N’ayant pu voir en novembre dernier Die Walküre, je retrouve après un peu moins d’un an ce Ring en élaboration dont Rheingold m’avait laissé un peu sur ma faim, notamment au niveau orchestral.
L’impression est cette fois-ci meilleure, et les intentions de la mise en scène se sont précisées. Dieter Dorn n’est pas un metteur en scène médiocre, et Jürgen Rose un décorateur (quelquefois aussi metteur en scène) de très grande surface, mais peut-être tous deux sont ils en décalage face aux évolutions actuelles de la mise en scène.
Du point de vue du chant, un Siegfried inconnu (John Daszak) dans le paysage clairsemé des Siegfried qui a provoqué curiosité intéressée (Eva Wagner, Dominique Meyer et d’autres étaient dans la salle), et un nouveau Wotan/Wanderer (Tomás Tomásson) succédant à Tom Fox, voilà qui suffisait déjà pour asseoir l’intérêt.
Ingo Metzmacher conduit l’orchestre à un train assez enlevé, voire suffisamment rapide quelquefois pour gêner quelques pupitres de cuivres, maillon faible de cet orchestre, qui m’est apparu bien plus ductile et souple au niveau des cordes et tout de même plus convaincant que dans Rheingold.
Je n’arrive pas néanmoins à trouver l’accroche pour une direction qui m’est apparue soucieuse de poser et d’accompagner l’action, soucieuse de « Gesamtkunstwerk », soignant certains moments de manière toute particulière (le second acte dans son ensemble, le réveil de Brünnhilde, ou la dernière partie du duo final) avec un sens marqué de la poésie et de l’évocation mais ne réussissant pas toujours à asseoir de vraie dramaturgie. Est-ce l’acoustique du théâtre ? Est-ce un parti pris ? L’orchestre était certes clair, mais sans présence affirmée, même si on pouvait remarquer une certaine fluidité et une linéarité qui ne mettaient pas forcément toujours en valeur l’épaisseur du tissu de la partition. Comme si l’option était celle d’un Siegfried plutôt chambriste, intimiste, (ce qui ne va pas vraiment avec le chant de la forge). Curieusement pour un chef aussi rompu au répertoire du XXème siècle, on lisait peu l’esprit analytique qui prévaut souvent chez Ingo Metzmacher mais plutôt un peu de conformisme et une sorte de parti pris de présence/absence un peu dérangeant, malgré des incontestables réussites.
La mise en scène de Dieter Dorn est une vraie mise en scène de théâtre, revendiquée, faisant appel à toutes les ressources de la scène, et seulement de la scène, mais aussi à la mémoire de 40 ans de Ring en Allemagne et ailleurs. Les Nornes roulent comme dans l’Or du Rhin (et, je suppose, la Walkyrie) leur pelote géante de gros fil. L’histoire se déroule, linéaire, comme Wotan l’a décidé, car en protagoniste et metteur en scène de l’histoire, il fait surgir le décor au premier acte, comme un magicien ou plutôt comme un chef d’orchestre, et le fil des Nornes reste sur le sol, comme trace de cette histoire qui depuis la mise en sommeil de Brünnhilde doit se dérouler sans accrocs. Dieter Dorn nous rappelle sans cesse que nous sommes dans un théâtre : couleur noire des murs de scène, utilisation totale de l’espace, utilisation démonstrative (mais pas si utile) du cyclorama, surgissement des dessous de la caverne de Mime, comme si c’était la scène qui explosait, comme si le matériau même du décor était la scène, présence du dragon dont les pattes sont en même temps les arbres vivants de la forêt (avec dans leurs troncs des manipulateurs/danseurs bien visibles), comme dans un monde animé frémissant de paganisme. Les oiseaux sont manipulés au bout d’une tige (le Waldvogel rouge est bien visible, manipulé par la chanteuse), je dirais presque que Dieter Dorn a vu la mise en scène de Kriegenburg à Munich.
Il a vu en tous cas celle de Chéreau, par le souvenir évoqué par la similitude des habits de Wotan et d’Alberich à l’acte II, et par un lever de rideau avec au centre Alberich, comme la manière dont Erda au troisième acte se love autour de la lance du Wanderer, enveloppée dans son voile. Une lance qui est en fait un long morceau de bois effilé, rappel de la première faute de Wotan, qui prit un bout du frêne du monde pour la tailler et fit ainsi dépérir l’arbre auguste. Dieter Dorn montre bien, en superposant au premier acte l’espace de la caverne de Mime et le dragon en arrière plan (un dragon forêt, un dragon nature) que tout se déroule dans un espace relativement réduit, que ces personnages mythiques, Alberich, Wotan, Mime, Siegfried, errent dans un territoire aux dimensions d’un vaste terrain de jeux bien délimité: la géographie du Ring n’a rien de cosmique: une caverne pour Mime, de l’autre côté, à une nuit de marche, une caverne pour Fafner et entre les deux, une forêt dans laquelle errent un Wanderer et son ombre portée, négative, Alberich.
Les deux premiers actes sont d’ailleurs assez similaires dans leur définition de l’espace et dans leurs présupposés, c’est le Wanderer qui ouvre le premier acte, c’est Alberich qui ouvre le deuxième plus ou moins de la même manière. Le deuxième acte est plus animiste: des arbres/pattes de Dragon qui bougent, à l’intérieur desquels circule la vie (marquée par ces corps bien vivants dans les troncs), une vie de théâtre et de références: comment ne pas reconnaître dans l’apparition de la tête du Dragon une référence à Méliès et au Voyage dans la Lune?
C’est à dire une référence à une histoire distanciée, animée, en boite, une référence à un monde de trucs et truquages . Dieter Dorn ne cesse de jouer sur cette distanciation tout en racontant l’histoire avec une simplicité désarmante, sans second ou troisième degré, presque comme un conte pour enfants (les oiseaux qui volètent en sont une indication, Fafner vu comme un héros de dessins animés).
Le troisième acte affiche un espace neutre dans la scène avec Erda, dont la mise en place, on l’a dit plus haut, renvoie à ce qu’en faisait Chéreau, ainsi que la scène avec Siegfried : souvenons nous : Chéreau isolait au premier plan les personnages, devant un rideau de voile opaque, et Siegfried partait ensuite traverser le feu alors qu’on voyait en arrière plan le fameux rocher apparaître. Chez Dieter Dorn, un espace délimité non par un voile, mais par des cloisons, mais la même structure, le même rocher dont on voit les flammes au fond (jolie image d’ailleurs), en bref, une structure assez voisine, tout comme la manière de régler les mouvements .
Le rocher d’une Brünnhilde dissimulée sous une sorte de linceul est structuré en matériaux qui semblent émergés de la scène, un peu comme la caverne de Mime au début et entourés de miroirs qui démultiplient les gestes et les images, avec des angles différents comme dans une structure cubiste où une scène est vue de plusieurs angles. Le feu est en fond de scène, sur le cyclo, inscrit sur un tissu qu’on agite pour faire bouger les flammes, artifice théâtral pur qui ne fait appel ni aux fumées, ni à la vidéo ; les mouvements des chanteurs, le réglage des gestes et des rapports entre les personnages ne sont pas inexistants, mais très conformes à ce qui est attendu, il n’y a pas vraiment d’invention de ce côté .
Une mise en scène, qui n’apporte rien de neuf sur la vision de l’œuvre, qui ne pose pas de questions métaphysiques, mais qui essaie d’illustrer l’histoire et le texte, avec une certaine précision, de poser une ambiance, mais qui surtout affirme une certaine vision du théâtre, qui a dominé les scènes depuis les années 70, et qui aujourd’hui bascule vers autre chose. En quelque sorte, un chant du cygne.
Au service de cette vision et de cette direction musicale qui privilégient le déroulé de l’histoire et non les questions qu’elle pose, une distribution dans l’ensemble très respectable et bien composée, sans voix exceptionnelles, mais bien installées dans leurs rôles, à l’exception notable, du Siegfried de John Daszak dont c’était une prise de rôle.
John Daszak n’est pas encore le Siegfried héroïque du premier acte s’il est déjà le Siegfried lyrique du second acte. Les aigus redoutables du premier acte sont mal négociés, la voix se projette mal, et il est beaucoup plus à l’aise dans les évocations du deuxième acte, et dans le dialogue avec l’Oiseau. L’acteur ne s’impose pas totalement sur la scène, même s’il fait les gestes attendus. C’est en revanche une bonne idée que d’afficher un Siegfried et un Wanderer chacun chauve ou tête rasée pour marquer la filiation (Kupfer avait coiffé par exemple d’une abondante chevelure rousse Wotan et ses descendants). Mais ce qui fait problème pour Daszak, du moins à mon avis, c’est sa manière de dire le texte, dont on sent qu’il ne maîtrise pas la langue : il fait (pas toujours, mais enfin…) les notes, mais il ne met aucun accent, aucune expression dans sa manière de sortir le texte de prononcer les paroles, de les mâcher, de les colorer : c’est un Siegfried sans aucune couleur. S’il continue à chanter le rôle, sans doute devra-t-il approfondir son approche du sens. Pour l’instant, l’impression est qu’il maîtrise le texte depuis quelques semaines, sans avoir eu le temps de plonger vraiment dedans.
Petra Lang se sort assez honorablement de la redoutable partie de Brünnhilde, à laquelle des chanteuses plus prestigieuses se sont frottées avec bien des problèmes. Je persiste cependant à penser que Petra Lang mezzo-soprano était bien plus impressionnante que Petra Lang soprano-dramatique : elle a perdu en singularité, elle a gagné en banalité et surtout en difficultés vocales, les aigus n’étant pas toujours sûrs. Elle ne me convainc pas vraiment, même si la prestation est respectable, car le personnage reste frustre et ne fait pas lire clairement ce qui est l’enjeu de cette scène, à savoir la peur du désir.
Tomás Tomásson en Wanderer est vraiment une bonne surprise : la voix jeune, claire, chaude, bien projetée, donne une belle couleur à l’ensemble du personnage. Quelques difficultés cependant à l’aigu, lorsqu’il est très sollicité, notamment dans le troisième acte. Il reste qu’il est vocalement plus convaincant qu’un Tom Fox à la voix fatiguée : je dirais presque qu’il aurait mieux convenu d’inverser, un Wotan jeune et ferme pour Rheingold et Walküre, et un Wotan plus fatigué pour Siegfried. Dans le cas présent, on pourrait dire que ce Wotan plus jeune et énergique mimerait un Wotan repris par l’espoir à la perspective de la naissance du couple Siegfried/Brünnhilde, destinés à accomplir le destin qu’il veut voir se réaliser, alors que celui des épisodes précédents se serait fatigué à force d’échecs…mais n’extrapolons pas.
Bien que John Lundgren en Alberich soit solide et marque un personnage intéressant, il n’a pas l’éclat que personnellement j’attends chez Alberich (toujours ce syndrome Zoltan Kelemen qui me poursuit depuis 1977…), mais la prestation est très honorable.
Andreas Conrad en Mime, sans composer excessivement l’image de clown pervers et dangereux qu’on voit quelquefois, réussit à colorer, à asseoir le personnage et à le rendre intéressant et très présent sur scène : c’est un Mime très réussi, et vocalement, et physiquement.
Mais le plus convaincant vocalement reste le Fafner de Stephen Humes, désormais LE Fafner des grandes scènes, voix claire, profonde, chaude, avec une diction impeccable et un art de la coloration particulièrement accompli : en moins de dix minutes, il apparaît si émouvant, et doué d’une telle présence vocale qu’il obtient le plus gros succès de la soirée.
Erda (Maria Radner) est désormais bien installée dans le rôle, avec une personnalité vocale marquée et poétique : son intervention est assez forte, tandis que l’oiseau est particulièrement bien personnifié par la voix très fraîche de Regula Mühlemann.
Que conclure sinon que avec ses hauts et ses bas, nous avons assisté à un Siegfried très honorable, plutôt solide, dans une mise en scène d’une empreinte esthétique déjà vue, et pas très inventive, mais assez bien faite et au total fluide, et avec une distribution dans son ensemble qui défend bien l’œuvre.
Un seul point encore à éclaircir, la direction musicale, qui déconcerte et laisse quand même perplexe quelquefois, malgré de magnifiques moments très maîtrisés. Il faudra sans doute attendre le Crépuscule pour en avoir peut-être les clés.
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