BAYREUTHER FESTSPIELE 2018: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 29 AOÛT 2018 (Dir.mus:Christian THIELEMANN; Ms en scène Yuval SHARON)

Acte III, choeur nuptial

 

L’Électricien devra repasser

Ma cinquième production

Depuis 1977, ma première année à Bayreuth, quatre productions de Lohengrin se sont succédé : celle de Götz Friedrich en 1979 (jusqu’à 1982), dirigée par Edo de Waart puis Woldemar Nelsson, avec le Lohengrin de Peter Hoffmann alternant avec Siegfried Jerusalem,  celle de Werner Herzog, de 1987 à 1993 – avec un trou en 1992- dirigée par Peter Schneider avec Paul Frey en Lohengrin, celle de Keith Warner dirigée par Antonio Pappano puis Sir Andrew Davis qui courut de 1999 à 2005 (avec trou en 2004) avec plusieurs Lohengrin dont on retiendra Peter Seiffert et Robert Dean Smith, celle de Hans Neuenfels (les rats..) dirigée par Andris Nelsons (de 2010 à 2014) puis Alain Altinoglu (en 2015) avec Jonas Kaufmann puis Klaus Florian Vogt en Lohengrin. Chacune a laissé des traces, la plus complète (musique et mise en scène) étant sans doute celle de Hans Neuenfels, qui fut toujours bien dirigée et chantée.

La production présente est donc la cinquième, et a connu quelques aventures de distribution et de mise en scène – c’est désormais l’usage –. Ce devait être Alvis Hermanis, mais suite à des déclarations politiquement peu correctes, il fut écarté et on appela l’américain Yuval Sharon (Die Walküre à Karlsruhe), dont la mission fut de reprendre la production là où elle était, avec ses décors déjà tout prêts. La tentation était trop grande pour un jeune metteur en scène comme Sharon ; il a donc accepté de travailler dans des conditions assez étonnantes, devant s’adapter à une esthétique plutôt  (décors et costumes de Neo Rauch et de Rosa Loy, des plasticiens importants en Allemagne, chefs de file de la « Nouvelle école de Leipzig »).
Il est à espérer qu’il pourra retravailler sa mise en scène dans le cadre du Werkstatt Bayreuth, parce qu’il est difficile de voir dans cette production un travail achevé.
À cela s’ajoute que le Lohengrin prévu de longue date était Roberto Alagna, qui a abandonné en juin s’apercevant un peu tard qu’il ne savait pas son texte – eh oui, Bayreuth se prépare…- et que Piotr Beczala, annoncé en 2019, a accepté de reprendre au pied levé le rôle – tandis qu’Anna Netrebko, prévue elle aussi en 2018, a préféré attendre 2019 (le temps de répétitions est moindre, elle n’en a évidemment aucun besoin) pour venir assurer la bagatelle de deux représentations…Elle a été remplacée cependant par une autre star, Anja Harteros, qui a déjà souvent chanté Elsa à Milan, Munich et Berlin et qui faisait ses débuts à Bayreuth.
Des errances de management aux caprices de divi et dive, il faudra revenir sans doute sur la situation actuelle du Festival qui semble hésiter entre un marketing artistique un peu putassier (Domingo, Netrebko), des exigences de présence des chanteurs qui aujourd’hui semblent hélas ne plus convenir au marché lyrique réel, et surtout aux stars du jour qui sont des oiseaux de passage, Netrebko qui Netrebko la, et des choix de mise en scène soit radicaux, soit erratiques. Netrebko est-elle bien utile dans ces conditions ? Sa présence donnera-t-elle du lustre au festival de Bayreuth  2019? Je crains que ce ne soit pas le cas, sauf dans les magazines glamour.
On a de toute manière peine à suivre…

Tout cela annonçait néanmoins un bon cru, agrémenté de la dernière Ortrud du dernier vrai mythe de l’époque, Waltraud Meier, qui faisait cette année ses adieux à un rôle qu’elle a marqué à jamais, revenant sur la colline après une vingtaine d’années : elle avait rompu avec Wolfgang Wagner en 2001 pour une affaire d’agenda, car à Bayreuth (en théorie) on reste sur place pendant le temps des répétitions et le temps des représentations, soit deux mois au bas mot sans avoir la licence d’aller chanter ailleurs.  Cette licence, elle fut accordée à certains chanteurs à commencer par Gwyneth Jones qui alternait des Brünnhilde à Bayreuth et pendant les journées de repos, des Maréchales munichoises (sous la direction de Kleiber). L’histoire ne dit pas pourquoi elle fut refusée à Waltraud Meier.
Il reste que sur le papier, Thielemann, Harteros, Meier, Beczala, Zeppenfeld , Koniezcny, c’était un ensemble digne d’attirer public avide et presse curieuse.
Mais le résultat est un peu plus contrasté qu’attendu .

Un propos scénique pas toujours « éclairant »

Yuval Sharon est un metteur en scène très sympathique, très ouvert, à qui l’on doit une Walküre respectable, mais pas très novatrice dans la Tétralogie tétrarégie de Karlsruhe (quatre metteurs en scène différents pour un Ring). Il fait partie des metteurs en scène dont on parle aujourd’hui, post-Regietheater, qui reviennent à une lecture moins idéologique des œuvres. Du moins a priori parce que le récit de ce Lohengrin reste tout de même dépendant d’une lecture du monde loin d’être neutre.
Il est d’abord tributaire d’un décor qui impose une vision singulière de l’œuvre et particulièrement fort, voire envahissant. Lohengrin prend sa source légendaire dans les romans arthuriens et sa source historique dans les efforts de l’Empereur Henri 1er (L’Oiseleur) pour réorganiser les états liés au monde germanique autour de la couronne impériale vers le Xe siècle et qui se trouve au bord de l’Escaut par la nécessité de lever des troupes.
Historiquement le duché de Brabant est plus tardif : il embrasse la région nord de la Lotharingie (nous sommes au bord de l’Escaut, peut-être aux alentours d’Anvers et le Brabant s’étend au bas mot de Bruxelles au sud à la Meuse au Nord).

Tour de guet (Fichtelgebirge, environs de Bayreuth)

Les plasticiens Neo Rauch et Rosa Loy ont travaillé sur les sources picturales hollandaises (Franz Hals, Rembrandt, Van Dyck), en y insérant en même temps une tour de guet aux deuxième et troisième actes qui ressemble assez à certaines tours franconiennes, avec un paratonnerre cependant.

Arrivée de Lohengrin, avec son Cygne interstellaire

En effet mis à part le cadre « flamingant » plus que brabançon, l’autre donnée est la présence monumentale de l’énergie électrique dans cette production. L’analyse du livret est claire : Lohengrin arrive dans ce Brabant un peu perturbé en sauveur tombé du ciel sur un cygne qui ressemble à un véhicule interstellaire ou à un jouet pour enfants. On a déjà souvent glosé sur les aspects politiques de ce récit, comme Neuenfels dans sa production, mais aussi jadis Götz Friedrich : comment un peuple se donne-t-il à un homme providentiel ? C’est l’une des problématiques toujours actuelles de Lohengrin.
Mais l’idée va ici encore plus loin : si l’arrivée de Lohengrin répond à un besoin, il vient aussi pour satisfaire le sien.

Éclairer par l’électricité

Un transformateur difficile à traverser

Dans un monde d’aujourd’hui en recherche d’énergies nouvelles, le Brabant est en panne d’énergie et d’électricité. Un peuple en panne en quelque sorte. D’où un décor de lande, au ciel tourmenté, tout en variations bleutées de type bleu de Delft, traversé de lignes à haute tension dont les isolateurs sont tombés, avec au centre un transformateur électrique ouvert sur un escalier qui barre la perspective et difficile à pénétrer (les secrets de l’énergie – des hommes aussi- sont complexes). D’où aussi un peuple aux mouvements divers cherchant désespérément la lumière (au propre et au figuré), comme ces insectes qui tournent autour des lampes.
L’autre couleur qu’on va découvrir bientôt est l’orange, symbole d’amour et d’énergie affective, qui est aussi l’autre couleur de la région (la couleur de la famille d’Orange-Nassau qu’on voit tant lors des fêtes royales aux Pays-Bas), ce n’est évidemment pas un hasard: la couleur du pouvoir en quelque sorte, peut-être plus que celle de l’amour.

Le cadre est donc bien inscrit dans une géographie historique, dans les couleurs symboles , et enfin dans les préoccupations du monde contemporain.
Le chœur est divisé en aristocrates vêtus à la manière des maîtres hollandais, comme évoqué plus haut, avec leurs collerettes quelquefois un peu fantaisistes, et en paysans qui eux rappellent un peu Breughel. Dans ce Brabant scénique, les aristocrates de haut rang sont affublés d’élytres. Serait-on passé des rats de Neuenfels aux insectes (?) de Sharon?Ces élytres ont une fonction symbolique haute : les perdre, c’est tomber en déchéance, c’est ne plus pouvoir voler pour chercher la lumière. C’est ce qui arrivera à Telramund dans son combat avec Lohengrin : il en perdra une et en perdre une, c’est perdre tout…Quant aux deux femmes, elles ont de petites ailes de papillon pour la gentille Elsa, petites, mais acérées pour la méchante Ortrud…

Much ado about nothing

Dans ce cadre dont on verra plus loin les variations, le premier acte se déroule néanmoins d’une manière singulièrement traditionnelle, sans travail particulier sur la direction d’acteurs, sans mouvements bien réglés du chœur, dans une disposition qu’on pourrait voir dans n’importe quel Lohengrin classique, sans autre regard novateur que le regard du décorateur. La pauvre Elsa – coiffure aux reflets bleutés- est attachée à un isolateur et on prépare son bûcher (évidemment, plus de courant : on est bien obligé de recourir aux vieilles méthodes !). Le couple Telramund-Ortrud est au contraire en noir et blanc, et Telramund est coiffé à la Frankenstein. On voit bien où sont les méchants…Et le roi et le héraut sont au milieu, dans une sorte de neutralité désappointée.

Tant de signes,  dans une vision plus ou moins élégante, ou esthétisante, en tout cas indiscutablement forte, voire dérangeante, renvoient à un univers proche des contes, ou des albums pour enfants. Le combat Telramund/Lohengrin se déroule d’ailleurs dans les airs (il faut bien utiliser les ailes d’insecte…), comme un quelconque Peter Pan.
Ainsi est souligné ce qui dans cette histoire peut être légendaire, voire mythologique : Lohengrin arrive en portant non une épée, mais la foudre avec laquelle il combat, comme Jupiter ou Zeus des anciens temps…On ne compte plus les statues de Zeus lançant la foudre.

Face à cette forêt de symboles, très (trop ?) syncrétique, et assez (trop) chargé, il ne se passe pas grand-chose de nouveau sur scène ni, il faut bien le dire, de très électrisant.

Un deuxième acte entre mystère et ironie

Le deuxième acte commence cependant dans une atmosphère plus mystérieuse, mieux venue, un jeu d’ombres et de pâle lumière où Telramund et Ortrud jouent un étrange jeu de cache-cache derrière un bosquet, et où apparaît Elsa, en haut d’une tour dans l’embrasure d’une petite fenêtre qui fait cadre, comme un portrait lointain. C’est un moment de grande poésie, d’une intensité qui rachète bien des moments plus banals de cette production, sans doute le plus réussi de la soirée, suivi bientôt par l’un des plus ironiques (du moins on l’espère),  l’entrée du cortège nuptial dans la cathédrale, précédé de jeunes filles jetant des pétales de roses qui peu à peu recouvrent la scène, en un rite répétitif, emprunté à tant d’images de cortèges d’opéra et à tant de mises en scène gnan-gnan. Il fallait cette ironie pour distancier la scène, parce que Yuval Sharon place l’histoire d’amour d’Elsa et Lohengrin dans l’espace infini du doute.

Acte II, cortège. Waltraud Meier (Ortrud)

Un Lohengrin aux valeurs renversées

C’est la seconde idée de la mise en scène, qui en soi n’est ni ridicule ni incongrue, abondamment explicitée dans le programme de salle.
Elsa influencée par Ortrud, refuse le deal de Lohengrin («aime-moi, épouse-moi et tais-toi !») qui suppose l’adhésion a priori et la soumission de la femme aux exigences de l’homme, fût-il le sauveur. Ainsi la situation traditionnelle est-elle retournée : Elsa en refusant le silence conquiert sa liberté de dire non.
Et d’ailleurs le troisième acte  encore plus tendu que de coutume, est consacré à cette situation nouvelle.

Lohengrin attache Elsa, avec les ailes posées au porte manteau (Acte III)

Le couple est isolé dans une chambre nuptiale orange, éclairée, Lohengrin qui a gagné ses ailes au combat (!) les a accrochées au porte manteau, le tout sans problème d’énergie sauf quand Elsa commence à s’exprimer (noir absolu, problèmes d’intensité électrique…) : l’arrivée d’énergie est alors l’indice de l’amour naissant ou disparaissant ou de l’obéissance due à Lohengrin…
Lohengrin n’est donc pas le beau chevalier blanc (ici bleu) qui sauve et conquiert les cœurs, il est celui qui sauve certes, mais au prix de la contrainte et de la soumission : do ut des. D’une part il n’y a pas de sauveur « gratuit », d’autre part Elsa est conquête au sens guerrier, prix du combat initial contre Telramund. Aucun signe d’adhésion ne lui est demandé, puisque l’acquiescement est automatique, comme femme par définition  obéissante et soumise, et  comme objet-récompense. Dans la situation d’Elsa au premier acte, elle n’a aucun moyen d’exercer un quelconque libre arbitre et on le lui refuse ensuite.
Ortrud au contraire est une femme païenne, héritière d’un monde où souvent les déesses sont déterminantes et exercent leur pouvoir (voir Fricka sur Wotan), le paganisme n’est pas toujours un patriarcat où le mâle triomphe. Entre le monde du Graal monolithique, exclusivement masculin d’où vient Lohengrin et celui d’Ortrud, beaucoup plus riche et touffus, monde de la nature animiste, monde d’un savoir mystérieux (alors qu’on demande à Elsa l’ignorance) il y a une béance.
Ortrud elle-même est le cygne noir face au cygne blanc qu’est Lohengrin[1]. Et c’est Ortrud qu’Elsa a écouté. Lohengrin s’est dévoilé cruellement dès les signes évidents de résistance d’Elsa, en l’attachant à un isolateur, comme elle l’avait été au premier acte par les autres, les méchants, les accusateurs, comme si elle était destinée à être dominée et prisonnière.
Ortrud attachait Telramund, Lohengrin attache Elsa. On voit bien où sont les supposés forts et les supposés faibles.

La liberté de la femme

On parlera donc de conquête de la liberté des femmes, de victoire des femmes dans un genre, l’opéra, que Catherine Clément dans un livre resté célèbre associe à la défaite des femmes[2]. En réalité, le livret lui-même permet ce retournement, qui veut qu’à la fin Lohengrin soit le perdant car c’est celui qui part et qui parle au conditionnel-irréel du passé.

Ach, diese letzte, traur’ge Fahrt,
wie gern hätt’ ich sie dir erspart!
In einem Jahr, wenn deine Zeit
im Dienst zu Ende sollte gehn, –
dann durch des Grales Macht befreit,
wollt ich dich anders wiedersehn! [3]

Alors qu’Ortrud parle au présent et reste en scène, Lohengrin
doit quitter la scène. Telramund le faible est mort, restent donc les deux femmes.
Ainsi la lecture de l’histoire prend-elle un autre point de vue, qui est loin d’être sot ou inintéressant.
La vision traditionnelle de l’œuvre de Wagner a toujours été « je viens, je (te) sauve, et tu me suis sans poser de question ». Lohengrin est le chevalier des contes de fées, un prince charmant auquel on ne résiste pas. On ne se pose d’ailleurs pas la question,bien heureusement .
Mais Elsa se pose en revanche la question et la pose : dans la vision traditionnelle de l’œuvre, c’est évidemment encore une fois par la femme que vient le problème et la ruine c’est l’éternel élément perturbateur : Elsa n’est guère qu’une des descendantes d’Eve, celle par qui la chute arrive, parce qu’elle veut connaître. Cette vision judéo-chrétienne qui fait de la femme la cause de la chute s’est installée depuis longtemps dans les habitudes et le final devient alors encore plus chrétien : devant le mal représenté par Ortrud (la femme qui sait, donc dangereuse…), Lohengrin rétablit le statu quo ante et pardonne.

Leb Wohl…

Elsa, munie désormais de tous les outils permettant de maintenir le courant (dans un panier d’osier qu’elle porte au dos)  vivra dans la repentance et le remords d’avoir gâché sa vie qu’on supposait radieuse auprès de Lohengrin même si dans la famille et dans l’entourage de Parsifal son papa, le destin des femmes n’est pas vraiment enviable, il vaut peut-être mieux qu’elle ne l’aie point connu.

Neo Rauch: Der Former (2016)

Enfin, le Duc de Brabant qui avait disparu réapparaît sous la forme d’un petit homme vert (le futur écologique de la planète?), réplique exacte du petit bonhomme vert aux feux rouges berlinois, comme le précise un lecteur, une vision un peu cryptique qui a laissé la salle perplexe, feu vert pour le Brabant avec l’électricité du panier d’Elsa?…Encore un signe sans doute à affiner, même si l’on remarque que le vert est une couleur forte et fréquente dans les tableaux de Neo Rauch, qui fait le même contraste avec le bleu dans son tableau Der Former

 

 

Vu et lu de cette manière le livret dit des choses effectivement nouvelles. La question de l’électricité devient alors anecdotique et décorative ou métaphorique :  l’arrivée de la lumière qui éclaire le monde et les âmes. Seulement elle pèse lourd visuellement, elle s’impose au spectateur comme si c’était la question cruciale : elle renvoie à une sorte de relation maître-esclave élargie au peuple et à son sauveur.
La question de la relation de Lohengrin à la femme et de l’attitude d’Elsa est aussi une relation maître-esclave, ce qu’Ortrud a priori refuse, et c’est là pour moi le centre de gravité de la soirée : comment la femme fragile et sans défenses conquiert-elle son autonomie et sa liberté, en disant non au souverain et au « sauveur » ?
C’est effectivement une vraie lecture dramaturgique du récit.

Une dramaturgie intelligente que la mise en scène souligne mal

Malheureusement, si l’analyse dramaturgique se défend, la mise en scène la défend moins  et ne reflète qu’occasionnellement ces intentions, notamment au niveau de la conduite d’acteurs, pratiquement inexistante, laissée à l’appréciation des individus sur scène, sans idées, avec des mouvements souvent conventionnels et bien peu de gestion générale du plateau, notamment en ce qui concerne le chœur, peu mobile, souvent divisé en deux latéralement, avec les conséquences possibles sur la conduite des ensembles. Et de fait, on a rarement entendu autant de décalages  notamment dans le choeur clé du début du troisième acte, l’un des musts musicaux de l’opéra. Ce qui lui a valu quelques huées (les abrutis sont en service permanent), ce que je n’ai jamais entendu auparavant, en 41 ans de présence fidèle sur la colline.
De cette mise en scène, Il résulte (je crois injustement) l’impression de pauvreté de manque d’idées, de platitude sinon de ridicule. Il s’agit en effet d’une mise en scène pavée sans doute d’intentions (bonnes), qui ne sont pas rendues évidentes sur le plateau.

Des personnages peu traités individuellement

Un des problèmes de ce travail est la caractérisation des personnages.
Le traitement scénique d’Elsa par exemple est indigent, ne permettant qu’au troisième acte à l’intensité dramatique de s’installer. Attachée à un isolateur au premier acte, lointaine et apparaissant dans une lucarne au deuxième, Elsa n’a guère d’occasions d’affirmer sa personnalité. C’est peut-être voulu, parce qu’il s’agit de faire du troisième acte celui de l’affirmation de soi, celui de l’existence en quelque sorte, mais scéniquement, cela reste singulièrement paresseux.
Dans l’ensemble les personnages bougent peu et sont distribués sur le plateau comme des pions d’un quelconque jeu, les confinant dans des gestes éculés : Piotr Beczala n’a jamais été un acteur engagé sur scène, et il ne lui est pas demandé grand-chose sinon d’être-là. Il est vrai qu’une entrée en scène avec une foudre à la main n’aide pas vraiment, et donne l’impression d’être chez Offenbach.
Seule dans ce monde un peu plâtré, Waltraud Meier remplit la scène par sa présence. Elle est Ortrud dès qu’elle apparaît. C’est le privilège des grands de remplir la scène par leur seule présence et par la puissance d’un seul regard. Et le premier acte qui ne donne à Ortrud qu’une présence vocale infime lui laisse toute latitude au contraire pour répondre au personnage, pour s’y installer, par la démarche, par le moindre mouvement, par les attitudes. C’est elle qu’on suit, par une puissance magnétique, presque magique qui correspond si bien à Ortrud. Elle est théâtre à elle seule. Au milieu d’un monde de statues de sel, elle est la chatte sur un toit brûlant. Fabuleux.
Cette présence est ce qui a toujours caractérisé Waltraud Meier, qui, au moment où nous écrivons ces lignes, vient de renoncer à jamais à ce rôle et à Wagner et a fait un adieu à Bayreuth en gloire. Même le soir où nous l’avons entendue, où la voix n’était pas toujours au rendez-vous, elle fut une reine parce que Waltraud Meier a toujours chanté avec la tête, toujours été en scène à l’écoute des autres, à l’affût des autres, toujours dans son rôle et n’attendant jamais passivement son tour. Au premier acte elle est à la fois muette et envahissante. Muette, mais magnétique. Muette, mais impériale. Et dans les autres actes, supérieure parce qu’elle est la seule à donner l’impression de savoir ce qu’elle chante, de connaître le poids des mots qu’elle cisèle. Elle est d’autant plus juste d’ailleurs dans une mise en scène qui consacre en quelque sorte le triomphe de son personnage.

Un plateau de qualité, mais qui peine à convaincre totalement

Face à un tel monstre sacré, le plateau réuni, l’un des plus enviables qu’on puisse trouver sur le marché, s’en trouve singulièrement pâli, et de fait il est apparu partiellement décevant, pour des raisons complexes qui imposent une analyse plutôt que des déclarations à l’emporte-pièce et des oukases.

Egils Silins
Le héraut d’Egils Silins (qui est pourtant un Wotan qu’on rencontre souvent sur scène) apparaît un peu empâté. La voix qu’il faudrait aiguisée et bien projetée (le métier du Héraut, c’est le gueuloir), garde un timbre opaque et un peu vieilli. Rien n’est scandaleux, mais rien n’est convaincant, c’est passable.

Tomasz Koniezcny (Telramund)

Tomasz Koniezcny
Le public a été en revanche très injuste avec Tomasz Koniezcny qui a été hué. On lui a reproché simplement de ne pas savoir chanter, ce qui est totalement faux. Koniezcny, qui est lui aussi quelquefois un Wotan, sait parfaitement chanter, moduler, exprimer. Son chant est particulièrement expressif en effet, pour un rôle qui, il faut bien le reconnaître, n’est pas aisé. N’importe quel baryton ne peut le chanter, il faut savoir colorer les paroles, montrer à la fois le côté noir et le côté obtus, mais aussi la noblesse parce qu’elle existe.
Telramund veut entrer dans ce qu’il croit être son droit, et il se soumet au jugement de Dieu. Il perd , ne l’accepte pas et va tomber dans le complot, qu’il va perdre. Telramund est un looser (y compris face à sa femme, voir comment elle le ligote au deuxième acte), mais un looser têtu…perseverare diabolicum…La mise en scène lui donne des faux airs de Frankenstein, identifie en lui le méchant, comme chez Guignol. Rendre tous ces aspects n’est pas si simple. Et Koniezcny a exactement la voix et le timbre qu’il faut pour le rôle. Il a une manière de projeter les sons qui rappelle un autre Telramund, de Bayreuth et d’ailleurs,  oublié aujourd’hui, Siegmund Niemsgern : exactement le même timbre désagréable notamment dans les graves, exactement la même projection qui fait qu’on a l’impression qu’il chante et qu’il gueule– qu’on me pardonne- en même temps. Mais le texte est dit, bien clairement, et les couleurs sont là : il fait le méchant et chante comme tel. Il a la voix pour ce rôle-là. Koniezcny, – mais je peux me tromper- ne sera jamais Wolfram ni Amfortas – pas plus que Gerhaher ne sera un jour Telramund.

Georg Zeppenfeld
Un des grands triomphateurs de la soirée est Georg Zeppenfeld, qui chante König Heinrich, comme en 2010 et 2011 dans la production Neuenfels où il fut inoubliable, par le chant, et surtout par l’incarnation. Sur un plateau que la mise en scène veut passif au dernier degré, il n’a rien à faire, il est comme tous les autres, il attend, il regarde, mais il n’a plus rien de ce souverain halluciné à la Ionesco avec sa p’tite couronne, dont on se souvient si vivement dans la production Neuenfels. Lui aussi il se contente d’être là.
Mais il chante.
Et là une fois de plus il nous frappe par sa science du phrasé, par la ligne de chant d’une rare homogénéité, par la couleur vocale, par l’intelligence du propos. Il incarne par la voix, mais sans la présence qu’on sait forte quand on lui donne quelque chose à faire sur scène.
On peut admettre qu’une mise en scène veuille montrer la passivité ou l’impuissance des personnages, mais pour cela, il faut trouver des gestes qui la traduisent, et ne pas les laisser sur scène les bras ballants, comme c’est le cas ici Voilà qui pèse lourdement sur l’ambiance générale du plateau, voire sur la lecture scénique.

Piotr Beczala

Piotr Beczala (Lohengrin)

Piotr Beczala est Lohengrin. Il l’a été une fois à Dresde avec Anna Netrebko sous la direction de Christian Thielemann. Ce fut une représentation annoncée par les trompettes de la renommée. Elle fut honorable, mais pour le mythe, il faudra attendre le prochain cygne…
Beczala est un chanteur éminemment sérieux, qui se prépare, qui maîtrise parfaitement le texte, qui sait magnifiquement chanter. J’ai souri cependant en lisant çà et là qu’il avait un style italien : vu le succès très moyen remporté à la Scala dans Alfredo (huées comprises), on doit supposer que le public de la Scala, ne sait ce qu’est le style italien.
On s’est bien gardé de souligner que là où il possède incontestablement du style, c’est dans le répertoire français. Beczala est une voix, qui affronte la plupart du temps certains opéras italiens et qui devrait se mettre très sérieusement à chanter beaucoup plus en français.
Cependant cette voix parfaitement éduquée et maîtrisée techniquement a le défaut de produire sauf exception un chant uniforme, peu expressif, peu coloré, sans véritable engagement et sans accents : dans le répertoire italien, qu’il chante Alfredo, le Duc de Mantoue ou Riccardo, c’est toujours un peu pareil, dans une perfection formelle qui peine à émouvoir.
Il en va de même pour Lohengrin, qu’il affronte en maîtrisant parfaitement l’ensemble du rôle, à peu près impeccable techniquement, malgré quelques problèmes dans les passages, et un défaut d’appui sur certains aigus, notamment dans « In fernem Land ». Mais plus que les menus problèmes techniques qu’on peut comprendre et sur lesquels on peut aisément passer, il ne dit rien, il ne transmet rien, sauf à de rares moments où la plainte élégiaque semble prendre le dessus (notamment à son arrivée): c’est sans doute dans cette direction qu’il devra approfondir le personnage car il y a là une véritable émotion. C’est sinon un chant d’une perfection assez incolore. Ce chanteur sérieux, qui sait travailler, ira sûrement plus loin dans la caractérisation du rôle, mais pour l’instant, ce n’est pas encore ça. Il n’a pas la manière éthérée de chanter d’un Vogt, il n’a pas les modulations et l’expressivité poétique d’un Kaufmann, ni le charisme d’un Domingo: il a pour l’instant un beau timbre clair, une technique notable, un registre central enviable et stable, mais pas trop d’expressivité. Attendons.

Anja Harteros
Anja Harteros faisait ses débuts à Bayreuth, dans un rôle qu’elle a chanté souvent et dans lequel elle a souvent triomphé. Le soir où je l’ai entendue (le 29 juillet), ce fut une déception. Il semble que les dernières représentations aient été plus convaincantes.  Il est vrai que la température avoisinait les 38°/40° et que les efforts physiques consentis par les artistes dans ces conditions peuvent expliquer certains problèmes.
La prestation est allée en s’améliorant après un premier acte non pas hésitant, mais en sous-régime, la voix n’était pas toujours bien projetée,  avec des acidités qu’on ne lui connaissait pas. Le deuxième acte, grâce la stimulation du duo avec Waltraud Meier, a été bien mieux dominé. Mais on lui demande dans les deux premiers actes une telle passivité qu’elle peine à rentrer dans ce moule-là. Harteros a besoin de la scène, pour s’exprimer : or aussi bien au premier qu’au deuxième acte, elle reste fixe et au deuxième acte, pendant une partie du temps,  on ne voit d’elle que le visage et encore, dans le lointain: il est difficile d’exprimer dans ce contexte.
C’est sans conteste au troisième acte qu’on retrouve la tragédienne qui s’engage, et qui s’affirme : son troisième acte fut saisissant, exceptionnel, la voix n’avait plus ni hésitations ni acidité, elle s’imposait avec une volonté farouche, avec des variations tellement justes dans l’expression, avec un phrasé modèle et de tels accents que ça lui a valu un très grand triomphe aux saluts. Quoiqu’on en glose et on sait ce que vaut quelquefois la glose, Anja Harteros est encore une très grande Elsa : un chanteur peut avoir une fatigue passagère, qui provoque des problèmes dans la manière de travailler le son, mais l’intelligence et la technique restent. Reconnaissons cependant que cette soirée ne fut pas l’une de ses meilleures.

Waltraud Meier
Waltraud Meier disait adieu à Wagner et à Ortrud dans cette série de représentations. On peut dire sans hésiter qu’elle pouvait encore attendre un peu.

Georg Zeppenfeld (König Heinrich), Waltraud Meier (Ortrud) Tomasz Koniezcny (Telramund, à terre)

Certes, et ce soir-là en particulier, la voix n’était pas dans sa meilleure forme, ni les imprécations du deuxième acte (Entweihte Götter! Helft jetzt meiner Rache!), ni en particulier celles du troisième (Fahr Heim !), où les aigus étaient particulièrement courts . La voix n’était pas toujours stable et ce ne furent pas les moments impériaux qu’on pouvait attendre. La comparaison avec l’enregistrement de la Première montre qu’il y avait ce soir de la fatigue, que la chaleur épouvantable peut là aussi contribuer à expliquer. Pour les aigus, ce n’était pas son jour et la voix se dérobait.
Mais il y a le reste, qui rend cette Ortrud plus passionnante que toutes les Ortrud « à voix » du marché: nous avons évoqué plus haut l’incroyable composition du premier acte, du grand art, où Ortrud ne chante pratiquement pas, et en tous cas pas en soliste, mais le second acte est stupéfiant d’intelligence du mot, du phrasé, d’expressivité. Aussi bien avec Telramund qu’ensuite avec Elsa, Waltraud Meier trouve immédiatement la juste couleur, ici persiflante et méprisante, là insinuante et douce, pesant chaque mot, infléchissant chaque syllabe, donnant à faire ressentir tout un univers.
On ne peut qu’admirer cet art du dire et cet art du chant, un art du chant qui transcende la musique car – on le voit au premier acte- elle arrive à avoir une présence scénique même sans chanter, comme si elle faisait percevoir au public une voix intérieure. Alors, elle peut avoir raté quelques aigus, d’autres artistes auront sans doute les décibels, mais sans le phrasé, sans le dire, sans cette intelligence ni cette sensibilité… Je doute qu’on trouve à court terme une artiste qui maîtrise à ce point le texte, son sens et surtout qui sache à ce point transmettre. Waltraud Meier, c’est d’abord une tête et c’est ensuite une voix : c’est à cette seule condition qu’on devient mythe.

Un Christian Thielemann des grands soirs

Cette production était confiée à Christian Thielemann, qui cette année aura dirigé à Bayreuth tous les titres disponibles[4] sur ses dix-huit ans de présence. Même si on sait qu’il ne fait pas forcément partie de mon Panthéon des chefs, j’ai toujours plus apprécié son approche des opéras romantiques de Wagner. À Bayreuth, il m’a époustouflé dans Tannhäuser (2004) et dans Der Fliegende Holländer (2013). Et ce Lohengrin est dans la même veine.  Le seul point dolent de cette performance exceptionnelle, c’est le suivi du chœur qui ne semble pas avoir été aussi attentif. Comme on l’a vu plus haut, il y a eu des moments très sérieusement erratiques qu’on n’avait jamais vécus ici notamment dans le chœur initial de l’acte III, si attendu.
Par ailleurs, force est de reconnaître un prélude en tous points exemplaire, exceptionnel de retenue, de clarté, de subtilité. Un des moments de grâce de la soirée. D’autres moments furent aussi marquants, comme le final du premier acte, ou l’arrivée du peuple dans le troisième, avec des cuivres dans le lointain d’une netteté et d’une justesse très rares, et un sens du crescendo ahurissant. Il a su doser les volumes avec une grande maîtrise (il connaît la fosse et ses possibilités comme peu de chefs aujourd’hui), sans jamais sur-jouer, sans jamais être « violent » mais gardant toujours une réserve. Ce sens des équilibres, cette manière de faire entendre les choses les plus subtiles, et de garder à l’œuvre son relief sans tomber dans la complaisance (en particulier à l’acte II) ni dans le beau son cultivé pour lui-même ont caractérisé son approche, d’une très grande fluidité et d’une incroyable maîtrise, laissant l’orchestre donner son meilleur.

Au terme de cette longue promenade dans une production dont certains diront qu’elle ne méritait pas tant, deux observations :

  • Au sortir de la représentation, j’étais beaucoup plus sévère sur la mise en scène. Le décor impose fortement une vision qui écrase un peu le reste. Même si l’idée dramaturgique est intéressante, la mise en scène et surtout le travail sur les personnages méritent des approfondissements. C’est au Werkstatt Bayreuth de prendre le relais, en profitant de nouveaux protagonistes pour revoir ce qui fait problème (le premier acte par exemple).
  • Les aspects musicaux, malgré telle ou telle déception ou fatigue passagère, restent de très haut niveau, à commencer par une direction musicale qui cette fois arrive à convaincre. Il reste au protagoniste de rentrer dans le personnage et d’imposer un style qu’il n’a pas encore trouvé. Laissons du temps au temps.

C’est donc une production en suspens, qui n’est pas si insipide qu’on a bien voulu le dire, mais pour laquelle un travail supplémentaire s’impose. L’électricien devra repasser.

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[1] Chez Neuenfels, si le cygne noir était aussi Ortrud, mais le cygne blanc – la mariée-  est Elsa, et non Lohengrin

[2] Catherine Clément, L’Opéra ou la défaite des femmes, Grasset, Paris, 1979

[3] Ah ! ce dernier, ce triste voyage
Comme j’aurais voulu te l’épargner !
Dans un an, quand ton temps
De service se serait achevé,
Libéré grâce au pouvoir du Graal
C’est autrement que je t’aurais revu !

[4] Pour information, Daniel Barenboim, l’autre recordman de présences sur la colline après-guerre, n’a dirigé ni Lohengrin, ni Der Fliegende Holländer.

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2017: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 2 AOÛT 2017 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; MeS: Katharina WAGNER)

Acte II Liebesduett © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

 

Une vision générale
La production de Tristan und Isolde avait un peu déçu à la création en 2015, et cette année encore à la première, Katharina Wagner a reçu des huées, un spectateur s’est même distingué en poussant un buh ! aussi sonore que scandaleux pendant la Liebestod.
A voir et à revoir cette production, elle ne manque ni d’intelligence, ni d’une volonté ferme d’aller jusqu’au bout d’un concept qui a sa cohérence même s’il banalise l’histoire. Au lieu de consacrer le mythe des amants, Katharina Wagner propose de partir des données initiales, à savoir l’amour préexistant de Tristan et d’Isolde, impossible à réprimer, de faire de ces deux êtres des victimes d’un mariage politique. Il n’y a pas de contradiction avec le mythe. Le voyage de Tristan et Isolde est douloureux pour les deux au premier acte puisque leur amour est obéré d’une part par la situation, d’autre part par le sens de l’honneur de Tristan dans le monde chevaleresque médiéval.
Ce qui fait la différence ici ce sont deux éléments :
– d’une part la volonté des amants de vivre au grand jour cet amour (pourtant nocturne)
– d’autre part l’attitude de Marke, qui refuse la situation pour sauvegarder les apparences.

Il y a donc deux mondes, un monde du calcul politique pour qui tout doit aller selon les formes, indépendamment de la substance, et un monde personnel et intime des émotions et des moi qui veulent vivre leur passion, pour qui tout est substance et rien n’est forme.
Toute l’histoire réside dans la totale incompatibilité des deux univers, que Katharina Wagner concentre dans sa manière de traiter le personnage de Marke, loin du vieillard accablé dans sa chair, mais plutôt le roi qui doit gérer une sale histoire politique qui gêne ses objectifs.
Katharina Wagner refuse de laisser aller le spectateur à une sorte d’ivresse musicale alimentée par la musique de son aïeul. Elle revient à une analyse froide et distanciée d’une situation et d’un contexte, avec le bistouri caractéristique du Regietheater, qui refuse les moments attendus : pas de navire au premier acte, mais un enchevêtrement d’escaliers à la Escher, qui se meuvent sans cesse, qui sans cesse aboutissent au vide en une sorte de labyrinthe amoureux impossible. Le philtre n’est pas bu (inutile dans ce cas) et la fiole est vidée ensemble.
Après qu’Isolde et Brangäne eurent été jetées dans une cour sombre, bientôt rejointes par Tristan et Kurwenal, le duo d’amour du 2ème acte est cassé pour l’essentiel par l’apparat du décor et des accessoires, hauts murs d’une prison, projecteurs violents qui éclairent les amants et surveillance permanente de Marke et ses sbires en hauteur. Au fond de la cour, il se passe beaucoup de choses aussi, dissimulation sous un grand drap brun éclairé par des petits étoiles, grilles multiples qui semblent être des parkings à vélo dont on voit le modèle dans Bayreuth, qui deviennent instruments de torture, volonté de mourir en s’ouvrant les veines etc.…Un lieu dont on n’échappe pas, et peut-être fait pour mourir…
Si au deuxième acte les amants essaient d’abord de se dissimuler, l’exaltation fait qu’ils s’exposent à la lumière des projecteurs, jusqu’à vouloir mourir ensemble, mais cette mort leur est empêchée par Marke arrivant avec Melot, qui ne veut surtout pas d’une mort à deux. Ainsi donc Marke ne surprend pas les amants mais intervient pour empêcher le pire, non dans leur intérêt mais dans le sien propre. Il hésite d’ailleurs à sacrifier Tristan, arrache Isolde et l’emmène, pendant qu’il laisse Melot faire le sale boulot. Un Melot qui aussitôt après semble pris de trouble, de remords devant un Tristan qui semble déjà passé à meilleure vie. C’est sur ce trouble que tombe le rideau
Le troisième acte est au départ plus conforme : une autre ambiance dans les éclairages brumeux sublimes de Bayreuth. La mise en scène du troisième acte, avec le très long monologue de Tristan est toujours un peu une gageure : Katharina Wagner entre dans l’univers visionnaire et délirant de Tristan, et en suivant le texte, fait apparaître dans des bateaux stylisés dans lesquelles des fantômes/fantasmes d’Isolde apparaissent, qui échappent à Tristan sans cesse dans une sorte de quête désespérée.
La fin est plus radicale.
L’arrivée tardive d’Isolde n’ayant pas empêché la mort de Tristan, conformément au livret, elle prépare avec Kurwenal le cadavre, mais l’arrivée de Marke (brutale), interrompt l’action, la scène s’éclaire comme si dans l’ombre tous étaient déjà là depuis longtemps. Marke, Melot, Brangäne sont entourés de soldats, avec un catafalque, et les soldats portent une écharpe de deuil. Funérailles que Marke veut officielles, politiques sans aucune autre forme de procès : on dresse donc le catafalque et le cadavre de Tristan. Mais Kurwenal ne l’entend pas ainsi et c’est un massacre mutuel : les cadavres gisent en tas, et sur scène restent seuls Marke, Brangäne, Isolde.
Isolde chante donc sa Liebestod dans un beau mouvement où elle dresse le corps de Tristan à ses côtés, comme s’il était vivant, dans une dernière étreinte. Mais visiblement Marke estime qu’on a trop perdu de temps et arrache Isolde à son Tristan, et l’emporte, dans le même mouvement qu’il l’emportait au 2ème acte, pour laisser sur scène le cadavre de Tristan abandonné sur le catafalque, et Brangäne, seule et désemparée.

Acte II © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Les personnages

Plusieurs observations sur une mise en scène qui déstabilise le public et n’a pas enthousiasmé la critique :
Les personnage de Tristan et Isolde sont traités dans la vérité d’un amour et d’un besoin absolu l’un de l’autre, sans rémission, sans aucune considération sur leurs destins individuels ou sur le regard d’autrui : ils existent, l’un pour l’autre, à l’exclusion de tout le reste. Ils s’excluent de toute société, et ainsi, acceptent les destins quels qu’ils soient, ils portent les mêmes couleurs, un bleu soutenu, une sorte de bleu céleste et profond qui tranche sur les couleurs des autres personnages. C’est en fait les deux personnages les plus conformes à l’histoire et à la tradition.
Brangäne et Kurwenal sont tous deux à la fois dépendants des deux premiers, et essaient sans cesse de les faire revenir à la réalité du quotidien, qui est compromis, voire compromission. Ils sont leur seul lien vers les autres, des représentants d’une raison sociale qu’ils ne peuvent que mal défendre, ils sont le relatif qui se bat contre l’absolu, mais en même temps leur destin est étroitement scellé aux amants : ils sont là, toujours là, cherchant à empêcher le pire, au premier acte où ils font tout pour bloquer issues et coursives, et empêcher une rencontre, mais aussi pendant le duo du deuxième acte où ils essaient, prisonniers eux aussi des haut murs qui barrent tout horizon et tout futur, d’en sortir sans succès.
À la fin du III, Kurwenal est mort et Brangäne laissée seule avec le cadavre de Tristan, sans fonction, sans futur non plus.
Kurwenal à l’instar de Brangäne est un combattant de l’inutile, ce sont tous deux des personnages trop terriens, trop prosaïques, pour lutter à armes égales, ils portent les mêmes couleurs et des costumes voisins, leur statut est semblable, celui des confidents désespérés.
Marke et ses sbires, mais aussi Melot sont en jaune-moutarde, une couleur désagréable et vive : le jaune n’est-il pas selon certains la couleur des cocus, des traitres et des jaloux ? Cette identification qui tranche avec les autres costumes est violence en soi, tant elle est désagréable au regard, renforcée par le chapeau et la fourrure de Marke : le chapeau qui dissimule le visage et la fourrure qui donne le statut et le pouvoir. Marke est celui qui surveille, qui veille à ce que les formes soient respectées, et qui doit se débarrasser d’un gêneur. Tristan n’est pas seulement le rival en amour mais sans doute aussi le rival en politique : un bras armé de la monarchie trop noble, trop puissant et donc trop dangereux. Rival en amour, il pourrait aussi tramer avec Isolde quelque méfait : Sieglinde et Siegmund contre Hunding chez Wagner, mais tant de couples chez Shakespeare ou Marlowe qui se débarrassent du roi gêneur. Rien de tel n’est écrit bien sûr, rien de tel n’est dit, d’autant que le discours de Marke dans le livret peut se prêter à toute autre interprétation. Mais si on le lit avec une clef exclusivement politique, c’est un discours qui condamne le traître, dans une sorte de tribunal où le traitre ne répond pas
« O König, das
kann ich dir nicht sagen;
und was du frägst,
das kannst du nie erfahren.»
Georg Zeppenfeld, les deux années précédentes, allait jusqu’au bout de la figure voulue par la mise en scène et se comportait en salaud patenté. C’était même la marque de fabrique de ce Marke et de cette mise en scène, que de transformer le roi en monstre glacial et calculateur.

Ce que change l’arrivée de René Pape
Le changement de distribution, où René Pape (après deux décennies d’absence de Bayreuth)  chante Marke, a demandé une réadaptation de la mise en scène au chant et à l’expression de René Pape –  encore un exemple du Werkstatt Bayreuth.
Zeppenfeld était un Marke jeune, un roi qui avait à asseoir son pouvoir et à se débarrasser des dangers potentiels.
René Pape introduit par son interprétation même un espace humain plus large, plus complexe que le méchant absolu de Zeppenfeld, et donne du même coup à la mise en scène « du mou », un espace où les hésitations des hommes et où les sentiments, avec leur fragilité et leur relativité, peuvent s’épanouir, un espace pour le doute. Car René Pape est plus âgé que Zeppenfeld, avec une voix plus profonde, à peine vieillie (il fut avec Abbado en 2004 à Lucerne dans l’acte II de Tristan, le plus grand des Marke, un monument insurpassable et insurpassé) et il ne peut faire le même personnage. Il chante donc avec une autre expressivité, d’une manière plus bouleversée, plus personnellement atteinte, plus intérieure aussi, comme s’il se chantait à lui-même : c’est un homme blessé presque contraint, presque poussé par un Melot (Raimund Nolte, remarquable, l’un des meilleurs Melot qui soit donné d’entendre, alors que souvent c’est un rôle sacrifié) plus âme damnée que chevalier. Marke est venu pour sauver Isolde de la mort qu’elle veut se donner, et Marke laisse le poignard à Melot non parce qu’il laisse aux médiocres les basses œuvres et qu’il ne veut pas se salir (ça c’était Zeppenfeld), mais parce qu’il en est simplement incapable et qu’il ne veut pas voir ça. Et s’il emmène Isolde avec lui, c’est tout autant pour la soustraire à Tristan que la soustraire au spectacle de la mort du héros. Ainsi le sens de la scène en est changé, et du même coup le sens de la Liebestod.
Au dernier acte en effet : Marke vient pour des funérailles officielles (il a donc vu et su la mort de Tristan, il continuait donc d’être dans l’ombre…) qui peut-être sont alors sincères, et pour chercher Isolde, pour en finir sans doute avec cette histoire et quelque part pour la sauver, comme au deuxième acte, de la mort, même si c’est une Liebestod. Marke, c’est d’une certaine manière la volonté de vivre.

Acte III final © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

 

Un parti pris radical

Il y a donc dans ce travail de Katharina Wagner certes un parti pris de lutter contre le mythe, ou plutôt lutter contre les effets de catharsis chez le spectateur, une volonté de distancier, très brechtienne, assez idéologique, et d’expliquer par des raisons humaines (qui peuvent être politiques ou cyniques) les comportements et les réseaux de causalités. Elle ouvre ainsi – peut-être pas toujours avec doigté (mais c’est voulu) – d’autres espaces à cette histoire où toutes les mises en scène, Chéreau dont ce n’est pas le meilleur travail compris, restent dans le mythe, et dans la musique enivrante de Wagner qui nous atteint physiquement. Katharina Wagner connaît trop bien un phénomène dans lequel elle a vécu toute sa jeunesse et elle cherche donc autre chose, qui puisse aussi éclairer l’histoire, la faire descendre du piédestal et montrer de cette œuvre d’autres horizons. On peut ne pas partager cette vision, on ne peut nier sa logique : on comprend alors mieux la sécheresse des décors de Frank Philipp Schlößmann et Matthias Lippert, leur aspect géométrique, acéré et coupant, la volonté de noirceur, de froideur qui domine toute la soirée, et surtout le refus d’un esthétisme (on se rappelle Ponnelle sur cette même scène, mais aussi Heiner Müller) qui ramènerait le spectateur à la chatoyance de la musique et lui ferait abolir une fois de plus la distance que Katharina Wagner désire installer.

La splendide exécution musicale

La distribution
Ce qui caractérise aussi la soirée c’est une exécution musicale supérieurement réussie à tous niveaux. On a évoqué le cas de René Pape, impérial d’intériorité et de présence, à la voix profonde et sonore, incroyable d’humanité. On évoquera évidemment Stephen Gould, le Tristan du moment, en pleine forme en pleine voix, au timbre clair, à la diction impeccable, à l’émission complètement maîtrisée et contrôlée, simplement prodigieux.
Iain Paterson en Kurwenal a à la fois l’élégance, et l’expressivité, il a la retenue et en même temps la tension, son texte est dit de manière impeccable et il est doué d’une vraie présence dans ce rôle qui lui convient mieux que Wotan : il est vrai aussi que la direction d’acteurs de Katharina Wagner est moins millimétrée que celle de Castorf.
Les seconds rôles sont tous très bien interprétés : aussi bien, on l’a dit, le Melot de Raimund Nolte, vraiment excellent, que Tansel Akzeybek, à la voix de ténor toujours claire, acérée, très bien projetée dans le double rôle du berger et du jeune marin, ainsi que Kay Stiefelmann (ein Steurmann), qui intervient très peu, mais donc on reconnaît immédiatement le beau baryton qu’il sera sous peu.
D’une rare intensité, puissante, présente, la Brangäne de Christa Mayer, qui a sans doute le plus gros succès auprès du public avec Stephen Gould : c’est aujourd’hui l’une des meilleures Brangäne qui soient, expressive, au chant nuancé, coloré, à l’engagement vocal sans failles, vraiment extraordinaire.
Quant à l’Isolde de Petra Lang, voilà une voix clivante qu’on aime ou qu’on déteste. On ne peut nier un véritable engagement, une volonté d’interpréter le rôle, une voix au volume important, des aigus triomphants, une Liebestod très contrôlée, que le tempo large de Christian Thielemann accompagne et fait respirer. On ne peut nier non plus des moments où la voix s’échappe, mal contrôlée, pas toujours juste, avec des sons moins agréables. Ce n’est pas l’Isolde de mes rêves mais soyons justes, elle a eu naguère des moments plus difficiles et on est loin d’une prestation médiocre. C’est une Isolde digne, sans être celle du moment.

 

Une direction musicale fascinante
Enfin, Christian Thielemann, moins complaisant dans la recherche du son que les années précédentes, fait entendre un orchestre totalement bluffant. D’abord ce qui frappe, c’est l’absolue maîtrise des volumes et du son, c’est l’absolue maîtrise de la fosse, c’est un son orchestral d’une incroyable pureté, complètement dominé, massif et fascinant, qui vous saisit dès le prologue, c’est aussi une démonstration impressionnante de science des équilibres et des couleurs, dont toute la palette est utilisée, c’est enfin une énergie et une tension qu’on n’avait pas les autres années et qui cette année frappe. Ce n’est pas toujours émouvant – mais cette mise en scène n’appelle pas l’émotion- c’est plutôt fascinant à chaque instant dans le rendu. Seules les dernières notes excessivement tenues, me paraissent un peu exagérées et complaisantes. L’orchestre conduit par Thielemann n’a pas toujours la clarté ou les qualités cristallines de certains, mais il produit un son quasiment unique dans ce théâtre, un son qui vous rend ivre, presque hypnotisé.
Impeccable et discutable en même temps, ce Tristan ne mérite pas la violence de certaines réactions, mais il appelle sans conteste d’âpres discussions : c’est justement pour ça qu’on vient aussi à Bayreuth.[wpsr_facebook]

Acte I © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

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Musikalische Leitung Christian Thielemann
Regie Katharina Wagner
Bühne Frank Philipp Schlößmann
Matthias Lippert
Kostüm Thomas Kaiser
Dramaturgie Daniel Weber
Licht Reinhard Traub
Chorleitung Eberhard Friedrich
Tristan Stephen Gould
Marke René Pape
Isolde Petra Lang
Kurwenal Iain Paterson
Melot Raimund Nolte
Brangäne Christa Mayer
Ein Hirt Tansel Akzeybek
Ein Steuermann Kay Stiefermann
Junger Seemann Tansel Akzeybek

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER les 25 juillet et 2 août 2015 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène : Katharina WAGNER)

Georg Zeppenfeld (Marke) Stephen Gould (Tristan) ©Enrico Nawrath
Georg Zeppenfeld (Marke) Stephen Gould (Tristan) ©Enrico Nawrath

Il y a longtemps que je n’avais assisté à l’ouverture du Festival. C’était souvent une soirée un peu plus chic avec un peu plus de VIP et quelques politiques, mais rien d’ébouriffant. Depuis qu’Angela Merkel vient en tant que Chancelière le jour de la Première, et puis en simple spectatrice en général quelques jours encore, les médias sont là envahissants, et s’intéressent de plus près à la chose wagnérienne, enfin…par le détour des VIP télévisuels et politiques qui peuplent la colline verte ce jour-là.
Pour les spectateurs l’accès est un peu plus acrobatique, mais cela reste léger : avec la Chancelière dans la salle, il n’y a qu’un contrôle du billet à l’entrée, sans fouille des sacs et joies diverses de la sécurité-qui-vous-veut-du-bien.
C’était aujourd’hui une première importante, importante pour Christian Thielemann bien secoué ces derniers temps et néo Musikdirektor du Festival, importante pour Katharina Wagner, qui revenait à la mise en scène après ses Meistersinger de 2007, et dont la position apparaissait fragilisée après l’affaire Eva.
Aujourd’hui aussi, un an à l’avance, ce qui est unique dans les annales, les distributions 2016 sont affichées, manière de dire que tout va bien, pour le Ring sans Anja Kampe (remplacée par Jennifer Wilson) dans Sieglinde, sans Wolfgang Koch dans Wotan (remplacé par Iain Paterson, excellent Kurwenal ce soir), sans Johan Botha dans Siegmund, remplacé par Christopher Ventris, avec Sarah Connolly dans Fricka (et non plus Claudia Mahnke), sans Kirill Petrenko auquel succède Marek Janowski…Seuls problèmes à noter : Tristan und Isolde n’a pas encore d’Isolde, et Parsifal pas de Kundry (Dir.mus. Andris Nelsons, et Ms en scène Uwe Eric Laufenberg remplaçant Jonathan Meese paraît-il trop cher) avec quelques autres changements de distribution que vous pouvez consulter en ligne http://www.bayreuther-festspiele.de/news/157/details_44.ht

 

Quand on arrive du parking des spectateurs, c’est justement un petit parking de cinq places qui fait méditer : une place pour le médecin, une place pour le Musikdirektor (Christian Thielemann), une place pour le Geschäftsführender Direktor (Hans-Dieter Sense), une place pour la co-directrice (Katharina Wagner), une place pour l’autre co-directrice (Eva Wagner-Pasquier). Ainsi Wolfgang Wagner a-t-il été remplacé par quatre personnes. Il y a de quoi gamberger sur les réflexions de Nike Wagner à propos de la pérennité de la famille Wagner à la tête du Festival. Katharina Wagner s’occupe des mises en scènes mais pas des chanteurs (confiés d’abord à Eva Wagner Pasquier, puis dans l’avenir à Christian Thielemann), Thielemann va s’occuper de la musique, et Hans-Dieter Sense de tout le reste. Quel sens peut avoir alors la présence de Katharina Wagner à la direction du Festival si elle a besoin de s’entourer autant d’égaux…

En tous cas, ce soir elle officie en tant qu’artiste, et une fois encore, l’approche qu’elle a du chef d’œuvre de l’arrière grand-père est intelligente, mais une fois encore prend complètement à revers l’histoire, comme c’était le cas dans Meistersinger : au contraire de l’habitude, Beckmesser à la fin représentait la modernité et la rupture, tandis que Walther et surtout Sachs, la tradition, l’absence d’invention, et surtout l’idéologie nazillonne.
Même prise à revers dans Tristan und Isolde où l’histoire est gauchie au profit d’une réflexion sur l’Amour absolu, affirmé dès de départ : point n’est besoin de philtre pour s’aimer, au vu et au su de tous et au désespoir des deux serviteurs Kurwenal et Brangäne qui ne cessent d’essayer de séparer les deux amants. Dans cette hypothèse, le roi Marke n’est pas le roi noble et bouleversé par la trahison de son plus proche chevalier, mais un méchant qui a acheté Isolde, qui piège les amants et fait exécuter ses basses œuvres par Melot, son âme damnée. Tout se règle au poignard et Marke jusqu’à la fin est un « horrible », dans un étrange habit qui rappelle Louis II en version sinistre.
L’idée de départ n’est pas si mauvaise, et nombre de metteurs en scène l’ont suggéré, puisant dans un livret qui dit assez clairement les choses, mais sans jamais aller jusqu’au bout d’une logique que Katharina Wagner n’hésite pas à exploiter à fond, faisant de l’espace de jeu un espace abstrait, étouffant, voire concentrationnaire (Acte II). Le décor, dû à Frank Philippe Schlöβmann (à qui l’on doit les décors du Ring de Tankred Dorst) et Matthias Lippert est essentiellement métallique (surtout les actes I et II), relativement (inutilement ?) complexe, et plutôt vaporeux à l’acte III.

Lever de rideau ©Enrico Nawrath
Lever de rideau ©Enrico Nawrath

L’acte I est un espace à la Piranèse où la pierre est remplacée par le métal et le béton. Un assemblage illisible de passerelles et d’escaliers allant quelque part ou nulle part, bougeant durant l’acte, où apparaissent dans l’ombre au lever de rideau des figures qui se laissent voir ou non, où certaines se cachent et d’autres non. C’est Isolde et Brangäne à jardin et Tristan et Kurwenal à cour. Ce huis clos labyrinthique au milieu de marches qui se meuvent ou qui se détachent en se balançant, de ces passerelles qui montent ou descendent vite ou lentement selon les besoins de la mise en scène, vont vaguement penser à des coursives d’un bateau cauchemardesque, mais figurent bien plutôt les labyrinthes du sentiment, les parcours empruntés par le désir et par l’amour, et les parcours construits pour les éteindre.

Car tout cela a été en réalité construit pour perdre les amants, pour éviter qu’ils ne se croisent et se rencontrent, pour éviter même qu’ils ne se voient, comme un Lego de plus en plus complexe qui finirait par envahir toute la scène dont il ne reste qu’un mince espace central de liberté, comme si le monde qui entourait Tristan et Isolde s’était construit en antidote à la passion absolue vue comme le mal absolu.
En tout cas le décor est essentiellement symbolique, et illustre les besoins de l’hypothèse de départ de Katharina Wagner.
Il y a des moments particulièrement forts et assez beaux dans ce travail: le premier est sans nul doute le moment où sur la passerelle, retenus par leurs serviteurs, les deux amants se cherchent, essaient de se toucher avec une ardeur que seule la passion peut provoquer et réussissent à se prendre la main. Kurwenal et Brangäne sont traités, avec un style volontairement plus « vulgaire » et des habits en écho, d’une rare tristesse, marron et vert : il y a dans le personnage de Brangäne notamment un côté « ménagère de moins de cinquante ans » assez bien rendu et Kurwenal est relativement violent avec Isolde qu’il ridiculise notamment lorsqu’il la revêt du serre-tête du voile de tulle de mariée, bien abîmé, et qu’ainsi elle apparaît telle les victimes désignées des sacrifices de l’antiquité.

Les amants quant à eux seront en bleu pendant tout l’opéra, bleu du rêve, bleu marial aussi proche du divin, bleu d’une certaine élévation: ils sont à part dans une mise en scène où les costumes indiquent le clan ou la fonction symbolique. Le clan Tristan est plutôt brun, le clan Marke d’un agressif jaune moutarde, et les amants en bleu.

Acte I, le philtre ©Enrico Nawrath
Acte I, le philtre ©Enrico Nawrath

Le philtre, d’un bel orange est même objet d’une discrète ironie : Brangäne met les fioles dans sa poche puis les cherche et semble ne plus se souvenir laquelle Isolde lui a arraché; mais les amants finalement retrouvés malgré la surveillance des deux serviteurs, l’écartent en s’embrassant fougueusement pour finir en un très beau geste théâtral, par en vider le contenu au sol, tenant ensemble la fiole renversée, là où traditionnellement ils la boivent. Ils refusent la mort, refusent les faux semblant et comme dans espoirs les plus fous de la passion, choisissent l’amour et la vie, sans philtre et sans filtre, s’affichant serrés et amoureux, affichant aux yeux de tous leurs caresses ardentes et leurs baisers, pendant qu’on entend le chœur des marins. Les amants en profitent pour lacérer et déchirer à l’envi le voile de mariée, objet repoussoir d’un mariage qu’on essaie d’éloigner, pour ne plus en voir que des traces effilochées, image du refus de toute réalité.
L’acte II est sans doute le plus inutilement complexe par la machinerie (bruyante) qu’il présuppose, et sans doute le moins abouti : dans la conception du Werkstatt Bayreuth (l’atelier), c’est sans doute lui qui aura besoin d’être revu.

Isolde (Evelyn Herlitzius)
Isolde (Evelyn Herlitzius)

L’espace est là aussi un espace fermé entouré de hauts murs d’où sont pointés des projecteurs. Des murs percés d’échelles de fer du genre de celles qu’on rencontre dans les voies ferrées de montagne. Au sol, des objets de métal qui ressemblent à des porte-toast géants (c’est le premier objet qui vient en tête pour donner l’idée) ou des parkings à vélo dans lesquels on coince les roues, dans les murs aussi, des grilles, toujours circulaires, et cet ensemble métallique, éclairé par les violents projecteurs, donne l’idée d’étoiles brillantes dans la nuit.

Marke (Georg Zeppenfeld) et Melot (Raimund Nolte) épient ©Enrico Nawrath
Marke (Georg Zeppenfeld) et Melot (Raimund Nolte) épient ©Enrico Nawrath

Du haut des murs, dans la coursive, on devine des gardes, puis Marke et Melot, peu éclairés, qui ne cesseront de regarder ce qu’ils sont en train de provoquer, comme une expérience de torture qu’on regarde, comme une arène où va se jouer le jeu du cirque fatal: Isolde et Brangäne sont prisonnières et se libèrent de leurs liens, et bientôt Tristan est introduit violemment par les gardes dans l’arène, suivi de Kurwenal jeté à terre. Pendant que les amants sont tout à leurs retrouvailles, Kurwenal cherche à fuir, mais les grilles qu’il cherche à ouvrir et les marches auxquelles il essaie de grimper sont en réalité des faux semblants qui se dérobent ou s’écroulent comme des jouets de caoutchouc : il est prisonnier et ne peut s’échapper. Les autres aussi, mais ils sont tout à leur amour alors qu’ils sont violemment éclairés par les projecteurs braqués sur eux. On trouve un drap brun suffisamment large pour s’abriter dessous, ou pour être accroché à l’une des patères de métal fichées au mur, et devenir une sorte de tente à l’intérieur de laquelle on va tenter de se dissimuler. Le duo est donc au départ un effort insensé pour se cacher de la lumière et se cacher des regards, pendant qu’en haut à la verticale Marke voit tout dans la demi-pénombre : la tente de fortune ainsi composée est un havre de paix d’où Tristan sort une masse de petits objets lumineux qu’on prend pour des bijoux, qui sont des étoiles (des LEDs) qu’on accroche tour à tour à la tente pour figurer le ciel étoilé, dans ce monde rabougri et factice qui donne « l’illusion de… ».
Mais bientôt Tristan ne peut plus supporter la situation. Il arrache violemment le drap brun et veut afficher à la lumière du jour cet amour qui envahit tout : et le duo d’amour sink hernieder Nacht der Liebe commence alors que les amants sont de dos, tournés vers une lumière d’où leurs ombres sont projetées, face au couple Marke/Melot tapi en haut dans l’ombre de la coursive, comme un défi.

Acte II, duo d'amour ©Enrico Nawrath
Acte II, duo d’amour ©Enrico Nawrath

C’est alors que dans un bruit métallique, le plus grand parking à bicyclettes se lève lentement pour devenir une sorte de tambour de sécurité dans lequel les amants vont se lover, vont se scarifier (les barres de métal  ont des pointes acérées) vont se crucifier, sorte d’orgasme par la souffrance, par les stigmates (une idée que Chéreau avait exploitée avec plus de bonheur) que Marke va interrompre avec ses sbires, jetant à terre Isolde et faisant Tristan prisonnier en lui bandant les yeux.
Avec un Melot (Raimund Nolte) vu comme âme damnée de Marke, complice de sa cruauté et usant du poignard avec dextérité, brutalisant Isolde et la forçant à se lever, à s’agenouiller tout contre le pantalon de Marke, et un Marke noir, cruel, se délectant de la souffrance des amants en les humiliant, nous sommes au seuil du sadisme : au texte de Wagner plutôt teinté de désespoir et de noblesse fait place le même texte, mais prononcé avec mordante ironie, voire moquerie sarcastique. Tristan les yeux bandés ne peut plus voir Isolde, mais dès qu’on lui libère la vue, c’est pour se précipiter de nouveau vers l’aimée sous les yeux de tous les autres. Le coup final de l’acte II n’est plus ni un suicide ni un duel, mais un assassinat programmé sous les yeux d’Isolde : Melot poignarde dans le dos un Tristan aux yeux de nouveau bandés, en le laissant pour mort, tandis que Marke emmène Isolde de force avec une joie non dissimulée, un peu comme Gunther/Siegfried à la fin de l’acte I de Götterdämmerung, pendant qu’Isolde se laisse faire en jetant un regard désespéré vers le corps de l’aimé.
L’acte III commence par l’une des plus belles images de la soirée, magnifiquement éclairé par Reinhard Traub, qui a réussi de sublimes éclairages, comme seul Bayreuth peut en offrir. Dans un brouillard total seuls surnagent les compagnons de Tristan, assis en cercle autour de son corps, avec des bougies rouges au pied, pour le veiller, consacrant l’idée qu’il est sans vie, ou plutôt attendant sa mort avec tous les symboles, Kurwenal portant l’épée qui ressemble fortement à une croix et le jeune berger portant un arum.
Puis Tristan se réveille et durant tout son monologue apparaissent des visions d’Isolde dans un triangle stylisé qui ressemblerait à une voile, et qui à chaque fois qu’il essaie de la saisir, s’échappe comme un fantôme, d’abord il la recouvre d’un voile de tulle, et elle s’enfonce dans la terre, une autre Isolde ou la même apparaît, il essaie de l’embrasser et la tête lui reste dans les mains, puis une autre lui tend une étoile lumineuse comme les leds de l’acte II, puis il serre le corps de l’aimé qui s’écroule, c’est un mannequin, une autre située en hauteur lui tend une corde comme la corde des Nornes ou des Parques, une autre tombe de toute sa hauteur quand il s’approche, enfin, à mesure que la folie s’accroît, ce sont toutes ces Isolde qui apparaissent comme un carrousel délirant. C’est l’un des moments les plus réussis de la soirée.
Quand Isolde arrive effectivement, on en revient au groupe initial, Kurwenal et Tristan tournés vers la salle guettant le navire qu’on entend au loin.  Tristan s’éloigne vers le fond, noir total, puis lumière sur le corps écroulé qu’Isolde découvre au moment où il expire en prononçant son nom.
Isolde ne réussit à s’arracher du cadavre que lorsque Kurwenal et ses compagnons dans une cérémonie funèbre minimale le recouvrent d’un linceul noir, de son épée et de deux arums.
C’est alors que surgissent de l’ombre, violemment éclairés, la bande de Marke et de Melot, avec une Brangäne désespérée, auxquels s’opposent les compagnons de Tristan qui finissent tous poignardés. Ces corps tristes et bruns s’écroulent au pied des soldats jaune moutarde de Marke, qui revêtent un ruban de deuil et commencent à organiser des funérailles formelles et officielles : les funérailles du héros qu’on porte et qu’on dresse sur un catafalque, qu’on recouvre à moitié de son linceul noir et de l’épée et des fleurs, les funérailles pour la galerie. Son visage apparaît de nouveau et pour la Liebestod, les officiants disparaissent, restent en arrière plan Marke, fixe et sans expression, et Brangäne, puis Isolde qui assoit le cadavre et s’y blottit en le débarrassant du linceul. Dès que le Lust final est prononcé, et sur les dernières mesures, comme à l’acte II et avec les mêmes gestes, Marke emmène Isolde de force avec une joie non dissimulée, un peu comme Gunther/Siegfried à la fin de l’acte I de Götterdämmerung, pendant qu’Isolde se laisse faire en jetant un regard désespéré vers le corps de l’aimé, laissant Brangäne désespérée et désemparée avec le cadavre, comme Kurwenal l’était à l’acte II. Une mort d’Isolde qui n’est pas une mort : seulement Bayreuth pouvait se l’autoriser.
Il s’agit sans doute d’un travail intelligent, qui continue à Bayreuth la tradition de productions de Tristan symboliques ou abstraites, comme l’était celui de Christoph Marthaler (et la direction de Peter Schneider après l’échec initial de Eiji Oue), ou celui de Heiner Müller (avec Barenboim). Il faut remonter à la sublime vision de Jean-Pierre Ponnelle (encore avec Barenboim) pour trouver un Tristan figuratif.
Il serait donc peut-être temps de changer d’inspiration et de proposer autre chose à mon avis. Le travail de Katharina Wagner est plein de sens mais sans doute trop complexe ou trop mécaniste pour une donnée de départ somme toute assez simple. L’acte II, le moins réussi des trois, pèche par trop de détails et trop de volonté d’occuper la scène et l’espace, dans une volonté marquée (déjà vue dans Meistersinger) de contrecarrer la musique ou de la déranger par une foule de petits gestes, de petits mouvements, de bruits. Dans ce deuxième acte, la musique sublime se suffit presque à elle-même et Katharina Wagner tient à la « remettre à sa place » en inventant des situations successives qui atténuent les effets musicaux ou les relativisent : il est clair que mettre les amants sous la lumière de miradors ajoute un élément perturbateur pour les spectateurs, même si les amants semblent vivrent leur histoire sans trouble.
La vision des personnages est elle-même symbolique voire caricaturale : les amants en bleu « ailleurs », les serviteurs en brun bien terrestres, voire un peu vulgaires, et les méchants en jaune moutarde insupportable à regarder et parangons de la méchanceté et de duplicité, c’est d’une certaine manière une construction pour enfants d’un mauvais conte de fées, et si l’on ajoute un roi Marke dont l’habit et la coiffure font irrésistiblement penser à un Ludwig de Bavière vieilli et désabusé, le tableau est complet.
Fallait-il un regard aussi pessimiste sur cette histoire mythique, fallait-il à ce point nous dire que les mythes ne sont pas faits pour notre monde où l’amour absolu est condamné ? La construction du monde wagnérien selon Katharina Wagner est particulièrement noire : après des Meistersinger désabusés et sans illusion, un Tristan und Isolde sans espoir, qui n’est plus une belle histoire d’amour, mais une très vilaine histoire d’amants surpris et poursuivis, comme si l’arrière petite fille avait un compte à régler avec les rêves de l’aïeul.
Il reste que le public de la première semble avoir accueilli positivement ce travail, puisqu’on n’a pas entendu les habituelles huées, ce qui avait l’air d’étonner une Katharina au visage circonspect en saluant. Il reste qu’il demande à être affiné et épuré : tel que, il n’est pas complètement abouti, par une volonté de trop en faire qui aboutit à affaiblir les images qu’on veut fortes et qui pour mon goût, n’a pas la puissance ironique et la vive intelligence des Meistersinger.
Musicalement, la production a été accueillie avec chaleur par un public qui n’a pas ménagé ses applaudissements, hurlements, battements de pieds. La compagnie réunie a été modifiée il y a quelques semaines par la renonciation ( ?) d’Anja Kampe (après celle plus ancienne de Eva-Maria Westbroek prévue à l’origine).

20150722_124346C’est Evelyn Herlitzius qui arrive, familière du travail avec Christian Thielemann, qui durant ce mois de juillet a alterné des Elektra à Munich et les répétitions de cette Isolde qui demande des qualités et une approche très différentes: elle n’a d’ailleurs pas chanté la répétition générale. Herlitzius irradie la scène à la manière d’une Gwyneth Jones, qu’elle n’est pas sans rappeler, elle est toujours fortement engagée, notamment au premier acte où son agressivité se meut en énergie folle pour rejoindre un Tristan plus passif . Ailleurs, son visage est souvent éclairé d’une lumière qui inonde d’émotion le spectateur. De plus c’est une chanteuse d’une grande intelligence et douée d’un sens du texte exceptionnel. Toutes ces qualités s’allient à une voix qui n’a pas néanmoins l’homogénéité ni la sûreté exigées par un rôle au long cours, où il faut non seulement de bonnes chaussures, comme disait Nilsson, mais aussi une endurance à toute épreuve alliée à une manière savante de sauter les obstacles vocaux semés sur la partition. Ce n’est pas tellement les aigus qui posent problème à Evelyn Herlitzius que la ligne de chant. Quand les aigus peuvent être négociés par le souffle, préparés comme un saut d’obstacle et projetés alors ils triomphent, puissants, métalliques, intenses et quelquefois un peu criés. Lorsqu’ils arrivent dans la fluidité du chant, devant être négociés par des passages en continu, alors c’est plus délicat, voire complètement raté: la voix se brise, la note ne sort pas, voire plus aucun son, comme à Munich dans sa Brünnhilde et comme plusieurs fois dans ce Tristan . Sur la distance, Evelyn Herlitzius est apparue en très sérieuse difficulté : il ne suffit pas de chanter les notes, il faut en avoir la ligne. Sans doute le Strauss d’Elektra, qui demande moins de ligne, a-t-il formaté la voix. Il faut espérer qu’au long de ce mois, la voix va se faire à nouveau à ce continuum et à ce lyrisme tendu voulu par Wagner. Evelyn Herlitzius est une immense artiste, qui allie dans la même soirée une voix venue d’ailleurs, inouïe (au sens « jamais entendue »), comme dans une Liebestod anthologique où elle rejoint les mythes du lieu, et des accidents très problématiques et impensables dans pareil théâtre où aucun détail vocal n’échappe. Ce soir, le problématique était trop présent, au point que les imbéciles de la salle se sont cru autorisés à huer une artiste qui reprenait ce rôle écrasant dans des conditions de tension peu communes.

Tristan (Stephen Gould) ©Enrico Nawrath
Tristan (Stephen Gould) ©Enrico Nawrath

Stephen Gould affichait au contraire sa forme et son insolence habituelles, sans cependant ce « plus » qui le stimule tant (c’est lui même qui le dit) quand sa partenaire est Nina Stemme. C’était net au troisième acte où la voix accusait la fatigue, et qui n’avait rien à voir avec ce qui m’avait tant frappé à Zürich cette saison ou à Berlin la saison dernière, tout en étant quand même très émouvant. Mais le premier acte et plus encore le deuxième étaient insolents de facilité. C’est un chanteur qui affiche plus une force qu’un raffinement à la Siegfried Jerusalem, mais la voix est sûre, le timbre chaud, l’engagement fort, pour un chanteur qui pourtant n’est pas un acteur né, mais qui réussit toujours à rendre ses personnages crédibles. Une magnifique performance, qui a recueilli un triomphe, sans être à l’égal de ses performances précédentes dans le rôle.

Brangäne (Christa Mayer) ©Enrico Nawrath
Brangäne (Christa Mayer) ©Enrico Nawrath

Christa Mayer était Brangäne, bien plus convaincante que d’habitude où elle est quelque peu ennuyeuse et convenue. Un peu crispée et tendue au premier acte, elle allie une interprétation très vécue, très vivante, très vraie, et une authentique puissance vocale, notamment dans les registres centraux et aigus, où elle affiche une largeur et une profondeur notables : dans ses « habet Acht » bien sûr, mais dans toutes les parties dramatiques, notamment au premier acte et au début du second. Un seul petit problème, quelquefois, la voix semble avoir de la difficulté à trouver un appui dans quelques passages, mais c’est vraiment très occasionnel. Voilà plutôt une bonne surprise.
Aucune surprise en revanche dans le Kurwenal de Iain Paterson (futur Wotan de Castorf l’an prochain), diction exemplaire, vivacité de l’interprétation, et intelligence du texte, chanté avec la couleur voulue par la mise en scène, un tantinet « bourgeois » un tantinet vulgaire, mais une grande présence et une vraie émotion au troisième acte.

Marke (Georg Zeppenfeld) ©Enrico Nawrath
Marke (Georg Zeppenfeld) ©Enrico Nawrath

Aucune surprise non plus pour le Marke de Georg Zeppenfeld . on connaît les qualités de cette voix de basse, plutôt jeune, plutôt claire, à l’impeccable diction. C’est un vrai modèle et rarement texte n’est dit avec autant de limpidité. La voix est bien projetée, sonne puissamment dans la salle avec un notable soin apporté à l’interprétation et à la couleur, ainsi qu’au ton, qui réussit à être ironique, grâce à l’aide de petits gestes et de quelques attitudes assez terribles ou détestables. Il réussit à être le méchant sans jamais être à aucun moment la basse noble qu’il est supposé être : c’est un Pizzaro réincarné.
Enfin, Raimund Nolte est un Melot bien personnalisé, avec de bonnes qualités d’acteur dans ce rôle de méchant caricatural, le Spoletta de Marke-Scarpia.
Je garde pour la bonne bouche un chanteur que j’affectionne, le jeune ténor Tansel Akzeybek, découvert à Saint Etienne dans l’Elisir d’amore, dont la voix s’élargit, lui aussi doué d’une très belle diction et d’une expression allemande d’une rare clarté.

Tansel Akzeybek (Junger Hirt) ©Enrico Nawrath
Tansel Akzeybek (Junger Hirt) ©Enrico Nawrath

Son intervention initiale dans le rôle du Junger Seeman est empreinte de poésie, et de fraîcheur presque hésitante. C’est très prometteur ; en tous cas la carrière se poursuit avec bonheur puisqu’il appartient à la belle troupe de la Komische Oper de Berlin.

Si le chœur de Tristan se limite aux interventions invisibles de l’acte I, elles sont claires et fortes, avec une présence sonore marquée.
L’ensemble du plateau est accompagné par un orchestre fabuleux, qui n’a pas une seule fois failli, dont chaque pupitre est un bonheur, réussissant à la fois à s’affirmer, mais aussi à atténuer le son jusqu’à l’imperceptible : le cor anglais sublime, les cuivres somptueux, les cordes enivrantes (avec des violoncelles à se damner) et Christian Thielemann n’a aucun mal à lui demander tout ce qui est possible sur le plan technique. Car Thielemann dirige ce Tristan avec une clarté cristalline que peu de chefs arrivent à obtenir. C’est un Tristan note à note, miroitant de feux divers : chaque note est en effet sculptée, contrôlée, scandée, d’une manière ahurissante. Sa direction est presque précieuse, tant elle est pointilliste jusque dans le moindre détail, touchant presque au maniérisme. À fouiller tout le tissu orchestral jusque dans ses replis les plus secrets (on entend en effet des phrases jamais entendues ailleurs), avec une manière de gérer la fosse de Bayreuth et les sons les plus profonds ou les plus lointains à se damner, on pourrait penser que les moments plus lyriques ou plus synthétiques sont un peu sacrifiés. Il n’en est rien, il y a des moments d’une plénitude sonore exceptionnelle, voire unique, notamment à la fin du prélude, ou dans certains moments du troisième acte dont les premières mesures sont à elles seules un chef d’œuvre et où le chef réussit à porter la tension dramatique à son climax : Thielemann est un grand chef de théâtre et il sait tendre à l’extrême une ambiance ou une situation.
Néanmoins, on n’arrive pas complètement à se laisser entraîner dans ces vertiges qui peuvent sembler un peu onanistiques : des tempos tantôt lents, tantôt très rapides, un volume tantôt envahissant, tantôt d’une discrétion presque chambriste, en bref des solutions contrastées qui ne semblent pas toujours justifiées, tout cela tempère l’enthousiasme que d’autres moments peuvent provoquer. Il y a notamment au deuxième acte (le moins convaincant pour mon goût) des accélérations qui correspondent à la passion envahissante, qui ne s’accompagnent pas de crescendo lyrique et qui ne sont qu’accélérations un peu froides. On ne peut reprocher la froideur dans une interprétation qui accompagne une mise en scène aussi noire et aussi pessimiste : il serait étrange d’allier une direction au lyrisme exacerbé à une mise en scène qui s’ingénie à le détruire, mais il y a là une splendeur sans chaleur et surtout un discours qui ne laisse d’interroger sur la direction qu’on veut indiquer.
L’infinie précision artisanale du travail de Thielemann me semble néanmoins trop donner à la forme une primauté qui soigne la mise en son, la mise en notes. Cet arrangement brique à brique, caillou par caillou, tesselle après tesselle de la mosaïque est tel qu’on a des difficultés à appréhender le dessein dans son ensemble. Je reconnais en Thielemann l’immense musicien, mais ce qui est donné nous enivre peut-être çà et là, mais nous fait-il vibrer ? mais nous fait-il comprendre? Le sensible manque un peu dans ce travail, mais aussi un sens global qu’on a du mal à percevoir.
On sait que Christian Thielemann ne fait pas partie des chefs de mon panthéon personnel, bien que j’en reconnaisse le niveau, de toute première importance. À ce stade c’est une question de goût, eine Geschmacksache. Mais je peux comprendre qu’à une époque où musicalement (et pas seulement) la forme est si importante, la polissure musicale et le parfait contrôle de tous les signaux de la partition soit un gage d’ivresse du public et donc que Thielemann soit l’un des chefs les plus acclamés. J’aime pour ma part au contraire que l’orchestre se laisse aller à la musique et non aux notes, s’enivre lui même de s’écouter et que le chef orchestre cette ivresse, c’est pourquoi d’ailleurs je préfère les berlinois un tantinet plus fous aux viennois plus contrôlés.
On l’a vu, il y a quelque difficulté à qualifier une soirée qui honore Bayreuth dans son ensemble, mais qui n’est pas totalement convaincante à plusieurs niveaux, en laissant des interrogations non résolues.

Le travail a encore besoin d’être poli. C’est l’office du Werkstatt Bayreuth que de polir année après année les productions, aussi bien scéniquement que musicalement.
Rendez-vous l’an prochain donc.

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QUELQUES MOTS SUR LA REPRÉSENTATION DU 2 AOÛT 2015 :

Au lendemain du Tristan und Isolde d’ouverture du Festival j’étais plutôt satisfait: une mise en scène assez intéressante, musicalement d’un très bon niveau, pour une fois pas de huées (sauf très isolément pour Christian Thielemann, mais je crois plus « politiques » que musicales, et donc stupides). En somme une première sans histoire et accueillie avec chaleur.

Je rajoute à mon article une apostille suite à la représentation de Tristan II du 2 août. J’ai fait mentir ce que j’affirme dans mon compte rendu de Götterdämmerung car je n’ai pas résisté avant mon départ de Bayreuth à assister de nouveau à ce Tristan.
Et il s’est peut-être passé ce que je signalais, à savoir qu’après Götterdämmerung – et quel Götterdämmerung ! – le danger est que tout apparaisse fade. Et ce Tristan le fut.
Mais il le fut aussi pour des spectateurs qui n’étaient pas là la veille…
Les problèmes signalés le 25 juillet se sont répétés sur un autre mode le 2 août. D’abord, la mise en scène m’est apparue beaucoup plus pauvre. À la deuxième vision, on n’apprend rien de plus, on s’attend à tout, alors qu’on aime en général approfondir, découvrir des éléments qu’on n’avait pas remarqués, continuer à gamberger.
Le décor du premier acte très fonctionnel, à la Piranèse ou à la Escher fonctionne, celui du deuxième acte beaucoup moins, avec une machinerie du tourniquet toujours trop bruyante et une trop grande complication pour un propos assez simple. L’image initiale du troisième acte est toujours magnifique, le final en revanche assez vulgaire, mais c’est je crois, voulu. En tous cas, ce troisième acte n’est pas le moins réussi..
En bref, rien de nouveau, mais plus ennuyeux: l’effet initial s’est estompé et on a l’impression d’être à la 25ème vision. Rien de comparable à la foule d’idées dont Katharina Wagner avait truffé ses Meistersinger.
Musicalement, les choses ne se sont pas améliorées (ou si peu) pour Evelyn Herlitzius. Certes, la voix n’a plus ces trous fréquents, mais pas d’homogénéité ni de vraie ligne et surtout, une manière de lancer les notes aiguës en les projetant fortement, faisant entendre un son métallique, à la limite de la justesse, éminemment désagréable dans une œuvre où la ligne de chant est si importante, et quelques aigus ne passent décidément pas. Isolde n’est pas ou plus pour elle, même si c’est une artiste que j’aime et dont j’estime profondément l’intelligence et la présence scéniques : son Isolde agressive et obsessionnelle du premier acte est vraiment scéniquement réussie.
Stephen Gould en revanche semblait plus à l’aise et son timbre clair, suave, faisait merveille. Son duo du deuxième acte et son troisième acte dans son ensemble furent vraiment réussis : de tout le plateau, il remporte le plus grand succès de la soirée et c’est mérité, même si on l’a entendu encore plus extraordinaire ailleurs. Iain Paterson a fait un très bon Kurwenal, peut-être meilleur qu’à la Première. Christa Mayer reste une Brangäne très convaincante et très en voix (cela se remarque dans les duos avec Isolde) : peut-être chante-t-elle un peu fort, mais c’est un sentiment tout personnel. Bon Melot de Siegmund Nolte, et toujours excellent (voire plus) Tansel Akzeybek, vraiment remarquable de ligne, de diction, de projection dans chacune de ses brèves interventions dont la première a capella..
Enfin, Georg Zeppenfeld dans Marke en revanche ne m’est pas apparu  aussi en forme qu’à la Première. Certes, la diction est exemplaire et la clarté cristalline, mais la couleur, mais l’interprétation me sont apparues plus pauvres, plus linéaires, sans grandes inflexions, sans vraie modulation. Sans grand intérêt pour tout dire. Il est vrai que le personnage qu’on lui fait jouer, tout d’une pièce et sans grande subtilité, en contradiction permanente avec ce qu’il dit et le sens de ses paroles, ne favorise guère une interprétation fouillée. Le Marke traditionnel, pétri de noblesse et pris entre souffrance et amitié, jalousie et tolérance, est autrement plus riche.
Christian Thielemann ne m’a pas convaincu, sauf peut-être au troisième acte où son orchestre retrouve allant, lyrisme, clarté. Les deux premiers actes sont pour tout dire ennuyeux, lents, sans tension, le chef fouillant chaque note jusqu’à l’excès, comme plus intéressé par tel détail que par un dessein d’ensemble qu’il n’arrive jamais à faire émerger. On ne trouve pas de discours net sur l’œuvre, on ne sait pas ce qui est privilégié, et en tous cas pas l’émotion : le duo du deuxième acte qui en est habituellement très riche ne décolle jamais. Bien sûr, l’orchestre est magnifique, les bois sont sublimes, les cordes soyeuses à souhait, on n’entend hélas pas assez les harpes (qu’Abbado faisait sonner de manière si particulière) et cette fois-ci les cuivres ont eu un peu de mal notamment dans l’ensemble a capella qui ouvre la première scène du deuxième acte.
Christian Thielemann, très aimé à Bayreuth, a obtenu un très vif succès, le plus grand de la soirée. Pas comparable évidemment à l’explosion de la veille (la veille était un peu particulière il est vrai…), mais c’est une vraie reconnaissance qu’il a reçue lors des quatre fois où il s’est présenté seul pour recueillir l’assentiment du public.
Il reste que je ne suis pas certain de l’avenir de ce Tristan dans deux ans…si le Festival ne trouve pas une Isolde incontestable et si Katharina Wagner ne fait pas vraiment fonctionner le Werkstatt Bayreuth pour faire évoluer son travail et surtout l’approfondir.[wpsr_facebook]

Dispositif de l'acte III ©Florian Jaenicke
Dispositif de l’acte III ©Florian Jaenicke