parlait beaucoup de cinéma à l’entracte. Il a privilégié du cinéma les effets spéciaux. Mais le Ring n’est pas Star Wars…Alors, à la fin, lorsque le rideau tombe, on n’a rien appris de fort.
Musicalement, l’absence de James Levine permet de découvrir Fabio Luisi. Ce chef, qui a fait l’essentiel de sa carrière dans les théâtres germaniques et en Suisse, mais pratiquement pas en Italie (il est génois), semblait être promis à être un chef de répertoire de bonne facture car il dirige aussi bien Massenet que Verdi ou  Wagner mais pas un chef de premier plan. Son Siegfried et son Crépuscule montrent une toute autre envergure. Une direction raffinée, claire, contrastée, qui épouse les chanteurs sans les étouffer, un tempo un peu lent pour mon goût et mes habitudes, notamment au premier acte, mais une vraie direction, avec une vraie couleur. C’est vraiment une très bonne surprise. Et les grands morceaux symphoniques (La marche funèbre, les dernières mesures) sont vraiment de grands moments musicaux (même si l’orchestre a eu – dans les cuivres- quelquefois quelques  faiblesses).

La distribution n’appelle pas de reproche, chacun est à sa place et l’ensemble est très homogène, de cette homogénéité de classes supérieure qui caractérise les grands théâtres. Même s’il attaque peu frontalement les notes très aiguës du rôle, Jay Hunter Morris a bien gagné son brevet de Siegfried, le chant est contrôlé, le timbre est agréable, il ne crie jamais, ne pousse jamais, la diction est assez bonne et l’élégance est toujours au rendez-vous. Deborah Voigt est très solide en Brünnhilde. Je la trouve meilleure que dans Walkyrie. Elle va jusqu’au bout du rôle apparemment sans souffrir, la voix est forte, la diction satisfaisante. Elle reste à mon avis un peu fade, c’est  un chant souvent uniforme, sans véritable  “interprétation”, sans incarnation, sans peser chaque mot comme le fait la miraculeuse Waltraud Meier dans Waltraute. Dans un rôle qui exige contrôle et concentration, qui doit vraiment saisir le spectateur, cette grande Dame que je suis depuis ses début fulgurants à Bayreuth compose une Waltraute anthologique (et c’est très difficile). La jeune Wendy Bryn Harmer est une Gutrune intéressante, vocalement très présente. Dans ce rôle un peu ingrat, elle réussit à capter l’attention, un peu comme Jeanine Altmeyer jadis à Bayreuth avec Chéreau. Le Hagen de Hans Peter König est tout simplement exemplaire, il a le physique du rôle, la voix est forte, profonde, un très bon Hagen – et ils ne sont pas légion en ce moment. Les grands Gunther non plus, tant le rôle est ingrat, comme celui de Gutrune. On le distribue quelquefois à des artistes un peu pâles. Eh bien, Iain Paterson qui est un excellent chanteur, que j’ai toujours vu réussir dans ses prestations jusqu’ici, est un grand Gunther, il est pleinement dans le rôle, avec des expressions du visage vraiment frappantes, et surtout la voix est belle, l’expression juste, la diction parfaite, voilà une véritable interprétation. Enfin, l’Alberich de Eric Owens est une belle surprise aussi, avec comme je l’ai dit une composition physique frappante, mais surtout une vraie voix d’Alberich (on l’avait déjà remarqué dans l’Or du Rhin) ce qui est rare: excellent. Mon Alberich à moi, c’est Zoltan Kelemen, mort trop tôt, qui m’a littéralement frappé à Bayreuth en 1977 et 1978, hélas inconnu aujourd’hui (cherchez ses disques, il est Klingsor dans le Parsifal de Solti). Immense, inoubliable.
Filles du Rhin et Nornes sont plutôt bonnes, la scène des filles du Rhin est très réussie. Celle des Nornes est aussi remarquable, visuellement et musicalement.

Au total une belle soirée, avec les réserves d’usage car voir au cinéma c’est bien, et en salle c’est beaucoup mieux. C’est un Ring de qualité, mais qui ne tient pas toutes les promesses qu’on avait mis sur lui. Je ne sais donc s’il vaut la traversée de l’Océan…On m’a dit que celui de Munich (Kent Nagano/Andreas Kriegenburg) commençait très bien…ce serait plus facile !

Acte II

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2010-2011 : GÖTTERDÄMMERUNG / Le Crépuscule des Dieux (Dir: Philippe JORDAN, Ms en scène: Günter KRÄMER) le 3 juin 2011

 

Scène finale

 

Depuis hier soir 3 juin, l’Opéra de Paris a un Ring complet dans son répertoire. Le dernier Crépuscule des Dieux remonte à 1962.  Rolf Liebermann avait essayé d’en monter un, avec Solti, qui s’annonçait somptueux musicalement, mais le demi-échec de la production Stein-Grüber, les coûts induits à un moment où sa gestion était très critiquée, et où la présidence de la République avait pris ses distances, tout cela avait amené à l’interruption de l’entreprise.

On reste sur des souvenirs forts d’un Or du Rhin hors normes de Peter Stein, un très grand chef d’œuvre de la mise en scène d’opéra, d’une Walkyrie étonnante dans des décors de Edoardo Arroyo, où déjà Grüber voulait  raconter l’histoire,

avec des vrais chevaux (un peu trop affectueux, pour qui se souvient de l’annonce de la mort où Gwyneth Jones avait à lutter contre des coups de langue d’une monture trop amoureuse…) et du vrai feu. Mais à l’époque, un an après le choc Chéreau, Grüber était apparu un peu en retrait.
35 ans après, Nicolas Joel a réussi à boucler la commande. nous avons enfin un Ring complet à Paris. En soi, c’est un signe fort de la bonne santé de notre première scène nationale.
Et ce Ring est dominé par l’extraordinaire prestation musicale de l’Orchestre de l’Opéra, magnifiquement dirigé, façonné, sculpté, coloré, par son directeur musical Philippe Jordan. On aime ses Mozart, ses Strauss, et on adore ses Wagner, très symphoniques, charnus, pleins, et en même temps fouillés jusqu’au moindre détail, qui font apparaître tous les niveaux, toute la construction architectonique de l’œuvre. Ainsi le Crépuscule des Dieux emporte définitivement l’adhésion. S’appuyant sur un tempo très (trop?) lent, notamment au premier acte (2h10), Philippe Jordan en fait une sorte d’immense marche funèbre, immense cérémonie d’un monde qui coule, où peu à peu tout se délite et s’engloutit dans une sorte de suicide collectif. Le premier duo Siegfried/Brünnhilde devient une sorte de chant forcé, où la joie de l’amour est tempérée par un je ne sais quoi d’inquiétant qui fait qu’on n’y croit pas une seconde.


Elisa Haberer/ONP                                            Récit de Waltraute

On retiendra aussi le magnifique récit de Waltraute, avec une Sophie Koch exceptionnelle, d’une intensité qui donne le frisson, donnant sens à chaque syllabe d’un texte merveilleusement dit, et aussi tout le trio du deuxième acte, dans sa partie finale, où l’accompagnement orchestral est suffoquant , et enfin tout le troisième acte, de la légèreté triste de l’apparition des filles du Rhin, à la glaçante marche funèbre, et au final très amer voulu par le metteur en scène.

A cette entreprise somptueuse et tout à fait exceptionnelle correspond une mise en scène assez décevante, non pas par son propos et ses idées, qui prises séparément, peuvent paraître pleines de sens et souvent intéressantes, mais sont mal servies par  un visuel confus et des choix discutables.
Plusieurs postulats de départ à ce travail:
– Premier postulat: ce n’est pas Hagen qui mène l’histoire, mais Alberich qui manie Hagen de bout en bout: c’est lui qui a recueilli l’héritage de Wotan.
Déguisé en nounou fantomatique, il fouille au lever de rideau dans les oripeaux des journées précédentes (Nothung, lance brisée de Wotan, armure de Brünnhilde) pour chercher à prendre ce qui va lui être utile. Hagen quant à lui est un enfant paralysé en fauteuil roulant, qui tient un planisphère dans la main. On voit l’enjeu: dominer le monde, lui imposer ses règles: Alberich ramasse la lance brisée de Wotan et la répare, puis la donne à Hagen. D’où le symbole: Siegfried sera tué par la lance même de Wotan. Alberich poussera Hagen au propre et au figuré à gérer la vengeance, il est présent à la mort de Siegfried et c’est lui qui pousse la lance, Hagen, en fauteuil roulant, ayant de facto une mobilité réduite. C’est enfin lui et non Hagen qui au final se jette dans le Rhin pour récupérer l’anneau, mais les filles du Rhin en un dernier combat lui prennent sa lance, le tuent, et récupèrent l’anneau.
Dernière image au baisser de rideau, d’un côté Brünnhilde et Siegfried morts, de l’autre, le corps d’Alberich, percé de la lance de Wotan, au pied de ce qui reste de l’Or qui brille timidement. Autrement plus fort était le final de Kupfer où, devant le monde écroulé, Alberich seul restait vivant en scène, et fermait le rideau.

Second postulat: Brünnhilde et Siegfried sont au départ de jeunes mariés encore en habit de noces, mais Siegfried au lieu de partir en barque avec son épousée, très désireuse de le suivre, s’en va pour un voyage de noces solitaire sur le Rhin. Ils sont tous deux abrutis par le désir d’embourgeoisement (du déjà vu, là aussi chez Kupfer) – Brünnhilde aménage l’appartement et range la vaisselle pendant que Waltraute essaie de la convaincre, Siegfried est un jeune sans cervelle, en habit de jeune marié, en proie à tous les désirs (les femmes, l’alcool) et incapable de distinguer le bien du mal. Ce sont deux humains, deux mortels qui ont abandonné tout ce qui restait de leur héroisme. Le texte a beau sans cesse revenir sur l’héroisme de Siegfried, celui-ci a abdiqué son statut de héros, pour endosser celui d’humain médiocre: plus de Nothung, un seul habit de marié qui perd tout son sens à mesure que l’intrigue avance, et un imperméable chiffonné à la Colombo. A cet embourgeoisement forcément médiocre correspond la fascination de Siegfried pour le monde minable des Gibichungen.

-Troisième postulat, justement, un monde des Gibichungen petit, médiocre, auquel Siegfried s’adapte, dans lequel il se vautre, philtre ou non. Pour identifier ce monde, pendant le voyage de Siegfried sur le Rhin, des serveuses (en fait des hommes) en Dirndltracht orange et vert, installent des tables façon Biergarten bavarois. Le choeur rameuté par Hagen est vêtu en orange vif, installé sur les marches du Walhalla, sorte d’allusion aux Maîtres chanteurs (les femmes arrivant un peu plus tard comme dans le défilé des Corporations…) en somme, une fête de mariage qui ressemblerait à une Festwiese (scène finale des Meistersinger) qui tournerait mal. Là aussi un monde engoncé, recroquevillé sur ses traditions (Maibaum comme dans les villages bavarois). Günther vêtu d’un costume assez vulgaire d’un vert triste, est d’une insigne lâcheté, d’une faiblesse coupable et raillée par Brünnhilde qui le repousse violemment et le domine lorsqu’il se présente à elle avec Siegfried pour lui arracher l’anneau (il faut l’intervention de Siegfried, évidemment, pour qu’il arrive à ses fins), Gutrune vêtue d’un tailleur rouge ridicule, qui répond assez passivement à un Siegfried qui se jette littéralement sur elle avec une insigne vulgarité. Ainsi ce monde des hommes est-il assez repoussant, tout conduit à détruire le mythe. Quant à Brünnhilde, elle rêve d’un intérieur petit bourgeois rabougri.
Les traces du mythe, dans le Crépuscule, ce sont les Nornes et les filles du Rhin, chantées ici par les mêmes chanteuses (au moins deux sur trois), et vêtues sensiblement de la la même manière, robe noire, sac à main et talons pour les Nornes, et elles se transforment en Filles du Rhin qui apparaissent dès le début du Voyage de Siegfried en fond de scène (ce n’est d’ailleurs pas une mauvaise idée). Ces Nornes ne tissent pas, mais regardent un fond de scène trouble (le monde?), écoutent un sol muet: rien du futur n’apparaît, sauf quand se tenant les unes aux autres, elles rompent la chaîne en une rupture annonciatrice de catastrophe.

Pris isolément, ces postulats acceptables, mais pas si nouveaux, proposent des pistes intéressantes. Mais Gunter Krämer est beaucoup trop démonstratif, beaucoup trop didascalique, beaucoup trop didactique: sans cesse les choses sont soulignées, grassement, sans cesse des idées se rajoutent au livret qui pourtant est assez parlant et clair, au besoin pour le contredire: deux exemples,

– d’abord, dans la dernière scène de l’acte I, le livret dit que Günther attendra Siegfried au bas du rocher de Brünnhilde, en réalité ils arrivent tous deux devant Brünnhilde et Siegfried devient une sorte de marionnettiste qui “gère” Günther en le poussant, dissimulé derrière lui en brandissant son Tarnhelm comme un torchon qui cacherait son visage.

– ensuite pourquoi faire de Hagen un handicapé en fauteuil roulant manipulé par son père, alors que le livret indique clairement qu’il a épousé les haines ancestrales – dans la sc.I du deuxième acte par exemple- à quoi sert de rajouter l’image d’un Alberich angoissé de rater son coup et de se laisser voler la victoire éventuelle (jeu sur le planisphère entre Hagen et son père) au point que dans la scène finale, c’est non pas Hagen (sorti de scène poussé dans sa chaise roulante par Gutrune…) comme dans le livret qui intervient en se jetant sur l’anneau mais Alberich: Alberich luttant avec les filles du Rhin et mourant par sa propre lance (ou celle de Wotan) est à mon avis un contresens, Alberich étant le seul héros resté vivant à la fin de l’œuvre, comme l’avait bien souligné Kupfer à Bayreuth.
La vision finale est d’ailleurs assez pauvre, et l’apocalypse se réduit à une sorte de jeu de massacre


Elisa Haberer/ONP                                                                           Fin du Walhalla

sur un écran géant tel un jeu vidéo (c’est très clairement indiqué) inventé par une Brünnhilde collée contre l’écran de feu. Une fin “virtuelle” qui enlève jusqu’au bout la magie de la scène finale à laquelle nous sommes habitués, et qui frustre tellement les spectateurs qu’un cri (“honteux!”) fuse dans le public dès que le silence se fait.

Du point de vue du décor, l’élément central est une sorte de grille (voir ci-dessus) sur laquelle sont projetés des vidéos, porte monumentale vers les espaces virtuels,  si le gigantesque escalier qui conduit au Walhalla est encore présent, la scène est plutôt moins encombrée que précédemment. On notera que la vidéo accompagnant la Marche funèbre (le corps de Siegfried dématérialisé montant au Walhalla) rappelle dans son principe celle de Bill Viola pour la mort de Tristan.
Alors au total, ce Crépuscule, moins échevelé que les autres journées (la Walkyrie notamment),- certaines scènes sont même étonnamment “sobres”- est dominé par l’envie de Gunter Krämer de noircir encore plus un livret qui pourtant ne manque pas en soi de noirceur ni de pssimisme, dans une volonté affirmée d’empêcher de laisser à l’histoire et au public un quelconque espoir, une quelconque lumière qui permettrait d’espérer (comme chez Braunschweig ou même chez Chéreau) dans le futur.

Au service de ce spectacle, au parti pris très discutable, mais d’une plus grande cohérence que les autres journées,et à la musique enivrante dans la fosse, une distribution contrastée, qui n’a pas la belle homogénéité que dans Siegfried en mars dernier.

 
Torsten Kerl

 

(Photo Elisa Haberer)

Torsten Kerl avait séduit dans sa vision d’un Siegfried adolescent attardé, avec une voix solidement plantée. Sans doute fatigué, son Siegfried du Crépuscule, qui nécessite de chanter moins en force, avec un legato plus affirmé, un peu plus de lyrisme, est nettement insuffisant en volume (c’est frappant dans ses duos avec Brünnhilde) et accuse des difficultés dès qu’il faut monter brutalement à l’aigu (deuxième acte!!) et cale au troisième acte. Il remporte un succès d’estime.
La Brünnhilde de Katarina Dalayman est littéralement incroyable de volume dès qu’elle monte à l’aigu, elle domine complètement l’immense vaisseau de la Bastille, et remporte un triomphe total. Pour ma part, je trouve que lorsque les aigus ne sont pas sollicités, la voix perd de la couleur, de l’expression et on a peine à l’entendre (graves et registre central), on a souvent l’impression d’une sorte de monotonie, d’un chant uniforme, rythmé par d’impressionnantes montées à l’aigu, mais pas vraiment habité.
Le Hagen de Hans-Peter König vu à New York il y a un mois dans Hunding a une voix impressionnante, et il remporte un juste triomphe, mais dans Hunding, il prêtait cette voix énorme à un personnage plus subtil, du moins chez Lepage, et plus humain. Il semble très gêné de devoir chanter assis dans son fauteuil roulant, et l’interprétation en souffre, une immense voix, pas vraiment habitée là non plus. Mikhail Petrenko à Aix avec un volume bien moindre et une voix plus claire, pas vraiment adaptée au rôle, était tellement plus convaincant rien que par un style et une diction incomparables.
L’Alberich de Peter Sidhom n’a rien des grands Alberich d’aujourd’hui ou d’hier, voix voilée, volume limité, interprétation pâle. Sans intérêt.
Sophie Koch en revanche est éblouissante de bout en bout dans Waltraute, une Waltraute elle aussi débarrassée des oripeaux de Walkyrie, en longue robe et capuchon noirs, comme une religieuse sans coiffe ou sans cornette, bouleversante, nous l’avons dit.
Si Iain Paterson est un remarquable Günther, rôle très difficile à habiter, avec sa diction parfaite, sa puissance, son énergie désespérée et vide, Christine Libor, qui avait ébloui au Châtelet dans “Les Fées” il y a quelques années, est décevante, souvent proche du cri, avec une voix mal adaptée au rôle et trop stridente. Les Nornes(Nicole Piccolomini, Daniela Sindham, Christine Libor)/Filles du Rhin (Nicole Piccolomini, Daniela Sindham, Caroline Stein) sont assez correctes , à mon avis  les premières meilleures que les secondes.

Que dire en conclusion sinon répéter qu’avec ses hauts et ses bas nous avons un Ring à Paris et que c’est la bonne nouvelle de la saison. Un Ring dominé par l’extraordinaire prestation de l’orchestre,

et du chef, qui confirme que nous tenons là un très grand chef, de haut lignage (il a de qui tenir!!), doué d’un sens théâtral de tout premier ordre. Un Ring dans l’ensemble assez bien chanté, mais pas  exceptionnel à cause de prestations beaucoup trop contrastées. Et un Ring chaotique au niveau scénique, avec un peu de bon et beaucoup de pire, discutable – cela alimentera la chronique- de bout en bout, qu’on devra quand même voir et revoir (supporter?) tout au long des saisons prochaines, et qui peut-être se transformera ou s’améliorera. Pour l’instant, on est entre la colère et l’indifférence,mais jamais  l’admiration, avec cette lassitude du déjà vu, ou de fréquentes grimaces devant les tortures subies par le livret et les excès inutiles.
Les rêves de Gunter Krämer sont des cauchemars méandreux.