GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2013-2014: SIEGFRIED de Richard WAGNER le 30 JANVIER 2014 (Dir.mus: Ingo METZMACHER Ms en scène: Dieter DORN)

Siegfried Acte III © GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte II © GTG/Carole Parodi

 

N’ayant pu voir en novembre dernier Die Walküre, je retrouve après un peu moins d’un an ce Ring en élaboration dont Rheingold m’avait laissé un peu sur ma faim, notamment au niveau orchestral.
 L’impression est cette fois-ci meilleure, et les intentions de la mise en scène se sont précisées. Dieter Dorn n’est pas un metteur en scène médiocre, et Jürgen Rose un décorateur (quelquefois aussi metteur en scène) de très grande surface, mais peut-être tous deux sont ils en décalage face aux évolutions actuelles de la mise en scène.
Du point de vue du chant, un Siegfried inconnu (John Daszak) dans le paysage clairsemé des Siegfried qui a provoqué curiosité intéressée (Eva Wagner, Dominique Meyer et d’autres étaient dans la salle), et un nouveau Wotan/Wanderer (Tomás Tomásson) succédant à Tom Fox, voilà qui suffisait déjà pour asseoir l’intérêt.
Ingo Metzmacher conduit l’orchestre à un train assez enlevé, voire suffisamment rapide quelquefois pour gêner quelques pupitres de cuivres, maillon faible de cet orchestre, qui m’est apparu bien plus ductile et souple au niveau des cordes et tout de même plus convaincant que dans Rheingold.
 Je n’arrive pas néanmoins à trouver l’accroche pour une direction qui m’est apparue soucieuse de poser et d’accompagner l’action, soucieuse de « Gesamtkunstwerk », soignant certains moments de manière toute particulière (le second acte dans son ensemble, le réveil de Brünnhilde, ou la dernière partie du duo final) avec un sens marqué de la poésie et de l’évocation mais ne réussissant pas toujours à asseoir de vraie dramaturgie. Est-ce l’acoustique du théâtre ? Est-ce un parti pris ? L’orchestre était certes clair, mais sans  présence affirmée, même si on pouvait remarquer une certaine fluidité et une linéarité qui ne mettaient pas forcément toujours en valeur l’épaisseur du tissu de la partition. Comme si l’option était celle d’un Siegfried plutôt chambriste, intimiste, (ce qui ne va pas vraiment avec le chant de la forge). Curieusement pour un chef aussi rompu au répertoire du XXème siècle,  on lisait peu l’esprit analytique qui prévaut souvent chez Ingo Metzmacher mais plutôt un peu de conformisme et une sorte de parti pris de présence/absence un peu dérangeant, malgré des incontestables réussites.

Siegfried Acte I © GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte I © GTG/Carole Parodi

La mise en scène de Dieter Dorn est une vraie mise en scène de théâtre, revendiquée, faisant appel à toutes les ressources de la scène, et seulement de la scène, mais aussi à la mémoire de 40 ans de Ring en Allemagne et ailleurs.
Les Nornes roulent comme dans l’Or du Rhin (et, je suppose, la Walkyrie) leur pelote géante de gros fil. L’histoire se déroule, linéaire, comme Wotan l’a décidé, car en protagoniste et metteur en scène de l’histoire, il fait surgir le décor au premier acte, comme un magicien ou plutôt comme un chef d’orchestre, et le fil des Nornes reste sur le sol, comme trace de cette histoire qui depuis la mise en sommeil de Brünnhilde doit se dérouler sans accrocs. Dieter Dorn nous rappelle sans cesse que nous sommes dans un théâtre : couleur noire des murs de scène, utilisation totale de l’espace, utilisation démonstrative (mais pas si utile) du cyclorama, surgissement des dessous de la caverne de Mime, comme si c’était la scène qui explosait, comme si le matériau même du décor était la scène, présence du dragon dont les pattes sont en même temps les arbres vivants de la forêt (avec dans leurs troncs des manipulateurs/danseurs bien visibles), comme dans un monde animé frémissant de paganisme. Les oiseaux sont manipulés au bout d’une tige (le Waldvogel rouge est bien visible, manipulé par la chanteuse), je dirais presque que Dieter Dorn a vu la mise en scène de Kriegenburg à Munich.

Siegfried Acte II© GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte II© GTG/Carole Parodi

Il a vu en tous cas celle de Chéreau, par le souvenir évoqué par la similitude des habits de Wotan et d’Alberich à l’acte II, et par un lever de rideau avec au centre Alberich, comme la manière dont Erda au troisième acte se love autour de la lance du Wanderer, enveloppée dans son voile.
Une lance qui est en fait un long morceau de bois effilé, rappel de la première faute de Wotan, qui prit un bout du frêne du monde pour la tailler et fit ainsi dépérir l’arbre auguste.
Dieter Dorn montre bien, en superposant au premier acte l’espace de la caverne de Mime et le dragon en arrière plan (un dragon forêt, un dragon nature) que tout se déroule dans un espace relativement réduit, que ces personnages mythiques, Alberich, Wotan, Mime, Siegfried, errent dans un territoire aux dimensions d’un vaste terrain de jeux bien délimité: la géographie du Ring n’a rien de cosmique: une caverne pour Mime, de l’autre côté, à une nuit de marche, une caverne pour Fafner et entre les deux, une forêt dans laquelle errent un Wanderer et son ombre portée, négative, Alberich.

Siegfried Acte I (Der Wanderer)© GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte I (Der Wanderer)© GTG/Carole Parodi

Les deux premiers actes sont d’ailleurs assez similaires dans leur définition de l’espace et dans leurs présupposés, c’est le Wanderer qui ouvre le premier acte, c’est Alberich qui ouvre le deuxième plus ou moins de la même manière.
Le deuxième acte est plus animiste: des arbres/pattes de Dragon qui bougent, à l’intérieur desquels circule la vie (marquée par ces corps bien vivants dans les troncs), une vie de théâtre et de références: comment ne pas reconnaître dans l’apparition de la tête du Dragon une référence à Méliès et au Voyage dans la Lune?

Siegfried Acte II© GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte II© GTG/Carole Parodi

C’est à dire une référence à une histoire distanciée, animée, en boite, une référence à un monde de trucs et truquages . Dieter Dorn ne cesse de jouer sur cette distanciation tout en racontant l’histoire avec une simplicité désarmante, sans second ou troisième degré, presque comme un conte pour enfants (les oiseaux qui volètent en sont une indication, Fafner vu comme un héros de dessins animés).
Le troisième acte affiche un espace neutre dans la scène avec Erda, dont la mise en place, on l’a dit plus haut, renvoie à ce qu’en faisait Chéreau, ainsi que la scène avec Siegfried : souvenons nous : Chéreau isolait au premier plan les personnages, devant un rideau de voile opaque, et Siegfried partait ensuite traverser le feu alors qu’on voyait en arrière plan le fameux rocher apparaître. Chez Dieter Dorn, un espace délimité non par un voile, mais par des cloisons, mais la même structure, le même rocher dont on voit les flammes au fond (jolie image d’ailleurs), en bref, une structure assez voisine, tout comme la manière de régler les mouvements .

Siegfried ActeIII© GTG/Carole Parodi
Siegfried ActeIII© GTG/Carole Parodi

Le rocher d’une Brünnhilde dissimulée sous une sorte de linceul est structuré en matériaux qui semblent émergés de la scène, un peu comme la caverne de Mime au début et entourés de miroirs qui démultiplient les gestes et les images, avec des angles différents comme dans une structure cubiste où une scène est vue de plusieurs angles. Le feu est en fond de scène, sur le cyclo, inscrit sur un tissu qu’on agite pour faire bouger les flammes, artifice théâtral pur qui ne fait appel ni aux fumées, ni à la vidéo ;  les mouvements des chanteurs, le réglage des gestes et des rapports entre les personnages ne sont pas inexistants, mais très conformes à ce qui est attendu, il n’y a pas vraiment d’invention de ce côté .
Une mise en scène, qui n’apporte rien de neuf sur la vision de l’œuvre, qui ne pose pas de questions métaphysiques, mais qui essaie d’illustrer l’histoire et le texte, avec une certaine précision, de poser une ambiance, mais qui surtout affirme une certaine vision du théâtre, qui a dominé les scènes depuis les années 70, et qui aujourd’hui bascule vers autre chose. En quelque sorte, un chant du cygne.
Au service de cette vision et de cette direction musicale qui privilégient le déroulé de l’histoire et non les questions qu’elle pose, une distribution dans l’ensemble très respectable et bien composée, sans voix exceptionnelles, mais bien installées dans leurs rôles, à l’exception notable, du Siegfried de John Daszak dont c’était une prise de rôle.

John Daszak n’est pas encore le Siegfried héroïque du premier acte s’il est déjà le Siegfried lyrique du second acte. Les aigus redoutables du premier acte sont mal négociés, la voix se projette mal, et il est beaucoup plus à l’aise dans les évocations du deuxième acte, et dans le dialogue avec l’Oiseau. L’acteur ne s’impose pas totalement sur la scène, même s’il fait les gestes attendus. C’est en revanche une bonne idée que d’afficher un Siegfried et un Wanderer chacun chauve ou tête rasée pour marquer la filiation (Kupfer avait coiffé par exemple d’une abondante chevelure rousse Wotan et ses descendants). Mais ce qui fait problème pour Daszak, du moins à mon avis, c’est sa manière de dire le texte, dont on sent qu’il ne maîtrise pas la langue : il fait (pas toujours, mais enfin…) les notes, mais il ne met aucun accent, aucune expression dans sa manière de sortir le texte de prononcer les paroles, de les mâcher, de les colorer : c’est un Siegfried sans aucune couleur. S’il continue à chanter le rôle, sans doute devra-t-il approfondir son approche du sens. Pour l’instant, l’impression est qu’il maîtrise le texte depuis quelques semaines, sans avoir eu le temps de plonger vraiment dedans.
Petra Lang se sort assez honorablement de la redoutable partie de Brünnhilde, à laquelle des chanteuses plus prestigieuses se sont frottées avec bien des problèmes. Je persiste cependant à penser que Petra Lang mezzo-soprano était bien plus impressionnante que Petra Lang soprano-dramatique : elle a perdu en singularité, elle a gagné en banalité et surtout en difficultés vocales, les aigus n’étant pas toujours sûrs. Elle ne me convainc pas vraiment, même si la prestation est respectable, car le personnage reste frustre et ne fait pas lire clairement ce qui est l’enjeu de cette scène, à savoir la peur du désir.
Tomás Tomásson en Wanderer est vraiment une bonne surprise : la voix jeune, claire, chaude, bien projetée, donne une belle couleur à l’ensemble du personnage. Quelques difficultés cependant à l’aigu, lorsqu’il est très sollicité, notamment dans le troisième acte. Il reste qu’il est vocalement plus convaincant qu’un Tom Fox à la voix fatiguée : je dirais presque qu’il aurait mieux convenu d’inverser, un Wotan jeune et ferme pour Rheingold et Walküre, et un Wotan plus fatigué pour Siegfried. Dans le cas présent, on pourrait dire que ce Wotan plus jeune et énergique mimerait un Wotan repris par l’espoir à la perspective de la naissance du couple Siegfried/Brünnhilde, destinés à accomplir le destin qu’il veut voir se réaliser, alors que celui des épisodes précédents se serait fatigué à force d’échecs…mais n’extrapolons pas.
Bien que John Lundgren en Alberich soit solide et marque un personnage intéressant, il n’a pas l’éclat que personnellement j’attends chez Alberich (toujours ce syndrome Zoltan Kelemen qui me poursuit depuis 1977…), mais la prestation est très honorable.
Andreas Conrad en Mime, sans composer excessivement l’image de clown pervers et dangereux qu’on voit quelquefois, réussit à colorer,  à asseoir le personnage et à le rendre intéressant et très présent sur scène : c’est un Mime très réussi, et vocalement, et physiquement.
Mais le plus convaincant vocalement reste le Fafner de Stephen Humes, désormais LE Fafner des grandes scènes, voix claire, profonde, chaude, avec une diction impeccable et un art de la coloration particulièrement accompli : en moins de dix minutes,  il apparaît si émouvant, et doué d’une telle présence vocale qu’il obtient le plus gros succès de la soirée.
Erda (Maria Radner) est désormais bien installée dans le rôle, avec une personnalité vocale marquée et  poétique : son intervention est assez forte, tandis que l’oiseau est particulièrement bien personnifié par la voix très fraîche de Regula Mühlemann.
Que conclure sinon que avec ses hauts et ses bas, nous avons assisté à un Siegfried très honorable, plutôt solide, dans une mise en scène d’une empreinte esthétique déjà vue, et pas très inventive, mais assez bien faite et au total fluide, et avec une distribution dans son ensemble qui défend bien l’œuvre.
Un seul point encore à éclaircir, la direction musicale, qui déconcerte et laisse quand même perplexe quelquefois, malgré de magnifiques moments très maîtrisés. Il faudra sans doute attendre le Crépuscule pour en avoir peut-être les clés.
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Siegfried Acte III © GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte III © GTG/Carole Parodi

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2013-2014 : LA NOUVELLE SAISON

Le Grand Théâtre fait un très gros effort cette année en montant l’intégralité du Ring de Wagner, par épisodes, et en deux séries en mai 2014, c’est une grande affaire pour un théâtre et il faut saluer l’effort et la performance. Cela pardonne un mois de janvier quasiment sans programmation et le remplacement d’un titre par autant de récitals de chant d’artistes de renom culminant avec Jonas Kaufmann le 30 mars. On entendra donc en récital les voix prometteuses de l’académie du Théâtre Marinskij (vu la richesse actuelle du marché des voix russes, ce sera sans nul doute intéressant) le 20 octobre 2013, Soile Isokoski le 17 novembre, Leo Nucci le 20 décembre 2013, Ferruccio Furlanetto le 12 janvier 2014, Lawrence Brownlee le 21 janvier, Anna Caterina Antonacci le 11 mai 2014.
Du point de vue des opéras, notons d’abord un spectacle lié au Ring, autour du personnage de Siegfried, Siegfried ou qui deviendra le seigneur de l’anneau…« En compagnie de Richard Wagner, une « Fantasy musicale de Peter Larsen », comme dit le programme
livret et arrangement musical de Peter Larsen les 21, 22, 23 mars 2014, et un spectacle venu de la Ruhrtriennale, mis en scène par Heiner Goebbels, visant à faire redécouvrir le compositeur Harry Partch, Delusion of the Fury, créé en janvier 1969 à Los Angeles, au Pasadena Art Museum, pour deux représentations au Bâtiment des Forces Motrices les 28 et 29 mars 2014.
Venons-en à la saison d’opéra qui présentera 7 productions nouvelles, deux reprises (La Chauve Souris et Das Rheingold, inclus dans les deux Ring complets du mois de mai) ainsi qu’un opéra en version de concert, le Siegfried français, Sigurd d’Ernest Reyer qu’il aurait été intéressant de monter mais visiblement les moyens disponibles ne le permettaient pas: deux soirées en concerts peuvent être remplies (au Victoria Hall), six ou sept représentations c’est déjà plus incertain. La distribution comprend le jeune Andrea Carre dans Sigurd, qui fit si bonne impression en Macduff dans le Macbeth de Metzmacher/Loy de ce même théâtre, Anna Caterina Antonacci en Brunehilde, l’excellent Nicolas Courjal, Anne Sophie Duprels, Marie-Ange Todorovitch et Michael Helmer, le chœur du Grand Théâtre toujours bien préparé par Ching-Lien Wu, le tout sous la direction de Frédéric Chaslin. Cette œuvre qui raconte l’histoire de Siegfried, créée à La Monnaie de Bruxelles en 1884, qui fit les beaux soirs de l’opéra de Paris est un grand opéra à la française avec deux ballets, qu’on ne joue plus depuis les années 1930…(un enregistrement radio dans les années 1970). Une curiosité qu’il faudra donc redécouvrir (6, 8, 10 octobre 2013).
La saison ouvrira par une série de Nozze di Figaro (6 représentations du 9 au 19 septembre) dans une production fameuse de Guy Joosten prise au De Vlaamse Opera d’Anvers/Gand, dirigée par le solide Stefan Soltesz, bien connu des scènes allemandes et autrichiennes dans une distribution assez solide, Russel Braun, Malin Byström, Stéphanie d’Oustrac en Chérubin, Ekaterina Siurina (Susanna) et David Bizic en Figaro (qui fut le Masetto de la production du Don Giovanni de Michael Haneke à Garnier en 2006), un ensemble de bon niveau. Successivement en novembre et pour quatre représentations du 7 au 16 octobre, Die Walküre, première journée du Ring confié à  Dieter Dorn, Jürgen Rose, et Ingo Metzmacher dans une distribution en demi-teinte, des artistes solides, Petra Lang en Brünnhilde, Elena Zhidkova en Fricka, Günther Groissböck en Hunding et d’autres plus discutables (pour mon goût, bien évidemment, Michaela Kaune (qui ne m’a jamais convaincu) en Sieglinde, Tom Fox en Wotan qui n’a pas enthousiasmé dans Rheingold. Quant à Will Hartmann (Siegmund) il sera à découvrir dans un rôle où je ne l’ai pas entendu, mais c’est un artiste de bon niveau.
En décembre, la traditionnelle opérette de Noël, une reprise, pour 7 représentations du 13 au 31 décembre de La Chauve Souris, en français dans le texte, reprise de la production du Grand Théâtre  de 2008 (qui est la production du Festival de Glyndebourne de Stephen Lawless et Benoît Dugardyn), mais en version française, dirigée par le vétéran Theodor Guschlbauer, qui présida aux destinées du Philharmonique de Strasbourg  pendant tant d’années, avec une belle distribution française, Nicolas Rivenq, Noëmi Nadelmann (bon, elle est suisse de Zürich…), René Schirrer, Marie-Claude Chappuis (suisse elle aussi, de Fribourg), Marc Laho (bon, il est belge), Olivier Lalouette. Rien en Janvier sinon deux concerts de chant (voir ci-dessus) et en février, 3 représentations de Siegfried (les 2, 5, 8 février), (Dorn/Metzmacher) avec le ténor britannique John Daszak en Siegfried, Petra Lang en Brünnhilde, Tomas Tomasson en Wanderer, Maria Radner en Erda, Andreas Conrad en Mime, Stephen Humes en Fafner, John Lundgren en Alberich, un ensemble à tout le moins très respectable. Même si je n’ai jamais entendu John Daszak, il est important de connaître d’autres ténors que ceux du « Siegfried’s Tour » (Lance Ryan, Stephen Gould, Ian Storey). Fin février et mars (du 28 février au 10 mars), 7 représentations du Nabucco de Verdi dans une mise en scène de Roland Aeschlimann et dirigé par John Helmer Fiore (actuel directeur musical de l’Opéra d’Oslo et ex-directeur muscial du Deutsche Oper am Rhein), avec Franco Vassallo dans Nabucco (un des deux Macbeth récents de la Scala), Csilla Boross en Abigaille (elle en a la couleur glaciale en tous cas), Leonardo Capalbo en Ismaele (un des Alfredo de la récente Traviata genevoise), Roberto Scandiuzzi en Zaccaria (alternant avec Marco Spotti) et Stéphanie Lauricella en Fenena (alternant avec Ahlima Mhamdi), une distribution qui vaut aujourd’hui aussi bien que n’importe quelle autre distribution, y compris celles de la Scala, vu l’indigence des propositions verdiennes.
Presque rien en avril, mais du 23 avril au 2 mai, Götterdämmerung, avec une distribution faite d’habitués des scènes wagnériennes et de nouveaux venus: Petra Lang en Brünnhilde, Edith Haller en Gutrune, Michele Breedt en Waltraute, Johannes Martin Kränzle en Günther, puis John Lundgren en Alberich, et les émergents John Daszak en Siegfried, Jeremy Milner en Hagen (jeune basse qui commence à accéder à des rôles de premier plan, cover dans Hagen à Seattle). Les deux Ring complets qui auront lieu les 13, 14, 16, 18 mai et les 20, 21, 23, 25 mai 2014 concluront cette année très wagnérienne, mais pas la saison. Car en juin, pour clore la saison, une rareté pourtant très connue (pour un seul air), La Wally de Alfredo Catalani pour 6 représentations du 18 au 28 juin dans des décors et costumes de Ezio Toffolutti (du classique donc), mais le site du Grand Théâtre n’indique pas la mise en scène? , sous la direction de Evelino Pidò (une garantie musicale) avec Barbara Frittoli dans Wally, Balint Szabo, Andrzej Dobber et Gregory Kunde, une distribution très soignée (même si Gregory Kunde n’a plus les moyens d’antan). Que dire de l’œuvre, créée en 1892 à Milan? Si on est gentil on dira que découvrir une rareté est toujours stimulant, et qu’il faut venir voir le spectacle; si on est méchant, on dira qu’on attend l’air « Ebben? Ne andrò lontana » immortalisé par le film Diva de Jean-Jacques Beineix en s’ennuyant, et qu’une fois l’air passé on s’ennuie encore plus, mais qu’il faut quand même voir le spectacle si on est curieux. Mais on ne peut dire que l’œuvre  soit passionnante, même si la distribution réunie est plutôt bonne.
Au total, une saison qui montre qu’un théâtre qui ne compte pas parmi les tout premiers européens peut monter un Ring (malgré la relative déception de l’or du Rhin, je continue d’avoir confiance en Ingo Metzmacher pour nous surprendre), que le reste des choix est défendable: les genevois peuvent s’abonner sans crainte.
Je ne vois pas néanmoins de spectacles qui (Ring à part, qu’un wagnérien-pélerin ne peut manquer) motivent un déplacement pour un mélomane éloigné (Sigurd, peut-être?). Il reste que les habitants de Rhône-Alpes n’auront pas de Ring accessible en région avant longtemps, et que cela vaut la peine d’être signalé pour prendre son bâton de pèlerin…Et si les hôtels de Genève sont hors de prix, ceux d’Annemasse et de Saint Julien en Genevois sont très accessibles et à portée de bus de la métropole suisse. Cette saison genevoise 2013-2014 est donc à considérer avec sympathie pour tous les mélomanes de la région: entre Lyon et Genève, deux profils différents, deux options managériales différentes, et donc une véritable offre, d’une grande richesse pour les habitants des Alpes et de la vallée du Rhône intéressés par la musique .

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GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2012-2013: DAS RHEINGOLD de Richard WAGNER le 9 MARS 2013 (Dir.mus : Ingo METZMACHER, Ms en scène : DIETER DORN)

Stephen Humes, Tom Fox, Alfred Reiter, Christoph Strehl © Carole Parodi/GTG

Il y a une tradition du Ring au Grand Théâtre de Genève. Depuis les années 70, c’est la troisième production: quand on compare avec Paris, la messe est dite. Ce fut d’abord la mise en scène du Ring par Jean-Claude Riber, qui fut longtemps le directeur du Grand Théâtre, puis la production de Patrice Caurier et Moshe Leiser, appelés par Renée Auphan, qui fut terminée sous l’ère Blanchard. Cette nouvelle production , motivée par le bicentenaire, fut d’abord confiée à Christof Loy, metteur en scène favori de Tobias Richter, le directeur actuel, mais suite aux exigences de Loy, la production fut confiée au team Dieter Dorn/Jürgen Rose, deux authentiques vedettes de la scène allemande des années 70; dans ma carrière de mélomane je me souviens que Dieter Dorn fut le metteur en scène d’ Ariane à Naxos 1979 de Salzbourg (Behrens, Gruberova, King, Böhm), et du Fliegende Holländer de Bayreuth en 1990 (Dir.mus: Giuseppe Sinopoli) avec des décors de Jürgen Rose (les fameux décors avec la maison qui tournait sur elle-même) et Jürgen Rose décorateur du Parsifal d’Auguste Everding à Paris en 1973 (mon premier!) ou metteur en scène du Don Carlo munichois encore aujourd’hui en répertoire (il affichera cet été Jonas Kaufmann, Anja Harteros et Zubin Mehta). C’est dire qu’il s’agit d’une équipe qui a fait ses preuves, et qui est une référence historique de l’opéra allemand.
La machinerie du Grand Théâtre (pas plein, bizarrement) a été bien mise à l’épreuve par ce Rheingold assez spectaculaire, cycloramas, Montgolfière, pont qui monte des dessous pour laisser voir le Nibelheim, Rhin qu’on parcourt en patins à roulettes dans un univers gris anthracite dans lequel évoluent des Dieux vaguement ridicules (mimiques de Fricka presque prise comme un personnage de théâtre de boulevard, accoutrements de Froh et Donner): nul doute que Dieter Dorn a travaillé sur l’ironie.
La scène des Filles du Rhin reste cependant étonnamment lourde, alors qu’on attend toujours quelque chose de fluide et de léger au contraire. Un rocher au fond du Rhin (suggéré je l’ai dit par des personnages couverts d’un voile gris qui évoluent en patins à roulettes, tout comme les filles du Rhin (ou du moins leurs doubles) figuré par des caisses superposées où se dissimulent les Filles du Rhin, l’or représenté par un gros œil qui s’ouvre au sommet. Alberich qui émerge d’un groupe de personnages très vaguement monstrueux qui servent à déplacer le décor.
Cette scène fait suite à des projections de guerre (Golfe, Afghanistan) qui figurent un monde qui dès le prélude est un globe fait de fil déjà poussé par les Nornes, qu’on reverra au final. Bref, on a compris que ce monde fait de violence et de mort est celui sur lequel les Dieux vont essayer de régner et déjà l’histoire est marquée et le destin inscrit.

Apparition des Dieux – © Carole Parodi/GTG

L’apparition des dieux qui sortent d’une tente (en attendant le Walhalla, ils campent) est assez joliment construite mais la scène qui suit reste à la fois traditionnelle et ennuyeuse (sauf la manière dont les Dieux se servent de la lance de Wotan comme lien et support): le jeu des acteurs est attendu, et justement, il n’y pas pas de  travail approfondi sur les personnages, à part peut-être Fricka. Même Loge est un peu laissé à son inspiration dans son look vaguement efféminé (heureusement Corby Welch est bon acteur). La scène de Nibelheim reste conforme aux attendus, même si les disparitions et transformations d’Alberich ne sont pas mal faites. L’apparition d’Erda manque d’un minimum de magie, un mot d’ailleurs bien absent de l’ensemble du spectacle. Les seules idées qui m’apparaissent un peu neuves sont les éléments qui dans les dernières scènes annoncent les trois autres opéras, Nothung, présente dans le trésor accumulé par Alberich, dont Wotan s’empare, la manière dont Fafner arrache l’anneau au cadavre de Fasolt, qui annonce celle dont Hagen va essayer de l’arracher quand le cadavre de Siegfried lève le bras, l’apparition finale des Nornes. La montée au Walhalla (Cyclo « arc en ciel » très gay-pride, et montgolfière qui se gonfle lentement (un peu pénible) dans laquelle grimpent un peu craintifs les dieux -nacelle qui ressemble à une grande boite en carton de déménagement- qui s’élève et qui marque la fin de l’œuvre pendant que Fafner tirant l’or s’allonge pour dormir en se couvrant du Tarnhelm: de son or il ne fera rien, pendant  que Loge brûle une gravure représentant le Walhalla et ce soir, sa chevelure a légèrement pris les flammes, ce qui pour le Dieu du feu est après tout légitime, nécessitant l’intervention d’un machiniste.
Tout ce travail assez attentif, venu de vrais professionnels du travail scénique m’apparaît cependant manquer d’originalité et d’inventivité, bien plus proche du travail d’un Krämer que d’un Kriegenburg, distillant quelque ennui dans certaines scènes (le deuxième tableau notamment, interminable). Les solutions scéniques dépourvues de magie, dans des décors à l’esthétique volontairement douteuse renvoient à des modes  d’il y a quelques dizaines d’années. Rien de neuf sous le soleil, une mise en scène qu’on pourrait dire conforme. Pas de quoi fouetter un chat, pas de quoi s’émerveiller: un peu routinier et un peu dépassé pour tout dire.
La distribution n’a pas non plus de quoi émerveiller. L’ensemble des chanteurs est acceptable, aucun n’est déshonorant, mais aucun ne se détache d’une honnête moyenne, telle qu’on pourrait en voir en Allemagne à Düsseldorf ou Cologne, ou Bonn. C’est justement le problème des distributions proposées à Genève par l’équipe Richter: quelques têtes d’affiche par ci par là, mais pour le reste un niveau qui n’est pas celui qui auquel le public est habitué depuis bien des années. Pour s’en tenir aux années Blanchard (mais sous Gall et Auphan c’était à peu près pareil), le théâtre affichait des jeunes chanteurs valeureux, promis à une carrière (Jonas Kaufmann à ses débuts, Harteros dans Meistersinger). On peut comprendre qu’il y a désormais plus de limites budgétaires, mais alors on pourrait imaginer que les équipes de Richter écumassent agences et concours à la recherche de (jeunes) perles : leurs recherches se limitent aux troupes des théâtres de la vallée du Rhin.
Ce n’était pas vrai il y a quelques années, mais aujourd’hui c’est patent: les distributions affichées à Lyon sont dans l’ensemble supérieures à ce qu’on entend à Genève.
Qu’en est-il donc de la distribution de Rheingold. Je l’ai écrit plus haut, aucun ne déchaine l’enthousiasme, aucun n’est non plus indigne.  On peut regretter que Thomas Johannes Mayer, prévu il y a peu encore dans Wotan ait été remplacé par Tom Fox: la voix est là (mais les aigus?), les notes sont là, mais question couleur, question modulation, question interprétation nous n’y sommes pas, il chante toujours de la même manière et cela reste assez plat. Ce Wotan est acceptable, sans être à aucun moment un Wotan marquant. Et s’il continue dans Walkyrie, qu’en sera-t-il de ses aigus?
L’Alberich de John Lundgren a un joli timbre de baryton-basse avec un registre central intéressant et large. Mais dès qu’il monte à l’aigu la voix se coince, question de technique peut-être, ou de travail sur le souffle. C’est gênant dans un rôle qui exige homogénéité et montée à l’aigu fréquente. En revanche le Mime d’Andreas Conrad est bien en place et laisse bien augurer de Siegfried. Des deux géants, Fasolt (Alfred Reiter) est bien connu des scènes, la voix de basse bien posée mais le timbre un peu opaque, même si le personnage est là; plus intéressant en revanche Stephen Humes, vu à Munich il y a un peu plus d’un mois dans le même rôle, promène son très beau timbre, son chant simple, bien assis, avec une diction sans reproches, c’est le meilleur de toute la distribution, sans conteste aucun: dommage que Fafner ne soit le plus sollicité des géants dans l’Or du Rhin. Thomas Oliemans en Donner est très acceptable, encore que la voix m’ait semblé un peu claire, et le timbre de Christoph Strehl, le Tamino d’Abbado, en revanche a perdu un peu de sa jeunesse et de sa luminosité, mais convient pour Froh. Reste Loge, qui est dans l’Or du Rhin le pivot d’une distribution réussie.

Corby Welch, Tom Fox, Elena Zhidkova © Carole Parodi/GTG

La prestation de Corby Welch est dans la bonne moyenne des Loge, sans être exceptionnelle: quand on compare avec l’extraordinaire diction de Stefan Margita, et au personnage qu’il dessinait, à Munich, ou bien à Gerhard Siegel ou Stephan Rügamer, la prestation reste en deçà, sans aucun doute. Il est néanmoins l’un des meilleurs de toute la distribution, surtout dans la caractérisation physique du personnage.
Maria Radner, Erda, est un jeune contralto dont on fait grand cas (elle chante le rôle à Covent Garden), et qui a un timbre plutôt clair, mais son apparition (totalement dénuée de magie par la mise en scène) est musicalement solide et au total assez convaincante, tout comme les trois filles du Rhin (Polina Pasztircsák, Stephanie Lauricella et Laura Nykänen) à la présence affirmée, aux timbres qui s’accordent bien entre elles et à la diction soignée. La Freia d’Agneta Eichenholtz a une voix plutôt claire et saine (elle a chanté Traviata en alternance dans la production précédente au Grand Théâtre) mais comme je l’ai écrit souvent, je pense qu’il faut pour Freia une voix plus large (j’aime les Freia qui chantent aussi Sieglinde, sans doute un souvenir lointain d’Helga Dernesch à Paris), mais la prestation est honorable. Quant à Elena Zhidkova, sa Fricka est vocalement sans grand reproche, même si on peut discuter le personnage de petite bourgeoise un peu cruche que la mise en scène lui fait endosser avec force mimiques: la voix est claire, forte, et la diction n’appelle pas de remarques négatives. Elle est la plus convaincante des voix féminines.
On le voit, la distribution est assez homogène, ne déchaîne ni enthousiasme, ni désaveu. On aurait simplement aimé des voix douées de plus de relief ou de personnalité notamment chez les voix masculines. Cela reste assez plat dans l’ensemble.
On attendait beaucoup en revanche de la direction musicale et l’on peut supposer que la presse et les éléments professionnels du public (dont Eva Wagner) venaient à ce Rheingold pour entendre l’interprétation et le projet de Ingo Metzmacher. J’aime beaucoup ce chef et rares sont les soirées qui m’aient déçu. La dernière fois que je l’ai entendu, à Munich avec les Münchner Philharmoniker, il a proposé des Adieux de Wotan de Walkyrie (avec Michael Volle), charnus, engageants, dynamiques qui cadraient bien avec une représentation symphonique (au Gasteig).
Dans la fosse de Genève, on a une tout autre impression. Certes il s’efforce d’imprimer un tempo rapide, mais cela ne veut pas dire qu’il y ait une vraie dynamique, et l’impression reste assez plate, sans beaucoup de relief. Certes également certains détails sont mis en évidence, mais la qualité de l’orchestre semble avoir bien baissé en quelques années, cordes sans chair, cuivres très approximatifs (la partie finale!). Enfin était-il si nécessaire de placer 6 harpes sur le plateau (voulues par la mise en scène) pour qu’elles ne jouent pas ensemble et qu’on les entende à peine. Au total, une relative déception pour un chef qui a habitué à plus d’originalité, à des partis pris surprenants mais souvent convaincants: quelque chose n’a pas fonctionné ou du moins ne m’est pas parvenu: est-ce la qualité très moyenne de l’orchestre et du son produit, est-ce l’acoustique du théâtre, peu favorable à l’orchestre en général, est-ce justement le parti pris de Metzmacher (un soin du détail, mais pas de relief, et peu de dynamique malgré un tempo plutôt rapide), c’est peut-être tout à la fois. Il faudra en tous cas attendre la suite pour bien asseoir une opinion. Pour l’instant, on reste pour le moins perplexe.
Et de perplexité en perplexité, on se trouve face à une mise en scène plate, une distribution honnête mais sans caractère, une direction peu « accrocheuse », cela donne une soirée grise comme le décor, peu marquante, peu convaincante, qui donne plus de prise à la déception qu’à la satisfaction, bien que le succès ait été grand, et tant mieux pour le théâtre. A suivre donc, avec l’espoir que quelque chose se débloquera, car cet Or du Rhin n’a pas fait partir grand chose, sinon l’Or.
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John Lundgren et Tom Fox au premier plan © Carole Parodi/GTG