BAYREUTHER FESTSPIELE 2017: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 2 AOÛT 2017 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; MeS: Katharina WAGNER)

Acte II Liebesduett © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

 

Une vision générale
La production de Tristan und Isolde avait un peu déçu à la création en 2015, et cette année encore à la première, Katharina Wagner a reçu des huées, un spectateur s’est même distingué en poussant un buh ! aussi sonore que scandaleux pendant la Liebestod.
A voir et à revoir cette production, elle ne manque ni d’intelligence, ni d’une volonté ferme d’aller jusqu’au bout d’un concept qui a sa cohérence même s’il banalise l’histoire. Au lieu de consacrer le mythe des amants, Katharina Wagner propose de partir des données initiales, à savoir l’amour préexistant de Tristan et d’Isolde, impossible à réprimer, de faire de ces deux êtres des victimes d’un mariage politique. Il n’y a pas de contradiction avec le mythe. Le voyage de Tristan et Isolde est douloureux pour les deux au premier acte puisque leur amour est obéré d’une part par la situation, d’autre part par le sens de l’honneur de Tristan dans le monde chevaleresque médiéval.
Ce qui fait la différence ici ce sont deux éléments :
– d’une part la volonté des amants de vivre au grand jour cet amour (pourtant nocturne)
– d’autre part l’attitude de Marke, qui refuse la situation pour sauvegarder les apparences.

Il y a donc deux mondes, un monde du calcul politique pour qui tout doit aller selon les formes, indépendamment de la substance, et un monde personnel et intime des émotions et des moi qui veulent vivre leur passion, pour qui tout est substance et rien n’est forme.
Toute l’histoire réside dans la totale incompatibilité des deux univers, que Katharina Wagner concentre dans sa manière de traiter le personnage de Marke, loin du vieillard accablé dans sa chair, mais plutôt le roi qui doit gérer une sale histoire politique qui gêne ses objectifs.
Katharina Wagner refuse de laisser aller le spectateur à une sorte d’ivresse musicale alimentée par la musique de son aïeul. Elle revient à une analyse froide et distanciée d’une situation et d’un contexte, avec le bistouri caractéristique du Regietheater, qui refuse les moments attendus : pas de navire au premier acte, mais un enchevêtrement d’escaliers à la Escher, qui se meuvent sans cesse, qui sans cesse aboutissent au vide en une sorte de labyrinthe amoureux impossible. Le philtre n’est pas bu (inutile dans ce cas) et la fiole est vidée ensemble.
Après qu’Isolde et Brangäne eurent été jetées dans une cour sombre, bientôt rejointes par Tristan et Kurwenal, le duo d’amour du 2ème acte est cassé pour l’essentiel par l’apparat du décor et des accessoires, hauts murs d’une prison, projecteurs violents qui éclairent les amants et surveillance permanente de Marke et ses sbires en hauteur. Au fond de la cour, il se passe beaucoup de choses aussi, dissimulation sous un grand drap brun éclairé par des petits étoiles, grilles multiples qui semblent être des parkings à vélo dont on voit le modèle dans Bayreuth, qui deviennent instruments de torture, volonté de mourir en s’ouvrant les veines etc.…Un lieu dont on n’échappe pas, et peut-être fait pour mourir…
Si au deuxième acte les amants essaient d’abord de se dissimuler, l’exaltation fait qu’ils s’exposent à la lumière des projecteurs, jusqu’à vouloir mourir ensemble, mais cette mort leur est empêchée par Marke arrivant avec Melot, qui ne veut surtout pas d’une mort à deux. Ainsi donc Marke ne surprend pas les amants mais intervient pour empêcher le pire, non dans leur intérêt mais dans le sien propre. Il hésite d’ailleurs à sacrifier Tristan, arrache Isolde et l’emmène, pendant qu’il laisse Melot faire le sale boulot. Un Melot qui aussitôt après semble pris de trouble, de remords devant un Tristan qui semble déjà passé à meilleure vie. C’est sur ce trouble que tombe le rideau
Le troisième acte est au départ plus conforme : une autre ambiance dans les éclairages brumeux sublimes de Bayreuth. La mise en scène du troisième acte, avec le très long monologue de Tristan est toujours un peu une gageure : Katharina Wagner entre dans l’univers visionnaire et délirant de Tristan, et en suivant le texte, fait apparaître dans des bateaux stylisés dans lesquelles des fantômes/fantasmes d’Isolde apparaissent, qui échappent à Tristan sans cesse dans une sorte de quête désespérée.
La fin est plus radicale.
L’arrivée tardive d’Isolde n’ayant pas empêché la mort de Tristan, conformément au livret, elle prépare avec Kurwenal le cadavre, mais l’arrivée de Marke (brutale), interrompt l’action, la scène s’éclaire comme si dans l’ombre tous étaient déjà là depuis longtemps. Marke, Melot, Brangäne sont entourés de soldats, avec un catafalque, et les soldats portent une écharpe de deuil. Funérailles que Marke veut officielles, politiques sans aucune autre forme de procès : on dresse donc le catafalque et le cadavre de Tristan. Mais Kurwenal ne l’entend pas ainsi et c’est un massacre mutuel : les cadavres gisent en tas, et sur scène restent seuls Marke, Brangäne, Isolde.
Isolde chante donc sa Liebestod dans un beau mouvement où elle dresse le corps de Tristan à ses côtés, comme s’il était vivant, dans une dernière étreinte. Mais visiblement Marke estime qu’on a trop perdu de temps et arrache Isolde à son Tristan, et l’emporte, dans le même mouvement qu’il l’emportait au 2ème acte, pour laisser sur scène le cadavre de Tristan abandonné sur le catafalque, et Brangäne, seule et désemparée.

Acte II © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Les personnages

Plusieurs observations sur une mise en scène qui déstabilise le public et n’a pas enthousiasmé la critique :
Les personnage de Tristan et Isolde sont traités dans la vérité d’un amour et d’un besoin absolu l’un de l’autre, sans rémission, sans aucune considération sur leurs destins individuels ou sur le regard d’autrui : ils existent, l’un pour l’autre, à l’exclusion de tout le reste. Ils s’excluent de toute société, et ainsi, acceptent les destins quels qu’ils soient, ils portent les mêmes couleurs, un bleu soutenu, une sorte de bleu céleste et profond qui tranche sur les couleurs des autres personnages. C’est en fait les deux personnages les plus conformes à l’histoire et à la tradition.
Brangäne et Kurwenal sont tous deux à la fois dépendants des deux premiers, et essaient sans cesse de les faire revenir à la réalité du quotidien, qui est compromis, voire compromission. Ils sont leur seul lien vers les autres, des représentants d’une raison sociale qu’ils ne peuvent que mal défendre, ils sont le relatif qui se bat contre l’absolu, mais en même temps leur destin est étroitement scellé aux amants : ils sont là, toujours là, cherchant à empêcher le pire, au premier acte où ils font tout pour bloquer issues et coursives, et empêcher une rencontre, mais aussi pendant le duo du deuxième acte où ils essaient, prisonniers eux aussi des haut murs qui barrent tout horizon et tout futur, d’en sortir sans succès.
À la fin du III, Kurwenal est mort et Brangäne laissée seule avec le cadavre de Tristan, sans fonction, sans futur non plus.
Kurwenal à l’instar de Brangäne est un combattant de l’inutile, ce sont tous deux des personnages trop terriens, trop prosaïques, pour lutter à armes égales, ils portent les mêmes couleurs et des costumes voisins, leur statut est semblable, celui des confidents désespérés.
Marke et ses sbires, mais aussi Melot sont en jaune-moutarde, une couleur désagréable et vive : le jaune n’est-il pas selon certains la couleur des cocus, des traitres et des jaloux ? Cette identification qui tranche avec les autres costumes est violence en soi, tant elle est désagréable au regard, renforcée par le chapeau et la fourrure de Marke : le chapeau qui dissimule le visage et la fourrure qui donne le statut et le pouvoir. Marke est celui qui surveille, qui veille à ce que les formes soient respectées, et qui doit se débarrasser d’un gêneur. Tristan n’est pas seulement le rival en amour mais sans doute aussi le rival en politique : un bras armé de la monarchie trop noble, trop puissant et donc trop dangereux. Rival en amour, il pourrait aussi tramer avec Isolde quelque méfait : Sieglinde et Siegmund contre Hunding chez Wagner, mais tant de couples chez Shakespeare ou Marlowe qui se débarrassent du roi gêneur. Rien de tel n’est écrit bien sûr, rien de tel n’est dit, d’autant que le discours de Marke dans le livret peut se prêter à toute autre interprétation. Mais si on le lit avec une clef exclusivement politique, c’est un discours qui condamne le traître, dans une sorte de tribunal où le traitre ne répond pas
« O König, das
kann ich dir nicht sagen;
und was du frägst,
das kannst du nie erfahren.»
Georg Zeppenfeld, les deux années précédentes, allait jusqu’au bout de la figure voulue par la mise en scène et se comportait en salaud patenté. C’était même la marque de fabrique de ce Marke et de cette mise en scène, que de transformer le roi en monstre glacial et calculateur.

Ce que change l’arrivée de René Pape
Le changement de distribution, où René Pape (après deux décennies d’absence de Bayreuth)  chante Marke, a demandé une réadaptation de la mise en scène au chant et à l’expression de René Pape –  encore un exemple du Werkstatt Bayreuth.
Zeppenfeld était un Marke jeune, un roi qui avait à asseoir son pouvoir et à se débarrasser des dangers potentiels.
René Pape introduit par son interprétation même un espace humain plus large, plus complexe que le méchant absolu de Zeppenfeld, et donne du même coup à la mise en scène « du mou », un espace où les hésitations des hommes et où les sentiments, avec leur fragilité et leur relativité, peuvent s’épanouir, un espace pour le doute. Car René Pape est plus âgé que Zeppenfeld, avec une voix plus profonde, à peine vieillie (il fut avec Abbado en 2004 à Lucerne dans l’acte II de Tristan, le plus grand des Marke, un monument insurpassable et insurpassé) et il ne peut faire le même personnage. Il chante donc avec une autre expressivité, d’une manière plus bouleversée, plus personnellement atteinte, plus intérieure aussi, comme s’il se chantait à lui-même : c’est un homme blessé presque contraint, presque poussé par un Melot (Raimund Nolte, remarquable, l’un des meilleurs Melot qui soit donné d’entendre, alors que souvent c’est un rôle sacrifié) plus âme damnée que chevalier. Marke est venu pour sauver Isolde de la mort qu’elle veut se donner, et Marke laisse le poignard à Melot non parce qu’il laisse aux médiocres les basses œuvres et qu’il ne veut pas se salir (ça c’était Zeppenfeld), mais parce qu’il en est simplement incapable et qu’il ne veut pas voir ça. Et s’il emmène Isolde avec lui, c’est tout autant pour la soustraire à Tristan que la soustraire au spectacle de la mort du héros. Ainsi le sens de la scène en est changé, et du même coup le sens de la Liebestod.
Au dernier acte en effet : Marke vient pour des funérailles officielles (il a donc vu et su la mort de Tristan, il continuait donc d’être dans l’ombre…) qui peut-être sont alors sincères, et pour chercher Isolde, pour en finir sans doute avec cette histoire et quelque part pour la sauver, comme au deuxième acte, de la mort, même si c’est une Liebestod. Marke, c’est d’une certaine manière la volonté de vivre.

Acte III final © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

 

Un parti pris radical

Il y a donc dans ce travail de Katharina Wagner certes un parti pris de lutter contre le mythe, ou plutôt lutter contre les effets de catharsis chez le spectateur, une volonté de distancier, très brechtienne, assez idéologique, et d’expliquer par des raisons humaines (qui peuvent être politiques ou cyniques) les comportements et les réseaux de causalités. Elle ouvre ainsi – peut-être pas toujours avec doigté (mais c’est voulu) – d’autres espaces à cette histoire où toutes les mises en scène, Chéreau dont ce n’est pas le meilleur travail compris, restent dans le mythe, et dans la musique enivrante de Wagner qui nous atteint physiquement. Katharina Wagner connaît trop bien un phénomène dans lequel elle a vécu toute sa jeunesse et elle cherche donc autre chose, qui puisse aussi éclairer l’histoire, la faire descendre du piédestal et montrer de cette œuvre d’autres horizons. On peut ne pas partager cette vision, on ne peut nier sa logique : on comprend alors mieux la sécheresse des décors de Frank Philipp Schlößmann et Matthias Lippert, leur aspect géométrique, acéré et coupant, la volonté de noirceur, de froideur qui domine toute la soirée, et surtout le refus d’un esthétisme (on se rappelle Ponnelle sur cette même scène, mais aussi Heiner Müller) qui ramènerait le spectateur à la chatoyance de la musique et lui ferait abolir une fois de plus la distance que Katharina Wagner désire installer.

La splendide exécution musicale

La distribution
Ce qui caractérise aussi la soirée c’est une exécution musicale supérieurement réussie à tous niveaux. On a évoqué le cas de René Pape, impérial d’intériorité et de présence, à la voix profonde et sonore, incroyable d’humanité. On évoquera évidemment Stephen Gould, le Tristan du moment, en pleine forme en pleine voix, au timbre clair, à la diction impeccable, à l’émission complètement maîtrisée et contrôlée, simplement prodigieux.
Iain Paterson en Kurwenal a à la fois l’élégance, et l’expressivité, il a la retenue et en même temps la tension, son texte est dit de manière impeccable et il est doué d’une vraie présence dans ce rôle qui lui convient mieux que Wotan : il est vrai aussi que la direction d’acteurs de Katharina Wagner est moins millimétrée que celle de Castorf.
Les seconds rôles sont tous très bien interprétés : aussi bien, on l’a dit, le Melot de Raimund Nolte, vraiment excellent, que Tansel Akzeybek, à la voix de ténor toujours claire, acérée, très bien projetée dans le double rôle du berger et du jeune marin, ainsi que Kay Stiefelmann (ein Steurmann), qui intervient très peu, mais donc on reconnaît immédiatement le beau baryton qu’il sera sous peu.
D’une rare intensité, puissante, présente, la Brangäne de Christa Mayer, qui a sans doute le plus gros succès auprès du public avec Stephen Gould : c’est aujourd’hui l’une des meilleures Brangäne qui soient, expressive, au chant nuancé, coloré, à l’engagement vocal sans failles, vraiment extraordinaire.
Quant à l’Isolde de Petra Lang, voilà une voix clivante qu’on aime ou qu’on déteste. On ne peut nier un véritable engagement, une volonté d’interpréter le rôle, une voix au volume important, des aigus triomphants, une Liebestod très contrôlée, que le tempo large de Christian Thielemann accompagne et fait respirer. On ne peut nier non plus des moments où la voix s’échappe, mal contrôlée, pas toujours juste, avec des sons moins agréables. Ce n’est pas l’Isolde de mes rêves mais soyons justes, elle a eu naguère des moments plus difficiles et on est loin d’une prestation médiocre. C’est une Isolde digne, sans être celle du moment.

 

Une direction musicale fascinante
Enfin, Christian Thielemann, moins complaisant dans la recherche du son que les années précédentes, fait entendre un orchestre totalement bluffant. D’abord ce qui frappe, c’est l’absolue maîtrise des volumes et du son, c’est l’absolue maîtrise de la fosse, c’est un son orchestral d’une incroyable pureté, complètement dominé, massif et fascinant, qui vous saisit dès le prologue, c’est aussi une démonstration impressionnante de science des équilibres et des couleurs, dont toute la palette est utilisée, c’est enfin une énergie et une tension qu’on n’avait pas les autres années et qui cette année frappe. Ce n’est pas toujours émouvant – mais cette mise en scène n’appelle pas l’émotion- c’est plutôt fascinant à chaque instant dans le rendu. Seules les dernières notes excessivement tenues, me paraissent un peu exagérées et complaisantes. L’orchestre conduit par Thielemann n’a pas toujours la clarté ou les qualités cristallines de certains, mais il produit un son quasiment unique dans ce théâtre, un son qui vous rend ivre, presque hypnotisé.
Impeccable et discutable en même temps, ce Tristan ne mérite pas la violence de certaines réactions, mais il appelle sans conteste d’âpres discussions : c’est justement pour ça qu’on vient aussi à Bayreuth.[wpsr_facebook]

Acte I © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

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Musikalische Leitung Christian Thielemann
Regie Katharina Wagner
Bühne Frank Philipp Schlößmann
Matthias Lippert
Kostüm Thomas Kaiser
Dramaturgie Daniel Weber
Licht Reinhard Traub
Chorleitung Eberhard Friedrich
Tristan Stephen Gould
Marke René Pape
Isolde Petra Lang
Kurwenal Iain Paterson
Melot Raimund Nolte
Brangäne Christa Mayer
Ein Hirt Tansel Akzeybek
Ein Steuermann Kay Stiefermann
Junger Seemann Tansel Akzeybek

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER les 1er et 9 août 2016 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène : Katharina WAGNER)

isolde (Petra Lang) Tristan (Stephen Gould), en-dessous Kurwenal (Iain Paterson) et Brangäne (Christa Mayer) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
isolde (Petra Lang) Tristan (Stephen Gould), en-dessous Kurwenal (Iain Paterson) et Brangäne (Christa Mayer) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Werkstatt Bayreuth qui est le concept inventé par Wolfgang Wagner pour montrer que le centre du Festival, c’est Richard Wagner et les lectures diverses de ses œuvres. Ainsi reviennent sur le métier les mises en scènes avec un détail de plus ou de moins, voire quelquefois des changements importants (rappelons pour mémoire Chéreaulâtre le Ring 76 et le Ring 77, très différents). Cette année, le Tristan und Isolde de Katharina Wagner, qui n’avait pas enthousiasmé les foules, revient avec une distribution partiellement différente, mais une mise en scène qui ne semble pas avoir trop bougé : adieu Werkstatt ? Ainsi donc, de nouveau un premier acte labyrinthique dans des images à la M.C.Escher ou à la Piranèse, un second acte étouffant dans une cour de prison surveillée par des projecteurs, et un troisième acte fait de brumes et d’images rêvées surgissantes, pour finir de manière brutale et réaliste : plus de Liebestod, rangée au magasin des rêves interrompus, et un Marke bien décidé à emmener son amoureuse femme à la maison. On se reportera à l’article écrit sur ce blog l’an dernier qui rendait compte de deux représentations .
J’ai relu mon texte de l’époque, et je ne vois pas vraiment ce que je pourrais modifier, au moins du point de vue scénique, mais peut-être aussi du point de vue musical, Isolde mise à part.

Petra Lang (Isolde) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Petra Lang (Isolde) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

La distribution réunissait en ce 1er août l’Isolde nouvelle de cette saison, Petra Lang, une nouvelle Brangäne, Claudia Mahnke, remplaçant Christa Mayer malade. Une distribution féminine différente, face à une distribution masculine inchangée, dominée par le Tristan de Stephen Gould, désormais référence dans tous les théâtres où il le chante. Le 9 août Christa Mayer rétablie chantait Brangäne.
Même si globalement le travail de Katharina Wagner n’a pas la force de ses Meistersinger, on peut aimer cette approche qui tend à prendre à revers tout « romantisme ». Dans la mise en scène de Katharina Wagner, tout est dit au lever de rideau : on sait que Tristan et Isolde vivent un amour absolu, éperdu et sans concession, à travers ce labyrinthe étouffant construit ad-hoc pour les empêcher de se voir, ou pour les contraindre à se chercher sans cesse, avec deux serviteurs qui n’ont de cesse d’essayer en vain d’éviter le scandale et qui bougent en tous sens, qui pour fermer un accès qui pour bloquer les issues..

Tristan (Stephen Gould) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Tristan (Stephen Gould) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

L’absence de rupture entre premier et deuxième acte, où dès le lever de rideau, Isolde et Brangäne jetées aussitôt dans une fosse, qui ressemble à une salle de torture bientôt suivies de Tristan et Kurwenal, montre que tout a été prévu à l’avance, que sans doute on les « cueillis » au débarquement pour les jeter ainsi dans ce cul de basse fosse. Autant Brangäne et Kurwenal cherchaient à bloquer toutes les issues au premier acte, autant au contraire ils cherchent (surtout Kurwenal qui s’y essaie obstinément) toutes les issues possibles au deuxième. L’ensemble de l’histoire a été construite par Marke, désireux de se débarrasser de l’amour mythique pour posséder Isolde sans concurrent. Tout est prêt pour que se déroule le drame :  le dispositif fermé, les fausses échelles, et aussi le drap brun laissé-là qui va protéger un temps le couple des projecteurs aveuglants (lumières de Reinhard Traub). Marke a fait ramener Isolde par Tristan par ce qu’il sait leur amour, parce qu’il veut qu’il éclate, tel un abcès, et veut se débarrasser du rival : il construit à l’avance la trame dont il pense probablement qu’elle se terminera à l’acte II. Quand tout est dit, il laisse les basses œuvres à Melot, et quitte la scène, traînant Isolde avec lui. Melot (Raimund Nolte) n’est d’ailleurs pas si à l’aise avec les dites œuvres, il hésite, regarde en arrière vers Marke, ce n’est qu’après quelques secondes qu’il décide de poignarder Tristan, le héros, son ami, dans le dos…L’image finale est bien celle d’un Tristan qu’on croit mort (comme il se doit), et le départ anticipé de Marke avec Isolde laisse insinuer que c’en est terminé avec cette histoire.

Mais non, au troisième acte (image initiale superbe inspirée de Georges de la Tour), les compagnons de Tristan le veillent, attendant l’issue fatale pour laquelle tout est prêt. Et Tristan agonisant dans son délire fait surgir des images d’Isolde inscrites comme dans une voile de navire triangulaire, pour expirer devant l’Isolde réelle. L’arrivée de Marke (image brutale de sa troupe, tache violente jaune dans cet univers gris) montre que même la mort est organisée : les sbires portent un signe de deuil ; le catafalque est prêt et ils se débarrassent des compagnons du héros pour construire une mort pour la galerie, pour l’histoire, une mort officielle et politique, tandis que les cadavres des compagnons gisent en une tache de couleur brune et verte.

Liebestod, Brangäne (Christa Mayer) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Liebestod, Brangäne (Christa Mayer) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

La Liebestod n’est plus une Liebestod, mais l’ultime expression d’un amour que Marke laisse s’exhaler en montrant d’ailleurs quelque signe d’impatience, pendant que Brangäne essaie d’assister piètrement Isolde, gâchant par sa présence même  l’image traditionnelle d’Isolde seule avec son aimé. Entraînant ensuite Isolde vers la sortie par le même mouvement qu’au final du deuxième acte, Marke sonne enfin la fin du rêve : Isolde sera une morte-vivante.

Funérailles...©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Funérailles…©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Katharina Wagner, en faisant de Marke une sorte de Wotan au petit pied, auteur d’une machination, calculée dans ses détails, y compris en laissant les amants se rencontrer et s’aimer, donne au drame une valence politique à laquelle on n’avait pas forcément pensé. En fait, ce qui intéresse Marke, ce n’est pas tant se débarrasser d’un rival en amour, mais plutôt en politique, de se débarrasser d’un potentiel concurrent : quand le meurtre au fond de la fosse a échoué, il organise des funérailles officielles comme on peut en faire pour donner le change après un assassinat politique. Et ainsi tous les discours du Roi sont des pièces politiques à faire inscrire au livre des heures, qui n’ont de fonction que pour les apparences de l’histoire, et pas pour la réalité. Katharina Wagner fait de l’amour de Tristan et d’Isolde une pièce d’un puzzle politique, une « utilité » en quelque sorte qu’elle détourne, comme si elle construisait patiemment une entreprise de dévoiement des intentions de l’arrière-grand-père. L’entreprise de Katharina est une entreprise de déconstruction du fantôme tutélaire. Que sera-ce lorsqu’elle se mettra au Ring ?

Comme je l’écrivais l’an dernier, il reste que le décor du second acte notamment, ces objets métalliques qui brillent dans la nuit ma paraissent excessifs. Cette transformation complexe de l’étrange objet métallique horizontal en tambour de sécurité vertical dont le bruit interfère volontairement avec la plus sublime des musiques, est presque castorfienne dans son intention de rompre la magie en troublant l’attention du spectateur : l’esthétique de Schlößmann ne me convainc pas et la manière dont en use la mise en scène non plus. Malgré tout, et même si je suis en doute quant au concept développé par Katharina Wagner, j’ai été très surpris des huées nombreuses qui ont accueilli son apparition cette année lors de la première, inexistantes l’année précédente. C’est un travail sans doute discutable, comme tout travail scénique, notamment à Bayreuth, mais qui n’est ni absurde, ni stupide : il oriente le spectateur vers des pistes possibles, vers une exploration de thématiques peu exploitées sur Tristan. Bien ou malvenues, c’est toujours stimulant de les ranger dans la malle à propositions théâtrales.
Musicalement, la nouveauté était la prise de rôle de Petra Lang en Isolde. Bien des wagnériens ne voyaient pas vraiment cette artiste, une Ortrud, une Brünnhilde, enfiler le costume de l’amoureuse éperdue. Techniquement, elle tient incontestablement la distance, avec les aigus nécessaires et même encore certains en réserve. Sa Liebestod est très attentive et bien contrôlée et le parcours (encore plus lors de la représentation du 9 août) est sans aspérités en ce qui concerne puissance et endurance.
On connaît néanmoins les défauts qu’elle affiche quelquefois : de fréquents problèmes de justesse, une voix qui bouge, un timbre ingrat et une absence régulière de chaleur et de sensualité dans la voix. C’est une artiste clivante que les amoureux du beau son n’aiment pas. De fait lors de la première, certains moments étaient fort réussis, d’autres mal contrôlés avec des problèmes de justesse et une voix qui bougeait notamment au premier acte et dans certains moments du duo du deuxième ; reconnaissons que la représentation du 9 août fut sous ce rapport mieux contrôlée. Il reste que je préfère pour Isolde une autre couleur un autre timbre et une autre personnalité. L’interprétation, voulue aussi par la mise en scène, travaille beaucoup sur la fureur, favorise le cri, les sons rauques et les explosions, faisant ressembler quelquefois cette Isolde à une Ortrud égarée sur un navire. Il manque de toute manière à cette voix, aussi appliquée et contrôlée soit-elle (et il y a aussi de jolis moments) une certaine sensualité qui à mon goût est indissociable d’Isolde, une sensualité qu’une Herlitzius avec tous ses défauts savait faire percevoir. Tout cela manque singulièrement d’émotion, mais d’une certaine manière, la mise en scène n’y aide pas et aurait plutôt tendance à l’évacuer, tant elle bride la pente naturelle vers les épanchements.
On a aussi découvert Claudia Mahnke en Brangäne, à la faveur d’un remplacement de dernière minute de Christa Mayer souffrante. Et on a tout de suite admiré l’engagement, la tenue du son, la voix brillante et claire : magnifique tout au long de l’opéra, elle triomphe naturellement car c’est une Brangäne exceptionnelle et intense.
Voix plus sombre, moins expansive, Christa Mayer le 9 août retrouve la couleur de sa belle Brangäne de l’an dernier, très engagée aussi, peut-être un peu moins expressive, ou plutôt moins « expressioniste » que Mahnke, elle est une Brangäne plus angoissée, un peu plus intérieure, et elle aussi est remarquable.

Raimund Nolte (Melos) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Raimund Nolte (Melos) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Tansel Akzeybek, ein Hirt/Junger Seemann au phrasé magnifique (quelle clarté !!), est sans doute prêt à des parties plus importantes, on retiendra aussi cette couleur étrange qui marque ses interventions en leur donnant une touche mystérieuse fort bienvenue…Kay Stiefermann dans son intervention (Ein Steuermann) brève montre un certain raffinement, tandis que Raimund Nolte en Melot est très expressif, peut-être à la fois plus violent et plus chaud. Il montre un engagement marqué dans le jeu, ce qui n’est pas si fréquent dans ce rôle ingrat. C’est un Melot qu’on remarque et c’est donc un bon Melot.
Georg Zeppenfeld est cette année suremployé à Bayreuth : Gurnemanz, Hunding, Marke. À chaque fois, il obtient un triomphe, c’est sans doute l’un des plus fêtés de cette édition 2016. Son Marke est jeune (rien du vieillard qu’on nous présente quelquefois), vif, mais il a la tâche difficile de transformer par son chant un discours plutôt humain et modéré, celui d’un homme accablé et déçu, en discours sarcastique, ironique et grinçant, celui d’un manipulateur politique. Il effectue un travail sur le texte et l’expression proprement stupéfiant, tour à tour insinuant, marqué de colère froide, cruel, il reconstruit systématiquement  le personnage en substituant humanité par monstruosité. Son discours final en forme d’oraison funèbre est aussi glaçant. À cela s’ajoute le spectre vocal large, les aigus triomphants, une science inouïe de coloriste et chaque mot pèse. Il est exactement le Marke qu’il fallait, il a le ton voulu par la mise en scène. Vraiment merveilleusement ciblé pour le personnage élaboré par Katharina Wagner.
Iain Paterson est un très beau Kurwenal, très à l’aise vocalement, avec une diction exemplaire, mais exploitant aussi une palette plus riche de couleurs que dans son Wotan. Ce personnage à la fois dédié, désespéré et si humain lui convient parfaitement, ses interventions au premier acte sont fortes et énergiques avec des expressions cruelles envers Isolde et Brangäne, tandis que  son troisième acte est déchirant.

Stephen Gould (Tristan) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Stephen Gould (Tristan) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Stephen Gould promène depuis longtemps son Tristan sur toutes les scènes du monde, mais évidemment dans la salle du Festspielhaus, ce chant emporte d’autant plus l’adhésion. Même sans Nina Stemme à ses côtés (il a souvent dit combien cette présence le stimulait), il réussit à imposer ce Tristan lumineux, clair, vigoureux aussi, malgré çà et là quelques signes de fatigue marqués par quelque nasalité au troisième acte. La voix est puissante, héroïque, imposante et riche d’harmoniques et de couleurs. Il fut un grand Tannhäuser, le plus grand peut-être de ces dernières décennies, dans cette salle, avec un fabuleux Thielemann, et l’on sait combien Wagner liait les deux œuvres. Il est naturellement un grand Tristan, qui sait à la fois s’imposer, susciter l’émotion, et aussi jouer. Il en fait peu, mais il fait juste, notamment au premier acte. Il est le Tristan du moment, sans aucune hésitation
Inutile de souligner la présence du chœur dirigé par Eberhard Friedrich, épisodique dans Tristan, mais sonnant juste, énergique, urgent aussi, eu égard à la tension qui règne au premier acte.
On vient de parler d’un fabuleux Thielemann dans Tannhäuser, fabuleux parce qu’il avait su mettre sa science aboutie du son au service d’un drame. Cette science magique de l’agencement des sons, du travail sur l’instrument (le cor anglais !), cette manière de travailler avec les cordes dans la subtilité, dans la ciselure, est proprement stupéfiante et à ce titre, son prélude est un chef d’œuvre de mise en place, produisant une alchimie des notes, alliant précision et brume, par une science de la balance et des équilibres que seul l’expert de la fosse qu’il est pouvait produire. C’est à la fois stupéfiant et tellement précis et léché qu’on est au bord du maniérisme. Il a cette année accentué certains alanguissements, prolongé des silences, allongé la durée de notes tenues (à la fin notamment), il se montre un magicien du son pour drogués de magie wagnérienne.
Et malgré tout je ne suis pas convaincu par son résultat, malgré le délire qui l’accueille au rideau final (et dont il joue en grand professionnel). Malgré la clarté de la lecture, je trouve certains moments notamment au deuxième acte assez plats, certains crescendos seulement rapides et moins intenses qu’attendus, certains moments sonores impeccablement construits mais dépourvus de poésie : il y a un souci permanent du son, mais pas forcément ni du théâtre, ni du drame. Occupé qu’il est à ciseler la masse sonore (et avec quelle maestria), il ne fait pas entendre une intensité émotive, plus préoccupé de la recherche d’effets d’ivresse que de la recherche de vérité du drame. C’est une interprétation de Wagner un peu trop narcissique qui laisse à la fois pantois, mais qui ne réussit pas à faire rentrer au centre de l’œuvre.  Pour moi, il ne nous invite pas, comme d’autres, à visiter l’œuvre de l’intérieur en nous disant « regardez ce Wagner-là », il nous invite seulement à dire « regardez ce Thielemann-là. »
Alors, le 9 août en sortant du Festspielhaus, j’avais un sentiment mitigé, celui d’avoir assisté à un vrai Tristan, incontestablement de haute tradition, mais celui de n’être pas allé jusqu’au bout dans l’exploration, dans le plaisir de la musique, dans la redécouverte de l’œuvre. D’autres Tristan récents m’ont bien autrement stupéfié et emporté. [wpsr_facebook]

Marke (Georg Zeppenfeld) et Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Marke (Georg Zeppenfeld) et Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

SEMPEROPER DRESDEN 2015-2016: DIE WALKÜRE de Richard WAGNER le 23 FÉVRIER 2016 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Willy DECKER)

Scène finale ©Frank Hoehler
Scène finale ©Frank Hoehler

Il y a quelques temps que je n’ai pas entendu Nina Stemme, parce qu’à ce moment de mon parcours mélomaniaque, je suis moins attiré à l’opéra par une chanteuse ou un chanteur que par un metteur en scène ou un chef. Je ne me déplace plus systématiquement pour la performance singulière de l’artiste sans considérer le contexte de la représentation, enfin en principe, puisque je suis à Dresde pour Stemme et que je reviendrai à Dresde spécialement pour la prise de rôle d’Anna Netrebko dans Elsa. Je suis bien conscient de ces contradictions : il y a les grands principes et les grands sentiments.
J’ai entendu – et c’est une immense chance- pratiquement tous les grands chanteurs que la scène lyrique a produits depuis une quarantaine d’années ; il est difficile dans ces conditions d’être étonné. En revanche, un chef dans une approche nouvelle, ou un metteur en scène ont encore pour moi une capacité d’étonnement. C’est de la scène et de la fosse, ensemble, que l’opéra vit sa vie, plus que du simple plateau. Le plus beau plateau du monde avec un chef médiocre ne donnera jamais son maximum (dans n’importe quel Verdi, on impose la plupart du temps des chefs qui ne dérangent ni les contre ut, ni la tradition, et surtout ni la routine) et c’est le maillon faible qui tire la couleur de l’ensemble. Ceci dit, je suis à Dresde, pour plusieurs raisons: c’est toujours agréable d’entrer dans ce magnifique théâtre, un des hauts lieux de la musique d’Allemagne, qui affiche sur sa façade des réponses aux manifestations de « Pegida » en prêchant l’ouverture à l’autre et une Dresde ouverte, ensuite, je suis venu pour Stemme dans Brünnhilde, pour Walküre (un Wagner c’est toujours bon pour la santé), et enfin pour écouter Christian Thielemann : malgré mes réserves bien connues, c’est évidemment un chef qu’on ne peut écarter. Ses prestations sont irrégulières pour mon goût, mais il reste un des chefs de ce temps et un Wagner avec lui vaut a priori le voyage. De plus s’il est dans un bon soir, ce peut être magnifique.

Nina Stemme est l’une des grandes du moment, et elle se multiplie : Turandot par ci, Minnie par là, Elektra par ci, Salomé par là. Dans Wagner, c’est sa performance en Brünnhilde du Götterdämmerung avec Kent Nagano en 2012 qui reste imprimée de la manière la plus forte dans mes souvenirs. Le reste de la distribution (Georg Zeppenfeld à part) est honnête, avec une curiosité pour le Wotan de Markus Marquardt, qui appartient depuis longtemps à la troupe de Dresde, moins connu que d’autres sur le marché wotanique et programmé aussi bien à Leipzig qu’à Dresde.
La production de Willy Decker remonte à 2001, Serge Dorny au moment où il préparait les saisons de Dresde, avait annoncé son intention de ne pas la reprendre, mais « on » ne lui a pas laissé le temps d’aller jusqu’au bout, et donc, la revoilà. Il faut toujours préférer juger d’une production dans son économie générale, et donc il aurait fallu voir l’ensemble du Ring, c’est programmé pour l’an prochain à Dresde. Ce qu’on en voit dans Die Walküre n’arrive pas à convaincre. Mais on sait bien que Die Walküre est la seule journée du Ring qui ait sa vie propre et son autonomie. Il s’agit donc d’une reprise de répertoire avec une distribution luxueuse, un chef prestigieux et un des meilleurs orchestres allemands. C’est suffisamment appétissant pour manger de ce pain là, même sans les autres journées du Ring.
La mise en scène de Willy Decker montre comment Wotan est le démiurge qui manigance toute l’histoire : c’est écrit a priori dans le texte et donc rien de nouveau sous le soleil. Il entre en scène brandissant la maquette du décor qu’on va découvrir, il ouvre et ferme le rideau, et d’un geste, il fait mouvoir les personnages et installer les situations. Le décor qu’il imagine est clos: une sorte de boite tragique dont il va tirer les fils, un cube de bois au centre duquel trône un tronc stylisé dans lequel est fichée une Notung plus grande que nature, bien visible, un objet en soi théâtral, devant laquelle se trouvent des rangs de fauteuils rouges de théâtre.
Siegmund épuisé erre dans les travées, et entre sur le plateau « marqué » par Wotan qui d’un geste le fait grimper sur scène pour que commence l’acte.

Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler
Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler

Dès cette première image, on a compris que Wotan est l’ordonnateur de la pièce. Il apparaîtra pendant le premier acte aux moments clefs, et notamment à la fin, quand Notung est arrachée au tronc. Une épée-pieu, dorée, qui fait pendant à celle tout aussi monumentale de Hunding. On devine systématiquement les moments où Wotan va apparaître : plusieurs fois dans la soirée d’ailleurs certains moments sont tout aussi prévisibles, ou sans doute déjà vus (le final de l’acte II par exemple). Mais le théâtre est aussi répétition et intertextualité.
Les rangées de sièges sont légèrement bombées, suivant une courbure qu’on suppose être celle de la terre (ce qui se confirmera au dernier acte): Wotan, n’est-ce pas, ne peut qu’être le metteur en scène du théâtre du Monde, avec les gestes grandiloquents d’un magicien.
Ainsi sommes-nous spectateur du spectacle de Wotan, théâtre dans le théâtre qui sans doute involontairement (à moins que… ?) rappelle que Wagner connaît bien la dramaturgie baroque, avec ses magiciens, ses forêts profondes et ses épées enchantées. Wotan-Alcina en quelque sorte.
Lorsque Siegmund chante Winterstürme wichen dem Wonnemond le mur du fond s’élève et laisse voir (avec quelque fumée) d’autres fauteuils dont les rangs suivent la courbure de la terre qui annoncent le troisième acte (où apparaîtra la lune dont il est question dans le texte) : Willy Decker place les cailloux blancs du Petit Poucet…

Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler
Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler

Les costumes contemporains, de ce contemporain intemporel, vont déterminer les rôles, les jumeaux sont habillés en écru de manière similaire,  Hunding  d’une redingote brune (une couleur jamais très sympathique) et tous les Dieux et Walkyries sont en noir, d’un noir un peu pessimiste voir funéraire (Fricka). Du point de vue de la conduite des acteurs, on reste un peu en retrait, les gestes demeurent habituels, aucune surprise de ce côté là et même si certains mouvements sont intéressants comme les jeux avec le rideau -noir- qui ferme l’espace de jeu-scène, ou celui avec le portrait de mariage d’Hunding et Sieglinde, seul tableau accroché au mur, ou même la manière dont Sieglinde, à qui Hunding a confié son épée, la retourne contre lui en le menaçant avec une telle violence qu’il en prend peur…voilà quelques moments sortant d’un ordinaire plutôt plat.

Fricka (Christa Mayer) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Fricka (Christa Mayer) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Même principe au deuxième acte, l’espace scénique est cette fois ouvert des deux côtés, comme au final du premier, c’est l’espace des sommets, sinon l’ivresse, et la scène est encombrée de maquettes de monuments. Cette fois-ci, Wotan est le grand architecte de l’univers, d’une architecture très marquée historiquement, on se prend (pour tromper l’ennui ?) à regarder les maquettes et chercher à les identifier : il y a un Palais Farnèse stylisé (Sangallo le Jeune et Michel Ange), une abondance de coupoles romaines, y compris en construction (la coupole étant la reproduction architecturale du ciel) mais aussi et surtout l’église de Santa Maria della Consolazione de Todi, attribuée à Bramante : Bramante, Sangallo, Michel Ange, c’est à dire tous les architectes qui firent des projets pour Saint-Pierre de Rome et qui suivaient les traités d’architecture de Leon-Battista Alberti.  En somme, un espace de construction de la nouvelle Rome qui s’appuie sur une étude marquée de l’Italie et surtout de la Rome de la Renaissance; les statues que les Dieux portent allègrement sont des statues renaissance, que les artistes (architectes et sculpteurs, comme Michel Ange) ont élevées pour marquer la relation à la Rome antique.
Tout pouvoir exorbitant se relie d’une manière ou d’une autre à une Rome impériale rêvée, appliquant le vers cornélien (dans Suréna) « Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis » : c’est le pouvoir des papes, c’est le pouvoir des empereurs du Saint Empire Romain Germanique (et le Sac de Rome des lansquenets de Charles Quint en est un des effets), ce fut évidemment le propos des fascistes et de Mussolini (l’EUR à Rome) et celui des nazis avec le projet de Germania d’Albert Speer et Arno Breker (prix de Rome – eh oui –  qui puise son inspiration dans les modèles de la statuaire et de l’architecture Renaissance ): on aperçoit d’ailleurs dans les projets quelques éléments « modernes ».

Acte II Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Acte II Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Avec une précision minutieuse, Decker affirme une idée reprise plus tard par le médiocre Kramer à Paris, et déjà par de nombreuses mises en scène du Ring depuis les années 1980 qui relient le rêve du Walhalla aux rêves architecturaux réels ou rêvés de l’histoire du monde et des puissants. Rien de nouveau sous le soleil, même en 2001 où le Regietheater pur et dur brûlait de ses derniers feux.
La scène de l’annonce la mort, où Siegmund et Sieglinde errent dans les travées (dans l’anonymat du monde extérieur qui n’est pas celui des Dieux), est assez bien réglée avec Brünnhilde installée derrière en rideau (sur la scène-domaine des Dieux) qui apparaît en transparence puis descend pour soutenir enfin Siegmund. En descendant du domaine du divin, elle s’en abstrait d’elle-même, comme lui dira Wotan au troisième acte…

Acte II Sieglinde (Petra Lang) , Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Acte II Sieglinde (Petra Lang) , Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Le combat , en coulisse, est soustrait à la vue du spectateur, avec une discrète sonorisation des voix (pas si discrète pour celle de Brünnhilde) donnant un aspect un peu surnaturel à l’ensemble et sensé accentuer l’aspect dramatique car ce qu’on en voit se lit sur le visage dévasté de Sieglinde. Sur scène apparaissent enfin les héros vaincus, Siegmund s’écroulant et puis Hunding, vainqueur et éliminé par Wotan. Comme Decker sait que depuis Chéreau, il faut qu’il se passe dans cette scène quelque chose entre Siegmund et Wotan, il fait sortir vers le fond Wotan qui part poursuivre Brünnhilde (le spectateur se dit que ce départ ne peut avoir lieu ainsi, simplement) mais qui hésite, pour revenir sur ses pas et prendre Siegmund dans ses bras (Le spectateur dit « ouf ! » en remerciant Chéreau) pendant que le rideau tombe.
Ainsi donc, beaucoup de paillettes pour pas grand chose de neuf dans les idées développées par Willy Decker : en 2001, ces idées apparaissaient déjà rebattues, voire usées.
Le troisième acte voit disparaître « la scène sur la scène », et ne restent que les gradins disposés sur la courbure de la terre. Les Walkyries descendent du ciel à cheval sur des éclairs qui ressemblent à de grossières flèches de carton: la didascalie de Wagner dit « Einzelne Wolkenzüge jagen, wie vom Sturm getrieben, am Felsenaume vorbei » et qui dit Sturm dit éclairs , confirmant l’idée d’une scénographie baroquisante et d’un théâtre de carton pâte voulu par un Wotan moins Dieu qu’illusionniste.

Le Walkyries, Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Le Walkyries, Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Du point de vue de la conduite des acteurs il ne se passe rien d’important et de neuf, c’est même l’acte le plus pauvre sous ce rapport, mais il est difficile de faire un drame entre des rangs de fauteuils de théâtre. Brünnhilde est installée enfin non sur son traditionnel rocher, mais sur la lune (Siegfried sera donc le premier cosmonaute ? ou le premier Prométhée qui va braver le monde des Dieux en allant sur la lune ?), une lune blanche qui apparaît en fond de scène, derrière la courbure de la terre. Après tout, le Ring est une cosmogonie. Et Wotan ferme en image finale le rideau noir. The show is over.
C’est ce qui reste d’une mise en scène qui assène lourdement des évidences, avec quelques moments bien réalisés (jeux de Brünnhilde dans et avec le rideau), dont le premier acte est peut-être le plus accompli et qui peu à peu s’installe dans un aimable ennui, laissant les chanteurs plus ou moins livrés à eux-mêmes faire ce qu’ils ont l’habitude de faire, mais peut-on demander plus, pour une reprise vieille de quinze ans où l’on n’imagine pas le metteur en scène revenu pour régler le travail.
Ce propos déjà vieilli à sa création en 2001 fait que c’est sur la musique qu’il faut se concentrer, et ne pas disserter sur la liaison de la scène et de la fosse, puisque la scène est has been.
Christian Thielemann libre de ses initiatives et bien peu bridé par ce qui se déroule sur le plateau propose un travail hautement et presque exclusivement symphonique, le superbe prélude aux enchainements somptueux, à l’éclat magistral avec une souplesse de l’orchestre qui laisse bien augurer de la suite, donne immédiatement une couleur cosmique à l’entrée de Wotan qu’on voit sur la scène pendant les dernières mesures. Mais l’approche de Thielemann fait de l’orchestre un protagoniste exclusif sans toujours considérer les chanteurs : c’est souvent très fort, couvrant le plateau (Ventris !), dans une entreprise seulement préoccupée du son, un bon son, celui de la Staatskapelle Dresden dont les cuivres cependant semblent en bien petite forme, plus préoccupé de soi que de l’ensemble. Onanisme du son qui réserve de magnifiques moments (prélude des premiers et second actes), un son clair, qui fait entendre tous les instruments, qui semble aller dans les tréfonds de la partition et qui pourtant manque étrangement de relief interne, peu de mises en valeur de détails, pourtant souvent mis en relief chez d’autres chefs, c’est notable dans les dernières mesures, superbes dans leur globalité, moins intéressantes par l’interprétation et la mise en relief des phrases instrumentales (la flûte quasiment absente qui donne pourtant tant d’émotion à cette fin !), une grandeur plate en quelque sorte qui n’entre jamais ou rarement en dialogue avec le plateau. C’est une direction qui ménage des effets, mais offre peu d’émotion et surtout peu de discours sur l’œuvre, car elle est plus intéressée par soi que par ce qui se passe ou par ce qui est dit. Cela me rappelle (allez savoir pourquoi) ces magnifiques écritures de papyrus byzantins, superbes à voir, avec leurs courbes et leurs déliés, qui écrivent des textes qui ne véhiculent pas de sens.
On a l’habitude de considérer Thielemann comme l’héritier des grands Kapellmeister allemands qui transmettent une tradition, mais l’audition des grands du passé montre que le souci du sens était beaucoup plus marqué. Un Barenboim, dont le modèle est depuis toujours Furtwängler, est lui aussi héritier de cette grande tradition propose un Wagner hautement symphonique, mais ancré dans le drame, prodigieusement vivant et présent à la scène et au monde. Le Wagner de Thielemann, sous vitrine, aux vibrations peu soucieuses d’être ressenties, emphatiques plus que sensibles, me reste ce soir très étranger, et pour tout dire pas vraiment en phase avec le propos wagnérien.

Il est probable que le temps de répétitions a été réduit au minimum, laissant les chanteurs faire ce qu’ils doivent plus ou moins faire sur toutes les scènes : pour de telles reprises, il faut une compagnie de qualité, rompue à ce répertoire. C’est globalement le cas, et si les bonne surprises  viennent, elles ne viennent pas des « grands protagonistes », Brünnhilde, Wotan, Sieglinde, mais des deux autres, Hunding et Fricka.

Georg Zeppenfeld (Hunding) ©Frank Hoehler
Georg Zeppenfeld (Hunding) ©Frank Hoehler

Le Hunding de Georg Zeppenfeld m’est apparu dans l’économie générale de la distribution vraiment magnifique, mais pour cette raison même presque en décalage avec l’économie générale de la soirée. Zeppenfeld propose un Hunding totalement maîtrisé, très lyrique plus que brutal, avec une voix jamais tonnante, toujours magnifiquement projetée, et surtout un souci de la sculpture du texte et de la parole qui fait de sa prestation un modèle de diction théâtrale poétique. Le texte est d’une clarté cristalline et le chanteur lui donne une couleur si élégante qu’elle humanise le personnage. La voix de Zeppenfeld est plus claire que les voix de basse qu’on propose habituellement pour ce rôle (c’est aussi ce qui rendait son Marke si particulier à Bayreuth l’an dernier), c’est aussi une voix plus juvénile, qui en fait un rival direct de Siegmund. Grand moment et grande interprétation.
Pourtant, je le répète, cette prestation est presque en décalage stylistique avec le reste parce qu’elle ne se place pas en écho de la couleur générale de la musique et de la distribution, elle dit autre chose que ce que dit la musique telle qu’elle est proposée par le chef. Par le soin jaloux que Zeppenfeld donne au texte, on le verrait plus en cohérence avec une interprétation à la Petrenko, dont le souci du tressage musique texte est si prégnant, et qui est si absent ici.
L’autre belle surprise, c’est Christa Mayer, de la troupe de la Semperoper, dans une Fricka très soucieuse de l’expression: elle aussi sculpte les mots et leur donne un sens; elle est une Fricka distanciée, froide, qui n’abuse pas d’effets démonstratifs, mais qui par la couleur, par la belle projection, la rend très présente et pleine d‘autorité. La voix plus insinuante qu’imposante, l’intelligence du chant la placent à mon avis immédiatement dans les Fricka qui comptent, et il n’y en a pas beaucoup.
Une des difficultés de distribution de Die Walküre ne vient pas des protagonistes, mais des huit Walkyries (tout comme le groupe des Maîtres dans Meistersinger, voire des Filles fleurs dans Parsifal), car si les rôles sont brefs, leur impact sonore sur l’ensemble de la scène est fort, pas tant dans les ensembles que dans les interventions singulières, notamment au début de l’acte, celles de Gerhilde (Sonja Mühleck) ou Helmwige (Christiane Kohl), plus proches du cri, dérangeaient singulièrement, même si dans l’ensemble des Walkyries, on reconnaissait avec plaisir Nadine Weissmann (Schwertleite), la magnifique Erda de Bayreuth. Ce n’était pas tant les ensembles que certaines stridences acides singulières qui gênaient et qui ont eu des retombées négatives sur l’impression d’ensemble.

Le Wotan de Markus Marquardt, un Wotan maison, est peu connu . La voix est assez puissante,  bien projetée, même si la présence scénique notamment au deuxième acte, laisse à désirer, avec des mouvements et des gestes attendus. Il faut à Wotan notamment au deuxième acte une présence par le texte plus que par la puissance (à ce titre, Wolfgang Koch fit ces dernières années à Bayreuth la plus grande impression, avec un deuxième acte incomparable d’intelligence). Ici, le deuxième acte de Wotan et notamment son monologue restent en deçà du nécessaire, même si la prestation reste passable. Cela passe effectivement sans casser, ce Wotan là assure sans étonner ni séduire.
Le Siegmund de Christopher Ventris pose d’autres problèmes. La voix est assurément élégante, le style impeccable, la diction correcte. Le chanteur est intelligent, mais affiche une couleur de Belmonte et non celle d’un Siegmund dont il n’arrive pas à assumer l’héroïsme; dans les parties plus lyriques, il passe sans aucun problème la rampe et sait être émouvant, dans les parties plus dramatiques ou plus héroïques (final du I par exemple), il a plus de difficultés, notamment parce qu’il a à lutter contre un orchestre qui ne fait pas de quartier et qui joue sa partition au risque d’étouffer celle des autres. Ses « Wälse » sont assurés sans être tenus outre mesure, et son dialogue avec Brünnhilde dans l’annonce de la mort reste un peu pâle : même si la partie est ici plutôt retenue, on doit entendre dans les « Grüße mir Walhall, Grüße mir Wotan… » une sorte d’héroïsme réprimé et tendu qui n’apparaît pas ici. Ventris (qui remplace Botha initialement prévu) a bien la douceur qui sied à certains aspects du personnage, il lui manque la tension épique.
Au contraire de Christopher Ventris dans Siegmund, Petra Lang dans Sieglinde peut difficilement assurer des parties plus lyriques. Son premier acte n’est pas très réussi, avec des attaques ratées et surtout des problèmes de justesse qui interviennent à chaque fois qu’elle tente de retenir sa voix ou chanter de manière plus fine ; elle a déjà chanté Sieglinde, notamment à Munich, et c’était un peu plus réussi. Ici, ce sont les défauts de cette voix que l’on retient, c’est à dire le manque de contrôle et de justesse, les sons fixes et le manque de modulation.
Plus généralement, je me demande pourquoi aujourd’hui on confie indifféremment Brünnhilde ou Sieglinde aux mêmes artistes, comme si les deux rôles étaient interchangeables parce que tous deux dramatiques. Chaque rôle a sa couleur, et Wagner dans l’écriture le fait bien sentir. Dernesch, qui était une Isolde très lyrique avec Karajan, fut une Sieglinde fulgurante (à Paris, avec Solti, inoubliable). Hannelore Bode, ou Jeanine Altmeyer furent les Sieglinde merveilleuses de Boulez-Chéreau et elles ne furent jamais des Brünnhilde. Janowitz le fut avec Karajan et ce n’était certes pas une Brünnhilde, mais Karajan était un magicien qui savait travailler les voix qu’ils désirait, même si a priori pas adaptées à certains rôles (par exemple Freni dans Aida), Waltraud Meier elle-même fut une merveilleuse Sieglinde (notamment avec Sinopoli à Bayreuth aux côtés d’un Domingo rayonnant, mais aussi avec Barenboim), qui n’aborda jamais Brünnhilde et qui fut l’Isolde que l’on sait. Bref, les deux rôles sont très différents par la couleur et demandent d’être vraiment différenciés. Or depuis quelque temps, les Stemme, Lang, Herlitzius ont chanté les deux rôles, voire aussi Isolde, avec des fortunes diverses, comme si le fait d’avoir les notes et la puissance justifiait qu’on puisse indifféremment chanter tous les rôles wagnériens. Sieglinde demande la puissance, mais aussi la retenue et le lyrisme, avec une ligne très contrôlée, et c’est ce qui faisait le prix d’une Anja Kampe à Bayreuth capable du cri déchirant de la mort de Siegmund, et d’une urgence lyrique incroyable au premier acte.
Petra Lang ne se réalise vraiment que dans la violence, le cri et l’hystérie. Ainsi donc ses deuxième et troisième actes sont-ils plus urgents, plus réussis, parce que la voix incapable d’être dans la retenue, se libère alors dans des orages éperdus. Son « Oh hehrstes Wunder ! herrliche Maid ! » est impressionnant, parce qu’elle le dit avec le ton de Brünnhilde du Crépuscule. Ainsi, c’est une Sieglinde scéniquement crédible, vocalement contrastée avec ses défauts habituels, difficulté à retenir la voix, justesse approximative, mais qui réserve tout de même quelques moments impressionnants. Est-elle une Sieglinde pour autant ? Je n’en suis pas si sûr. Je pense au contraire qu’elle ne gagne pas à maintenir le rôle dans son répertoire.
Nina Stemme était Brünnhilde. C’était le motif principal de mon déplacement. J’étais curieux d’entendre celle qui est considérée aujourd’hui comme le plus grand soprano dramatique de ce temps dans la Brünnhilde de Walküre, dont je continue de considérer qu’elle n’a pas tout à fait la couleur. Je l’ai souvent répété, elle est pour moi une Sieglinde plus crédible qu’une Brünnhilde.
Bien évidemment, il reste que sa prestation est la meilleure de la distribution. La voix est puissante et le timbre chaleureux. Cependant, l’approche interprétative peut-être sinon discutée, du moins analysée. Il est clair que le deuxième acte est moins facile pour elle que le troisième, où elle a été totalement convaincante. Les hojotoho initiaux redoutables sont passés sans encombre, mais avec tout de même quelque stridence, et quelques attaques n’étaient pas aussi propres que ce qu’elle nous a souvent donné à entendre, comme s’il y avait quelque difficulté à placer la voix ; mais c’est dans l’annonce de la mort qu’elle m’a semblé plus en difficulté, non vocale cette fois-ci, mais avec la situation et la couleur du texte, dit avec une certaine linéarité pour ne pas dire monotonie. J’ai dans l’oreille ce que faisait Foster à Bayreuth, perchée sur son puits de pétrole, avec une douceur, une intériorité et une force émotive rares que l’on ne retrouve pas ici. Le ton est plus neutre, l’émotion moins évidente. Le rôle du chef est ici déterminant : Petrenko faisait du note à note, faisant travailler chaque syllabe (tout comme d’ailleurs avec Wotan dans son monologue) avec un pointillisme maniaque, on n’a ici un chanteur que le chef accompagne mais n’aide pas : chacun joue sa partition, vies parallèles.

C’est au troisième où elle montre vraiment ses qualités et où elle domine totalement et le rôle et la distribution. La voix s’épanouit avec des variations de couleur, elle joue du personnage, tantôt enfant, tantôt adulte, elle séduit et cela s’entend. C’est un magnifique travail musical qu’elle nous offre ici, rendant l’ensemble du 3ème acte d’une grande tension et d’une indiscutable poésie (notamment dans des moments presque belcantistes)  tant dans l’héroïsme du début que l’intériorité de la scène II avec Wotan.
Chaque époque a ses modèles et ses stars, et les vieux mélomanes ont toujours l’impression qu’avant c’était mieux. Lorsque j’écoutais mes premières Walkyries (ma première fut avec Theo Adam et l’Opéra de Berlin Est en avril 1973 au TCE à Paris), les voix me semblaient plus caractérisées. Rien de commun entre une Dernesch (Sieglinde) et une Jones (Brünnhilde) à Paris avec Solti dans la belle production de Klaus Michael Grüber et les merveilleux décors d’Eduardo Arroyo. Une Nilsson avait la voix tellement ailleurs qu’elle était reconnaissable entre toutes, et faisait taire toute comparaison : elle lança, en bis dans son dernier concert à Paris (elle devait avoir un peu moins de 65 ans) les hojotoho initiaux de la Walkyrie et ce fut (encore) fou. Une Gwyneth Jones avait pour elle, avec des défauts vocaux que tout le monde connaît, une puissance d’émotion dans le port et dans le regard, une présence à la scène qui faisait tout oublier.
Assez récemment, j’entendis à Valence, avec Mehta, Jennifer Wilson dans Brünnhilde aux côtés de l’encore jeune Lance Ryan et ce fut pour moi la dernière chanteuse qui qui me semblait avoir la couleur exacte de Brünnhilde. Mais malheureusement, Wilson ne semble pas maintenir les promesses d’alors.
Nina Stemme a pour elle la santé vocale, la largeur de la voix, un timbre chaud, la puissance mais elle n’a pas tout à fait l’aura scénique qui l’accompagne, elle n’a pas la présence d’une Jones, ou même d’une Herlitzius. C’est une très grande d’aujourd’hui, qui n’arrive pas à effacer en moi certains souvenirs du passé, il reste que sans elle l’essentiel de la Walkyrie à laquelle j’ai assisté à Dresde se serait écroulé.

Au total, une soirée évidemment d’un bon niveau, mais qui n’atteint pas les sommets que le cast pouvait laisser espérer. Aucun regret cependant, car le bonheur wagnérien, c’est d’abord Wagner.[wpsr_facebook]

Sieglinde (Petra Lang) entourée des Walkyries ©Frank Hoehler
Sieglinde (Petra Lang) entourée des Walkyries ©Frank Hoehler

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: DIE GÖTTERDÄMMERUNG DE RICHARD WAGNER le 13 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Voyage de Siegfried (Lance Ryan) sur le Rhin ©Wilfried Hösl
Voyage de Siegfried (Lance Ryan) sur le Rhin ©Wilfried Hösl

C’était le cinquième Götterdämmerung dirigé par Kirill Petrenko que je voyais cette année (deux à Munich, trois à Bayreuth) et par ailleurs le troisième[i] dans cette production découverte en janvier 2013:  un Götterdämmerung dirigé par Kirill Petrenko ne se rate pas, même dans une production désormais rodée, vue et revue, mais dont l’intelligence et la justesse ne lasse jamais, qui en fait probablement la production la meilleure du Ring aujourd’hui, et de Götterdämmerung en particulier. Cinq fois Petrenko dans la même œuvre, et ce fut encore différent, car il est de la race des chefs qui ne se répètent jamais et qui vous emmènent toujours ailleurs.
J’ai longuement rendu compte de cette production plusieurs fois, et je n’infligerai pas une analyse déjà développée, j’en rappelle seulement les éléments principaux. Andreas Kriegenburg souligne l’aspect parabolique de cette histoire, qui commence dans le mythe et finit dans le monde, qui commence par le mensonge et finit par le mensonge, qui commence par le refus de l’amour et finit en rédemption par l’amour. Kriegenburg en fait une fable où triomphe une humanité solidaire, après avoir traversé la ruse (Rheingold), la raison d’Etat (Walküre), le conte (Siegfried).  On se souvient que la mise en scène utilise pour ses tableaux des dizaines de figurants justement figurant le Rhin, les arbres, la forge, et plus généralement tous les lieux de l’histoire. Götterdämmerung abandonne ces images pour tomber dans l’hyperréalisme du monde, les Nornes évoluent au milieu d’un groupe de réfugiés radioactifs post-Fukushima (le monde est donc déjà mort ou quasi) Siegfried et Brünnhilde chantent leur duo d’amour initial dans un espace encore imagé (le Rhin fait de figurants, encore une fois dans « Le voyage de Siegfried sur âme Rhin »), puis Siegfried, qui ignore le mensonge et la tromperie tombe dans un monde où il est perdu, où il est ignoré, dans la foule anonyme d’employés qui courent partout au milieu d’un espace déshumanisé, un outlet de mode fait de verre et de métal, où la seule loi est le profit (le mot Gewinn est projeté à satiété) et dont les chefs ne vivent que d’alcool et de jouissance sexuelle exercée sur le petit personnel.

Cocktail..pas bon Siegfried (Lance Ryan), Hagen (Hans-Peter König), Gunther (Markus Eiche) ©Wilfried Hösl
Cocktail..pas bon Siegfried (Lance Ryan), Hagen (Hans-Peter König), Gunther (Markus Eiche) ©Wilfried Hösl

Siegfried n’est pas préparé, découvre les habitudes étranges de ce petit monde gavé (les cocktails par exemple) et à la faveur du filtre préparé par Hagen découvre aussi la femme merveilleusement incarnée dans la Gutrune de Anna Gabler, prodigieuse actrice, la meilleure Gutrune scénique possible. Siegfried victime d’un monde qui n’est pas le sien, trompé et puis trompeur, emmêlé dans les mensonges et les contradictions (vol de l’anneau à Brünnhilde), finit misérablement.
Dans ce monde pourri jusqu’à la moëlle (le nôtre ?), Hagen et Alberich ne sont pas les pires qui après tout cherchent à récupérer leur bien, et méprisent ces petits êtres politicards et jouisseurs que sont les Gibichungen.

Image finale, Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl
Image finale, Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl

Au final, Brünnhilde rétablit l’ordre du monde perverti par l’or. Reste sur scène Gutrune, qui a tout perdu, richesse, puissance, Siegfried, Gunther son frère et qui se retrouve seule au milieu des ruines de ce monde factice, mais qui est récupérée par l’humanité pure du début de l’histoire (Rheingold) qui l’entoure et forme une grande fleur blanche qui est l’espoir d’un avenir plus radieux.
Andreas Kriegenburg nous raconte une grande, terrible, mais belle histoire, par une vraie lecture qui en épouse parfaitement la dramaturgie, et qui laisse une trace incroyable chez le spectateur. A chaque vision, on retrouvre l’intelligence du propos, l’ironie de la lecture des personnages, quelquefois même l’humour, et toujours la très grande humanité d’un regard à la fois juste et tendre. Je l’affirme encore une fois, c’est la plus grande mise en scène du Ring aujourd’hui, sans aucun contredit possible. Castorf a une lecture d’une profondeur et d’une froideur impitoyable, une lecture destructrice et pessimiste, qui refuse le conte et le rêve, et c’est un choc, mais Kriegenburg, qui lit le monde de la même manière, reste ouvert sur un possible avenir, et son optimisme et son sourire ne quittent pratiquement jamais la scène, et cela n’a pas de prix par les temps qui courent, qui montrent chaque jour la vérité prophétique de la lecture wagnérienne.
Alors, on allait à ce Crépuscule, parce qu’un Wagner à Munich « la seconde Maison » ne se refuse pas, parce que Petrenko dans Wagner ne se refuse pas, et parce qu’on ne se lasse pas des grands spectacles.
La distribution proposait dans les deux rôles principaux Lance Ryan, jeté de Bayreuth dans les conditions qu’on sait, pour la première fois dans cette production (de Götterdämmerung) et Petra Lang dont la Brünnhilde est pour le moins discutée.
Pour le reste de la distribution, que du lourd, mais bien des nouveaux, Markus Eiche en Gunther, Hans-Peter König en Hagen, Anna Gabler en Gutrune, Christopher Purves en Alberich, Michaela Schuster en Waltraute et les filles du Rhin et les Nornes magiques, faites pour partie d’éléments de la troupe (Eri Nakamura, Okka von der Damerau par exemple) et donc somptueuses.
Lance Ryan fut un très grand Siegfried, il le fut à ses débuts dans le rôle, à Karlsruhe, il le fut il y quelques années à Valencia, il le fut moins à Bayreuth. Mais  il y a quelques années comme aujourd’hui, il est un acteur prodigieux de vérité et d’engagement, et d’intelligence et de générosité. Et ce soir, il a été un grand Siegfried, scéniquement et vocalement.
Car le problème de Lance Ryan, c’est le timbre : un timbre nasal, très ingrat quand il est fatigué et très désagréable avec des sons à la limite du supportable. Mais quand il est en forme, les choses passent bien, grâce à un sens de la couleur exceptionnel, un sens de la parole, et une capacité à tenir des notes, à varier les facettes de sons, et une voix juvénile et claire qui convient parfaitement au personnage.
Son premier acte fut exceptionnel à tous points de vue, naïveté, violence, brutalité, puissance, présence incroyable. Plus fatigué dans le deuxième acte où certaines notes passaient mal, il a été phénoménal dans un troisième acte en tous points exceptionnel pour tous. Au total, il a vraiment été convaincant et il y a longtemps qu’on ne l’avait pas entendu dans une telle forme.

Petra Lang (Brünnhilde) ©Wilfried Hösl
Petra Lang (Brünnhilde) ©Wilfried Hösl

Petra Lang qui a une voix immense chante Ortrud à tous les étages, quel que soit le rôle (ce sera sans doute étrange dans Isolde l’an prochain à Bayreuth). On connaît ses qualités d’engagement vocal, on connaît aussi les défauts qui en découlent quelquefois : une voix pas toujours stable, souvent de lourds problèmes de justesse, des sons manquant de propreté. En bref, une chanteuse engagée et enflammée, mais avec des risques permanents de dérapage.
Honnêtement, sa Brünnhilde en ce 13 décembre n’a pas démérité : elle a été prodigieuse au premier acte, aussi bien dans sa scène avec Siegfried que dans celle avec Waltraute, et vraiment convaincante, engagée, vocalement sans failles au deuxième acte; elle a un peu payé cet engagement à 100% dans un troisième acte moins réussi, même si correct (mais pas au-delà). Ce fut quand même sans conteste un de ses meilleurs soirs, je ne l’ai jamais entendue aussi émouvante, notamment au premier acte. Je sais qu’elle n’est pas très appréciée et que certains lecteurs afficheront leurs doutes, mais en chant, les choses ne sont jamais définitives et Petra Lang ce soir fut une grande artiste, estimable, touchante, incroyablement engagée.
Hans-Peter König est un Hagen humain. Il a cette chaleur dans la voix qui fait que même dans les pires des rôles (Hunding..) il conserve un espace pour l’humanité. Et c’est pour cela qu’il me plaît. Il n’est pas un  Hagen tout d’une pièce fait de noir désir, il y a comme une lueur…la voix a aussi ce côté un peu rassurant : même si elle reste puissante et sonore elle est légèrement, très légèrement voilée, et la couleur n’est ainsi pas uniforme, plus subtile, plus travaillée. C’est vraiment une présence, et qui réussit à faire de Hagen un personnage intéressant, une sorte de perdant plein d‘espoir, un Hagen qui donne dans une sorte de subtilité à laquelle on n’est pas habitué tout en gardant une force peu commune.

Markus Eiche (Gunther) ©Wilfried Hösl
Markus Eiche (Gunther) ©Wilfried Hösl

La surprise (en est-ce une ?) vient de l’extraordinaire Gunther de Markus Eiche. On connaît la qualité de ce chanteur, mais il réussit là à composer un personnage de minable, sans être caricatural. Doué d’une diction exemplaire, d’une rare intelligence dans la manière de dire le texte, d’un jeu qui a su parfaitement épouser le désir du metteur en scène de faire de ce personnage une sorte de clown bête et méchant. La voix est parfaitement projetée et posée, puissante et claire; le personnage est composé à souhait dans sa bêtise et sa faiblesse. C’est un moment prodigieux que de le voir évoluer dans le style du jouisseur idiot, et quel musicien !
Christopher Purves est inhabituel dans ce rôle d’Alberich, on le voit plus dans des Britten (Balstrode). Alberich, jeune et puissant dans Rheingold, mûr et violent dans Siegfried, est vieilli et inquiet dans Götterdämmerung, même s’il reste le dernier à vivre, comme le soulignait Kupfer dans sa légendaire mise en scène de Bayreuth. Purves ne pourrait peut-être pas aussi bien réussir un Alberich de Rheingold,  mais dans Götterdämmerung, j’ai rarement, très rarement entendu un Alberich qui distillât le texte d’une manière aussi intelligente et aussi raffinée. Il est expressif, il est tout sauf histrion, tout sauf démonstratif, mais intérieur, mais ombrageux, voire émouvant. Une incarnation à laquelle on ne s’attendait pas, même si le chanteur est de qualité. Un Alberich qui sied à cet Hagen et qui fait de la scène initiale du deuxième acte un des grands moments musicaux et un des grands moments de théâtre (par la seule vertu du texte, d’un texte qui n’a jamais sonné aussi juste et aussi humain) de la soirée. Il est vrai que Petrenko accompagne la scène avec une subtilité et une tension inouïes. L’ensemble m’a frappé, car c’est une scène qui doit être à la fois très intérieure et paradoxalement spectaculaire. Elle l’était grâce à cette conjonction des astres.

Michaela Schuster (Waltraute) ©Wilfried Hösl
Michaela Schuster (Waltraute) ©Wilfried Hösl

Michaela Schuster est une chanteuse valeureuse et engagée, elle a été une Waltraute exceptionnelle, par la diction d’abord, avec un texte mâché, digéré, sculpté, dit avec une expressivité rare, avec un volume immense et contrôlé à la fois, et avec une présence incroyable, donnant à la Brünnhilde de Petra Lang une réplique vibrante, enflammée, douloureuse et faisant de cette scène attendue entre toutes un des sommets de la soirée qui en compta décidément beaucoup.

Siegfried (Lance Ryan) et Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl
Siegfried (Lance Ryan) et Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl

Anna Gabler a été Gutrune, bête comme une oie, mais ondoyante, mais séduisante, mais amoureuse aussi, et émouvante dans sa manière de ne rien comprendre à ce qui est mis en jeu. Il faut la voir se balancer sur son cheval de bois en forme d’Euro dans sa robe rouge monumentale pour comprendre qui elle est.  Mais là où elle devient exceptionnelle, voire mythique, c’est au troisième acte, défaite, déchirante, en larmes (elle avait les yeux mouillés aux saluts), avec une voix bien plus présente qu’en mars dernier, de cette puissance rauque et désespérée qui saisit le spectateur dans la scène finale. Faire de Gutrune un tel personnage, c’est tout simplement immense.
Magnifiques les trois Nornes d’Anna Gabler justement, Okka von der Damerau et Helena Zubanovitch, retenues, profondes, inquiétantes et tragiques et prodigieuses les trois filles du Rhin qui font vivre un moment suspendu, dans une scène si saisissante, au milieu des convives dormant après la fête, ivres morts. Il est vrai qu’Angela Brower, Eri Nakamura et Okka von der Damerau sont des piliers fabuleux de la troupe de Munich : elles réussissent à la fois à donner une vision d’ensemble, chorale, et une caractérisation individuelle. Grand moment, où Lance Ryan leur donne une réplique d’une vérité saississante.
On a déjà bien compris  que c’est une soirée exceptionnelle qui a été vécue, que le chœur dirigé par Sören Eckhoff imposant et phénoménal de volume, a rendu encore plus mémorable. L’habileté de la disposition sur toute la hauteur du décor, les masses en jeu, l’urgence de l’interprétation, tout cela couronne l’ensemble du plateau. Oui, Munich est bien la seconde maison de Wagner, voire quelquefois la première.

Kirill Petrenko dirigeant Götterdämmerung ©Bayerische Staatsoper
Kirill Petrenko dirigeant Götterdämmerung ©Bayerische Staatsoper

Car Kirill Petrenko est en fosse, détendu, souriant, attentif à tout, une sorte de Shiva de l’orchestre où chaque regard, chaque mouvement, chaque main, chaque doigt, est au service d’une intention, d’un signe, très rassurant pour les musiciens et les chanteurs qu’il guide avec une précision, une énergie et un sens dramatique exceptionnels. Il l’avait dirigé dans cette même fosse le printemps dernier un peu plus chambriste, à Bayreuth en collant un peu plus à chaque parole, à chaque dialogue, comme faisant du théâtre musical, alors qu’il fait ce soir de la musique de théâtre, c’est à dire qu’il propose une vision plus tendue, plus dramatique, plus spectaculaire, avec une clarté incroyable dans le son de l’orchestre, avec un son cristallin et presque kaléidoscopique, même si quelques scories des cuivres viennent déranger ce magnifique ordonnancement, mais un volume, mais une expansion, mais un relief encore jamais atteints. Cela reste prodigieux, cela reste phénoménal, cela reste unique : la tension qu’il met, la joie visible de diriger, l’engagement rendent l’auditeur comme hypnotisé, comme magnétisé par cette musique qui semble tomber de partout, qui semble envahir tout l’espace, torche vivante presque cosmique.
Les dernières mesures, déchainées et en même temps retenues, qui accompagnent la vision de cette Gutrune esseulée et désespérée de douleur, prennent alors à la gorge, et il faut quelques minutes pour s’en remettre et s’adonner aux applaudissements triomphaux. Triomphe pour tous, délire pour Kirill Petrenko.

Quant à moi, j’attends avec confiance le prochain Götterdämmerung munichois ou le prochain Ring dans cette production car on ne s’en lasse pas. Après un Ange de Feu exceptionnel la veille, ce Götterdämmerung couronne un week end qui confirme le théâtre munichois comme le leader incontesté du monde lyrique européen, voire mondial. Que les autres en prennent de la graine.[wpsr_facebook]

[i]
Janvier 2013 (http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=5005)
Mars 2015 (http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=10363)

Acte II ©Wilfried Hösl
Acte II ©Wilfried Hösl

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 26 juillet 2015 (Dir.mus: Alain ALTINOGLU; Ms en scène : Hans NEUENFELS)

Lohengrin Acte I ©Enrico Nawrath
Lohengrin Acte I ©Enrico Nawrath

C’est dans les vieux pots qu’on fait la meilleure soupe, et cette dernière édition de la production de Lohengrin signée Hans Neuenfels, la fameuse « production des rats » qui fit couler tant d’encre le confirme au vu du triomphe extraordinaire qui a fait exploser la salle pendant 25 minutes après le baisser de rideau : rappels, hurlements, battements de pieds, standing ovations d’une longueur inusitée notamment pour Klaus Florian Vogt : ce soir, Bayreuth était le Bayreuth des grands soirs, des grands triomphes, de ceux dont tout spectateur se souvient parce qu’il n’y a qu’à Bayreuth que cela se passe ainsi, même si le Geschäftsführender Direktor Hans-Dieter Sense a déclaré que battre des pieds nuisait à la solidité du bâtiment.
Ce Lohengrin est, avec le nouveau Tristan, le plus recherché. Il est quasiment impossible de trouver des places à la revente.
Et qui se souvient encore que Lohengrin lors de la création de cette mise en scène en 2010 était Jonas Kaufmann, venu à Bayreuth et reparti aussi vite, tant Klaus Florian Vogt a marqué et reste indissolublement lié à cette production et à ce rôle ?

Lohengrin (Klaus Florian Vogt) ©Enrico Nawrath
Lohengrin (Klaus Florian Vogt) ©Jörg Schulze

Vogt est l’un de ces chanteurs clivants : certains détestent cette voix nasale, presque adolescente par ses inflexions, d’autres le portent aux nues et chavirent. De fait, la voix de Vogt est une voix difficile, inadaptée à pas mal de rôles, on l’a entendu à la Scala dans Fidelio où il n’était pas totalement convaincant, et dans Siegmund, il est un peu irrégulier, mais quand même plus adapté. À Bayreuth (et ailleurs) il fut un Walther exceptionnel, mais Lohengrin reste sa carte de visite. On peut même affirmer qu’il est unique dans ce rôle, même si le marché lyrique peut proposer un certain nombre d’autres ténors, et même s’il arrive à Kaufmann de le chanter . Vogt a d’ailleurs peut-être une voix adaptée à un répertoire plus récent : il ferait par exemple (s’il pouvait chanter en français) un Pelléas d’exception, car il en a le côté insolite et la poésie.
Ce qui est unique, c’est que le timbre est complètement adapté à Lohengrin, tombant du ciel, venu d’un ailleurs lointain. Ce timbre est si particulier qu’il donne à son personnage un parfum d’étrangeté dont aucun autre ténor ne peut se prévaloir. À cela s’ajoute évidemment des qualités de diction, de tenue de souffle, de ligne de chant et d’homogénéité qui sont les prérequis du chant wagnérien et qu’il cumule tous. Son émission est parfaite, la clarté de son chant est à peu près unique : on comprend tout, des notes les plus basses aux plus hautes. Bref, c’est un modèle. De ma vie de mélomane je n’ai entendu pareil Lohengrin, si régulier dans la perfection en toutes circonstances. Comment s’étonner alors de la standing ovation accompagnée de tous les hurlements possibles, des battements de pieds si dangereux pour la salle par leur énergie, des applaudissements à tout rompre. Le public venait pour lui, pour cette dernière édition avant la nouvelle de 2018, et il a été comblé.

Elsa (Annette Dasch) ©Jörg Schulze
Elsa (Annette Dasch) ©Jörg Schulze

Mais il n’était pas seul, et Annette Dasch a partagé le succès phénoménal de la représentation. Beaucoup avaient émis des doutes sur son Elsa lorsqu’elle fut affichée en 2010. L’Elsa préférée d’aujourd’hui c’est Anja Harteros, vue à la Scala, à Munich, à Berlin encore ce printemps (voir ce blog). Et pourtant, Annette Dasch porte en elle une qualité qu’Anja Harteros n’a pas en Elsa, c’est la fragilité. Une fragilité vocale : la voix est aux limites, mais pour un poil reste en-deçà ; nous sommes sur le fil du rasoir. Une fragilité du personnage, juvénile, hésitant, timide, écrasé. Et ces deux fragilités conjuguées donnent à son chant une indicible émotion. Il ne faut pas attendre de cette Elsa des moments épiques, mais un lyrisme permanent, soutenu par une belle technique, une jolie ligne, que donne la fréquentation de l’oratorio, et ce soir les notes les plus aiguës étaient là, bien larges, bien soutenues par le souffle, plus franches que les années précédentes. Elle a aussi déchaîné l’enthousiasme et c’était mérité.

Ortrud (Petra Lang) Elsa (Annette Dasch) Acte II ©Enrico Nawrath
Ortrud (Petra Lang) Elsa (Annette Dasch) Acte II ©Enrico Nawrath

Petra Lang en Ortrud était dans une forme éblouissante, avec des aigus dardés d’une puissance phénoménale et sans les problèmes de justesse, qu’elle peut quelquefois avoir. Elle est une Ortrud authentique, bien plus que Brünnhilde qu’elle chante souvent, et sans doute plus que l’Isolde qu’elle reprendrait peut-être l’an prochain dans ces lieux, à ce que la rumeur fait circuler. D’Ortrud elle a les aigus éclatants, les sons rauques, la violence et la présence. Triomphe comme il se doit.

Telramund (Jukka Rasilainen) ©Jörg Schulze
Telramund (Jukka Rasilainen) ©Jörg Schulze

Le Telramund de Jukka Rasilainen était plus présent, plus en voix aussi qu’à d’autres occasions. Voilà un chanteur de très bon niveau dont on entend peu parler et qui mène une carrière solide. Son Telramund, sans être mythique (Y en a-t-il au fait ?), est présent, affirmé, la voix qui n’a pas un timbre éclatant a une belle projection et de la puissance. C’est sans doute l’une de ses meilleurs incarnations.

 

 

 

 

König Heinrich (Wilhelm Schwinghammer) ©Jörg Schulze
König Heinrich (Wilhelm Schwinghammer) ©Jörg Schulze

J’ai plus de réserves sur le Heinrich de Wilhelm Schwinghammer, très correct au demeurant, mais sans grande personnalité. La voix n’a pas la beauté intrinsèque qu’avait celle de Georg Zeppenfeld dans ce rôle, sur cette scène et dans cette production, et surtout, il ne réussit pas une incarnation aussi frappante ni aussi hallucinée : Neuenfels veut justement un Roi de comédie, une sorte de Bérenger sorti du Roi se meurt, car il veut un personnage à la Ionesco, seulement capable de confier son destin à un Telramund ou à un Lohengrin de passage et peu capable de gouverner, encore moins de faire la guerre. Schwinghammer fait avec conscience et probité ce qu’on lui demande : il joue, il n’est pas.
Autre petite déception, le Heerrufer de Samuel Youn qui était si impressionnant par la pose de voix, par la justesse de ton, par la diction, par la clarté. Cette année, il garde bien sûr ses qualités techniques éminentes, mais la voix semble moins ouverte, et surtout il a l’air de s’ennuyer. Il est vrai que dans quelques jours il sera le Hollandais, ce qui est un autre défi qu’il relève depuis plusieurs années et que le Heerrufer n’est pas un rôle bien passionnant : il demeure que, confié à des médiocres, il peut détruire une représentation (au moins le premier acte), et que de très bons Heerrufer comme Samuel Youn ou Michael Nagy, magnifique lui aussi, sont rares.

Image finale acte II©Enrico Nawrath
Image finale acte II©Enrico Nawrath

Pas de Lohengrin sans un chœur d’exception : celui de Bayreuth, dirigé par Eberhard Friedrich, désormais à Hambourg après avoir été à la tête du chœur de la Staatsoper de Berlin, est structurellement exceptionnel, depuis les origines. On ne sait quoi louer de l’éclat, de la clarté, de la diction, de la manière d’adoucir et de retenir le son, de la capacité à moduler.  À lui seul, il vaut le voyage, même affublé des masques ou des queues de rats et même sautillant avec les énormes pieds dans les costumes imaginés par Reinhard von der Thannen.
Mais tout ce qui précède est connu, confirmé, presque attendu.
La nouveauté de l’année, c’était la direction de l’orchestre confiée à Alain Altinoglu succédant à Andris Nelsons occupé avec le Boston Symphony Orchestra. Andris Nelsons est une star, qui a remporté un très grand succès dans ce Lohengrin, au point que le Festival lui confie l’an prochain un Parsifal (avec Vogt !) très attendu (même sans Jonathan Meese). Il est difficile pour un chef de reprendre une production au succès consommé, sans apparaître comme le (brillant) second, d’autant que les répétitions des reprises sont rares à l’orchestre, comme s’en sont plaint de nombreux chefs, puisque 7 opéras à répéter pendant trois semaines sont une gageure pour les espaces et pour les plannings.
Alain Altinoglu a remporté un triomphe, lui aussi, totalement justifié. Car son Lohengrin affirme d’emblée une personnalité propre, très lyrique, très « ronde », moins épique que Nelsons, mais avec des qualités de clarté, de dynamique très affirmées et une autre couleur tout aussi séduisante. La limpidité de l’approche, la distribution des volumes qui jouent parfaitement avec l’acoustique particulière du lieu, tout cela mérite d’être souligné et mérite le détour. De plus, Altinoglu est un vrai chef d’opéra, attentif aux voix, aux équilibres, qui dirige en modulant en fonction du plateau. Il y a eu quelques menus décalages, qui devraient disparaître lors des autres représentations. Il reste que l’ensemble est remarquable de vie et de naturel. C’est un Lohengrin poétique sans être éthéré, énergique quand il le faut, jamais brouillon, jamais plat, qui fait totalement honneur au maître des lieux. Alain Altinoglu est avec Boulez le seul chef français à avoir dirigé ici depuis 40 ans, et l’un des rares de toute l’histoire de Bayreuth (Cluytens, certes, mais il était d’origine belge), il reste à lui souhaiter d’être appelé ici pour une nouvelle production.
Enfin, pour la bonne bouche, parlons quelque peu de nos rongeurs.
Cette production «des rats » fit parler beaucoup d’elle au départ, à cause de la personnalité de Hans Neuenfels, toujours considéré comme un sulfureux, alors qu’il s’est beaucoup assagi avec l’âge (il a quand même 74 ans) et que le public aurait dû s’habituer depuis le temps. La production a peut être un peu vieilli, mais fait toujours sourire par son ironie (l’apparition des souris (ratons ?) roses, la manière de marcher etc…).
Au-delà des aspects anecdotiques que sont les rats, Neuenfels pose une des questions clefs de Lohengrin, à savoir le suivisme des peuples qui face à l’adversité se confient à un homme providentiel. C’est un regard clinique sans complaisance sur l’absence de recul critique des peuples et les mouvements qui conduisent au totalitarisme : comme souvent, il distancie le regard en faisant du peuple des rats de laboratoire, réputés intelligents, dont on observe les réactions, sur lesquels on fait des expériences comme il l’avait fait sur son Cosi fan tutte salzbourgeois (où les rats étaient remplacés par les insectes).

Cygne blanc cygne noir ©Enrico Nawrath
Cygne blanc cygne noir ©Enrico Nawrath

On retiendra de cette production d’autres images aussi, comme l’arrivée d’Elsa percée de flèches, martyr comme Saint Sebastien, comme le lever de rideau de l’acte II, avec ce fiacre accidenté de Telramund et Ortrud en fuite et les rats qui cherchent à tout voler, ou comme Elsa en cygne blanc et Ortrud en cygne noir dans la deuxième partie de l’acte II. Enfin, cette image finale frappante de l’acte III où un fœtus sorti de l’œuf distribue à l’assistance avide son cordon ombilical à dévorer comme on distribue le pain au peuple affamé ou comme les stars lancent leur chemise aux fans en folie, avec pour clore Lohengrin seul, devant la scène alors que tous les autres sont morts : le roi est nu.

Des images fortes, pour une mise en scène qui n’a rien de ridicule, posant la question de l’idéologie portée par Lohengrin qui dit au peuple et à l’être aimé : aimez moi sans comprendre, sans savoir, et surtout ne vous posez pas de questions : l’essence du totalitarisme.
Le prochain cygne passe en 2018 avec Alvis Hermanis, garantie de sagesse élégante, Christian Thielemann en fosse et si tout va bien, Anna Netrebko et Roberto Alagna. Une production qui fera courir ventre à terre. [wpsr_facebook]

Image finale Acte III ©Enrico Nawrath
Image finale Acte III ©Enrico Nawrath

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: LOHENGRIN, de Richard WAGNER le 31 JUILLET 2014 (Dir.mus: Andris NELSONS; Ms en scène: Hans NEUENFELS)

Acte 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Est-ce une si bonne idée que d’insérer un Lohengrin entre deux journées du Ring ? Traditionnellement, le Ring à Bayreuth est interrompu par deux journées de repos, pour les artistes, entre Walküre et Siegfried, et entre Siegfried et Götterdämmerung. Et désormais, il y a quelquefois ces soirs-là  une représentation.

On en perçoit les raisons : les spectateurs qui assistent à toutes les représentations d’un cycle (Ring+ 2 ou 3 opéras) sont relativement rares, plus fréquents sont ceux qui n’ont que le Ring, et ceux qui ont seulement les deux ou trois autres, ou même qui ne viennent que pour un seul titre. La politique de location, pour permettre à plus de monde d’avoir un billet, a consisté à ne plus donner de billets pour toute la série (sauf rares exceptions, et surtout pour le premier cycle, celui des premières, plus fréquenté par les officiels, la presse, les membres de la Gesellschaft der Freunde von Bayreuth-la Société des Amis de Bayreuth-). Ce n’était pas le cas lorsque je suis venu pour la première fois, en 1977 ou 1978, où l’on avait fréquemment 7 représentations sur 10 jours. Les choses ont évolué au moment de la Wende quand le public d’Allemagne de l’Est, et des pays ex-socialistes, a pu accéder au festival : la fameuse queue de la location est passée de 5/6 ans à 10 ans en quelques années…Par ailleurs, insérer une représentation dans un Ring s’est toujours fait, mais il s’agissait de représentations fermées, réservées en général aux associations et aux syndicats. Depuis que ces représentations ont été supprimées, il y a quelques années, on les a remplacées par des représentations ordinaires d’où la situation actuelle.
Évidemment, je fais partie de ceux qui ont un Lohengrin inséré entre deux journées du Ring. On ne se refait pas…
Aurais-je pu manquer, puisque l’occasion se présentait, d’écouter Klaus Florian Vogt dans son rôle fétiche ? Et foin des considérations sur l’homogénéité de l’écoute du Ring, puisque dans ma folle jeunesse, pendant les journées de repos, je filais à Munich écouter Kleiber.
Il reste que je ne sais si c’est le fait d’être plongé depuis quatre jours dans la découverte de la production de Castorf, ou de s’être accoutumé à la direction si particulière de Kirill Petrenko, mais ce Lohengrin, que j’ai tant apprécié en 2011 et 2012, m’est apparu plus fade.

Acte 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Je ne reviendrai que très superficiellement sur la mise en scène de Hans Neuenfels pour en rappeler les éléments forts, puisqu’elle a été l’objet de deux compte rendus (en 2012 et en 2011, cliquer sur les liens) auxquels le lecteur peut se référer. Hans Neuenfels a travaillé sur la relation de Lohengrin a un peuple qui attend le sauveur, un peuple encadré, programmé, comme des rats de laboratoire.

Acte 1, récit d'Elsa © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte 1, récit d’Elsa © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

On a beaucoup disserté sur les rats, c’est ce qu’on retiendra d’une mise en scène où, à y bien regarder, les rats sont certes envahissants notamment au premier acte, pour frapper les esprits, mais en même temps contingents, car c’est le deuxième acte et quelques moments du troisième (avec moins de rats) qui sont à l’évidence les plus réussis. Une fois qu’on a compris que tout peuple est dépendant, que tout peuple a des mouvements collectifs de suivisme, que tout peuple est manipulé, y compris par des fantoches (voir la manière dont est traité Heinrich, comme un roi à la Ionesco, le Bérenger de l’occasion, qui n’a de prise sur rien, à moins que tout ce qui se déroule ne soit qu’une projection de son esprit), on peut se concentrer sur le reste :

Elsa au premier acte © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Elsa au premier acte © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

l’étrange relation entre Elsa, figure de sainte suppliciée à la Saint-Sébastien, percée de flèches, dont la mise en scène dit clairement qu’elle n’aime Lohengrin que d’un amour contraint, qui lui sauve la mise.

 

 

 

Amour...trop tard © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Amour…trop tard © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

 

Le sentiment naîtra (avec le désir) quand il sera trop tard : relation très froide au départ, que Lohengrin conduit, persuadé qu’il suffit de dire pour que cela soit. Lohengrin vient d’un monde où l’être et l’apparence se confondent, et il arrive dans le monde, où non seulement ils ne se confondent pas, mais sont quelquefois contradictoires, un monde qui n’est pas fait pour les Lohengrin de passage et d’ailleurs, la première image du spectacle, un Lohengrin cherchant à forcer la porte de ce monde-là en y réussissant avec difficulté, aurait dû nous en avertir.

Prologue © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Prologue © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Drame de l’inadaptation, drame des faux semblants, drame du héros providentiel au service d’un peuple lâche et sans intérêt (à qui le foetus de l’image finale lancera de manière dédaigneuse son cordon à manger…) : on se demande dans ce monde-là si les deux personnages les plus humains ne sont pas Telramund et Ortrud.
Ce qui frappe en revoyant ce travail, c’est à la fois sa rigueur (excessivement ?) démonstrative  et la réduction de l’intrigue à des épures, à des signes clairs, là où nous nous moulinons nos neurones pour accéder au monde de Castorf. Habitué depuis quatre jour à la complexité et à le recherche obsessionnelle de sens, ce Lohengrin nous apparaît presque trop évident, attendu et pour tout dire presque déjà vieilli.
Après la clarté et le travail minutieux de Kirill Petrenko sur tous les détails de la partition du Ring, l’approche, plus spectaculaire, plus contrastée, plus synthétique, plus romantique aussi (c’est bien le moins pour un romantische Oper) d’Andris Nelsons demande un moment de réadaptation.
La direction d’Andris Nelsons reste très raffinée, particulièrement attentive à ne jamais couvrir les voix, et sensible. Le prélude est un grand chef d’œuvre de subtilité, le son s’installant progressivement, avec un volume allant crescendo qui évidemment convient parfaitement à l’acoustique de la salle. Mais le premier acte a connu (aux cuivres) quelques scories. Il est probable que le manque de répétitions d’orchestre, assez connu à Bayreuth (Boulez le signalait, Kleiber s’en plaignait), dû à l’exiguïté du planning, en est la cause. Le deuxième acte en revanche est une absolue réussite, d’un prélude extraordinaire de retenue et de tension, à l’explosion du chœur phénoménal (qui était apparu légèrement en retrait au premier acte) dans la partie finale. Le troisième acte continue sur cette lancée, initié par un prélude incroyable d’énergie, mené sur un tempo soutenu (plus juste que l’extrême rapidité de Mikko Franck à Vienne en avril dernier) et surtout une clarté du son tout à fait exemplaire. Nelsons est un vrai chef de théâtre, qui sait ménager les effets dramatiques, qui sait aussi être retenu à l’orchestre et valoriser la mélodie, notamment quand elle exprime la tendresse et qu’elle valorise le sentiment (c’est un vrai Puccinien, ne jamais l’oublier), notamment lorsque l’orchestre accompagne d’une manière extraordinaire contenue, le récit de Lohengrin « In fernem Land ». Un travail musical exemplaire, moins dans la sculpture de la partition que dans la peinture d’une grande fresque telles qu’on en verrait à Neuschwanstein, qui respire et qui émeut. Cela confirme la réussite de ce chef dans la fosse de Bayreuth, et nous fait attendre avec envie son Parsifal en 2016.

Final de l'acte 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Final de l’acte 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Du point de vue vocal, on ne s’arrêtera sur Klaus Florian Vogt que pour souligner l’art extraordinaire du chant qui nous est offert ici. Un art du phrasé d’abord, avec une expression d’une simplicité exemplaire, une diction d’une clarté cristalline, et une projection dont l’homogénéité toujours étonne, même si pendant le premier acte il a eu un tout petit accident en montant à l’aigu. La voix est uniformément large, convient idéalement à la salle, avec ce timbre clair et suave, légèrement nasal, reconnaissable entre tous, qui convient si bien à ce Lohengrin venu d’ailleurs. Tout paraît naturel, exempt d’effort, et surtout exempt d’affèteries ou de maniérismes. Rien n’est démonstratif, ni dans l’aigu, ni dans les moments plus dramatiques, c’est un Lohengrin égal, restant toujours cet être étranger qui regarde les aléas du monde avec étonnement et distance. Il reçoit une ovation gigantesque (un boato, diraient nos amis italiens), encore en-dessous de ce qu’il mérite sans doute. Admirable.
Pour cette année seulement, Annette Dasch qui attend un heureux événement,  a été remplacée par Edith Haller. Je me réjouissais d’entendre cette chanteuse appréciée sur cette scène même dans Sieglinde et Gutrune (et que j’ai aussi entendue à Genève). Elle aborde actuellement les plus grands rôles wagnériens (Elisabeth, Isolde). Son Elsa est en revanche décevante.
Elle a les aigus, et le volume (plus que Dasch) mais pas le son voulu, ici trop coupant, trop acéré. Originaire de Meran (ou Merano) au Südtirol, et donc italienne de langue allemande, elle a le défaut partagé par certaines chanteuses de langue allemande, y compris de très grandes, d’émettre des sons fixes et métalliques dès qu’elle monte à l’aigu, c’était dans cette salle si favorable aux voix et qui donc ne leur pardonne rien, très désagréable à entendre, notamment dans les duos ou dans les ensembles, la voix montant tout droit, sans modulation, sans frémissement, sans couleur. Elle a montré une voix puissante, certes, mais n’exprimant aucune sensibilité, et incapable de ductilité. Elle a remporté un très grand succès, parce que la voix sonne, mais c’est nous qui sommes un peu sonnés de cette manière de chanter.
Sa biographie indique qu’elle chante Contessa et Desdemona, je suis très curieux d’entendre le résultat : telle qu’elle est apparue, la voix est incapable des douceurs et de la suavité et de l’un et de l’autre rôle. C’est l’exact opposé d’Annette Dasch, qui avait toutes les qualités qui manquent à Edith Haller (sensibilité, ductilité du son, rondeur), mais qui n’avait ni le volume ni la largeur demandée à Elsa…
Le héraut de Samuel Youn est comme toujours exemplaire. Voix ronde, bien projetée, modèle de phrasé, émission homogène : c’est un rôle qui convient parfaitement à sa voix, dans lequel il n’est pas trop obligé de forcer, et qui met en valeur un timbre chaleureux, presque italien (comme beaucoup de chanteurs coréens…).
Petra Lang revenait chanter Ortrud. C’est sans conteste dans Ortrud qu’elle peut montrer toutes ses qualités : puissance, volume, facilité à l’aigu, et que les défauts (instabilité, justesse quelquefois) sont les moins visibles (ce n’est pas le cas dans sa Brünnhilde), elle est une Ortrud impressionnante, très engagée en scène, et son deuxième acte est extraordinaire de présence.

Ortrud et Telramund © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Ortrud et Telramund © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Thomas Johannes Mayer que j’avais tant apprécié dans le Wanderer à Munich, a montré des signes de fatigue, notamment au premier acte et au début du second. La voix n’a pas l’éclat noble ou le relief que quelquefois on apprécie dans Telramund (Tomasz Konieczny), mais ce timbre un peu mat est compensé par des qualités de diction, de phrasé, de couleur qui sont le signe du grand artiste. Le couple Ortrud/Telramund est ainsi remarquablement dessiné vocalement, une Ortrud violente et imposante, un Telramund un peu looser et en retrait. Leur deuxième acte est vraiment un grand moment dramatique, de tension et de théâtre.
Enfin Wilhelm Swinghammer reprend le rôle de Heinrich der Vogler où il avait succédé en 2012 à Georg Zeppenfeld. Cette jeune basse qu’on commence à voir dans les grands rôles (Sarastro etc…) et qui appartient à la troupe de Hambourg est bien installée vocalement dans le rôle du Roi. Sans être si large, ni si profonde, la voix est bien projetée et montre les qualités nécessaires au chant wagnérien, diction, phrasé, clarté de l’expression. C’est plutôt du point de vue scénique que je le trouve un peu en retrait : Georg Zeppenfeld en 2011 avait presque fait par son incarnation du personnage d’Heinrich un protagoniste dont on attendait les apparitions, il était vraiment fantastique et m’a marqué, alors que l’Heinrich de Wilhelm Schwinghammer reste plus pâle et un peu moins le personnage halluciné dessiné et voulu par Neuenfels.

En conclusion, c’est quand même sans conteste la distribution vocale la plus convaincante qu’on ait à Bayreuth aujourd’hui, malgré mes réserves sur Edith Haller. Avec un chef comme Andris Nelsons, voilà un Lohengrin musicalement remarquable, qui fait honneur à la colline verte. Pour une fois, on ne se plaindra pas du niveau du chant à Bayreuth aujourd’hui. Vive Vogt…
C’est plutôt scéniquement que le voisinage avec le travail luxuriant de Castorf (dans un tout autre ordre d’idées, j’en conviens) fait pâlir l’aura de ces rats qui firent tant couler d’encre à leur création. Sans doute désormais est-on habitué, et peut-être, malgré sa justesse, l’idée de cette communauté de rats figurant le peuple et l’armée n’est-elle peut-être pas la meilleure de ce travail. Pour ma part, le deuxième acte, moins peuplé de rongeurs (magnifique première image de cet équipage renversé et de ce cheval mort) reste l’élément porteur d’un spectacle qui continue à tenir le coup, et à triompher : c’est d’ailleurs le plus demandé du Festival.
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Image finale © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Image finale © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2013-2014: SIEGFRIED de Richard WAGNER le 30 JANVIER 2014 (Dir.mus: Ingo METZMACHER Ms en scène: Dieter DORN)

Siegfried Acte III © GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte II © GTG/Carole Parodi

 

N’ayant pu voir en novembre dernier Die Walküre, je retrouve après un peu moins d’un an ce Ring en élaboration dont Rheingold m’avait laissé un peu sur ma faim, notamment au niveau orchestral.
 L’impression est cette fois-ci meilleure, et les intentions de la mise en scène se sont précisées. Dieter Dorn n’est pas un metteur en scène médiocre, et Jürgen Rose un décorateur (quelquefois aussi metteur en scène) de très grande surface, mais peut-être tous deux sont ils en décalage face aux évolutions actuelles de la mise en scène.
Du point de vue du chant, un Siegfried inconnu (John Daszak) dans le paysage clairsemé des Siegfried qui a provoqué curiosité intéressée (Eva Wagner, Dominique Meyer et d’autres étaient dans la salle), et un nouveau Wotan/Wanderer (Tomás Tomásson) succédant à Tom Fox, voilà qui suffisait déjà pour asseoir l’intérêt.
Ingo Metzmacher conduit l’orchestre à un train assez enlevé, voire suffisamment rapide quelquefois pour gêner quelques pupitres de cuivres, maillon faible de cet orchestre, qui m’est apparu bien plus ductile et souple au niveau des cordes et tout de même plus convaincant que dans Rheingold.
 Je n’arrive pas néanmoins à trouver l’accroche pour une direction qui m’est apparue soucieuse de poser et d’accompagner l’action, soucieuse de « Gesamtkunstwerk », soignant certains moments de manière toute particulière (le second acte dans son ensemble, le réveil de Brünnhilde, ou la dernière partie du duo final) avec un sens marqué de la poésie et de l’évocation mais ne réussissant pas toujours à asseoir de vraie dramaturgie. Est-ce l’acoustique du théâtre ? Est-ce un parti pris ? L’orchestre était certes clair, mais sans  présence affirmée, même si on pouvait remarquer une certaine fluidité et une linéarité qui ne mettaient pas forcément toujours en valeur l’épaisseur du tissu de la partition. Comme si l’option était celle d’un Siegfried plutôt chambriste, intimiste, (ce qui ne va pas vraiment avec le chant de la forge). Curieusement pour un chef aussi rompu au répertoire du XXème siècle,  on lisait peu l’esprit analytique qui prévaut souvent chez Ingo Metzmacher mais plutôt un peu de conformisme et une sorte de parti pris de présence/absence un peu dérangeant, malgré des incontestables réussites.

Siegfried Acte I © GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte I © GTG/Carole Parodi

La mise en scène de Dieter Dorn est une vraie mise en scène de théâtre, revendiquée, faisant appel à toutes les ressources de la scène, et seulement de la scène, mais aussi à la mémoire de 40 ans de Ring en Allemagne et ailleurs.
Les Nornes roulent comme dans l’Or du Rhin (et, je suppose, la Walkyrie) leur pelote géante de gros fil. L’histoire se déroule, linéaire, comme Wotan l’a décidé, car en protagoniste et metteur en scène de l’histoire, il fait surgir le décor au premier acte, comme un magicien ou plutôt comme un chef d’orchestre, et le fil des Nornes reste sur le sol, comme trace de cette histoire qui depuis la mise en sommeil de Brünnhilde doit se dérouler sans accrocs. Dieter Dorn nous rappelle sans cesse que nous sommes dans un théâtre : couleur noire des murs de scène, utilisation totale de l’espace, utilisation démonstrative (mais pas si utile) du cyclorama, surgissement des dessous de la caverne de Mime, comme si c’était la scène qui explosait, comme si le matériau même du décor était la scène, présence du dragon dont les pattes sont en même temps les arbres vivants de la forêt (avec dans leurs troncs des manipulateurs/danseurs bien visibles), comme dans un monde animé frémissant de paganisme. Les oiseaux sont manipulés au bout d’une tige (le Waldvogel rouge est bien visible, manipulé par la chanteuse), je dirais presque que Dieter Dorn a vu la mise en scène de Kriegenburg à Munich.

Siegfried Acte II© GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte II© GTG/Carole Parodi

Il a vu en tous cas celle de Chéreau, par le souvenir évoqué par la similitude des habits de Wotan et d’Alberich à l’acte II, et par un lever de rideau avec au centre Alberich, comme la manière dont Erda au troisième acte se love autour de la lance du Wanderer, enveloppée dans son voile.
Une lance qui est en fait un long morceau de bois effilé, rappel de la première faute de Wotan, qui prit un bout du frêne du monde pour la tailler et fit ainsi dépérir l’arbre auguste.
Dieter Dorn montre bien, en superposant au premier acte l’espace de la caverne de Mime et le dragon en arrière plan (un dragon forêt, un dragon nature) que tout se déroule dans un espace relativement réduit, que ces personnages mythiques, Alberich, Wotan, Mime, Siegfried, errent dans un territoire aux dimensions d’un vaste terrain de jeux bien délimité: la géographie du Ring n’a rien de cosmique: une caverne pour Mime, de l’autre côté, à une nuit de marche, une caverne pour Fafner et entre les deux, une forêt dans laquelle errent un Wanderer et son ombre portée, négative, Alberich.

Siegfried Acte I (Der Wanderer)© GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte I (Der Wanderer)© GTG/Carole Parodi

Les deux premiers actes sont d’ailleurs assez similaires dans leur définition de l’espace et dans leurs présupposés, c’est le Wanderer qui ouvre le premier acte, c’est Alberich qui ouvre le deuxième plus ou moins de la même manière.
Le deuxième acte est plus animiste: des arbres/pattes de Dragon qui bougent, à l’intérieur desquels circule la vie (marquée par ces corps bien vivants dans les troncs), une vie de théâtre et de références: comment ne pas reconnaître dans l’apparition de la tête du Dragon une référence à Méliès et au Voyage dans la Lune?

Siegfried Acte II© GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte II© GTG/Carole Parodi

C’est à dire une référence à une histoire distanciée, animée, en boite, une référence à un monde de trucs et truquages . Dieter Dorn ne cesse de jouer sur cette distanciation tout en racontant l’histoire avec une simplicité désarmante, sans second ou troisième degré, presque comme un conte pour enfants (les oiseaux qui volètent en sont une indication, Fafner vu comme un héros de dessins animés).
Le troisième acte affiche un espace neutre dans la scène avec Erda, dont la mise en place, on l’a dit plus haut, renvoie à ce qu’en faisait Chéreau, ainsi que la scène avec Siegfried : souvenons nous : Chéreau isolait au premier plan les personnages, devant un rideau de voile opaque, et Siegfried partait ensuite traverser le feu alors qu’on voyait en arrière plan le fameux rocher apparaître. Chez Dieter Dorn, un espace délimité non par un voile, mais par des cloisons, mais la même structure, le même rocher dont on voit les flammes au fond (jolie image d’ailleurs), en bref, une structure assez voisine, tout comme la manière de régler les mouvements .

Siegfried ActeIII© GTG/Carole Parodi
Siegfried ActeIII© GTG/Carole Parodi

Le rocher d’une Brünnhilde dissimulée sous une sorte de linceul est structuré en matériaux qui semblent émergés de la scène, un peu comme la caverne de Mime au début et entourés de miroirs qui démultiplient les gestes et les images, avec des angles différents comme dans une structure cubiste où une scène est vue de plusieurs angles. Le feu est en fond de scène, sur le cyclo, inscrit sur un tissu qu’on agite pour faire bouger les flammes, artifice théâtral pur qui ne fait appel ni aux fumées, ni à la vidéo ;  les mouvements des chanteurs, le réglage des gestes et des rapports entre les personnages ne sont pas inexistants, mais très conformes à ce qui est attendu, il n’y a pas vraiment d’invention de ce côté .
Une mise en scène, qui n’apporte rien de neuf sur la vision de l’œuvre, qui ne pose pas de questions métaphysiques, mais qui essaie d’illustrer l’histoire et le texte, avec une certaine précision, de poser une ambiance, mais qui surtout affirme une certaine vision du théâtre, qui a dominé les scènes depuis les années 70, et qui aujourd’hui bascule vers autre chose. En quelque sorte, un chant du cygne.
Au service de cette vision et de cette direction musicale qui privilégient le déroulé de l’histoire et non les questions qu’elle pose, une distribution dans l’ensemble très respectable et bien composée, sans voix exceptionnelles, mais bien installées dans leurs rôles, à l’exception notable, du Siegfried de John Daszak dont c’était une prise de rôle.

John Daszak n’est pas encore le Siegfried héroïque du premier acte s’il est déjà le Siegfried lyrique du second acte. Les aigus redoutables du premier acte sont mal négociés, la voix se projette mal, et il est beaucoup plus à l’aise dans les évocations du deuxième acte, et dans le dialogue avec l’Oiseau. L’acteur ne s’impose pas totalement sur la scène, même s’il fait les gestes attendus. C’est en revanche une bonne idée que d’afficher un Siegfried et un Wanderer chacun chauve ou tête rasée pour marquer la filiation (Kupfer avait coiffé par exemple d’une abondante chevelure rousse Wotan et ses descendants). Mais ce qui fait problème pour Daszak, du moins à mon avis, c’est sa manière de dire le texte, dont on sent qu’il ne maîtrise pas la langue : il fait (pas toujours, mais enfin…) les notes, mais il ne met aucun accent, aucune expression dans sa manière de sortir le texte de prononcer les paroles, de les mâcher, de les colorer : c’est un Siegfried sans aucune couleur. S’il continue à chanter le rôle, sans doute devra-t-il approfondir son approche du sens. Pour l’instant, l’impression est qu’il maîtrise le texte depuis quelques semaines, sans avoir eu le temps de plonger vraiment dedans.
Petra Lang se sort assez honorablement de la redoutable partie de Brünnhilde, à laquelle des chanteuses plus prestigieuses se sont frottées avec bien des problèmes. Je persiste cependant à penser que Petra Lang mezzo-soprano était bien plus impressionnante que Petra Lang soprano-dramatique : elle a perdu en singularité, elle a gagné en banalité et surtout en difficultés vocales, les aigus n’étant pas toujours sûrs. Elle ne me convainc pas vraiment, même si la prestation est respectable, car le personnage reste frustre et ne fait pas lire clairement ce qui est l’enjeu de cette scène, à savoir la peur du désir.
Tomás Tomásson en Wanderer est vraiment une bonne surprise : la voix jeune, claire, chaude, bien projetée, donne une belle couleur à l’ensemble du personnage. Quelques difficultés cependant à l’aigu, lorsqu’il est très sollicité, notamment dans le troisième acte. Il reste qu’il est vocalement plus convaincant qu’un Tom Fox à la voix fatiguée : je dirais presque qu’il aurait mieux convenu d’inverser, un Wotan jeune et ferme pour Rheingold et Walküre, et un Wotan plus fatigué pour Siegfried. Dans le cas présent, on pourrait dire que ce Wotan plus jeune et énergique mimerait un Wotan repris par l’espoir à la perspective de la naissance du couple Siegfried/Brünnhilde, destinés à accomplir le destin qu’il veut voir se réaliser, alors que celui des épisodes précédents se serait fatigué à force d’échecs…mais n’extrapolons pas.
Bien que John Lundgren en Alberich soit solide et marque un personnage intéressant, il n’a pas l’éclat que personnellement j’attends chez Alberich (toujours ce syndrome Zoltan Kelemen qui me poursuit depuis 1977…), mais la prestation est très honorable.
Andreas Conrad en Mime, sans composer excessivement l’image de clown pervers et dangereux qu’on voit quelquefois, réussit à colorer,  à asseoir le personnage et à le rendre intéressant et très présent sur scène : c’est un Mime très réussi, et vocalement, et physiquement.
Mais le plus convaincant vocalement reste le Fafner de Stephen Humes, désormais LE Fafner des grandes scènes, voix claire, profonde, chaude, avec une diction impeccable et un art de la coloration particulièrement accompli : en moins de dix minutes,  il apparaît si émouvant, et doué d’une telle présence vocale qu’il obtient le plus gros succès de la soirée.
Erda (Maria Radner) est désormais bien installée dans le rôle, avec une personnalité vocale marquée et  poétique : son intervention est assez forte, tandis que l’oiseau est particulièrement bien personnifié par la voix très fraîche de Regula Mühlemann.
Que conclure sinon que avec ses hauts et ses bas, nous avons assisté à un Siegfried très honorable, plutôt solide, dans une mise en scène d’une empreinte esthétique déjà vue, et pas très inventive, mais assez bien faite et au total fluide, et avec une distribution dans son ensemble qui défend bien l’œuvre.
Un seul point encore à éclaircir, la direction musicale, qui déconcerte et laisse quand même perplexe quelquefois, malgré de magnifiques moments très maîtrisés. Il faudra sans doute attendre le Crépuscule pour en avoir peut-être les clés.
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Siegfried Acte III © GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte III © GTG/Carole Parodi

LUCERNE FESTIVAL 2013: DER RING DES NIBELUNGEN, GÖTTERDÄMMERUNG (concertant) de Richard WAGNER le 4 SEPTEMBRE 2013 (BAMBERGER SYMPHONIKER, Dir: Jonathan NOTT)

Immolation © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Cet été  aura été celui des Ring tronqués, après Munich où j’ai vu Siegfried, mais pas le reste, Bayreuth où je n’ai vu que Götterdämmerung, mais pas le reste, cette fois-ci je rate Siegfried, (mais pas le reste) même si je me suis laissé dire que la soirée n’était pas de celles qui restent dans les mémoires. Les obligations laborieuses contraignent quelquefois à choisir le reste du monde plutôt que Wagner.

Et même après un Ring tronqué, on est toujours ému au moment du Crépuscule, toujours le cœur bat de cette musique tant écoutée, et sans jamais se lasser, même quand l’exécution n’est pas parfaite, même quand les chanteurs ne sont pas exactement là où on les voudrait, même si le chef n’est pas forcément dans une ligne qu’on aime, il reste que la musique fonctionne toujours, émeut toujours: il y a toujours pour le cœur quelque chose à prendre. Et ce dernier jour du Ring à Lucerne ne fait pas exception, d’autant que la curiosité d’un nouveau Siegfried peu connu, Andreas Schager, remplaçant Torsten Kerl malade, donnait quelque piment à la soirée et créait une attente.
Par ailleurs, les représentations concertantes obligent par leur forme à se concentrer sur le texte, et permettent à l’esprit non de vagabonder, mais d’approfondir certaines ambiguïtés, certains points complexes du livret,  sans que l’on ait à réfléchir sur le sens d’une mise en scène: l’esprit n’est pas plus libre, mais il est occupé différemment, il est concentré sur l’orchestre, sur certaines phrases musicales, sur le chant, sur le texte.
Pour les artistes aussi les enjeux sont différents: ils sont plus « observés », on les sent pour quelques uns désireux de jeu, pour d’autres plutôt installés confortablement derrière la sécurité de la partition (bien peu la lisent, ou l’ont en main tout en s’en libérant) quant à l’orchestre, c’est incontestablement lui la vedette, mis en relief par sa position, par l’acoustique très favorable de la salle, par la disposition de certains pupitres, dissimulés en hauteur. Seul le chef est gêné, ne voyant pas les chanteurs (dans Siegfried, il paraît que cela a créé des petits problèmes), même si eux avaient sous les yeux des écrans qui renvoyaient son image. En bref, les sources d’intérêt et d’émotion sont certes différentes, mais elles contribuent à faire de la soirée, même imparfaite, et elle le fut, une belle soirée.

Acte III © Priska Ketterer/Lucerne Festival

C’était une jolie idée que de faire en cette année Wagner un Ring à Lucerne, avec un public qui peut-être n’a pas l’habitude d’en voir un. Profitant de la forme concertante, peut-être aurait-il gagné à être plus concentré (comme à Budapest, dans une salle similaire, où il y a quatre jours consécutifs) avec  des distributions différentes chaque jour (comme à Munich en janvier), ce qui évite la fatigue des chanteurs dans les rôles lourds comme Brünnhilde, Wotan ou Siegfried, tel que, il est difficile pour quelqu’un qui habite loin d’être présent 6 jours consécutifs à Lucerne: je me suis laissé dire que la salle était plus clairsemée pour Siegfried.
Néanmoins le profil général de l’opération reste très positif et satisfaisant. Il n’y a jamais un Wagner de plus, ou un Wagner de trop: une fois de plus, nous avons pu faire des découvertes, avoir des surprises, et même songer à des possibles d’une mise en scène, à partir des difficultés du livret, Götterdämmerung étant à mon avis faussement linéaire, à cause du statut de « l’oubli » de Siegfried, et de l’attitude de Brünnhilde en conséquence: je me demande toujours pourquoi Brünnhilde ne reconnaît pas Siegfried quand il revient en Gunther (car c’est quand même une sorte de « super » Gunther qui lui ressemble singulièrement – beaucoup de mises en scène en marquent l’ambiguïté ) et l’affaire de l’anneau surpris à son doigt laisse toujours perplexe et rêveur: Siegfried ne répond pas, il balbutie presque, Gunther avoue ne pas avoir donné l’anneau à Siegfried, et tout se passe comme si finalement chacun se contentait de la situation sans qu’elle se résolve. Un metteur en scène devait y instiller une part de doute, une part de possible reconnaissance, une part de résolution, bref, dans tout le deuxième acte, rien n’est de l’ordre de la vérité, mais rien n’est de l’ordre du mensonge non plus.
Et dites moi au fait, pourquoi  Siegfried en super Gunther reprend-il l’anneau à Brünnhilde?..Bref, le spectateur, le lecteur du livret a de quoi méditer.
J’ai dit beaucoup de bien du Bamberger Symphoniker dans mon compte rendu de Rheingold. Au bout du parcours, il convient de nuancer, il convient aussi de mieux appréhender le sens donné à sa direction par Jonathan Nott . D’un point de vue strictement technique, cet orchestre a des cordes superbes, ductiles, pleines, charnues (et dans le Götterdämmerung, les cordes ont la part belle), de bons bois, mais le problème réside dans des cuivres irréguliers et donc peu sûrs. Si les cors ont été meilleurs cette fois-ci (avec l’emploi bien mis en valeur d’une sorte de cor naturel à la forme allongée à plusieurs moments), le reste des cuivres avait de petits accidents, souvent couverts par l’orchestre. Jonathan Nott quant à lui a beaucoup trop négligé les équilibres sonores de la salle, en imposant un volume beaucoup trop important dès que l’orchestre jouait seul, il en résulte des fortissimi qui explosent à l’oreille, une marche funèbre qui écrase par son volume et finalement rate l’effet attendu, un final bruyant (ah! ces coups de cymbales!) moins harmonieux, et dès que les cordes reprennent la mélodie, elles mêmes souvent trop hautes, c’est incontestablement plus dominé.
En fait j’ai eu l’impression d’une volonté de créer des effets, qui ont sans doute plu au public au vu du succès énorme remporté par l’orchestre et le chef, mais la musique de Wagner a-t-elle besoin d’effets? Et surtout de ces effets-là qui finissent par perturber l’audition. Au total, si Jonathan Nott est un chef précis et de bonne réputation, il donne l’impression ici de ne pas tenir de vrai discours, de ne pas avoir de ligne, mais de rester superficiel, voire de se concentrer sur l’orchestre sans toujours prendre garde aux chanteurs (Filles du Rhin), ni même au choeur, car sa direction du choeur du deuxième acte ne m’a pas paru maîtriser les masses mais plutôt   laisser  le choeur un peu seul, d’où des impressions de décalage et de petite confusions dans les attaques.

Siegfried et les filles du Rhin © Priska Ketterer/Lucerne Festival

La distribution est plutôt honorable, avec des chanteurs splendides, et d’autres moins à l’aise. Les filles du Rhin m’ont moins plu que dans Rheingold: elles chantent fort, trop fort dans un moment qui devrait au contraire être plus lyrique, plus léger. Au début du troisième acte, leur chant est plutôt poétique, un peu mélancolique : rien de cela ici, déjà à cause de l’orchestre, qu’elles doivent dominer, et qui joue un peu au dessus de la ligne. D’où un effort trop marqué et un chant trop présent, même si les deux mezzos sont , comme dans Rheingold, plus en place que la soprano Martina Welschenbach (Woglinde) On les retrouve aussi comme Nornes (concentration de la distribution oblige), où elles donnent la réplique à Meagan Miller, c’est correct, mais sans vrai relief ni mystère.
Peter Sidhom est Alberich. Décidément, je n’arrive pas à accrocher à ce chanteur, il y a bien dans ce chant une volonté de donner de la couleur,  de dire le texte de manière acceptable, mais  la qualité intrinsèque de la voix n’est pas remarquable, le style reste un peu négligé, et le volume peu marqué: c’est bien pâle. Ainsi, le début de l’acte II n’a pas cette tension qu’on devrait noter. Thomas Johannes Kränzle dans Rheingold, avec une voix fatiguée, avait bien plus de relief et de maîtrise du personnage. Hagen, son fils (Schläfst du Hagen mein Sohn?), est Mikhail Petrenko. Cette fois-ci et surtout au premier acte, il domine beaucoup plus le rôle qu’il a interprété sur bien des scènes (Aix et Salzbourg par exemple), dans lequel on remarquait une voix jeune, assez claire qui tranche avec les Hagen habituels. Mais si le premier acte passe bien, les actes suivants suscitent plus de difficultés, qu’il résout un peu comme il le faisait avec Hunding, en appuyant sur certaines notes, en criant, et en négligeant la diction. Dans l’appel du choeur au deuxième acte, et dans l’ensemble qui conclut l’acte (avec Gunther et Brünnhilde) ce n’est pas la voix qui domine (Nagy s’impose plus dans Gunther). Mais là aussi, les effets des rugissements (qui remplacent le simple chant), portent sur le public qui lui fait un authentique triomphe. Je persiste à penser que Petrenko doit abandonner ces rôles qui ne conviennent pas à sa vocalité, sinon il ne durera pas longtemps à mon avis. Il était en effet vraiment fatigué à la fin.

Scène de Waltraute (Petra Lang – Elisabeth Kulman) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Une fois de plus, comme dans Fricka, Elisabeth Kulman fait la démonstration dans Waltraute d’un chant maîtrisé, intelligent, d’un texte mâché avec soin. Elle tient la partition, mais  finalement ne s’en sert pas, et réussit en peu de temps à capter l’attention du public, exceptionnellement silencieux par ses seules paroles, sans gestes superflus (alors que dans Fricka elle jouait). Sa Waltraute est captivante et tendue, complètement incarnée: personnellement, je trouve qu’elle est encore supérieure à Waltraud Meier dans la tension née du dire du texte. La seule référence qu’elle me rappelle, et elle est déjà lointaine, c’est Brigitte Fassbaender. Nous sommes à un très haut niveau de technique, d’intelligence, de chant: un moment d’exception. J’ai pensé à ce qu’elle fera un jour dans la Clytemnestre d’Elektra…Elle provoque d’ailleurs lorsqu’elle vient saluer une immense clameur, méritée.

Gutrune (Anna Gabler) Siegfried (Andreas Schager) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Anna Gabler est Gutrune. À personnage inexistant chanteuse pâlichonne. l’impression des Meistersinger de Salzbourg où elle chantait Eva il y a quelques jours se confirme, une voix agréable, un physique avantageux, mais une expression assez absente; elle se réveille un peu au troisième acte et son intervention a un impact plus dramatique, plus présent, moins évaporé. Cette chanteuse devrait vraiment travailler l’expressivité et l’engagement.

Siegfried (Andreas Schager) Gunther (Michael Nagy) Acte I © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Tout différent est le Gunther de Michael Nagy (le très beau Wolfram de Bayreuth) qui a remporté un succès seulement ordinaire, là où j’avais envie de hurler mon enthousiasme. Mais c’est vrai, Gunther ne déchaine pas l’enthousiasme. Le personnage est pâle, falot, lâche, sans relief. D’abord, Nagy en dessine un personnage en peu de gestes: mains qui se tordent, petit gestes nerveux, presque des tics, regards en dessous, ne s’imposant jamais vraiment, et il chante le rôle comme il vit le personnage, sans excès, rien de trop, μηδὲν ἄγαν, même si on sent la voix volontairement retenue, notamment dans les ensembles au deuxième acte. En plus, le chant est vraiment intéressant, relief du texte, intelligence de la diction, joli timbre, un vrai ton et pourtant en scène une extraordinaire modestie, il est seulement juste, terriblement juste. Une vraie performance. Superbe.

Brünnhilde (Petra Lang)-Siegfried (Andreas Schager) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

La Brünnhilde de Petra Lang est sans doute plus à l’aise que dans Walküre, d’abord, elle connaît mieux le rôle, mais cela ne veut pas dire qu’elle l’incarne: la scène avec Waltraute est terrible sous ce rapport: chanteuse honnête face à incarnation; théâtralement, elle n’existe pas. C’est un vrai mystère pour moi qui l’ai vue en  Ortrud qui brûlait les planches. J’en viens à penser que Brünnhilde pour elle est une erreur de casting (même si elle le chante sur bien des scènes). D’abord, la voix a des problèmes. Ayant sans doute cultivé les aigus ébouriffants qu’elle avait dans Ortrud, et ayant sans doute travaillé ce registre si important pour Brünnhilde, elle qui était mezzo, voire contralto, elle n’a plus de grave. Le son  ne sort pas dans le registre grave. c’est comme si elle avait une voix clignotante, à éclipses, tantôt du son, tantôt du vide, dès que dans une même phrase on a une alternance aigu/grave. De plus, l’aigu existe évidemment, mais il reste banal, il n’a pas de vraie chaleur, pas de vrai développement (Catherine Foster à Bayreuth avait le même problème avec les graves, mais elle avait un registre aigu superbe, large, chaud). Elle se sort honorablement de la scène de l’immolation, mais sans rien de particulier, ni vécu et vivant, ni incarné et charnel. Je parlais de ton juste à propos de Michael Nagy, je parle ici d’une Brünnhilde qui est quelquefois musicalement et vocalement inexistante qui n’a justement pas de ton. On attend de Brünnhilde une vibration,  et ici il n’y en a pas, et cela reste plat. J’attendais une bête de scène, et je trouve seulement une chanteuse appliquée, sans cette petite lumière qui porte à l’incandescence public et plateau. Une Brünnhilde de série pour un rôle qui ne supporte pas la série. Surprenant et décevant, mais pas indigne.

Jonathan Nott-Siegfried (Andreas Schager-Hagen (Mikhail Petrenko) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Et Siegfried? Siegfried, c’est Andreas Schager, qui a chanté aussi Siegfried ce printemps avec Barenboim, qu’on a entendu à Rome dans Rienzi. Il connaît parfaitement le rôle, il le joue, avec engagement, et même un soupçon d’excès. Il joue un ado attardé, naïf, sans distance par rapport aux choses, il bouge beaucoup, s’assoit, se couche, bref, autant la Brünnhilde de Petra Lang est figée, autant lui virevolte. Il est agréable, a peu le profil du Heldentenor (il est filiforme) et il n’en a pas la voix non plus, mais il a une vraie voix, un timbre assez agréable, et son chant est vraiment expressif. C’est évidemment supérieur à Lance Ryan,  et aussi à Torsten Kerl même quand il est en forme. Son troisième acte (aussi bien la scène des filles du Rhin que celle de la mort) est tendu, vraiment en place et même assez impressionnant dans le contrôle vocal et la manière de ménager des effets calculés. Il a eu un ou deux menus accidents, dont une attaque (à aigus…) ratée et passée par profits et pertes avec un sourire et une certaine désinvolture élégante qui ne m’a pas déplu. Voilà une très agréable surprise, qui a bien éclairé le premier acte car ce Siegfried au pied levé a immédiatement démontré une grande maîtrise. Apparu assez tard sur le marché des Siegfried internationaux (il a 42 ans), c’est un chanteur qu’on va sans doute voir assez fréquemment sur les scènes wagnériennes. Jay Hunter Morris, Torsten Kerl, Stephen Gould, Lance Ryan et maintenant Schager, on a plus de Siegfried en ordre de marche (ou à peu près) que de Manrico pour Il Trovatore…

Mort de Siegfried (Andreas Schager) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Je disais mon émotion à la fin de ce Götterdämmerung, et peut-être après ce compte rendu assez tatillon y voit-on une contradiction. Je maintiens qu’il y a plusieurs  niveaux de lecture et de jouissance wagnériennes: il y a l’audition pure de l’oeuvre qui de toute manière produit son effet, il y a aussi l’attention et la chaleur du public qui est communicative (et Wagner génère tension et attention), il y a enfin quand on en écoute souvent sur les scènes, les inévitables comparaisons: Le Götterdämmerung de Munich en janvier reste insurpassable. Celui de Lucerne nous a permis de (re)découvrir des artistes vraiment exceptionnels (Kulman, Nagy, Vogt) et de découvrir (par le hasard des grippes)  un nouveau Siegfried, et a constitué malgré les réserves un moment de plaisir, puisqu’à l’accord final, on avait déjà envie de remettre ça, comme dans toute pratique addictive…car je vous le rappelle, dans les drogues, il y a le cannabis, l’héroïne, la cocaïne et Wagner.
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Saluts

LUCERNE FESTIVAL 2013: DER RING DES NIBELUNGEN, DIE WALKÜRE (concertant) de Richard WAGNER le 31 AOÛT 2013 (BAMBERGER SYMPHONIKER, Dir: Jonathan NOTT)

Les Walkyries ©Peter Fischli / Lucerne Festival

C’est toujours quand le prologue est passé qu’un Ring commence vraiment à se dessiner. avec Die Walküre, c’est l’entrée en scène de Brünnhilde, c’est la présence des personnages les plus sympathiques de la Tétralogie, Siegmund et Sieglinde: tout prend corps et forme, et c’est musicalement surtout la pièce la plus populaire.
Il faut dire que la Walküre de ce soir laisse un brin perplexe: après un Rheingold la veille plutôt homogène, nous avons une Walküre plutôt contrastée, avec du très remarquable, et du passable. Ce n’est jamais mauvais, mais cela n’enthousiasme pas toujours. Grand succès auprès du public (standing ovation) qui (au moins pour les gens de Lucerne) ne peut voir un Ring dans le théâtre local, bien trop petit.
L’orchestre confirme les qualités des cordes entendues la veille, c’est même encore accentué, tant on a l’impression qu’elles emportent tout et qu’elles dictent toute la couleur (dans le Lucerne Festival Orchestra, ce sont les bois qui ont ce rôle moteur), des cordes engagées, soyeuses, vigoureuses. En revanche, les cuivres confirment leurs faiblesses, avec plusieurs accidents (les trompettes! les cors!), et les bois sont plutôt de qualité. Mais la direction de Jonathan Nott manque d’homogénéité et de ligne. C’est une direction attentive, précise la plupart du temps parce qu’à quelques moments, on a l’impression que les choses sont suspendues et sans rênes, et très soucieuse des chanteurs, comme la veille: mais dès que les chanteurs disparaissent, alors le volume augmente fortement, et cela devient trop fort, voire bien trop fort (la Chevauchée des Walkyries). Avec des exagérations dans la mise en valeur de certains instruments, les percussions notamment, dont le volume sonore est disproportionné et finit par fausser tout l’équilibre (fin du prélude, début du second acte). Il y a des moments trop forts, écrasants et bien trop marqués et d’autres vraiment réussis, voire magnifiques, singulièrement dans les moments de retenue, dans les moments lyriques, comme tout le premier acte, plutôt très réussi dans son ensemble, ou le monologue de Wotan au deuxième acte, magnifique à l’orchestre, ou dans l’annonce de la mort: je dis bien à l’orchestre, car pour les voix, c’est autre chose. On n’arrive pas encore à vraiment nommer ou identifier ce style de direction, à moins qu’il n’y en ait pas, et qu’elle s’adapte aux opportunités laissées par la partition, et qu’elle se réduise au seul souci de faire sonner l’orchestre et finisse par le faire trop sonner, et que cela sonne au total superficiel et incolore, alors que les grandes qualités de précision et de couleur se lisent plutôt dans les passages plus retenus et moins spectaculaires.

Du point de vue vocal, c’est tout aussi contrasté et déséquilibré, bien qu’au total, cela passe assez bien comme on dit. Un tel plateau dans le répertoire italien aurait fini pour certains chanteurs dans le sang ou la tomate pourrie: chez Wagner, parce que Wagner demande autre chose que de la simple performance (les italiens aussi demandent plus, mais la performance compte beaucoup), le défaut de performance vocale peut être compensé par le style, la diction, telle ou telle couleur.
Prenons le Wotan d’Albert Dohmen. Un timbre voilé, peu d’aigus, une voix vieillie prématurément, voire usée mais une présence (sans grands gestes, sans expression du corps ou du regard particulière, avec un air éternellement las), mais du style, mais une jolie diction, ou plutôt un joli dire. Car le monologue du deuxième acte, qui passe très bien la rampe grâce à un bel orchestre notamment et grâce à la manière de dire le texte, est plutôt une sorte de Sprechgesang, tant l’effort de modulation et de contraste est écrasé par l’impossibilité de monter à l’aigu, voire de simplement chanter . Il en est de même au troisième acte, où les aigus disparaissent totalement à la fin. Est-ce à dire que la prestation est insuffisante: non, parce que malgré tout, et même fatigué, voire usé, le personnage est là (on peut imaginer un Wotan fatigué dès le départ) et Dohmen a un reste de style encore bien en place et intelligemment mis en valeur. C’est un vieux renard (il a la partition, mais la regarde de loin, sans y toucher…).
Le Hunding de Mikhail Petrenko pose un autre type de problème. La voix est jeune, joliment colorée, le timbre intéressant, mais – et son Hagen d’Aix nous l’avait fait remarquer – insuffisamment puissant pour les grandes basses wagnériennes. Cela peut être intéressant pour un postulat de mise en scène, mais pas pour une représentation concertante. Je crains que Petrenko ne se gâche dans ce type de rôle. Outre quelques problèmes de diction (comme dans Rheingold, certains moments sont peu compréhensibles), il rencontre de vrais problèmes techniques qu’il masque de la manière la plus agressive et vulgaire qui soit, en accentuant jusqu’au cri certains mots, « faisant » le méchant, cela passe pour une volonté d’acteur, pour une trouvaille de jeu, alors c’est un trucage qui masque une insuffisance technique. C’est très désagréable et ne rajoute rien à l’ensemble. Depuis plusieurs soirées Petrenko montre des limites (voir Elektra à Aix), il faudrait peut-être revoir le répertoire, il y bien d’autres rôles de basse. Et Mikhail Petrenko n’est pas une basse profonde wagnérienne.

Petra Lang ©Peter Fischli / Lucerne Festival

La Brünnhilde de Petra Lang est d’abord très décevante: dans un Festival de haut niveau comme Lucerne, on ne se présente pas dans  Walküre le nez plongé dans la partition, tenue à la main, empêchant ainsi tout mouvement, toute liberté des gestes. Mais pas seulement, empêchant aussi la liberté du chant, l’expression, l’engagement: son deuxième acte est d’une singulière platitude. Elle qui sait être si sauvage en scène, elle est inexistante: inexistante face à Wotan, inexistante face à un merveilleux Klaus Florian Vogt dans l’annonce de la mort où elle est totalement inexpressive, voire éteinte. Quand on pense à ses Ortrud extraordinaires, on se demande pourquoi alors elle se fourvoie dans Brünnhilde. Elle se réveille tant soit peu au dernier acte, car, même toujours esclave de sa partition, elle réussit à libérer sa voix et donner un peu d’intensité. Mais cela reste tout de même bien peu passionnant.

Meagan Miller (Sieglinde) ©Peter Fischli / Lucerne Festival

Meagan Miller en Sieglinde n’a pas non plus la voix attendue, bien que la prestation soit honnête, comme souvent chez les chanteurs américains: il y a de la technique, c’est juste, c’est bien conduit, mais en revanche, si peu d’intensité et si peu de capacité à développer du volume! On l’avait noté la veille dans Freia, où elle était très peu marquante, et c’est une Sieglinde sans vraie tension, aux aigus qui sortent sans s’épanouir, c’est donc insuffisant pour le rôle. La voix sort vraiment au troisième acte (c’est bien le minimum, vu les exigences du troisième acte en matière de volume pour Sieglinde), mais elle reste en deçà de ce qu’il faut attendre d’une Sieglinde et au premier, et au deuxième acte. Honnête, sans plus mais pas pour un festival et sûrement pas encore pour la scène.
Les huit Walkyries en version concertante m’ont permis de noter un détail qui a son importance: vu qu’elles sont en robes de soirée chacune différentes, et non en uniforme casqué et ailé comme dans les bonnes mises en scène, on voit les individualités, alors qu’en scène, elles apparaissent comme un groupe compact et indistinct, et même si on peut distinguer les voix, c’est toujours l’ensemble qui prime: ici elles arrivent en scène les unes après les autres et chantent chacune de manière bien identifiée leurs répliques: le résultat c’est qu’on distingue très bien les bonnes et moins bonnes, voire des pires. Cela donne même des idées de mise en scène pour individualiser les Walkyries…Comme je suis d’une gentillesse coupable, je ne dirai pas qui, mais il y a vraiment des voix dures à entendre, alors qu’une fois de plus (comme hier dans Wellgunde) se distingue Ulrike Helzel, Waltraute au beau volume sonore, à la technique maîtrisée, à la ligne de chant impeccable. Elle devrait vite être remarquée par des théâtres pour des rôles plus importants.
À ce point du compte-rendu, sans doute le lecteur va-t-il se demander ce qu’il y a de sauvable dans la soirée, mais qu’il se détrompe: malgré les défauts des uns et des autres, ça passe, et ça passe même plutôt bien auprès du public, tout simplement parce que cela reste d’un niveau acceptable sans être ni remarquable, ni scandaleux, et puis, c’est de la si belle musique.
Mais je vous rassure, le remarquable vient enfin.

Elisabeth Kulman, impériale Fricka ©Peter Fischli / Lucerne Festival

D’abord, honneur aux dames, par la Fricka exceptionnelle d’Elisabeth Kulman, déjà remarquée dans la Walküre de Munich en janvier dernier et hier dans Rheingold. D’abord, il y a un style et une diction modèles, ensuite, il y a une intelligence du texte telle qu’on a l’impression que madame Kulman chante avec le ton, elle est ironique, sarcastique, faussement naïve, à la fois chatte et lionne: quelle superbe incarnation – car c’est le seul mot qui vient pour qualifier ce travail tout à fait extraordinaire: à côté, le Wotan de Dohmen fait pataud: on comprend qu’il renonce bien vite à son dessein de soutenir Siegmund:  face à un tel feu nourri d’artifices féminins, face à cette superbe Fricka, il n’y a qu’une chose à faire, céder. Impérial. Mes voisins et moi nous nous regardions à sa sortie de scène, éberlués.

Meagan Miller (Sieglinde) et Klaus Florian Vogt (Siegmund) ©Peter Fischli / Lucerne Festival

Et puis il y a Klaus Florian Vogt, l’autre ténor allemand. Inoubliable Walther, inoubliable Lohengrin. J’avoue que j’avais un peu de doutes sur son Siegmund. Eh bien, tout est vite dissipé tant le ténor arrive dès le début à dessiner un personnage autre, juvénile, tendre, naïf, rêveur, un Siegmund complètement « deshéroïsé », poète, le regard perdu, épuisé, un Siegmund qui aurait pris quelque chose de Parsifal. Et à accompagner cela d’un chant complètement habité, qui impose son tempo et sa respiration, qui impose son volume aussi et son timbre si particulier. Chaque parole est inspirée, chaque mot est pesé, chaque phrase fait sens et couleur et émotion. Même ses « Wälse » sont tendres, presque retenus et fragiles. Et dans l’annonce de la mort au deuxième acte, face à une Petra Lang en creux, il est proprement bouleversant de simplicité, et de justesse, de modération. Comme il demande s’il pourra serrer Sieglinde au Walhalla, l’air ailleurs, le ton absent et la voix néanmoins décidée, je ne l’ai jamais entendu chez aucun ténor – c’est unique et c’est bouleversant : avec ses moyens propres il m’a fait penser à Jon Vickers, car Vickers , avec certes un tout autre volume, avait cette capacité à émouvoir dans la simplicité, avec son timbre si singulier et procurait le même type d’impression dans les rôles déchirants. Vogt devrait s’essayer un jour à Peter Grimes…
Kulman et Vogt ont fait vibrer et vivre le texte, ils étaient à eux seuls théâtre.
Alors pour Elisabeth Kulman et Klaus Florian Vogt, oui, cette Walküre valait le voyage. Ils ont fait de certains moments de la soirée des moments d’exception, de ces moments qui valent la peine d’être vécus, et qu’on ne peut vivre qu’à l’opéra.
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Jonathan Nott ©Peter Fischli / Lucerne Festival

BAYERISCHE STAATSOPER 2012-2013: PARSIFAL de Richard WAGNER le 31 mars 2013 (Dir.Mus: Kent NAGANO, Ms en scène: Peter KONWITSCHNY)

Munich, 31 mars 2013

Il y a en cette période de Pâques de bicentenaire Wagner floraison de Parsifal, encore plus que d’habitude,  en terre germanique. Vienne, Munich, Salzbourg, Zürich, Berlin affichent Parsifal en cette période, et bien sûr tous les autres théâtres qui peuvent se le permettre en Allemagne. Il ne vaut donc mieux pas d’annulations en cette période par crainte que le marché ne soit saturé et que le remplaçant soit une denrée rare.
Et pourtant à Vienne, Jonas Kaufmann a annulé toutes les représentations et comble de malheur, Franz Welser-Möst a eu un accident circulatoire pendant la représentation et a été remplacé sur l’heure par un assistant. A Munich, c’est John Tomlinson qui le matin de la représentation était aphone, et le théâtre a dû trouver un Gurnemanz  disponible pour le soir, cela ne court pas les rues, en la personne de Attila Jun, arrivé par le train peu de temps avant le lever de rideau, qui a dû chanter avec partition sur le côté, pendant que Tomlinson jouait le rôle.
J’ai fait une infidélité à Salzbourg pour venir à Munich: on sait mon lien à Parsifal, on sait aussi que depuis le Ring dernier de Munich en janvier, j’ai un intérêt renouvelé pour Kent Nagano. Alors, 130 km ne sont pas pécher Seigneur, et à Pâques, deux Parsifal coup sur coup (car le 1er avril,  tout à l’heure, ce sera Salzbourg) vous assurent un long séjour au Paradis.
Et puis, j’aime l’opéra de Munich, un lieu où l’on se sent bien, une salle magnifique, une acoustique exemplaire, et des spectacles toujours de bon sinon haut niveau. Un vrai théâtre de tradition, qui ne bouge pas à travers le temps, avec ses habitudes (la glace à la vanille aux cerises chaudes) son public assez habillé, ses dames en Dirndltracht, ses messieurs en loden ou en smoking, et toujours beaucoup de jeunes aux places debout. C’était ainsi en 1980, c’est ainsi en 2013.
Ce Parsifal remonte à 1995, au temps de l’intendant Peter Jonas, qui a confié de nombreuses productions notamment wagnériennes à Peter Konwitschny.

Acte 1, cérémonie du Graal (c) Bayerische Staasoper

La mise en scène a vieilli, mais n’est pas inintéressante, axant l’action autour de Kundry, faisant irruption sur un cheval de bois, et jouant avec Parsifal. Le thème en est la rédemption, que tous recherchent (y compris Klingsor), figurée par une Vierge devant laquelle il se prosterne au début du second acte, vierge que l’on avait vu comme Graal au premier acte: un Graal étrange, que Amfortas (Michael Volle) ouvrait dans un tronc d’arbre blanc (une sorte de tronc à la Kaspar David Friedrich (qui deviendra noir au troisième acte) et qui laissait apparaître une Madone avec deux angelots (des servants) qui distribuaient le pain et le vin aux chevaliers…seulement, sous les traits de la  Madone, c’est Kundry!

Acte 2 (c) Bayerische Staasoper

Le meilleur est le second acte, symétrique du premier, avec un Klingsor régnant sur le même royaume que le Graal, où les chevaliers sont substitués par les filles fleurs (même dispositif: un pont montant, même gestes autour de Parsifal que les chevaliers autour de Gurnemanz pendant le récit du premier acte: en bref, construction d’un système d’écho qui n’est pas si incohérent.
Le troisième acte en revanche est bien plat (on dirait du Günter Krämer…), il ne s’y passe pas grand chose, au moins pendant la première partie. La cérémonie du Graal est mieux réglée et plus intéressante, Amfortas se précipitant sur la lance comme pour se suicider, mais la Sainte Lance donne la vie et non la mort et il se fond dans l’anonymat, comme Parsifal d’ailleurs, laissant apparaître une Kundry morte, en habit de Kundry la séductrice, tenant la lance entre ses mains un peu comme une Vierge des Sept Douleurs pendant que descend une colombe dessinée sur une feuille comme un dessin d’enfant,

Rideau de scène (c) Bayerische Staasoper

rappelant le rideau de scène composé de centaines de feuilles en écritures diverses reprenant la phrase « Erlösung dem Erlöser » (Rédemption pour le rédempteur) Motto du Graal.
Dans ce paysage, Amfortas montre sa blessure qui est une castration et dans le même geste Klingor montre la sienne (Furchtbare Not), car tous les personnages vivent la même hantise, cette hantise que Parsifal au départ ne peut comprendre.
Musicalement, la distribution est inégale: Michael Volle en Amfortas affiche son timbre d’une insolente suavité, sa diction exemplaire. la mise en scène l’oblige le plus souvent à chanter coucher ou recroquevillé, et les aigus en pâtissent un peu, il est obligé de les crier ou des les éructer de manière douloureuse voire un peu expressionniste (Erbarmen! au premier acte), il n’a pas la douleur digne et presque définitive d’un Mattei (au MET). Petra Lang en Kundry ne m’est pas apparue au meilleur de sa forme, même si la prestation reste de haut niveau: bonne diction, projection aisée, mais aigus moins triomphants et un peu criés. On l’a entendue meilleure. De John Wegner en Klingsor on ne dira rien de notable: voix engorgée, opaque, sans expression. Il était (un peu) meilleur à Bayreuth dans ce rôle dans la production de Christoph Schlingensief. Là il faut reconnaître que c’est assez pénible. mais les très bons Klingsor sont rares.
Très bon ensemble des Filles Fleurs avec une première FilleFleur splendide, et accompagnée de manière incroyablement suave et suggestive par Nagano.

Les deux Gurnemanz

Gurnemanz, c’est donc Attila Jun, arrivé en catastrophe, qui chante pendant que Tomlinson mime bruyamment les paroles (on l’entend surtout au premier acte siffler et souffler). Au premier acte Attila Jun, qui a un très beau timbre, a pris ses marques, y compris sonores car il est souvent couvert par l’orchestre, et la prestation reste moyenne (on peut le comprendre vu les circonstances). Totalement différent au troisième, où il a dû utiliser le temps du deuxième acte pour relire la partition et répéter, où la voix est mieux posée, où le chant est exemplaire, où la présence est forte. Et Tomlinson enfin silencieux mime si bien que l’on a quelquefois l’illusion que dans ce karaoké scénique sacré, c’est lui chante. D’où des moments musicalement magnifiques en ce troisième acte si ennuyeux dans la mise en scène de l’Enchantement du Vendredi Saint (salle éclairée et c’est à peu près tout).
Du Parsifal de Michael Weinius qui chantait à Munich pour la première fois, il y a peu de choses à dire et c’est plutôt décevant. Arrivé en se balançant sur une liane au premier acte, on se rend compte bien vite que le figurant sculptural sur la liane laisse en réalité place à un vrai Heldentenor aux dimensions respectables, mais à la voix un peu contrasté, peu de médium, inaudible dans les moments les plus doux, peu de grave aussi, et un aigu très assuré (Amfortas! die Wunde! vraiment bien lancé), d’où des moments plats, inexistants doublées d’une diction très moyenne. Son final est vraiment assez problématique.
Au total très gros succès et ovation pour les deux Gurnemanz, pour Petra Lang et succès pour Volle et même pour Parsifal, très bien accueilli: le public est gentil en ce jour de fête.

Kent Nagano et son orchestre

Reste l’authentique triomphateur de la soirée, Kent Nagano, accueilli par la salle en délire. La prestation du chef est exemplaire, référentielle: une direction incroyablement dynamique, contrastée, demandant à l’orchestre de sonner avec un volume d’un étonnante rondeur, ne couvrant jamais les voix, demandant des pianissimi de rêve: on sent que les musiciens le suivent. La précision du geste, l’attention aux détails, les contrastes sonores, tout est là, dans une option qui n’est pas mystique, pas de ralentissements, pas de rythmes alanguis, pas de son ecclésial, mais du souffle, mais de l’énergie, mais du drame plutôt que du mystère. Les « Verwandlungmusik » musiques de transformation sont littéralement sublimes au premier acte, j’ai retrouvé mes émotions d’adolescent découvrant cette musique, et celle du troisième acte est  spectrale, obscure, impressionnante: une des meilleures que j’ai entendues. Le prélude du troisième acte m’est apparu aussi très émouvant, dans son crescendo et sa retenue, quant au second acte, il est exemplaire de théâtralité et de dramatisme. Pour lui et presque seulement pour lui, mais quel moment! Cela valait mille coups de braver la neige, les frimas, les (une) frontière (s): il méritait les cloches de Pâques.
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Acte 1 (c) Bayerische Staasoper