TEATRO MASSIMO – PALERMO 2020: PARSIFAL de RICHARD WAGNER le 31 JANVIER 2020 (Dir.mus : Omer MEIR WELLBER, Ms : Graham VICK)

Cérémonie du Graal Acte I ©Franco Lannino

Il y avait en ce début d’année trois productions de Parsifal, à Toulouse, à Strasbourg et à Palerme. J’ai choisi Palerme pour des raisons qui m’apparaissent évidentes : c’est à Palerme que Wagner a terminé la composition  de son opéra d’une part, et d’autre part le Teatro Massimo n’avait pas affiché Parsifal depuis 65 ans, enfin, c’est une (quasi) prise de rôle pour notre wagnérienne nationale, Catherine Hunold, appelée à chanter Kundry, puisque la Kundry prévue à l’origine a déclaré forfait.

Pour un théâtre comme le Massimo de Palerme, Parsifal est un défi : d’une part, le symbole de Richard Wagner achevant son Parsifal à Palerme fait évidemment regarder une production de Parsifal à Palerme d’une manière particulière, qui donne une singulière responsabilité aux équipes du théâtre, et d’autre part, excite la curiosité du public qui fait que les représentations ont toutes été très bien remplies.
Il y a en ce moment un réel effort de ce théâtre de sortir d’une routine aimable, et de proposer un répertoire plus ouvert et des productions plus stimulantes, une volonté de donner au public une qualité et un regard nouveaux, d’autant que la salle immense est faite pour accueillir des grosses machines. Le Massimo est un très beau théâtre qui mérite l’attention et mérite aussi la qualité.
Le Ring de Wagner a été bouclé il y a peu, et c’était déjà une belle entreprise, confiée aussi à Graham Vick, qui signe la production de ce Parsifal.

Il y avait donc bien des motifs de venir en Sicile, outre la joie de retrouver une ville aimée et une douceur ineffable en plein cœur de l’hiver.
Graham Vick travaille beaucoup en Italie : dans un paysage lyrique où l’art de la mise en scène reste traditionnel, plus esthétique que dramaturgique, avec un public souvent rétif à l’innovation, son théâtre semble accepté comme un symbole de modernité, ici sur un répertoire qui n’est pas italien, sur lequel on peut « tenter » du neuf ou de l’inhabituel.

Filles-fleurs© Rosellina Garbo

Ainsi de ce Parsifal « multipolaire », tant il brasse des concepts divers, qui s’entrecroisent, tantôt séduisants, tantôt rebattus voire recuits, tantôt indifférents. Comme si Parsifal œuvre syncrétique s’il en est où se croisent Moyen Âge, Chrétienté, Orient, mais aussi la magie des épopées de la Renaissance du Tasse ou de l’Arioste…Klingsor et son royaume magique n’est que l’avatar de celui d’Alcina et Parsifal un lointain héritier de Rinaldo ou d’Orlando : c’est d’ailleurs amusant que Wagner ait achevé son œuvre au pays des marionnettes siciliennes qui ne cessent de représenter ces épopées médiévales ou de la Renaissance.
Que la Sicile, une île où se sont croisées les civilisations et cultures grecques, romaines, arabes, franques ou espagnoles, accueille une œuvre aussi touffue dans ses sources est aussi intéressant, et donc que Vick produise un Parsifal qui soit melting pot culturel ici ne peut choquer. La Sicile étant l’un des plus beaux carrefours des cultures qui soient.
S’il y a quelque chose de séduisant dans son approche, c’est d’abord la volonté d’insérer l’action dans la nudité du théâtre, qui laisse voir tout ce qu’on cache, les murs nus, les dispositifs scéniques, les machinistes faisant du plateau central celui d’une cérémonie qui prend sa forme sur un large plan incliné (décor de Timothy O’Brien) et qui utilise les trucs de théâtre simples, des rideaux qu’on tire à la main, des fonds suspendus accrochés aux cintres, des outils élémentaires qui ignorent les manies du jour, vidéo, laser, projections. Le théâtre est le décor lui-même et l’immense arche du fond qui ouvre sur l’arrière-scène a quelque chose d’une arche de cathédrale (Sienne ?). Cette mise en scène est un hommage à l’artisanat théâtral -tel que Kosky le vantait il y a peu dans sa dernière production berlinoise (Frühlingsstürme). La cérémonie théâtrale agit. Il n’y a point besoin de décor, les costumes sont s’une simplicité rare, (costumes de Mauro Tinti) le théâtre et ses mécanismes se suffisent : le théâtre, c’est cette surface sur laquelle tout se joue, un espace vide cher à Peter Brook (on voit où Graham Vick puise ses sources). Ainsi, ce Parsifal installé dans cet immense espace ne manque pas d’allure.
Mais Graham Vick remplit aussi l’espace d’idées nombreuses tantôt intéressantes, tantôt rebattues (notamment ces dernières années) qui nuisent à la cohérence de l’ensemble. Il part du concept de moine-soldat ou de soldat-moine, en se posant la question, où sont les moines-soldats aujourd’hui et que défendraient-ils ?
Dans ce concept, on se projette au Proche Orient, mais pas tout à fait à la mode de Laufenberg dans la production de Bayreuth, parce que la production de Laufenberg se veut précise jusqu’au détail géographique. Ici, l’espace vide nous rattache à l’abstraction, comme si on assistait à un drame sacré (il s’agit après tout d’un Festival scénique sacré), détaché d’un lieu.

Catherine Hunoid (Kundry)© Rosellina Garbo

Cependant, l’arrivée de Kundry voilée de noir comme à l’acte II une partie des filles fleurs, rappelle furieusement le travail de Laufenberg, tout comme l’Amfortas christique presque nu avec sa couronne d’épines. Ces voiles noirs, ces niqab deviendraient-ils pour Parsifal un lieu commun lassant et une fausse bonne idée, sinon une provocation inutile qui pointe une religion par un fantasme négatif (vu de l’occident), aucun intérêt sinon se faire peur à peu de frais. Mais on comprend bientôt que ce n’est pas l’Islam qui est visé, parce que même Gurnemanz pour prier adopte la position du musulman et s’accroupit, comme d‘ailleurs plus tard des soldats, et ainsi les gestes religieux se mélangent et se stratifient. Gurnemanz porte d’ailleurs au lever de rideau une écharpe qui fait penser au talith juif, ce qui laisserait penser que Vick vise dans ce Parsifal les trois religions révélées, leurs rituels, leurs excès, leur violence et leur clôture. Car c’est bien d’un univers clos et sur la défensive qu’il s’agit. La vision d’un Gurnemanz racontant l’histoire à ces deux jeunes Knappen, l’un couvert d’une sorte de kippa et l’autre d’un vague Kefieh renforce l’idée d’une diversité réunie autour du combat du Graal, encore faut-il définir – et Vick le suggère – de quel combat il s’agit et si ce combat du Graal n’est pas vain. Les deux autres soldats qui s’attachent à insulter ou agresser Kundry ont eux aussi des silhouettes bien construites, plus individualisés que ce à quoi on est accoutumé dans un Parsifal « ordinaire ». Ce souci de donner aux rôles de complément des attitudes très individualisées est d’ailleurs une des particularités heureuses de cette mise en scène
Culturellement Vick en appelle d’ailleurs à tous les éléments de la culture occidentale, y compris des références à l’antiquité : lors de la « Verwandlungsmusik », il représente derrière le rideau blanc en ombre chinoises une série d’éléments qui sont des signes, femmes dénudées, cortège de soldats, mais aussi joueurs de musique, on reconnaît presque au passage un joueur d’aulos grec, cette flûte à double tuyau, du moins une évocation, en un défilé qui semble presque une représentation de personnages qui peuplent les vases grecs ou dans un autre tradition ce cortège qui suivrait le joueur de flûte de Hameln. Il y a là une vision globale d’une culture qui se réunit à la cérémonie du Graal comme si elle était l’Alpha et l’Oméga de l’existence : en quelque sorte, la cérémonie du Graal devient une sorte de lieu de régénérescence de notre monde dans la globalité culturelle, et aussi ses dérives, le rendez-vous des aimés et des damnés de la terre.
Vick d’ailleurs aime à parsemer son travail de signes non dénués d’ironie, en travaillant beaucoup sur les détails de comportement des figurants qui prennent une importance singulière en ce premier acte. Durant la cérémonie du Graal, ce pauvre Amfortas en Christ décrucifié (merci Laufenberg) se traîne et les soldats bien rangés ne cessent de bouger, de le regarder de manière oblique, de se retourner, bref, de déranger le bel ordonnancement qu’on a l’habitude de voir. Encore merci à Laufenberg et Tcherniakov d’avoir fourni l’idée du sang de la plaie (qu’Amfortas ouvre lui-même selon le vieux principe qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même) qui est versé dans un calice (un gros gobelet) et que les soldats se repassent de main en main pour en prendre quelques gouttes, puis se scarifier à leur tour pour partager les souffrances (Mit-Leid) – c’est la variation de Vick- pendant que le jeune Parsifal circule incrédule dans les rangs : bref, depuis Schlingensief (avec plus de sens à mon avis), Tcherniakov et Laufenberg, le sang coule, et on s’en repait, rien de bien nouveau sous le soleil.

Titurel (Alexei Tanovitski) face à Amfortas (Tómas Tómasson) @Franco Lannino


Que Titurel apparaisse en complet sombre, avec une pochette assez voyante, nous indique simplement que le vrai criminel dans l’histoire n’est peut-être pas Klingsor, mais Titurel, le dictateur exigeant qui tel le Moloch, exige sa part de sang filial pour survivre et épuiser son fils. Dans ce monde de soldats prêts au combat, il est la figure du politique, du dictateur, de celui qui se sert des autres pour sa propre survie…c’est dans l’air du temps.

Dans ce monde étrange, qui est théâtre c’est à dire représentation et artifice, Parsifal apparaît évidemment en décalage, il est jeune, un peu marginal, en tous cas complètement en dehors de ce combat et de ces peurs, il est naturel, c’est l’enfant rousseauiste qui a vécu des offres de la nature, de l’état de nature, quand la société du Graal est bien proche de ce que serait un état de culture au bord du dévoiement.

L’enjeu de toute mise en scène de Parsifal se lit essentiellement dans les premier et troisième actes, pratiquement jamais dans le deuxième. On peut souligner que seuls, parmi les très grandes mises en scènes de Parsifal, Tcherniakov a donné un sens au deuxième acte, avec ce Klingsor pédophile (joué et chanté merveilleusement par Tómas Tómasson (qui est ici Amfortas), ainsi que Herheim à Bayreuth indiquant en Klingsor l’horreur nazie.
Dans la plupart des autres, le deuxième acte se contente plus ou moins de suivre le livret. Vick invite à quelques précisions et donne quelques signes, mais ne va pas bien loin non plus. Espace vide, c’est à peu près le même qu’au premier acte (et de fait le royaume de Klingsor est une copie en négatif du royaume du Graal), et très vite, Klingsor baisse son pantalon pour apparaître en slip, un slip taché de sang là où il faut pour montrer la blessure définitive qu’il s’est infligé pour rester chaste. Il apparaît d’ailleurs presque comme un double d’Amfortas. Amfortas et Klingsor, les deux victimes du Graal titurelesque…

Kundry en Marie-Madeleine @Franco Lannino

Kundry dans cette vision, n’a rien de la bête sauvage qu’on y voit quelquefois. Elle est séductrice, sous une icône de Marie-Madeleine, l’une de ses nombreuses identités, mais sous cette icône, elle est plus Marie que Madeleine, si l’on peut me permettre cette image. Elle a une douceur et une force de persuasion « maternelle » qui ne la quittera presque pas de tout l’acte, même dans la dernière partie.
Et l’acte se conclut en étrange manière : Klingsor envoie ses soldats attaquer Parsifal, des soldats qui furent du Graal et qu’on a déjà vus au début de l’acte à moitiés nus poursuivre des filles-fleurs. En cela il respecte le livret. Comme on l’a dit le royaume de Klingsor est un royaume du Graal en négatif, là où l’un est chaste, l’autre est sexuel, là où tout s’ordonne, l’autre est un charivari, là où il n’y a que des hommes, l’autre est rempli de femmes : la cérémonie du Graal était presque ordonnée autour des soldats, là les soldats sont soumis et ce qui règne dans la cérémonie des filles-fleurs (le pendant klingsoresque de la cérémonie du Graal) ce sont les femmes, dans un ordonnancement double. D’une part le groupe le plus important, en niqab, comme Kundry au premier acte qui semble être l’uniforme féminin de l’armée de Klingsor (symbole du mal ? ou de la valeur de soumission que le niqab semble avoir aux yeux occidentaux ?), pendant que les filles fleurs qui chantent « Des Garten’s Zier » ou « Komm holder Knabe » chargées de séduire Parsifal sont en paréo multicolore, comme en « service commandé » et adoptant l’habit de séduction nécessaire, sous les yeux de leurs compagnes. Du côté de Klingsor comme de celui du Graal, une organisation, une armée des ombres. Mais, là encore rien de bien neuf sous le soleil.

Acte III : un monde d’enfants: John relyea (Gurnemanz), Catherine Hunold (Kundry), Parsifal (Julian Hubbard) @Franco Lannino

C’est souvent le troisième acte qui est résolutif, et qui donne son sens à tout ce qui précède. Dans les mises en scène de Parsifal qui ont marqué les dernières décennies, c’est celle de Götz Friedrich à Bayreuth en 1982 qui me semble avoir ouvert la voie : elle représente un Parsifal libérateur, qui ouvre au peuple, à tous, un royaume du Graal devenu un lieu fossile et clos, et qui vivait séparé du monde.
Entre les Parsifal qui pacifient (Herheim, Warlikowski) qui fuient (Tcherniakov), qui unissent les religions (Laufenberg), celui de Vick est sans doute plus proche de l’esprit de Friedrich en 1982 et un peu de Laufenberg (que, je pense, Graham Vick a vu…).
Toute la première partie du troisième acte est à peu près conforme à la tradition, jusqu’au baptême où Gurnemanz, Kundry, Parsifal se retrouvent dans une sorte de bain lustral et où très vite des enfants envahissent la scène et jouent avec l’eau. L’idée centrale du troisième acte est celle du « grand remplacement » d’une génération épuisée par une autre, faite d’enfants qui jouent, qui se moquent du rite, ouverte, neuve, et surtout libre : elle abat les cubes qu’on leur donnait sorte de puzzle reconstituant un ciel d’azur à peine traversé de nuages,  elle envahit la cérémonie du Graal, funèbre, où les soldats sont devenus des épaves, où Amfortas à la blessure refermée parce que jamais plus ouverte, mais à la souffrance toujours vive et insupportable, ouvre violemment le cercueil de Titurel et le fait rouler sur le sol. Ce monde-là, mortifère, fait de contrition et de souffrance est étouffé par ces enfants style « United colors of Benetton » joyeusement destructeurs, qui reconstruisent autre chose, Amfortas guéri par la lance s’en va, au loin – ce monde-là n’est plus sien. Kundry qui veut « dienen » (servir) se met en souriant au service des enfants, encore une fois maternelle, et Parsifal devient le conteur qui va raconter à ces enfants assis autour de lui une belle histoire des temps anciens qui pourrait aussi être celle de l’avenir, libérée des règles qui étouffent la vie, et qui sont les règles établies des religions, qui sont ici vues comme freins à la vie, à la liberté et au bonheur. Parsifal est vu comme un homme nouveau, au parfum presque nietzschéen. Ce que la blessure lui a appris, c’est la vanité des Amfortas et des Klingsor, c’est la vanité des rites, c’est la vanité du religieux dans la mesure où le religieux étouffe et fossilise. Il devient presque ce joueur de flûte de Hameln, dont il était question plus haut, qui emmène derrière lui les enfants comme un « bon petit diable ».

Comme on le voit, Vick puise dans les dernières traditions parsifaliennes, dans la vulgate des mises en scène de l’œuvre où Wagner a réuni tellement d’éléments divers que tout semble possible, et propose la vision symbolique d’un Festival scénique sacré où le sacré – dans la mesure où il est lié au religieux – cède la place au profane, qui semble être la seule voie possible au monde pour faire cesser la peur, la violence, la haine. Le Graal est en nous en quelque sorte.
Ce travail irrégulier qui cède aussi aux peurs actuelles, aux idées préconçues actuelles (pour les dénoncer) qui évoque aussi les différents travaux qui l’ont précédé (et l’histoire de la mise en scène de l’œuvre est riche) est un millefeuille de mille idées, avec ce qu’il faut de provocation et quelques idées force qui ne sont pas forcément à écarter, mais qui ne font pas forcément un travail de référence. Il reste que c’est une production honorable qui d’une certaine manière fait le point sur les lectures de l’œuvre et surtout honore le théâtre, son cadre et son architecture.

Au niveau musical, les choses sont aussi plutôt honorables voire plus solides. Il faut prendre en compte la situation d’un orchestre certes valeureux, mais qui n’a pas toujours l’habitude de ce type de répertoire, qui demande une exposition instrumentale particulière notamment du côté des cuivres et des bois. Cela veut dire préparation, travail approfondi, qui a deux conséquences majeures, d’une part, une représentation vraiment digne, d’autre part un « apprentissage » qui fait grandir l’orchestre. À ce titre, il faut saluer le travail d’Omer Meir Wellber, qui par sa précision et sa clarté, par son côté aussi un peu didascalique, permet sans doute à l’orchestre de mieux prendre ses marques, d’être plus à l’aise avec un Wagner particulièrement délicat. À cela il faut ajouter aussi qu’exceptionnellement, on a joué Parsifal deux soirs de suite (les 30 et 31 janvier) sans changements de distribution ; pour une œuvre de cette durée et de cette épaisseur ce n’est pas indifférent. Et donc il faut saluer la performance des forces du théâtre, orchestre et chœur , qui ont offert une prestation de bon niveau, qui ne pâlit pas par rapport à d’autres maisons.
Omer Meir Wellber a été à bonne école wagnérienne auprès de Daniel Barenboim, et il adopte la mode de son maître en faisant saluer tout l’orchestre à la fin de la représentation, ce qui est quasiment unique en Italie, et qui est aussi une bonne manière de valoriser les musiciens et de leur faire honneur. Il est le directeur musical du Teatro Massimo en début de mandat, et ce type de signe ne peut qu’être positif.
Son approche est particulièrement précise notamment au premier acte, claire, scandant les différents moments, sur un tempo pas toujours lent d’ailleurs (certains motifs sont pris sur un tempo plus vif qu’à l’accoutumé), l’ouverture laisse se dérouler les différents motifs qui s’enchaînent, sans toujours la fluidité attendue, mais d’une manière limpide. Les parties dramatiques (et notamment le deuxième acte, plus théâtral et d’une certaine manière plus traditionnel) sont bien accompagnées, il veille à ne jamais couvrir les voix. Le troisième acte est peut-être le plus réussi et le mieux dominé, même si la partie finale n’a pas la respiration « mystique » qu’on attend généralement. Il est vrai que la fin profane de la mise en scène pourrait le justifier. Il reste que cela manque un peu d ‘épaisseur sonore dans les dernières mesures, et de recueillement. Mais nous sommes au théâtre et pas à la messe, comme on le croit trop souvent. Dans l’ensemble Omer Meir Wellber s’en tire très bien, et sans doute mieux que dans d’autres productions notamment de répertoire italien où il m’est apparu souvent plus superficiel et bruyant. Ici ce n’est pas le cas, c’est attentif et rigoureux et surtout il ne recherche pas l’effet gratuit dans un juste respect de l’esprit de l’œuvre.
Le chef des chœurs Ciro Visco prend ses fonctions aussi cette saison, puisqu’il a échangé son ancien poste à Santa Cecilia, avec l’ancien chef des chœurs Piero Monti. La prestation des chœurs est plus qu’honorable, on peut simplement regretter que la mise en scène les place souvent en arrière scène, ce qui nuit aux effets spectaculaires des grandes scènes chorales.
En somme, les forces stables du Teatro Massimo ont été globalement à la hauteur de l’événement.

Acte I: John Relyea (Gurnemanz) entour de ses Kanppen (Elisabetta Zizzo Sofia Koberidze David Haller Ewandro Stenzowski ) @Rosellina Garbo

Une attention particulière a été donnée à la distribution, évidemment essentielle pour une telle œuvre, qui alterne des chanteurs jeunes et des artistes beaucoup plus expérimentés dans ce répertoire. Mais on me permettra de marquer la découverte d’une voix qui m’est apparue d’emblée exceptionnelle, et c’est un « petit » rôle de ténor, l’un des quatre Knappe du premier acte, et il s’appelle Nathan Haller, c’est une voix qui immédiatement frappe. Il sera Bardolfo dans le Falstaff de Petrenko cet été à Munich, je pense qu’on en entendra parler très vite.
Dans l’ensemble d’ailleurs, les rôles de compléments sont bien tenus, ce qui est toujours un signe de qualité générale d’une distribution. Les Knappen et et les Gralsritter sont tout à fait honorables et la mise en scène, comme nous l’avons dit plus haut, cherche à individualiser les rôles qui ainsi se font remarquer plus que dans d’autres productions où ils apparaissent plus anonymes. Citons donc outre Nathan Haller, Elisabetta Zizzo Sofia Koberidze  Ewandro Stenzowski et les Gralsritter Adrian Dwyer et Dmitry Grigoriev, mais aussi l’ensemble des filles-fleurs, particulièrement bien choisies, et chantant dans une belle respiration et un bel ensemble, très précis et rigoureux, elles méritent aussi d’être citées :  Elisabetta Zizzo  Sofia Koberidze, Alena Sautier, Talia Or,  Maria Radoeva  et Stephanie Marshall.
Alexei Tanovitski campe un Titurel à la voix profonde et donne au personnage une allure glaciale et distante.
Klingsor, rôle difficile et souvent approximativement distribué est Thomas Gazheli, baryton-basse qui chante dans la plupart des théâtres allemands : il y a deux types de Klingsor, les subtils et persifleurs (du genre Tómas Tómasson) et les brutaux. Gazheli appartient à cette deuxième catégorie, voix forte, bien posée, expressive, et personnage puissant.

Tómas Tómasson (Amfortas) @Franco Lannino


Dans cette distribution, on note immédiatement les chanteurs habitués au répertoire allemand et familiers de la langue, c’est le cas de l’Amfortas de Tómas Tómasson, un chanteur qui soigne tout particulièrement son phrasé, l’expressivité, la précision du verbe, dans tous les rôles qu’il aborde. Son Amfortas est à ce titre une leçon de chant wagnérien expressif, prenant soin du sens et du poids de chaque mot. Ici le rôle christique et douloureux rend le personnage à la fois plein de relief et pitoyable (la fin à ce titre est très emblématique). Tómasson est sans nul doute le plus performant dans cette distribution, à l’égal de John Relyea, habitué des scènes, à la voix particulièrement puissante, chantante, au timbre velouté et chaleureux. Ce n’est pas un Gurnemanz qui sculpte chaque mot à l’instar des grands Gurnemanz germaniques, mais il incarne ce personnage de soldat de Dieu, alerte, assez jeune, de manière très crédible. Il remplit la scène et la salle d’une voix marquante sans jamais faiblir.
Kundry est Catherine Hunold, la wagnérienne française qui a été appelée par Palerme pour remplacer une Eva Maria Westbroek défaillante avant le début des répétitions, ce qui fait qu’elle a pu travailler et approfondir un rôle dont elle s’est bravement emparé (elle avait doublé Anja Kampe à Paris) et elle obtient un succès mérité pour un rôle dont elle se sort avec tous les honneurs, c’est une prise de rôle réussie. Elle est très attentive au texte, articulé avec soin, au phrasé et à l’expression, même si tout n’a pas encore la fluidité qu’elle ne va pas manquer de conquérir avec l’expérience.
Mais la voix est large, homogène sur tout le registre, avec des graves jamais détimbrés, très charnus et des aigus triomphants qui ont même fait sursauter mon voisin. Sans aucun doute une prestation qui non seulement mérite l’intérêt, mais qui est convaincante et riche de potentiel. Du point de vue du personnage, elle n’est pas une Kundry sauvage et aiguisée, elle propose un personnage plutôt humain, plus victime que tueuse, avec une attitude presque protectrice envers Parsifal plus mère que séductrice et dégageant une certaine émotion au troisième acte, par sa seule attitude scénique.
Parsifal est le jeune irlandais Julian Hubbard, qui a pris le rôle pendant les répétitions.

Julian Hubbard (Parsifal) @Rosellina Garbo


Parce que le Massimo a dû faire face à trois forfaits, la Westbroek et Nikitin qui devait être Amfortas, avant le début des répétitions, et Daniel Kirch, le Parsifal annoncé qui a dû abandonner la production. La direction artistique du théâtre s’en est tirée avec les honneurs, et avec beaucoup de chance car ce Parsifal venu d’Irlande qui arrive à peine sur le marché wagnérien est une voix à suivre. Certes, il lui manque encore une véritable maîtrise du texte qu’il a dû apprendre et approfondir pendant les répétitions, notamment au troisième acte, il lui manque aussi un peu de fluidité et l’aigu (Amfortas die Wunde !) n’a pas encore l’éclat ni la tenue voulus, mais la voix est belle, claire, juvénile, ardente le timbre velouté, le personnage bien campé et bien dessiné. C’est un vrai Parsifal, en devenir, mais déjà sur le chemin. Pour une prise de rôle, et quel rôle – et dans les conditions dans lesquelles il a dû le reprendre, c’est vraiment remarquable.

Comme on le voit, sans être la production ni la représentation de référence, c’est un ensemble valeureux, très honorable et en aucun cas un Parsifal au rabais. L’accueil chaleureux du public et l’émotion dégagée par la représentation montre que le théâtre a eu raison de remonter cette œuvre si emblématique de Palerme qui remet l’institution palermitaine dans les théâtres qui vont compter.


Richard Wagner (1813-1883)
Parsifal (1882)
Bühnenweihfestspiel in drei Akten
(Festival scénique sacré en trois actes)
Livret du compositeur

Direction musicale Omer Meir Wellber
Mise en scène Graham Vick
Décors Timothy O’Brien
Costumes Mauro Tinti
Mimes Ron Howell
Lumières Giuseppe De Iorio

Amfortas Tómas Tómasson
Titurel Alexei Tanovitski
Gurnemanz John Relyea
Parsifal Julian Hubbard
Klingsor Thomas Gazheli
Kundry Catherine Hunold
Erster Gralsritter Adrian Dwyer
Zweiter Gralsritter Dmitry Grigoriev
Vier Knappen Elisabetta Zizzo, Sofia Koberidze, Ewandro Stenzowski, Nathan Haller
Klingsor Zaubermädchen Elisabetta Zizzo, Sofia Koberidze, Alena Sautier, Talia Or, Maria Radoeva, Stephanie Marshall
Stimme aus der Höhe Stephanie Marshall

Orchestre, Chœur e Chœur d’enfants du Teatro Massimo

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE (OPÉRA DES NATIONS) 2016-2017: DER VAMPYR d’après Heinrich MARSCHNER le 19 NOVEMBRE 2016 (Dir.mus: Ira LEVIN; Ms en scène: Antú ROMERO NUNES)

Der Vampyr © GTG/Magali Dougados
Der Vampyr
© GTG/Magali Dougados

Der Vampyr,
Opéra romantique en deux actes de Heinrich August Marschner, livret de Wilhelm August Wohlbrück
Créé au Theater der Stadt, Leipzig, le 29 mars 1828
Mise en scène : Antú Romero Nunes (reprise par Tamara Heimbrock)
Dramaturge : Ulrich Lenz
Décors : Matthias Koch
Costumes : Annabelle Witt
Lumières : Simon Trottet
Musique additionnelle : Johannes Hoffman

Avec :

Tómas Tómasson (Lord Ruthven), Chad Shelton (Sir Edgard Aubry), Laura Claycomb (Malwina), Maria Fiselier (Emmy), Jens Larsen (Sir Humphrey Davenaut), Ivan Turšic (George Dibdin).

Choeur du Grand Théâtre de Génève. Chef de chœur : Alan Woodbridge
Orchestre de la Suisse Romande. Direction musicale : Ira Levin

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Une initiative vraiment intelligente et stimulante : proposer l’un des succès de l’époque romantique d’un auteur, Heinrich Marschner dont certains grands (Wagner) se sont inspirés. Les représentations ou les enregistrements de Marschner se comptent sur les doigts d’une main et pourtant, c’est une musique qui a traversé l’époque : la musique haletante de Die Feen n’est pas sans rappeler le rythme continu et jamais essoufflé de Der Vampyr qui vient de triompher à l’Opéra des Nations, siège provisoire du Grand Théâtre de Genève. Les dimensions de la scène imposent de chercher des productions qui puissent d’adapter et empêchent les très grosses machines que permettait le Grand Théâtre.

Allié pour l’occasion à la Komische Oper de Berlin, le Grand Théâtre de Genève propose Der Vampyr dans la production de Antú Romero Nunes, le jeune metteur en scène allemand qui a travaillé souvent sur les livrets d’opéra. Il s’est fait connaître notamment par un travail sur Don Giovanni et a produit à Hambourg un spectacle singulier sur le Ring de Wagner, en s’appuyant exclusivement sur le livret qu’il a un peu trituré, à dire vrai. Pour ce Vampyr, il a complètement mis à plat un livret d’environ 3h, en le réduisant à 1h15 de musique.
On doit s’interroger sur l’opportunité de cette chirurgie. Car ce qu’on se permet sur Marschner, aujourd’hui largement inconnu, se le permettrait-on sur Wagner ou sur Verdi ? Dans la curiosité générale pour l’œuvre, on a souvent peu fait cas de l’avertissement clair du Grand Théâtre, il ne s’agit pas de l’opéra de Marschner mais d’un spectacle de théâtre musical sur Marschner : c’est Der Vampyr, d’après Marschner.  Si le Grand Théâtre de Genève a pris ses précautions, et respecte le contrat avec le spectateur, la validité de l’opération pose question.
Certes, Antú Romero Nunes est familier de la chirurgie sur les livrets et c’est un metteur en scène souvent adepte du « texte/prétexte », même si son Guillaume Tell à Munich en 2015 reste très sage et très respectueux. Mais de la même manière, un opéra inconnu reproposé sur les scènes mériterait à mon avis une présentation intégrale, peut-être plus difficile parce qu’il faut trouver les chanteurs qui puissent apprendre un opéra peu affiché sur les scènes et donc avec un rapport investissement /retour sur investissement problématique. Il est évidemment plus facile de convaincre des artistes de n’apprendre qu’un ou deux airs d’une version charcutée.
C’est un débat préalable. L’élargissement actuel des répertoires, qui est le corollaire de programmations trop conformes et d’un public moins stimulé par la nième Bohème ou la nième Traviata, qui çà et là commence à déserter les salles, exige une politique en la matière : ici on coupe les ballets (dans tous les opéras français à commencer par Faust), là des pans entiers du livret (rappelons-nous Rienzi réduit à un peu plus de deux heures à la Deutsche Oper de Berlin dans une production pourtant passionnante). C’est un problème de programmation et de politique culturelle. Ou bien l’on fait une opération culturelle de redécouverte d’une œuvre et on la présente dans sa structure d’origine, ou l’on explore d’autres voies.

Der Vampyr © GTG/Magali Dougados
Der Vampyr
© GTG/Magali Dougados

La Komische Oper de Berlin et le Grand Théâtre de Genève ont choisi une voie moyenne, s’appuyant à la fois sur la redécouverte de l’œuvre et la singularité du spectacle de Antú Romero Nunes. Nunes s’intéressant à la question du vampire et à la représentation de l’horreur (au sens des films dits d’« horreur ») et non à la question plus subtile du romantisme, de l’inquiétude, de la nature et des êtres limites et de la fragilité des jeunes filles rêveuses (Malwina est bien proche de Senta, fascinée par un être hybride et prête à se jeter dans les flots).
L’intérêt plus spécifique de Genève est aussi dû à ce que l’œuvre, au moins le texte de John Polidori, « The Vampyre », dont elle s’inspire, soit née dans les soirées de mauvais temps à la villa Diodati, à Cologny, au bord du Léman, où séjournaient Byron et les Shelley : la vision moderne du vampire et l’histoire de Frankenstein sont donc nés près de Genève comme le rappelle opportunément le programme de salle. Dracula vaut bien une messe noire…
Ainsi donc ce spectacle naît de plusieurs signes croisés, la volonté de présenter une œuvre singulière et peu connue, la volonté aussi de s’inscrire dans une identité locale, et celle probable de proposer un « arrangement » suffisamment étoffé pour que le public ait une idée claire de l’original de Marschner, et suffisamment référencé dans notre « modernité » pour que le spectacle ait un rythme et une allure non pas « archéologiques », mais celle d’un spectacle musical divertissant qui ait prise sur tous les publics. Pari réussi : le spectacle a fait un triomphe.

Der Vampyr © GTG/Magali Dougados
Der Vampyr
© GTG/Magali Dougados

Antú Romero Nunes a donc travaillé sur la représentation de l’horreur au théâtre, sur les effets sur le public, sur les références artistiques et notamment cinématographiques. D’une certaine manière et pour faire court : il fait un « film d’horreur théâtral » : les premières minutes après l’ouverture, sous lumière stromboscopique, font voir un vampire qui vient dans la salle enlever une frêle jeune fille hurlante au premier rang, pour la dépecer (cœur et intestins y passent) après avoir bu son sang. C’est vif, rapide, bien fait et dégoulinant. Suivent un chœur fait de zombies, référence à la Nuit des morts vivants, et des dépeçages en série : les membres volent, les entrailles explosent, et les personnages traversent ce bal singulier avec la tension voulue par l’ambiance.
À l’arrangement scénique correspond l’arrangement musical puisqu’à la musique de Marschner on a ajouté une musique contemporaine de Johannes Hofmann qui reproduit certaines musiques de films d’horreur : charcuter et truffer sont les deux mamelles de cette production. Il faut d’ailleurs reconnaître que l’articulation entre la musique originale et les inserts contemporains est très bien faite.

Au-delà des observations sur la justification de l’opération, d’une part, au-delà de la fidélité à l’œuvre, d’autre part, le spectacle fonctionne, les spectateurs rient, il est bien fait, rythmé, excessif en diable (si je peux me permettre l’expression) et les chanteurs sont parfaitement insérés dans la mise en scène. Mais il fonctionne comme un objet presque indépendant, une expérience sur l’horreur représentée, et sur les effets sur le public : si le film d’horreur avec sa relation au réalisme peut faire peur, le théâtre fait basculer l’ensemble dans la caricature, même surprenante, le sang pisse, les entrailles volent, et personne n’y croit (heureusement) mais s’amuse bien. Dans ce style les 80 minutes finissent par être répétitives.

Tomás Tómasson (Lord Ruthven) version séducteur Der Vampyr © GTG/Magali Dougados
Tomás Tómasson (Lord Ruthven) version séducteur Der Vampyr
© GTG/Magali Dougados

Dans la logique de l’histoire qui est histoire de séduction, Lord Ruthven tel qu’il est hypnotise peut-être mais ne séduit pas, c’est la relation au monstre qui est en jeu (il a des mains d’animal crochues par exemple) : la relation au séducteur Don juanesque est une des références possibles (même tonalité musicale d’ailleurs). Le Dracula de Christopher Lee avait quelque chose d’aristocratique et de séduisant, le vampire de Tómas Tómasson habillé par Annabelle Witt est un personnage de dessin animé ou de bande dessinée.
Le décor (Matthias Koch) fait de toiles peintes (les appartements de Sir Davenaut par exemple ou de projections, correspond au style des opéras du début du XIXème, et la chauve-souris initiale qui enserre un sablier qui à la place du sable fait couler le sang (un sanglier ? pardonnez, mais j’ai osé…) fait de loin penser à la représentation de la reine de la nuit (en araignée) dans la mise en scène de Kosky de Zauberflöte.
La production est faite de  décors légers qui conviennent bien à l’Opéra des nations, et qui en ont sans doute facilité le transport de Berlin. Seule originalité (si l’on peut dire) du dispositif scénique, un promenoir derrière la fosse d’orchestre qui permet un voisinage plus fort des spectateurs et du plateau, et un jeu amusant avec le chef d’orchestre chassé de son podium. Une production efficace, et probablement assez économique, avec de beaux effets multiples des éclairages (de Simon Trottet).

Tomás Tómasson (Lord Ruthven) version vampire Der Vampyr © GTG/Magali Dougados
Tomás Tómasson (Lord Ruthven) version vampire Der Vampyr
© GTG/Magali Dougados

En ce qui concerne le plateau, il affiche comme à Berlin Tómas Tómasson qui passe ainsi du débonnaire Hans Sachs (à la Komische Oper) au terrible Lord Ruthven. Toujours doué d’une diction remarquable, il affiche une voix à la sécheresse marquée qui a quelque difficulté avec la tension requise par le rôle, toujours violent. Les aigus passent mais quelquefois à la limite, et le timbre est relativement ingrat, ce qui peut fonctionner pour ce rôle. Il reste que le personnage est vraiment incarné, que le jeu est très juste, avec quelquefois cette légère touche aristocratique et une alternance de violence sauvage et de retenue (quand il est avec Davenaut et qu’il cherche à « épouser » Malwina.
L’histoire réduite se concentre sur deux des trois jeunes filles à séduire en 24h pour avoir l’autorisation de rester sur terre à hanter les vivants, la première est expédiée ad patres en quelques minutes, c’est celle qui est enlevée au public, la deuxième, Emmy, est aussi enlevée à l’amour des siens – et du jeune George Dibdin (Ivan Turšic) – après quelques péripéties, mais c’est Malwina qui sera la troisième, et qui sera sauvée. Ainsi donc la recomposition du metteur en scène implique-t-elle une gradation qui finalement correspond aussi à l’original.
Face à un lord Ruthven qui est un peu un ogre, le jeune George Dibdin (Georg est d’ailleurs le prénom choisi par Wagner pour Erik dans sa première version du Fliegende Holländer) confié à Ivan Turšic de la troupe de la Komische Oper (vu dans David des Meistersinger), avec sa voix claire et un joli timbre, il défend le rôle (très secondaire) non sans présence.
Face à Lord Ruthwen, le véritable ancêtre de l’Erik du Fliegende Holländer wagnérien, est Sir Edgar Aubry, déchiré entre sa loyauté envers Lord Ruthven, qu’il a suivi et dont il a découvert la véritable nature, et son amour pour Malwina. Confié au ténor américain Chad Shelton, le rôle a notamment un air assez tendu et difficile (les ténors de l’époque avaient toujours fort à faire) : la voix est claire, la diction impeccable et la préparation parfaite comme souvent avec les artistes d’outre atlantique, c’est un vrai ténor lyrique, mais avec du souffle et une belle projection, l’un des gros succès de la soirée.

Jens Larsen (Sir Humphrey Davenaut) en version Rossini Der Vampyr © GTG/Magali Dougados
Jens Larsen (Sir Humphrey Davenaut) en version Rossini Der Vampyr
© GTG/Magali Dougados

Enfin Jens Larsen, voix efficace de basse profonde, qui lui aussi appartient à la troupe de la Komische Oper de Berlin, est Sir Humphrey Davenaut, le père qui sacrifie sa fille en croyant la caser, une basse qui renvoie en version Dracula à un Don Magnifico rossinien (La Cenerentola remonte à 1817) qui serait alors un Don Horrifico. La situation en tous cas est la même.

Avec Malwina © GTG/Magali Dougados
Avec Malwina (Laura Claycomb)
© GTG/Magali Dougados

Du côté féminin, Laura Claycomb est Malwina : elle éprouve quelque difficulté à entrer dans le personnage, et si les notes sont faites, l’interprétation reste en retrait, sans véritable engagement et la prestation ne réussit pas à être vraiment convaincante parce qu’inexpressive dans un rôle qui se prête pourtant à travailler la diversité des sentiments. Cela reste un peu monocolore.

 

 

 

 

 

Avec Emmy Perth (Maria Fiselier) © GTG/Magali Dougados
Avec Emmy Perth (Maria Fiselier)
© GTG/Magali Dougados

En revanche la jeune Maria Fiselier, très récente recrue de la troupe de la Komische Oper, est une Emmy Perth convaincante, émouvante, avec une voix très bien placée et vibrante. L’expression du sentiment, la poésie, la fraicheur : tout y est et c’est elle qui emporte visiblement le cœur du public : une vraie découverte.

Le chœur du grand théâtre, bien préparé par Alan Woodbridge, et bien inséré dans la mise en scène, est lui aussi particulièrement convaincant, dans le rôle de groupe de morts vivants voulu par la mise en scène.
Ce devait être le russe Dmitri Jurowski dans la fosse et ce fut l’américain Ira Levin qui a fait une carrière entre l’Amérique du Sud (notamment au Colon de Buenos Aires) et divers théâtres allemands. Il a su parfaitement rendre la tension de cette musique et son halètement, son rythme continu et effréné, sa pulsation dramatique. L’orchestre lui répond de manière impeccable et l’on aurait aimé en entendre plus de l’œuvre avec ces couleurs-là et ce sens-là de la dynamique. Cette musique telle qu’elle a été concentrée n’a pas un moment d’apaisement, et ne laisse pas « tranquille ». Ce continuum de tension qui ressemble à une sorte de course à l’abîme fait évidemment penser à Weber, une source d’inspiration notable (on pense à Freischütz), mais aussi à certains moments des opéras de Schubert : il y a une sorte de couleur commune à ces opéras que Wagner va savoir utiliser notamment dans Die Feen, dont le halètement permanent et le rythme rappellent la musique de Marschner.
Voilà donc une redécouverte, en forme d’apéritif sanguinolent. On aimerait désormais qu’un théâtre ose la totalité de l’œuvre et reporte à la lumière ce succès notable du XIXème romantique. En tous cas, cet « assaggio » de Marschner a remporté les suffrages du public, qui a fait à cette production un très bel accueil. L’appel du sang ?[wpsr_facebook]

Malwina (Laura Claycomb), Sir Edgar Aubry (Chad Shelton), Sir Humphrey Davenaut (Jens Larsen ) © GTG/Magali Dougados
Malwina (Laura Claycomb), Sir Edgar Aubry (Chad Shelton), Sir Humphrey Davenaut (Jens Larsen ) © GTG/Magali Dougados

KOMISCHE OPER BERLIN 2016-2017: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER le 2 OCTOBRE 2016 (Dir.mus: Gabriel FELTZ; ms en scène: Andreas HOMOKI)

Acte III, Festwiese ©Monika Rittershaus
Acte III, Festwiese ©Monika Rittershaus

La production de la Komische Oper de Meistersinger von Nürnberg (signée Andreas Homoki) est déjà ancienne (2010), mais a bonne réputation. Afficher Die Meistersinger von Nürnberg à la Komische Oper peut sembler surprenant dans un théâtre qui affiche aussi Kiss me Kate, mais cet opéra-comique de Wagner a toute sa place dans un théâtre tout entier dédié aux diverses formes de l’opéra-comique, de l’opérette ou de théâtre musical ; on y a vu aussi Die Soldaten, Xerxès, Moses und Aron et Im weiss’n Rössl (L’auberge du Cheval Blanc): ainsi donc cela garantit un public varié, disponible et assez populaire vu les prix pratiqués. De plus, la salle de dimensions moyennes (1200 spectateurs) implique un rapport de proximité qui favorise l’émotion et aussi une certaine urgence. La salle était ce dimanche quasiment pleine pour une reprise pour trois représentations de cette production signée Andreas Homoki quand il était encore directeur de l’institution (il est aujourd’hui à Zürich).
La distribution est confiée pour l’essentiel à la troupe, et c’est Tómas Tómasson, le Klingsor vicieux du Parsifal berlinois (Staatsoper) de Barenboim / Tcherniakov qui depuis la création en 2010, chante Hans Sachs.
La production de Homoki est toute entière concentrée sur l’espace, l’espace scénique qui fièrement s’affiche dans sa nudité quand les spectateurs s’installent, et qui dès le début se remplit de maisons stylisées et d’un clocher, comme une Nuremberg abstraite qui fait toile de fond, et qui n’est pas sans rappeler la solution de Richard Peduzzi pour le Wozzeck de Chéreau au Châtelet (1992) et à la Staatsoper de Berlin. Ainsi donc au gré des scènes ce « village » bouge, se ferme, ouvre des failles, se renverse comme une sorte de corps vivant très autonome. Nike Wagner dans son ouvrage Wagner Theater rappelle combien Meistersinger est tributaire d’une vision platonicienne du monde où Nuremberg n’a rien de réel, mais fait corps uni autour de son gouvernement non par les sages, mais par les artistes, des artistes-artisans pour qui l’art du chant et de la poésie est métaphore de l’artisanat et d’une bourgeoisie laborieuse et éclairée. On rappelle pour mémoire le monologue de David à Walther au premier acte, qui explique parfaitement les liens métaphoriques existant entre des artisans qui travaillent la matière : pain, bijoux, tailleurs etc…et les mêmes, poètes, qui travaillent le texte : l’Art, c’est beau, mais c’est beaucoup de travail (« Kunst ist schön, macht aber viel Arbeit ») disait Karl Valentin, à savoir l’inverse d’une fureur divine qui surgirait ex-nihilo. Le défilé des corporations du dernier acte n’est que l’affichage de ces qualités nécessaires à l’entreprise artistique, tout en affirmant que l’art ne peut s’épanouir que dans une petite société fermée et heureuse, dans une sorte de « petit village gaulois », en l’occurrence bavarois – mais la Bavière de Louis II ne pourrait-elle pas être ce dernier refuge où l’artiste (Wagner?) serait auprès su monarque. Contrairement à la tradition de l’opéra-comique où le décor dans son exactitude mimétique affiche un réel scénique qui illustre un monde et une histoire, Homoki a privilégié l’abstraction, concentrant l’attention non sur meubles et colombages, mais proposant des idées de colombage en un espace imaginaire (décor de Frank Philipp Schlößmann) qui encadre le jeu des personnages devenant espace de concentration, des êtres qui se faufilent, tournent autour de maisons qui sont presque des maisons de poupées, et qui font de cet espace un corps qui respire et qui vit, sans aucun rapport avec une quelconque réalité que celle évocatoire de la Nuremberg wagnérienne, rêvée et bienveillante, enfantine et humaniste, heureuse et créatrice. Les personnages se glissent, se cachent, tournent autour des maisons ou les font tourner : rien d’autre qu’eux, sans meubles et sans objets pour jouer cette comédie si humaine.
Cette gentillesse et cette bonhommie s’accompagnent d’un jeu et de mouvements qui rappellent par certains côtés le monde du cinéma d’animation dont le décor serait simplement esquissé et qui pourrait se mouvoir à plaisir par le simple coup de crayon, un monde des rêves utopiques de l’enfance où les choses se résolvent et où les deux « ennemis » Sachs et Beckmesser se retrouvent à la fin dans une situation similaire, dos à dos. Homoki dessine aussi un monde de la caricature  (notamment l’utilisation du noir, du blanc du gris dans les costumes de Christine Mayer), mais sans insister sur aucun des arrière plans politiques ou idéologiques habituels, ni même les questions en débat sur l’art. Il reste dans « le gentillet », et en cela il respecte la tradition de l’opéra-comique, mais aussi dans le « minimalisme » et en cela il s’en éloigne.

Beckmesser (Tom Erik Lie) ©Monika Rittershaus
Beckmesser (Tom Erik Lie) ©Monika Rittershaus

Dans ce monde souriant, Beckmesser (Tom Erik Lie) n’est pas un barbon, mais un homme jeune (ou un jeune homme ?) plutôt « coincé » et imbu de lui-même, engoncé dans sa rigidité et désireux d’exploser…il est plus pitoyable que ridicule et c’est sans doute le personnage le plus fouillé (comme souvent), et Hans Sachs (Tómas Tómasson) est un personnage vieillissant, dont la silhouette émaciée tranche avec les Sachs bien plantés qu’on a vu souvent sur les scènes, magnifiquement personnifié par le chanteur. La manière d’approcher l’histoire par Homoki tranche aussi avec certaines de ses mises en scène plus radicales ou des partis pris abrupts qu’il a adoptés dans son Fliegende Holländer (Zürich, Scala) ou son Lohengrin (Vienne, Zürich) :  le monde fermé de Lohengrin nourri par ses règles, (comme celui de Tannhäuser d’ailleurs, dont Meistersinger pourrait constituer une version comique) peut rappeler que les grands opéras de Wagner (Ring et Tristan exceptés) sont des histoires de clôture (Tannhäuser, Lohengrin, Parsifal) ou de village (Meistersinger, Fliegende Holländer), c’est à dire des histoires d’isolement qu’on essaie de rompre d’une manière ou d’une autre où dont on essaie de s’échapper. Une des images les plus fortes de cette mise en scène est l’image finale de l’acte 1 ou le village se referme sur lui-même devant Walther désarçonné et devient rempart (un peu comme Lohengrin devant le mur blanc de la mise en scène de Neuenfels à Bayreuth), l’autre image étant celle où toute cette belle organisation protectrice s’autodétruit à la fin du deuxième acte, et où le village n’est plus que ruines et maisons renversées, pour ne renaître qu’à la Festwiese de l’acte 3 où l’ordre semble avoir été rétabli par celui-là même qui l’avait bousculé (Hans Sachs), mais cette fois non plus dans le noir et blanc qui dominait, mais en couleurs.

On est donc dans une mise en scène étonnamment épurée, à rebours de la tradition, et fondée sur la conduite des personnages, les mouvements du chœur, qui circulent entre les corridors et les ruelles crées par les « silhouettes » de maisons du village qui bougent à plaisir, mais aussi sur une gestion des dialogues qui colle aux exigences de l’opéra-comique, en cohérence avec le lieu. Aussi le deuxième acte est-il un jeu autour de la maison de Sachs, où les personnages, de manière assez virtuose, tournent autour, se cachent derrière, entrent, comme un jeu mécanique et presque chorégraphique du plus bel effet. Ainsi le travail d’Andreas Homoki m’est-il apparu particulièrement bienvenu, et plus convaincant que nombre d’autres de ses travaux.
Au service de ce travail rigoureux et juste une distribution qui ne dépare pas, malgré d’inévitables hauts et bas dans une œuvre aussi exigeante et aussi complexe. On notera d’abord l’excellent Kothner de Günter Papendell (comme souvent), un des meilleurs éléments de la troupe de la Komische Oper : là où à Munich Eike Wilm Schulte était « l’ex » noble et vieilli mais toujours vert, Papendell est plutôt jeune, et vocalement bien ciselé, avec une diction impeccable et un beau timbre.
Le Pogner de Jens Larsen sans être exceptionnel, est de bon niveau, il appartient à la troupe depuis 2001 où il a les emplois de basse profonde. Bonne diction, jolies couleurs il répond à la demande du metteur en scène de travailler les dialogues de la manière la plus fluide et naturelle possible, comme dans tout opéra-comique qui se respecte et d’être un personnage gentiment caricatural.
David est Ivan Turšić, un ténor originaire de Croatie qui appartient à la troupe de la Komische Oper, valeureux et sympathique, sans avoir le raffinement d’un Benjamin Bruns, il est un David particulièrement bien adapté à l’opéra-comique, voix ductile, fraiche, claire, compréhensible et très naturelle. Une jolie incarnation.
De même la Magdalene de Maria Fiselier, originaire des Pays-Bas, qui entre dans la troupe cette année et qui va y interpréter des « petits » rôles comme Mercedes de Carmen ou Otho dans L’incoronazione di Poppea. On la verra aussi à Genève (en novembre) dans Der Vampyr de Marschner. J’ai écrit ailleurs combien les deux rôles de femme de Meistersinger sont difficiles. Comme Walther, ni Eva ni a fortiori Magdalene ne font les Meistersinger. Ce sont des rôles qui sont des briques pour bâtir un ensemble : le moment où l’on demande à tous d’être là et de contrôler vraiment leur chant, c’est le quintette du troisième acte, seul moment où Eva doit montrer ce qu’elle peut faire (on se souvient de la catastrophe d’Amanda Mace à Bayreuth, du jamais entendu dans cette enceinte et probablement ailleurs, l’exemple type du mal canto) et seul moment où les voix sont à la fois exposées et fusionnelles, d’où l’extrême difficulté. La voix est claire et ronde, la diction impeccable, le timbre est chaud, c’est une Magdalene convaincante et juvénile. On n’en demande pas plus.

Le Beckmesser de Tom Erik Lie est particulièrement intéressant. Dans la troupe depuis 2004, il propose un Beckmesser qui visiblement ne veut pas se mêler au monde des artisans qui l’entourent, avec un costume de bourgeois plus « arrivé », même si légèrement ridicule, et qui comme je l’ai écrit, est coincé par sa rigidité et sa volonté de distinction. Il n’est donc pas à proprement parler ridicule, mais plutôt (maladroitement) décalé. Lui aussi a des qualités de diction et de projection notables et compose un personnage vraiment juste, comme l’a voulu Homoki (il était déjà Beckmesser à la création de la mise en scène), qui reste aux limites de la lumière et qui finit par se réfugier dans le giron de Sachs, resté seul lui aussi à la fin.
On est un poil moins convaincu par le Walther de Erin Caves. Non pas que ce ténor américain qu’on voit fréquemment sur les scènes allemandes (notamment à Stuttgart) en Tristan ou en Don José, ou dans d’autres rôles exigeants de ténor romantique (Max) n’ait pas la voix du rôle, mais le personnage reste un peu pâle. Il s’acquitte de sa mission avec honneur et sans vraiment démériter. La manière de darder les aigus, de ne pas rendre la voix assez homogène à la fin entre lyrisme et héroïsme montre la difficulté du rôle, « entre deux », entre une voix à la Lohengrin et une voix à la Siegmund, dont le rôle consiste à chanter le même air tout au long de l’œuvre, à chaque fois différemment et surtout à chaque fois mieux pour exploser dans la prestation finale du concours. C’est évidemment un vrai défi, et les grands Walther ne courent pas les rues, d’autant que ce n’est pas un rôle « qualifiant » qui va vous projeter au Panthéon des ténors wagnériens. Walther est pour cela un rôle ingrat (voir comment le Walther de Kaufmann, pourtant exceptionnel, a été accueilli par certains commentateurs), car un mauvais Walther ne plombe pas une représentation des Meistersinger (on l’a vu récemment à Munich). Erin Caves s’en tire sans encombre, tellement mieux que le Walther récent de Munich, avec de jolis moments et de belles qualités de timbre, mais sans qu’on ait l’impression de tenir UN Walther … il reste que c’est une voix à suivre.
On est au contraire beaucoup plus captivé par l’Eva de Johanni van Oostrum, cette chanteuse sud-africaine jeune qui chante la Maréchale ou Senta, aussi bien que la Contessa des Nozze di Figaro. Eva est une prise de rôle, riche d’avenir. Ce qui frappe dans son Eva, c’est bien sûr la fraîcheur et la justesse, le contrôle de la voix et la précision, le sens du dialogue, la diction, mais surtout, la force dramatique qui en émane, et ce dès le premier acte. Cette Eva est fraîche mais en même temps mûre et décidée, mais aussi consciente de ce qu’elle fait et elle a la couleur mélancolique nécessaire dans certains moments du rôle (deuxième acte), on entend dans ce chant aussi bien la joie que le drame, car il sait créer la tension aussi bien que le sourire et la détente. C’est une vraie découverte, et c’est en tous cas la meilleure Eva entendue depuis très longtemps (quasiment depuis Harteros à Genève il y a bien longtemps) : quand, dès les premiers mots, l’auditeur se sent surpris et pris, c’est qu’il y a dans le chant ce presque rien qui fait toute la différence. Ne la manquez pas, elle chante en ce moment surtout à Wiesbaden, mais m’est avis qu’on va bientôt l’entendre sur des scènes plus importantes. Elle va chanter dans Nozze di Figaro, j’entends déjà son « Porgi amor… » dont elle a exactement la couleur.

Beckmesser (Tom Erik Lie) Sachs (Tomas Tomasson) ©Monika Rittershaus
Beckmesser (Tom Erik Lie) Sachs (Tomas Tomasson) ©Monika Rittershaus

Comme à la première en 2010, Hans Sachs est Tómas Tómasson dont le Klingsor vieillard lubrique à la Staatsoper avait tant marqué les deux dernières saisons. Lui aussi sera dans la distribution du prochain Marschner à Genève (Der Vampyr) où il chantera Lord Ruthven. Le baryton islandais est un habitué des rôles wagnériens : son Sachs est particulièrement intéressant, dans son incarnation du cordonnier simple, rempli d’humanité, mais aussi un peu roublard (au deuxième acte). Aucun problème de diction, ni de couleur, ni de variété dans le ton, et une vraie agilité dans les dialogues. Du point de vue du chant, la voix garde son homogénéité jusqu’au troisième acte, dont le discours final marque hélas une fatigue marquée : aigus lancés et criés, manque de legato, problèmes de souffle. Pour le reste, graves et aigus sont au rendez-vous, mais le registre central est un tantinet opaque. La voix a un peu vieilli et le timbre a perdu de son émail, il reste que l’ensemble du personnage tient parfaitement la rampe et répond aux impératifs du rôle que la mise en scène veut d’abord inter pares avant que d’être primus . Il en rend parfaitement la modestie et le bon sens, l’ironie et l’intelligence : l’interprétation est fouillée, dominée, convaincante, et c’est l’essentiel dans Meistersinger. Un Sachs discutable et le navire coule. C’est loin d’être le cas, et c’est tout à l’honneur de la Komische Oper que de proposer une distribution aussi homogène, sans zone grise, faite pour l’essentiel d’éléments de la troupe, dans une œuvre qui demande avant tout cette homogénéité plus que des vedettes.
Même satisfaction devant le chœur, très mobile, très investi dans la mise en scène, comme souvent dans ce théâtre où les mises en scène jouent un rôle déterminant : on le voit dans les débats actuels autour de la nomination du directeur musical qui pour la direction doit par force être ouvert aux mises en scène maison, toujours particulières. Ce chœur bouge avec beaucoup d’entrain, et la construction du final de l’acte II, jouant entre les maisons qui bougent est particulièrement virtuose et précise. C’est tout à fait remarquable.
Enfin l’orchestre, qui était il y a six ans dirigé par Patrick Lange, alors directeur musical, l’est cette fois par Gabriel Feltz, qu’on avait entendu diriger Die Soldaten en octobre 2014 dans cette même salle. GMD à Dortmund, il deviendra en 2017 le directeur musical du Philharmonique de Belgrade. Dans une interprétation qui reste dans l’ensemble « traditionnelle », mais très adaptée à la salle par un soin particulier donné au volume, jamais tonitruant, on est frappé par le rythme en harmonie avec le rythme de la mise en scène, et par la clarté de l’orchestre, et surtout la précision des attaques, la limpidité des différents niveaux, la mise en valeur des différents pupitres. L’orchestre de la Komische Oper n’est pas si facile, après avoir été dirigé par Yakov Kreizberg (le frère de Semyon Bychkov), mort trop tôt mais alors l’un des plus prometteurs des chefs, puis est arrivé Kirill Petrenko jusqu’en 2007. Depuis le départ de Petrenko, les directeurs musicaux se sont succédés : Carl Saint Clair, Patrick Lange, Henrik Nánási. Ce dernier après quatre ans laisse l’orchestre sans chef, et il semble difficile, comme évoqué plus haut, de lui trouver un successeur. L’orchestre n’est sans doute pas du niveau de la Staatskapelle Berlin, mais il a des qualités qui lui permettent de jouer avec bonheur des répertoires différents, et je n’ai jamais trouvé que cet orchestre était médiocre, y compris dans des répertoires inattendus comme le répertoire baroque. Dans Die Meistersinger von Nürnberg, il est parfaitement à la hauteur, sans scorie aucune, y compris aux cuivres, toujours dangereux. Et Gabriel Feltz, avec un tempo large, un sens des volumes et des contrastes, un orchestre plein de relief, rend la représentation à la hauteur – sinon meilleure- des grandes salles européennes (pour le tiers du prix pratiqué dans lesdites salles…).

Aussi ne peut-on que saluer une représentation qui procure bien du plaisir, sans grandes faiblesses, où la Komische Oper montre une fois de plus qu’elle est une salle remarquable, avec une troupe solide, un chœur rompu au répertoire le plus divers qui soit, et notamment dans une œuvre où il est particulièrement sollicité, avec un orchestre vraiment convaincant à qui on souhaite au plus vite un directeur musical qui satisfasse à toutes les exigences. Que les mélomanes français en visite à Berlin ne négligent jamais de jeter un œil à sa programmation : on voit d’ailleurs en ce moment à Lyon sa notable production de L’ange de Feu (Benedict Andrews) et dans un mois à Genève celle de Der Vampyr de Marschner (Antú Romero Nunes). Il faut courir aux deux.

Quand l’opéra dit « populaire » est à ce niveau, redonnez-nous-en. [wpsr_facebook]

Final acte II ©Monika Rittershaus
Final acte II ©Monika Rittershaus

 

 

STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2015-2016: PARSIFAL de Richard WAGNER le 28 MARS 2016 (Dir.Mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV) ADIEU À KUNDRY

 

Waltraud Meier Maîtresse Chanteuse
Waltraud Meier Meistersängerin

ADIEU À KUNDRY

Quand une gloire du chant fait ses adieux à un rôle, le public vient pour honorer l’artiste et le/la remercier. D’une certaine manière, peu importe l’entourage et la distribution et peu importe la prestation et l’état réel de la voix, tout sera pardonné.
Il n’en fut pas ainsi, dans le cas de Waltraud Meier , Kundry dans le Parsifal mis en scène par Dimitri Tcherniakov et dirigé par Daniel Barenboim qu’elle interprétait pour la dernière fois ce lundi 28 mars à la Staatsoper de Berlin : l’écrin pour ses adieux fut le plus glorieux qui soit, avec une distribution chavirante, un orchestre exceptionnel et un chef inspiré. C’est donc un merveilleux Parsifal qu’il nous été donné d’entendre, un de ceux à emporter sur l’île déserte.

C’est pourquoi toutes affaires cessantes (j’ai encore quelques textes en retard), je voulais écrire sur ce Parsifal et sur Waltraud Meier. Fort opportunément Daniel Barenboim a rappelé qu’elle débuta Kundry en 1983 sous la direction de James Levine au Festival de Bayreuth, j’ai eu la chance de l’y entendre et de suivre sa carrière depuis. C’est dire l’émotion qui pouvait me saisir. Mais plus encore, c’est l’exécution musicale dans son ensemble qui m’a enthousiasmé, et la confirmation de la qualité du travail de Tcherniakov, dont la « Personenführung », le travail sur les personnages est incroyable de précision et de justesse. De mise en scène il sera peu question, parce que je l’ai évoquée par le menu dans mon compte rendu de l’édition 2015 , mais Tcherniakov a adapté son travail au personnage porté par Waltraud Meier : alors qu’il avait travaillé avec Anja Kampe sur la jeunesse et la « parenté » Parsifal/Kundry, chacun portant son doudou à la fin (petit cheval ou poupée) et sur une certaine violence érotique, il va travailler avec Waltraud Meier (dont le costume est plus « sage ») sur la femme, une sorte de mère pour les filles fleurs, mais bafouée, blessée, sacrifiée, isolée : elle ne s’adresse pas à Parsifal qui étendu à terre après le baiser, ne veut rien entendre, mais elle monologue sur elle-même. C’est prodigieux de vérité et de douleur. Il travaille sur une Kundry plus maternelle, plus mûre qui voit en Parsifal son Erlöser, son rédempteur, son sauveur, dans une relation d’individu à individu qui frappe par son intensité (les échanges de regards sont littéralement déchirants) : c’est le désespoir qui gouverne plus que la magie d’un Klingsor devenu un « pervers pépère » gotlibien. Il en résulte pour le spectateur une expérience humaine intense et bouleversante, loin des simagrées pseudo-religieuses dont on affuble Parsifal. Oui, il s’agit d’un Festival scénique sacré, mais le sacré est ici l’humain, dans sa crudité et sa douleur, un humain qui se lit dans tous les personnages, Amfortas dont la souffrance est donnée à voir d’une manière presque impudique, Gurnemanz qui remâche l’histoire du Graal et qui devient une sorte d’intransigeant gardien du temple si violent qu’il poignardait l’an dernier Kundry à la fin ; c’est moins clair cette année vu les mouvements (ou la place que j’occupais), en tous cas, la mort de Kundry est moins « démonstrative », même s’il y participe.
Que Parsifal ne soit « que » le rédempteur qui passe et s’en va portant le cadavre de Kundry, laissant le Graal à son destin montre en même temps combien l’histoire de la « secte » du Graal intéresse peu Tcherniakov ; le destin de Parsifal est l’errance, qu’il soit jeune (au début) en bermuda et capuche ou adulte (à la fin) en veste de cuir et treillis : Parsifal comme roman d’apprentissage.

 

Daniel Barenboim et Waltraud Meier ©Staatsoper im Schiller Theater
Daniel Barenboim et Waltraud Meier ©Staatsoper im Schiller Theater

Une aventure humaine qui est une aventure théâtrale et musicale, dans laquelle nous sommes emportés comme par un tourbillon, d’abord grâce à Daniel Barenboim. Le chef est inspiré et porté sans doute par ce moment particulier qui sanctionne des années de travail fidèle avec Waltraud Meier depuis 1987 ; une collaboration artistique qui passe notamment par Parsifal, Tristan mais aussi Wozzeck ou Walküre (on oublie quelquefois quelle Sieglinde Waltraud Meier a été). C’est bien le sens que Daniel Barenboim a donné à ses quelques mots prononcés à la fin de la représentation soulignant les éminentes qualités de Waltraud Meier, puissance, beauté de la voix, intensité et surtout ce poids particulier donné aux paroles, à chaque mot, faisant sonner à chaque fois le sens juste. Il y a eu de très grandes Kundry, mais tous les spectateurs des années 80 en l’entendant savaient qu’une page de l’interprétation wagnérienne s’écrivait et se sanctionnait C’est ce qui stupéfie dans ce Parsifal et qui est largement partagé par tout le plateau : on comprend chaque parole projetée clairement, avec l’expressivité qui convient, on est pris par l’engagement de chacun et sa justesse dans le jeu. Pour Waltraud Meier, on est loin de la tigresse des premières années : elle fait sonner une étrange nostalgie, on y entend une femme dévastée, presque une mère, protectrice de ce Parsifal qui à l’acte I et au début de l’acte II est un chien fou. Chaque parole est sculptée, chaque inflexion est donnée comme dans un grand Lied somptueux. Ce qui frappe encore, c’est la puissance expressive de la voix, et surtout la puissance tout court. Aucun outrage des ans (avec certes deux petits moments de justesse approximative dans les aigus, mais c’est un microdétail quand on pense à ceux de Rysanek à Bayreuth en 1982) et une fraicheur telle qu’on se demande bien pourquoi elle abandonne le rôle, sinon pour affirmer ainsi qu’il vaut mieux renoncer à un rôle en pleine gloire que sur de vagues échos de ce qui fut et qui n’est plus.
Je voudrais dire quelle émotion est la mienne, en ce dernier jour, car elle me bouleversa souvent, mais surtout au plus profond, un soir berlinois, à la Philharmonie, en avril 2002, lorsqu’elle interprétait les Rückert Lieder pour une autre dernière fois, le dernier concert d’Abbado à Berlin comme directeur musical des Berliner Philharmoniker. Ich bin der Welt abhanden gekommen fut un de ces moments définitifs, où il se passait tant de choses entre le chef et l’interprète, sur fond du cor anglais déchirant de Dominik Wollenweber, qu’immédiatement ce soir c’est ce souvenir-là qui m’est remonté. Me disant qu’en face de moi j’avais l’une des chanteuses non seulement des plus intelligentes de la scène d’aujourd’hui, mais aussi des plus sensibles et des plus vraies.
C’est quand l’art laisse voir l’humain dans toute sa beauté qu’il devient sublime. Waltraud Meier est pour moi plus irremplaçable dans Kundry que dans Isolde, sans doute parce que je l’ai entendue depuis ses tout débuts, une Kundry déjà mûre et encore verte, et ce soir dans une Kundry pas encore mûre, mais accomplie. Une vie d’artiste. Car les adieux, c’est toujours un peu la fin qui s’annonce, et là, il y avait tant de vie, de vibration, de sensibilité, de vérité, qu’on était loin, très loin d’une quelconque fin.

Daniel Barenboim a dirigé son orchestre avec sa vibration dramatique habituelle ; on sentait l’orchestre tendu et appliqué, nombre de musiciens restaient en fosse pendant les entractes, signes de volonté de s’entraîner jusqu’à la dernière minute.
Il y a d’abord dans ce travail une profondeur qui frappe, avec le tempo juste, peut-être un poil rapide à la fin, avec un volume important, d’autant plus dans cette petite salle, peut-être un poil fort néanmoins. Mais l’ensemble est tellement intense, l’interprétation colle tellement à la scène et à la violence rentrée qu’elle nous impose qu’il y a des moments où cela a un effet physique sur le spectateur : la chaleur et la fièvre montent, les poings se ferment, quelques perles de sueur apparaissent sur le front.
Ce qui est extraordinaire avec Barenboim (ou quelquefois problématique), c’est qu’il est toujours inattendu ; comme souvent les très grands, il change tel ou tel détail, tel ou tel tempo d’une soirée à l’autre ; plusieurs amis ont souligné la différence de volume ce soir, plus marqué, où pourtant et malgré tout on l’entendait encore chantonner et indiquer par des sons telle inflexion, tel appui, signe de sa concentration extrême. Et comme souvent aussi avec les très grands, l’orchestre était ce soir tout à lui, sans une scorie, avec des cordes prodigieuses, des cuivres sombres, car ce soir, l’approche était sombre, celle du monde pessimiste et désespéré voulu aussi par Tcherniakov. Comme enfin avec les très grands, Barenboim dirige une œuvre, un plateau et une mise en scène dont il tient évidemment le plus grand compte. Ce travail a le rythme du plateau, la noirceur du plateau, son ironie aussi (deuxième acte) notamment dans la scène des filles fleurs, terrible parce que sans magie, mais magique parce que terrible, la fascination du mal, une sorte d’enchantement nadirien dont la version solaire nous sera donnée au troisième acte. Haletant. Engagé. Grandiose.
Grandiose également le chœur qui dans cette mise en scène fait un tout autre effet que lors des Parsifal-messes scéniques où il apparaît quelquefois. Il y a là une vie singulière, une énergie du désespoir notable et particulière (Direction Martin Wright) et une vraie présence, puissante et impressionnante.
Il est vrai aussi que Barenboim avait sous la main le plus beau des plateaux possibles. D’abord comme souvent des petits rôles très bien tenus, à la diction merveilleusement claire, à l’engagement scénique notable. Ainsi citera-t-on les Gralsritter Paul O’Neill et Dominic Barberi, les Knappen Sonia Grand, Natalia Skrycka (qui chante aussi la voix du ciel et une des filles fleurs), Florian Hoffmann et Roman Paier. Mais aussi les filles fleurs : on a toujours un chœur des filles fleurs alternant entre la joie explosive et la séduction à l’orientale (ou à la mode de Ravello vu l’inspiration du jardin des Blumenmädchen). Ici la mise en scène est loin de la séduction orientale et le chœur des filles fleurs, à peine strident, rend l’image d’un chœur de petites/jeunes filles avec des voix qui ne seraient pas « faites ». Même les filles fleurs sonnent différemment mais si justes et si cohérentes avec la mise en scène.
Enfin Matthias Hölle, en Titurel (il l’était déjà lors du premier Parsifal de Barenboim à Bayreuth en 1987, avec Waltraud…) sculptural dans son manteau de cuir de triste référence, rappelle quelle basse il fut, et qu’on admira tant sur la scène de Bayreuth.
Tómas Tómasson en Klingsor, comme l’an dernier, rattrape les années de Klingsor médiocres dont les théâtres nous ont gratifiés, en armure de Matrix ou en équipage SM. Bien sûr Tcherniakov prend le spectateur à revers en imposant un « caractère », plein de tics, remettant en place son horrible mèche rebelle derrière des lunettes de pervers. ; Tómas Tómasson marche et insupporte, il regarde et insupporte, il caresse des petites filles et insupporte. Un repoussoir.
Et le chant est impeccable, puissant avec cette légère ironie dans le ton, cette légère nasalisation, loin des voix noircies et sans intérêt. Le rôle est tout dans la première scène : et il faut l’attendre à Furchbare Not, le moment qui évoque la castration. Tómas Tómasson est étonnant, à la fois repoussoir et pathétique, il y a les deux dans cette manière de chanter. Du grand art .
René Pape en Gurnemanz, même un peu fatigué (au début, les graves étaient légèrement opaques) est toujours un moment d’exception. Des aigus d’une insondable profondeur et d’un rare éclat, un texte dit avec une clarté et un souci des inflexions phénoménal, une présence bourrue et blessée qui en ferait presque un personnage mystérieux de roman médiéval, un engagement féroce qui peut aller jusqu’au meurtre sous des dehors finalement anodins. Cette complexité du personnage, René Pape nous l’impose, quand nous voyons trop souvent des Gurnemanz sculpturaux et statufiés. Nous avons là une humanité déchirante, que Tcherniakov ne cesse d’imposer, notamment au troisième acte lorsqu’il rêve devant la diapo du temple…être et avoir été.
Wolfgang Koch en Amfortas, a une présence scénique crue, impudique, même un peu gênante pour le spectateur : il impose sa blessure, la négligence de son port et de sa tenue, comme une sorte d’être incurable qui nous imposerait un physique aux limites du supportable. On n’a vraiment pas envie de le voir, en boxer et marcel sanguinolant. Et face à ce corps en putréfaction, par contraste, une voix d’une noblesse unique, une expression d’une intensité rare, un timbre velouté. Qu’il soit Wotan, Sachs ou Amfortas, Koch s’impose comme l’un des plus grands wagnériens d’aujourd’hui, d’une modestie palpable tant la présence en scène s’impose par le dire, par un minimum de gestes signifiants sans en faire des tonnes. Rien de trop, juste ce qu’il faut pour toucher, sans jamais exagérer dans le démonstratif, sans jamais être pathétique. Quel artiste !

Jürgen Flimm, Waltraud Meier, Andreas Schager ©Staatsoper im Schiller Theater
Jürgen Flimm, Waltraud Meier, Andreas Schager ©Staatsoper im Schiller Theater

Et puis, il y a Andreas Schager. Un Parsifal  en tous points exceptionnel.
Il faut l’entendre dire, prononcer, moduler chanter “Erlöse..” à l’acte II. C’est vraiment une performance qui ferait presque oublier Kaufmann, bien que le style soit tellement différent, et le personnage à l’opposé. D’abord, Schager a un timbre de ténor, l’éclat d’un ténor, et une voix d’une puissance si marquée qu’on craint qu’elle ne s’use prématurément tant il chante fort (déjà dans Tannhäuser à Gand…). C’est très fort, mais c’est si juste et si intelligent qu’on lui pardonne. Le chien fou du premier acte, avec ses excès qu’on entend dans une voix éclatante, forte et fière de soi, et qui va ensuite éclater dans la désespérance avec une telle vérité qu’on en est frappé au deuxième acte ; et puis c’est légèrement plus maîtrisé au troisième, plus lyrique aussi, presque plus poétique : la mise en scène et les échanges de regards bouleversants Kundry/Parsifal aident à installer cet espace lyrique que le chanteur impose après les explosions vocales précédentes. Ce qui frappe encore là, c’est l’intelligence du chant, c’est la présence, c’est l’engagement résolu dans la mise en scène, c’est aussi un texte d’une telle évidence qu’on n’a même pas à lever les yeux vers les surtitres, car on comprend tout. Et quel jeu ! qui passe de la fraîcheur juvénile à l’adulte plus contrôlé.

Il faut voir la manière dont il se gratte le mollet, comme un tic : on se dit d’abord qu’il a une démangeaison toute humaine, mais son double se gratte aussi, et on découvre que c’est dans le jeu. Il faut voir aussi la manière saccadée dont il se change, dont il fouille dans son sac à dos…incroyable Tcherniakov. Et incroyable Schager qui construit un personnage de Parsifal neuf, frais, naturel, irremplaçable dans cette mise en scène, et incroyable d’incarnation. L’interprétation a mûri par rapport à l’an dernier, plus maîtrisée, plus intérieure, plus construite : il m’a fait penser à l’urgence de Vickers…c’est dire…

Alors bien sûr, l’adieu à Kundry de Waltraud Meier donnait à la soirée un parfum particulier, mais c’est bien l’un des grands Parsifal de ces dernières années qu’on a revu-là avec une distribution et une direction exceptionnelles, et c’est ce qui fait le prix de la soirée : on a vu et on est enthousiaste d’un Parsifal, c’est à dire de l’œuvre que les circonstances n’ont pas fait disparaître. C’est le plus beau cadeau à offrir à notre Waltraud qu’une représentation digne d’elle.
Alors bien sûr, presque 30 minutes d’applaudissements, avec discours chaleureux de Jürgen Flimm l’intendant, de Daniel Barenboim, avec couronnement de Waltraud d’une couronne de fleurs qu’on croirait sortie de la Festwiese des Meistersinger, ce qui pour une Meistersängerin, se justifie pleinement. Délire du public, joie des collègues, des musiciens. L’Opéra comme on le rêve, dans une salle qui a acquis une personnalité si attachante qu’on en viendrait presque à souhaiter des retards supplémentaires aux travaux de la Staatsoper unter den Linden.
Et puis, fidèle à la tradition humaniste de la maison, joint à la distribution, un petit papier à en tête de l’opéra, très officiel et signé Die Intendanz nous demande de donner à l’association Be an Angel pour les réfugiés avec aux portes, comme il y a six mois pour Meistersinger, du personnel recueillant les dons. On aimerait voir en France cette présence et ce type de demande au public… Même à Zurich il y a une fête prochaine pour les « Flüchlinge » sur le parvis de l’opéra. C’est sans doute le signe, malgré les méandres filandreux de la politique bien présents en Allemagne (et en Suisse !) aussi, qu’il y a une âme humaniste qui vibre et surtout qui s’exprime.

Pardon pour ce dernier mouvement d’humeur, mais après une telle soirée, où nous avons tous communié autour de notre art chéri, nous rappeler à la réalité tragique des temps du quotidien, et avec quelle élégance, cela m’émeut, et me désole quand je pense à mon pays.
Ce soir c’est l’humain dans tous ses états qui a triomphé.[wpsr_facebook]

Final 1er acte, debout Parsifal (Andreas Schager) ©Ruth Walz (Edition 2015)
Final 1er acte, debout Parsifal (Andreas Schager) ©Ruth Walz (Edition 2015)

STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2014-2015: PARSIFAL de Richard WAGNER les 12 & 18 AVRIL 2015 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Le dispositif général ©Ruth Walz
Le dispositif général: leçon de Graal ©Ruth Walz

Parsifal est une des œuvres les plus discutées de l’histoire de l’opéra, et celle qui 133 ans après la création au Festival de Bayreuth, provoque des discussions passionnées : est-ce un spectacle ? est-ce une œuvre religieuse et sacrée ? est-ce du théâtre ? est-ce une messe ? doit-on applaudir après le premier acte ? doit-on ne pas applaudir du tout ? qu’est-ce qu’un Bühnenweihfestspiel ?
La multiplicité des sources, le creuset très syncrétique dans lequel Wagner a composé son œuvre, les apports chrétiens et orientaux, tout concourt à faire de Parsifal un lieu passionnant, et passionné de réflexion et de propositions.
Encore aujourd’hui, en terre germanique, il est traditionnel de représenter Parsifal à Pâques, à cause de l’Enchantement du Vendredi Saint, comme si en quelque sorte le message des Pâques chrétiennes se reflétait dans le message d’espoir, de pacification et de rédemption laissé par l’œuvre.
Je ne suis pas sûr, au vu des rapports agités que théâtre et chrétienté ont entretenus au long de notre histoire, que ce soit au théâtre qu’il faille célébrer cette religion-là.. Et faire de Bayreuth même le seul lieu où Parsifal puisse être représenté, comme ce fut le cas jusqu’à l’orée du XXème siècle au nom de règles édictées post mortem me semble pour le moins excessif. Ou bien Parsifal est une œuvre sacrée, et il faut bien vite mobiliser la cathédrale de Sienne pour en faire un mystère permanent, ou bien c’est un opéra comme un autre et l’on n’a pas à faire des simagrées comme si l’œuvre imposait une attitude religieuse qui serait alors bien proche du blasphème. En tant qu’œuvre d’art, Parsifal est bien entendu, comme d ‘autres œuvres, porteuse d’une très grande spiritualité, mais cela n’a rien à voir avec la religion, et il faudrait d’ailleurs savoir laquelle, tant les sources de Wagner et ses intérêts sont divers.
La religion a ses lieux, le théâtre les siens. Il y a certes une cérémonie théâtrale, mais elle est par définition laïque et ouverte à tout le corps social : le théâtre et la mairie sont les deux monuments essentiels des villes moyennes et grandes du XIXème, et ils font face à l’église. A chacun sa fonction.

Aussi, les efforts des metteurs en scène pour mettre en scène l’histoire, ses possibles et ses contradictions sont pleinement justifiables. On sourit à la manière dont la polémique est née à Bayreuth même, lorsqu’il fut décidé (en 1933) de changer la production originelle de Parsifal, qui tombait en lambeaux après 51 ans et 205 représentations de bons et loyaux services…
Depuis, une polémique après l’autre , Heinz Tietjen avec Alfred Roller et Emil Preetorius pour les décors (1933-1936), puis des décors de Wieland Wagner (1936-1939), puis Wieland Wagner qui déchaîna les passions avec son Parsifal sans colombe finale (1951-1973).
À Bayreuth, après Wieland Wagner, Wolfgang reprit la tradition (1974-1981), puis Götz Friedrich dans une belle production du centenaire dont on parle peu aujourd’hui, qui vit la fin de la Kundry de Leonie Rysanek et les débuts de celle Waltraud Meier (1982-1988), puis de nouveau Wolfgang Wagner de 1989 à 2001.
Depuis 2001, deux fortes productions, Christoph Schlingensief (2004-2007) d’une complexité telle qu’il est encore aujourd’hui impossible d’en démêler les fils géniaux, et Stefan Herheim (2008-2012) qui en fait une métaphore de l’histoire allemande dans une des productions les plus réussies de l’histoire récente de Bayreuth.
En 2016, un nouveau Parsifal devait être confié à l’artiste-performer Jonathan Meese. Mais son projet fut considéré comme trop onéreux (ou trop scandaleux ?), et Katharina Wagner décida de renoncer (amicales pressions?) et de le confier finalement au bien plus tranquille Uwe Erik Laufenberg, qui jusqu’ici n’a pas vraiment brillé par les idées…mais qui calmera les esprits.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Daniel Barenboim qui a dirigé régulièrement à Bayreuth de 1981 à 1999 n’y a dirigé Parsifal (dans la mise en scène de Friedrich) qu’en 1987 alors qu’il l’a dirigé régulièrement à la Staatsoper de Berlin dont il est le directeur musical (GMD) depuis 1992.
Pour cette nouvelle production des Festtage 2015, c’est à Dmitri Tcherniakov à qui la Staatsoper de Berlin a fait appel. Il y a déjà mis en scène une Fiancée du Tsar (Rimsky Korsakov) remarquée et on lui doit à la Staatsoper unter den Linden Boris Godunov (Moussorgski) et Le joueur (Prokofiev).
Dans une salle de 900 places comme celle du Schiller Theater, jouer Wagner change singulièrement les rapports scène-salle, on l’avait déjà remarqué pour le Ring (Guy Cassiers) et Tannhäuser (Sasha Waltz) l’an dernier. Pour Parsifal, malgré la fosse très profonde, la présence de l’orchestre est accentuée, et la proximité des chanteurs et du décor monumental et fermé accentue l’impression d’étouffement, mais aussi la participation du spectateur : le jeu théâtral est sans aucun doute favorisé, voire exalté parce que le moindre geste est visible par tous, de beaucoup plus près, le spectateur est dans le drame, au plus près de la respiration du plateau. Voilà un espace (qui à l’origine est un théâtre et non un opéra) qui favorise les mises en scènes très dramaturgiques et  portant l’accent sur les détails du jeu et des rapports des personnages entre eux.
En tant que spectateur assez régulier de la Staatsoper depuis qu’elle est provisoirement (et durablement) installée au Schiller Theater, je dois dire que je me sens particulièrement « bien » dans ce théâtre aux dimensions très humaines, au style un peu suranné mais chaleureux. Tout y a trouvé son style et ses habitudes.
Il y a donc de la cohérence à proposer un Parsifal « expérimental » comme l’a défini Tcherniakov dans une interview à un journal berlinois, qui mette le doigt de manière chirurgicale sur des possibles du livret et sur les contradictions de cette histoire, sans jamais néanmoins s’en écarter. Chaque épisode est clairement reconnaissable par tout spectateur connaissant l’œuvre, mais à chaque fois décalé, détourné ou interprété, voire jugé.
Tcherniakov, qui a fait les décors et les costumes, travaille à cette histoire avec sa propre culture et ses propres origines, orthodoxes, où le formalisme et le rituel sont si essentiels, et revendique son statut de totale étrangeté à ce qui se déroule. Il faut donc lire avec attention l’argument qu’il signe lui même dans le programme de salle.
La structure de l’œuvre est symétrique : premier et dernier acte sont construits de la même manière, tandis que le deuxième acte est un pivot, celui pendant lequel tout bascule. Dans le premier acte, Parsifal est ignorant, il est le « fol » évoqué dans les paroles : Durch Mitleid wissend der reine Tor , dans le dernier acte, il est « wissend » il  « sait » parce qu’il a éprouvé la souffrance et la blessure lors du baiser de Kundry, il est donc de l’autre côté du savoir et peut donc sauver le monde du Graal. Le deuxième acte est presque un rite de passage, de « Tor » à « wissend », par l’intermédiaire de la Mitleid, que l’on traduit par pitié, et qu’il faut ici entendre en son sens propre « souffrir avec » une « com-passion » authentique. Le troisième acte est l’acte de résolution où la prophétie évoquée au premier acte se réalise
Parsifal n’est pas un héros venu de nulle part : comme Siegfried, comme Siegmund, comme Lohengrin, il a une généalogie très précise. Sa mère est identifiée, Herzeleide, épouse de Gamuret, chevalier mort au combat. Elle élève en conséquence son fils de manière très protectrice, dans l’isolement, pour éviter qu’il ne connaisse le destin de son père: il est donc complètement ignorant et innocent. Mais il a fui cette mère trop possessive pour vivre l’aventure des héros, et elle en est morte.
Den Vaterlosen gebar die Muter,
als im Kampf erschlagen Gamuret;
vor gleichem frühen Heldentod
den Sohn zu wahren, waffenfremd
in Öden erzog sie zum Toren – die Törin!

Voilà ce que dit Kundry au premier acte, anticipant tout ce qu’elle va apprendre à Parsifal au deuxième. Parsifal est donc violemment marqué par cette mort qu’il a par son départ provoqué.
De son côté Kundry est  la femme comme Saint Augustin la voit, qui serait à l’origine du pêché et de la chute. Le jour, une sorte d’animal à la recherche obstinée de l’expiation, la nuit, une séductrice diabolique, servant donc à la fois les deux faces du monde (Ruth Berghaus qui mit en scène un Parsifal très remarqué à Francfort note fort justement que Parsifal ne présente pas deux mondes, mais deux faces d’un même monde) . Kundry n’a pas d’identité propre, c’est Klingsor qui le dit (« Namenlose »), mais dit-elle pendant le duo avec Parsifal, elle a ri au passage du Christ et depuis, frappée par le regard qu’il lui jeta, elle le cherche partout : elle est la juive à la recherche de l’expiation (raison pour laquelle Chéreau refusa de mettre en scène Parsifal à Bayreuth précisa un jour Gérard Mortier). Femme et juive, elle est donc à priori tout ce qui doit être rejeté, situation tragique où tout pardon lui est interdit, symbole d’une déchirure initiale et d’une rédemption désespérément cherchée.

Voici donc les deux personnages centraux de cette histoire, deux déchirures initiales, deux êtres perdus qui finiront par retrouver un chemin.
C’est cette histoire que raconte Tcherniakov, préférant fouiller les replis de l’âme humaine plutôt que raconter le mythe du Graal avec son cérémonial et son rituel. Du même coup pas de chevaliers, mais une communauté de pauvres hères, visible dès ce lever de soleil initial où l’on a l’impression d’être chez Emmaüs ou au « SAMU social », une communauté de rejetés de la terre, isolés, que l’on a entrepris d’éduquer dans la foi par le mythe et par une histoire qui sans doute se répète de génération en génération, l’histoire passée de la splendeur du Graal, une communauté et une ambiance où l’on imagine parfaitement un roman de Dostoïevski à qui Tcherniakov a sans doute pensé . Ce qui frappe en effet dans cette vision initiale, c’est que ce premier acte pourrait être le troisième, le temps a peu de prise et semble ne plus avancer. Tcherniakov a conçu un décor de salle octogonale romane qui rappelle  le décor du premier Parsifal (la cathédrale de Sienne), mais qui est ici un espace déconsacré : plus d’élévation ni de coupole, symbole du ciel, indiquée par Wagner dès la Verwandlungsmusik du premier acte: Endlich sind sie in einem mächtigen Saale angekommen, welcher nach oben in eine hochgewölbte Kuppel d’où doit arriver la lumière. Plus de coupole, plus de lumière car le lourd plafond de béton l’empêche. Il a donc naguère fallu ouvrir un des arceaux pour construire une fenêtre, large baie par laquelle va pénétrer la lumière : c’est donc un espace reconstruit, (mal) restauré et d’une rare tristesse qui abrite les activités de la confrérie, où bancs rangés un peu n’importe comment et grill où sont suspendus de rares spots et quelques ampoules disséminées entre les arceaux donnent une luminosité vacillante à mille lieux d’un royaume triomphant.
Nous sommes de nos jours, dans une communauté vaguement sectaire qui essaie de reproduire et de se rappeler une grandeur passée mythique dont elle n’a plus qu’une vague idée, un monde fermé sur lui-même, profondément sombre et froid, un monde sans avenir.
Gurnemanz est une sorte de gardien du temple, non plus un récitant, mais celui qui entretient la mémoire et le rituel, celui qui est garant de l’ordre : lorsque les « chevaliers » s’attaquent à Kundry, il calme leur colère (Kundry, la femme, donc l’intruse de ce monde d’hommes), et puis leur raconte sans doute pour une nième fois l’histoire du Graal en leur projetant sur un écran brinqueballant mais toujours prêt à servir (d’ailleurs il est là à l’ouverture du rideau au troisième acte) les images de la splendeur passée, qui pourraient être aussi les images mythiques des splendides Parsifal du passé (décors de la création, images des personnages), avec la coupe, le Graal (on a l’impression de voir défiler les Graal remisés dans les magasins du festival de Bayreuth) mais dès que le rituel se prépare, on remet les bancs en cercle, le Graal est dans sa boite : en bref, tous les éléments traditionnels sont là, pour une cérémonie qui semble avoir perdu et sa grandeur et son sens.

Acte I, Amfortas christique ©Ruth Walz
Acte I, Amfortas (wolfganag Koch et de dos, Titurel (Matthias Hölle)  ©Ruth Walz

La cérémonie du Graal en effet n’a rien d’une cérémonie, c’est un moment où les chevaliers cherchent à se régénérer pour vivre l’éternité, plus de religiosité, mais une chasse à la survie, dont le symbole est Titurel, habillé en redingote de cuir noir (toute allusion…) qui pour une fois n’est pas la voix désincarnée qu’on entend d’outre tombe, mais un vrai personnage dont la présence est pesante et l’exigence visible.
Pour souligner le rituel de régénérescence, il arrive, monte dans son cercueil recouvert d’un linceul, puis du fond du cercueil conformément au texte (Im Grabe leb’ich durch des Heilands Huld ) il émet ses exigences Mein Sohn Amfortas bist du am Amt ?
Alors qu’au-delà de sa souffrance, Amfortas n’est pas toujours un personnage intéressant (on se souvient ce qu’en avait fait en 2013, avec le même chanteur – Wolfgang Koch –la pauvre production de Michael Schulz au Festival de Pâques de Salzbourg), ici au contraire il devient central car il est celui dont se repaissent tous les autres. Il est réincarnation du Christ en croix, presque nu, à la source duquel les chevaliers avides de survie viennent se désaltérer : un servant prend du sang directement de la blessure pour le mélanger dans le Graal à de l’eau qu’on suppose bénite, comme la même coupe recueillit selon la légende le sang du Christ. Amfortas est littéralement saigné pour le bien de la collectivité, et Tcherniakov insiste sur une situation qui nous donne à voir le sacrifice permanent et surtout l’esclavage de ce roi soumis aux exigences du père, qui reste la clef de voûte de l’ensemble du groupe, comme en témoigne au premier acte la soumission finale des chevaliers à Titurel, tout frais régénéré sortant de son cercueil et leur prosternation la face contre terre, comme dans certains rites chrétiens orientaux, attendant la descente de la Parole.

Acte I-Cérémonie du Graal, fin ©Ruth Walz
Acte I-Cérémonie du Graal, fin ©Ruth Walz

La cérémonie du Graal est donc métaphoriquement le sacrifice du Christ (le fils) pour la gloire de Dieu le père. C’est important à noter pour comprendre ce que Tcherniakov fera du troisième acte.
Ce monde qui se ressource par la souffrance expiatoire de l’autre, c’est l’idée même du christianisme, où Christ est mort pour nous. Mais Tcherniakov y ajoute une extraordinaire violence,et en fait un monde sans chevaliers mais composé d’humains vivant dans le froid (bonnets, lourdes jaquettes) et dans cette obscurité à peine éclairée et d’où se dégage un sentiment de pesanteur glaciale, et surtout ni sérénité ni grandeur.

Acte I, Kundry (Anja Kampe), Gurnemanz (René Pape) et Parsifal (Andreas Schager) ©Ruth Walz
Acte I, Kundry (Anja Kampe), Gurnemanz (René Pape) et Parsifal (Andreas Schager) ©Ruth Walz

Dans ce monde complètement enfermé sur lui même, nos deux personnages clés apparaissent complètement en marge : Parsifal est un ado retardé, bermuda, baskets, capuche et sac à dos : une sorte de jeune randonneur à la mode d’aujourd’hui dont le sac à dos, renferme tout le nécessaire pour se changer, ce qu’il fait ostensiblement, après avoir secoué ses chaussures des éventuels cailloux, et étendu le tee shirt sans doute imbibé de sueur, il se retrouve torse nu au milieu de tous ces gens emmitouflés. Il fait littéralement “tache”, mais apparaît complètement organisé, autonome et en rien perd, errant, ou peureux.
Quant à Kundry, elle est en pantalon, jaquette, sac de cuir, voyageuse elle aussi, comme Parsifal, mais violemment prise à partie par les autres, LA femme dans ce monde d’hommes est donc a priori soupçonnée ou coupable comme il a été précisé plus haut. La relation à Kundry, toujours méfiante dans la plupart des mises en scène de ce premier acte, est ici franchement violente. D’ailleurs, la manière dont Parsifal est plaqué à terre à peine a-t-il atteint le cygne (symbole de la sensualité dans la mythologie nordique) est elle aussi empreinte de violence : le monde du Graal vu par Tcherniakov n’a rien de ce monde éthéré ou pacifié, mais c’est au contraire un monde de violence rentrée qui n’attend que la moindre occasion pour s’exprimer.

Acte II, lever de rideau ©Ruth Walz
Acte II, lever de rideau ©Ruth Walz

Le lever de rideau du deuxième acte est au contraire une image stupéfiante et inattendue : même décor qu’au premier acte, mais blanc immaculé, inondé de clarté et de lumière : Klingsor a bien construit son royaume à l’image de celui dont il a été chassé, honorant un autre Graal… C’est un Klingsor grand-papa distribuant des friandises ou des jouets à un groupe de filles (fillettes, petites filles, vraies jeunes filles) en robes à fleurs et chaussettes qui jouent qui à la balle qui au cerceau. Bref, un monde apparemment innocent qui renforce l’impression de tension du 1er acte, un monde du bonheur et de la joie et non un monde écrasé sous le poids du péché comme au premier acte.

Mais très vite, Tcherniakov nous fait déchanter : le vieux Klingsor est un pépé-gâteau, sans doute, mais bourré de tics, qui se déplace comme souvent les metteurs en scène font déplacer Mime, auquel il renvoie inévitablement. Mime n’a rien d’un personnage positif, et c’est un papa de substitution plutôt dangereux, et l’on constate très vite que ce Klingsor est un malade, méchant (voir comme il essaie de réveiller Kundry), fantasque (voir aussi comment il s’amuse à tourner sur sa chaise), et l’on comprend quelle violence perverse il exerce : Tomas Tomasson qui l’interprète est stupéfiant de vérité. Dans ce monde de petites filles (ses filles, dit Tcherniakov dans l’argument), Kundry, la seule qui puisse visiblement sortir de ce monde, arrive comme la grande sœur ou la fille préférée à qui l’on confie les missions délicates (on pense à Wotan et Brünnhilde dans la Walkyrie) et s’assoie au milieu des autres disposées en cercle comme les chevaliers au premier acte. Nous sommes au milieu d’une étrange famille ou d’une autre étrange communauté. Beaucoup ont vu en ce Klingsor un pépé pédophile : c’est dans la société d’aujourd’hui une image de mal absolu. Il faut en tous cas y voir d’abord les mécanismes de soumission au « Maître » (le mot Meister est prononcé par Klingsor plusieurs fois) et d’impossibilité pour toutes ces filles sans doute violées (ce qui probablement arriva à Kundry la première) de se libérer de leur bourreau. La pédophilie de Klingsor devenant une manière de recherche éperdue de pureté à travers la possession des enfants, comme en témoigne aussi la blancheur qui aveugle en ce lever de rideau.

Mais Klingsor arrive avec difficulté à convaincre Kundry de servir ses projets : Kundry la nocturne garde quelque chose du jour qu’elle a servi, et vice versa. Elle n’est jamais tout l’un ou tout l’autre, d’où l’intérêt de la scène avec Parsifal, où il est difficile de démêler le dessein de Klingsor ou le dessein personnel, sauver le royaume de Klingsor, se sauver elle-même ? D’où l’enjeu très ambigu de la scène de séduction.
Après avoir demandé aux (petites) filles-fleurs de lui laisser la place, Kundry entreprend de convaincre Parsifal, selon le déroulement traditionnel du livret. Kundry évoque d’abord la blessure profonde de Parsifal, née dans les replis des souvenirs d’enfance : Tcherniakov fait apparaître à la fois le jeune Parsifal qui joue avec un cadeau de sa maman, un petit chevalier qui tourne sur lui-même, image du rêve de rejoindre les exploits du père, rêve de chevalerie, rêve guerrier (Parsifal est un guerrier, comme son père) et qui découvre la sensualité avec une jeune fille, mais, surpris par sa mère, il est chassé pendant que la jeune fille est giflée.
La mère est à la fois celle qui procure le rêve de combats et la castratrice qui marque l’interdit du désir.   Tous les éléments déclencheurs sont donc en place : Parsifal et Kundry de chaque côté du spectre, sont liés par des problèmes similaires, enfouis dans les profondeurs de l’enfance et chacun dans cette scène va essayer de résoudre ses propres nœuds. Le baiser de Kundry,
als Muttersegens letzten Gruss –
der Liebe – ersten Kuss! a l’ambiguïté du baisers interdit de l’inceste. Tout bascule quand ce baiser réveille à la fois les souvenirs enfouis et ceux plus récents qui font du désir et de la femme l’interdit suprême : Parsifal et Kundry se sont alors isolés hors du plateau, et Parsifal rentre violemment en scène (Amfortas, Die Wunde !) torse nu, bientôt suivi par Kundry en tricot et culotte. Il s’en suit une scène d’une rare tension, et en même temps d’une rare crudité où Tcherniakov essaie de montrer une vraie scène de violence entre un homme qui se refuse et une femme blessée: Parsifal est très tendu, bien plus Siegfried que Lohengrin, bien moins éthéré que dans d’autres mises en scène et surtout avec d’autres interprètes : il y a dans sa manière de chanter une extraordinaire violence et une grande virilité. Le jeu de la séduction, puis le jeu de la supplication, puis le désespoir et l’appel à l’aide, chaque étape de la scène avec Kundry, qui est à elle seule l’essentiel de l’acte II est respectée, mais Tcherniakov la règle comme une vraie scène de rupture, une scène de couple avec son intimité presque gênante, et en même temps une scène où l’enjeu est des deux côtés, alors qu’on n’a pas trop l’habitude de considérer la question de Kundry. Or Kundry est vécue comme ces femmes incapables de se libérer de leur « maître » et qui voit en Parsifal la « possibilité d’une île ».
Dans le rapport très marqué que Kundry entretient avec Klingsor, il y a cette dépendance dont elle ne réussit pas à se libérer, d’où ce tout pour le tout face à Parsifal. De son côté, Parsifal passe d’ado retardé à jeune adulte décidé, près à rejoindre le Graal : il abandonne d’ailleurs le bermuda, enfile un pantalon,  et se couvre d’une veste de cuir noir qui fait penser au long manteau de cuir de Titurel : il est prêt. Kundry quant à elle se recouvre du vêtement taché de sang d’Amfortas qu’elle a ramassé précieusement à la fin du 1er acte comme une relique, comme le souvenir de quelque chose de profond (qu’on découvrira au 3ème acte).

Image finale de l'acte II ©Ruth Walz
Image finale de l’acte II ©Ruth Walz

Par ce jeu de costumes, Tcherniakov montre que quelque chose a basculé. De même Parsifal passe-t-il lui aussi une épreuve du sang : lorsque Klingsor arrive pour « aider » Kundry avec la lance, c’est Parsifal qui transperce Klingsor sous les yeux horrifiés des (petites) filles-fleurs au lieu de faire le traditionnel signe de croix (il n’y a d’ailleurs dans toute la mise en scène aucun véritable indice religieux ou de religiosité) et le sang gicle sur son visage. C’est le combattant qui transparaît ici et non celui qui par un signe de croix (Mit diesem Zeichen bann’ ich deinen Zauber) efface la magie. Car le royaume de Klingsor ne disparaît pas, ne s’écroule pas : Parsifal vient d’assassiner un quelconque Dutroux, laissant dans le désarroi les jeunes filles et la grande sœur prisonnières de leur liberté nouvelle. L’acte II s’était ouvert sur une « image » de bonheur, il se clôt sur un meurtre de profonde interrogation suspendue : c’est la dévastation qui domine.

L’acte III apparaît comme une réplique de l’acte I, même espace, un peu plus désordonné, mais avec l’écran suspendu un peu abandonné (on suppose que l’éternelle histoire du Graal a dû être répétée puis radotée à l’infini), un cercueil fermé et délaissé apparaît côté jardin.
Seul signe du temps qui a passé, non pas un temple ruiné, non pas une nature dévastée, mais un Gurnemanz à la longue barbe désordonnée, signe de négligence plus que de vieillissement, et des bancs disposés sens dessus dessous. Mais l’impression est la même qu’au premier acte, obscurité, tension, pauvreté.
Kundry apparaît émergeant d’une sorte de long sommeil, reconnue par Gurnemanz, puis Parsifal arrive : il a troqué son sac à dos de randonneur contre un sac à dos militaire, ses Nike contre des knickers. Il est armé de la lance, bientôt reconnue par Gurnemanz. Il se débarrasse de ses affaires, ouvre son sac, en sort le petit chevalier tandis que Kundry sort une poupée, chacun face à face avec ses doudous d’enfance, chacun unis comme au premier acte, comme au deuxième acte, par les blessures lointaines. Et d’ailleurs cette union, cette communauté de destin fraternels, se lit dans les attitudes : Parsifal ne cesse de regarder Kundry, il la regarde avec une infinie tendresse, pendant que Gurnemanz raconte ce qui s’est passé dans la communauté. Gurnemanz demeure complètement exclu de ce moment d’une rare intensité : l’Enchantement du vendredi saint, ce sont ces retrouvailles entre Kundry et Parsifal. Un seul exemple de cette manière très particulière qu’a Tcherniakov de voir les choses suffit à le montrer : alors que Heil mir, dass ich dich wieder finde! devrait être adressé à Gurnemanz selon la didascalie écrite par Wagner dans le livret, Parsifal l’adresse à Kundry, rappelant ainsi la dernière réplique du deuxième acte Du weisst,
wo du mich wiederfinden kannst!
C’est donc cette attitude tendue l’un vers l’autre qui frappe en cette première partie de troisième acte, où Parsifal écoute d’une oreille distraite un Gurnemanz subitement renvoyé au niveau d’un vieux radoteur, et où il est fasciné par Kundry, au point qu’on imagine un amour naissant. En réalité, il y a dans ces retrouvailles celles de deux destins croisés, chacun poursuivant sa propre libération au travers de l’autre.

Cérémonie du Graal, Acte III ©Ruth Walz
Cérémonie du Graal, Acte III ©Ruth Walz

La cérémonie du Graal, si l’on peut encore appeler cela cérémonie, est marquée par le personnage d’Amfortas, courant seul dans l’espace vide, allant s’allonger sur le cercueil qu’on comprend être le cercueil paternel, volonté de mort, obsession du père. Mais en même temps image d’énergie (Amfortas court) complètement en contradiction avec son arrivée immédiatement après soutenu par deux hommes et incapable de marcher, comme s’il y avait deux Amfortas et si tout cela n’était qu’apparence…
La scène est d’ailleurs d’une violence encore supérieure à celle du premier acte : Amfortas évite tous les symboles pour lesquels il doit officier, ouvre brutalement le cercueil en fait tomber violemment le cadavre de Titurel, jette au loin la châsse enfermant le Graal, et se fait littéralement agresser par tous les autres.
L’intervention de Parsifal se fait étrangement par la même position qu’à l’acte II quand Parsifal tue Klingsor. Dans l’un la lance tue et dans l’autre la lance régénère, elle est jetée aux pieds du corps d’Amfortas épuisé, comme si Parsifal voulait s’en débarrasser. Tcherniakov écrit d’ailleurs dans l’argument que « Parsifal rend à Amfortas la lance perdue ».
Il n’y a pas, comme dans la plupart des mises en scène, de mise à l’écart d’Amfortas pour célébrer la cérémonie du Graal : pendant que la foule des chevaliers se régénère, Amfortas se lève et Kundry vient à lui : il est faux de dire qu’il n’y pas de rédemption. Kundry est la juive qui a ri du Christ et qui l’a recherché partout ensuite, comme nous l’avons dit plus haut. Amfortas est la réincarnation des souffrances du Christ, et il est sauvé par Parsifal (Erlösung dem Erlöser est la dernière parole de l’opéra), Kundry reconnaît en lui le sauveur qu’elle a jadis moqué, et Amfortas retrouve le regard qui avait tant frappé Kundry: voilà la rédemption de Kundry, qui en échange donne un baiser gratuit. Tcherniakov en fait la naissance du désir libéré de l’interdit et dans ce final complètement éthéré, introduit un long baiser d’amour enfin libre et débarrassé de toute culpabilité, pendant que Parsifal les regarde, ravi. De l’amour sans scandale et du plaisir sans peur pourrait-ils dire, comme Tartuffe…
Mais le livret prévoit la mort de la femme, puisque, même (ou parce que) rachetée, comme Marguerite de Faust, Kundry doit mourir.
Cette mort n’est pas une mort extatique comme pourrait l’être celle l’Elisabeth de Tannhäuser (autre histoire où la sensualité et l’amour sont profondément séparés), Tcherniakov ne veut pas d’une Kundry subitement sanctifiée, mais plutôt une Kundry mourant parce qu’elle est devenue une femme libre débarrassée du poids du péché originel. Ce sera donc une mort donnée par la violence du fanatisme : elle est poignardée dans le dos par un Gurnemanz qui ne supporte pas la vue du baiser entre Amfortas et Kundry, parce que dans la communauté, il n’y pas de place pour la femme et ses dangers, pour le désir et ses dangers, pour l’amour entre l’homme et la femme et peut-être pour l’amour simplement.
Kundry s’écroule, Parsifal prend le cadavre dans ses bras et fuit.

Il laisse la communauté seule, Amfortas seul et les « chevaliers » dans une sorte de transe, les yeux révulsés tournés vers le ciel, dans une absence totale de sens, sinon le constat que toute communauté fermée est condamnée au vide parce que le simplement humain n’y a pas de place.

En respectant presque à la lettre le livret, Dmitri Tcherniakov propose un message complexe, sur l’individu face aux dérives de notre monde: face aux manifestations extrêmes de la religiosité, quand elle confine au fanatisme, comme face aux comportements les plus pervers, il voit les dangers de la dépendance et de l’isolement . Il délivre un message d’une totale simplicité, d’humanité, de tolérance et d‘amour et de revendication profonde de l’individu face aux dangers du groupe.
C’est là son Parsifal, à la fois simple et dérangeant parce que là où l’on glorifie habituellement la célébration mystique, il la détricote en en montrant le mécanisme pervers. Là où l’on a, bien installée en nous, la certitude qu’il y a le bien d’un côté et le mal de l’autre, il nous dit que les frontières n’en sont pas si nettes et que le monde est totalement et l’un et l’autre, et que nous sommes donc et l’un et l’autre.
Il fallait à ce spectacle très discutable, mais d’une très grande intensité, d’une profonde sensibilité et d’une évidente intelligence une réalisation musicale à la hauteur. Elle le fut grâce à une distribution de très haut vol et surtout grâce à une direction musicale qui fait écho à la mise en scène en l’accompagnant avec attention et précision. Elle le fut aussi parce que Barenboim a voulu qu’entrer dans Parsifal c’était entrer en Parsifal, c’est à dire entrer dans une musique qui exige une concentration particulière : quand le noir se fait, un long silence s’installe volontairement avant le début de la musique et quand le rideau tombe à chaque acte, le même noir continue avant l’arrivée de la lumière en salle, imposant des applaudissements très timides aux entractes et une sorte de continuité. Entrer dans un tunnel en somme et n’en sortir qu’au bout des 4h30 de musique et donner à l’ensemble des artistes, chœur, orchestre, solistes chef et même metteur en scène le 18 avril la standing ovation qu’ils méritaient.
Certains ont trouvé que le premier acte était long (1h48) et donc ont décrété que la direction manquait de tension ou de dynamique . S’ils allaient voir, simplement voir les longueurs comparées des actes, ils constateraient qu’Hermann Levi le créateur faisait un premier acte de 1h47 et que la plupart des chefs (Richard Strauss compris, et même Knappertsbusch) tournent autour de cette durée. Seuls à Bayreuth, Arturo Toscanini et James Levine dépassent les deux heures dans le premier acte, Daniele Gatti était assez lent, mais plus encore au troisième acte, et les plus rapides sont Pierre Boulez (1h35 à 1h38 entre 1966 et 1970) et Hans Zender (1h33). Alors je veux bien que Barenboim soit trop lent, mais trop lent par rapport à qui ?? et à quel Parsifal rêvé??  D’ailleurs, Barenboim lui-même varie les tempi d’une représentation à l’autre, il n’est jamais métronomique.
En réalité, la durée n’est pas pour moi un critère dans Parsifal, car c’est une œuvre qui supporte des tempi différents sans être affectée. À vrai dire, je ne me pose pas la question car quelle que soit l’approche musicale, Parsifal reste une œuvre fascinante et toutes les options musicales sont défendables, comme l’a bien montré Boulez.

Ce qui frappe dans la direction de Barenboim, c’est d’abord sa clarté, son relief, c’est surtout la capacité à varier les accents et à accompagner dramatiquement ce qui se passe en scène. C’est aussi, dans une fosse un peu difficile, de ne jamais vraiment couvrir les chanteurs. L’épaisseur de la partition est sans cesse mise en valeur, la qualité des cordes et des bois permet des effets d’écho très élaborés et le sens dramatique de Barenboim fait de l’acte II un moment d’une intensité rarement atteinte, avec une dynamique pour le coup exemplaire.
Le prélude de l’acte III est aussi un des grands moments de l’exécution, où même les moments qui habituellement sont spectaculaires à l’orchestre (on pense à la Verwandlungsmusik de l’acte I ou de l’acte III par exemple) restent tendus et retenus à cause d’un spectacle justement aussi peu spectaculaire que possible. Il y a chez Barenboim une volonté tragique, une certaine noirceur qui domine l’ensemble de son travail, mais aussi des moments d’une indicible émotion, où il joue sur les cordes d’une manière incroyablement sensible et sentie. Certes, notamment le 18 avril, il y a eu quelques scories sur les cuivres, mais pas le 12 avril. Il reste que l’ensemble de sa direction démontre une immense sensibilité et une incroyable intelligence du texte : Daniel Barenboim est l’un des grands maîtres de l’univers wagnérien et il le démontre une fois de plus.
Il est vrai qu’il dirige une de ces distributions qui laissent l’auditeur émerveillé par la prestation ou l’incarnation collective, avec un engagement de chacun dans le respect des exigences de la mise en scène, très crue par moments notamment pour Amfortas (Wolfgang Koch) ou pour Kundry (Anja Kampe).
Les filles fleurs sont très homogènes, et plus le 18 que le 12, les aigus sont bien négociés et moins métalliques et les parties plus lyriques très réussies. La situation scénique fait que le chant enjôleur des filles-fleurs apparaît ici bien plus un jeu d’enfant artificiel, auquel finalement on prête peu attention : les choses sérieuses vont arriver après, mais il est intéressant de voir comment par l’art de la mise en scène la perception de la musique se transforme et se gauchit.
On est heureux aussi de retrouver Matthias Hölle, une des grandes basses de référence de Bayreuth entre 1981 et 2001, où il a à peu près chanté tous les grands rôles de basse, de Titurel à Gurnemanz en passant par Hunding et Marke. Il est un Titurel présent et non pas seulement une voix, avec grande allure. Et la voix reste puissante et marquée. Même pour quelques répliques, Titurel est un rôle important, il l’est d’autant plus dans cette mise en scène qu’il est le véritable maître des lieux.

Wolfgang Koch, Amfortas christique ©Ruth Walz
Wolfgang Koch, Amfortas christique ©Ruth Walz

Wolfgang Koch en Amfortas est bien plus intense qu’à Salzbourg. Son timbre reste très velouté, jamais agressif, mais vibrant avec une voix toujours bien projetée et une diction parfaite : il n’est jamais question de puissance ou de sons dardés (ses erbarmen ! sont intenses sans être un modèle de puissance) c’est inutile dans une salle aux dimensions aussi raisonnables, mais la voix est si bien projetée que tout passe sans problème. L’interprète et le jeu frappent tout autant, car la mise en scène exige beaucoup, et se retrouver en boxer en scène jouant le Christ sans être vaguement ridicule montre en même temps son extraordinaire présence et la puissance de l’incarnation. Car Amfortas est sans doute avec Parsifal et Kundry le personnage le plus fouillé de ce travail, c’est l’homme au sens de Ecce homo, il est homme et il est Christ, mais il est plus homme que Christ, c’est sa grandeur, et c’est sa faiblesse.
L’autre révélation, si l’on peut dire d’un chanteur déjà si connu, est le Klingsor de Tomas Tomasson, prématurément vieilli, extraordinaire de vérité dans son rôle de pépé pas si gâteau que cela. Il est difficile de trouver un bon Klingsor (Thomas Jesatko avec Herheim et Gatti à Bayreuth en était un), et souvent le rôle assez court est donné à des barytons basses en fin de carrière, d’où souvent des éructations, ou des aigus mal négociés.
La voix est ici impeccable, aussi bien dans la projection, dans l’expressivité, dans les accents, dans la couleur et d’autant plus impressionnante qu’elle cadre mal avec le personnage de gentil pépé. C’est incontestablement une voix de méchant, une voix qui joue magnifiquement sur les couleurs. C’est vraiment une magnifique référence dans ce rôle souvent sacrifié.
René Pape est un Gurnemanz de référence, il se partage le marché des grands théâtres avec Kwanchul Youn, dans un style très différent. Le 12, il était un peu fatigué et a fait faire une annonce, le 18 il était tel qu’en lui même, puissant, avec des aigus d’une incroyable tenue, des graves sonores et surtout un travail particulièrement approfondi sur la différence entre la couleur du I et la couleur du III, plus ouvert et plus jeune au I, plus voilé et plus sombre au trois. Ce timbre reste stupéfiant : à New York avec Gatti il m’avait littéralement bluffé, à Berlin avec Barenboim, il fait de la ciselure, jouant avec les accents, avec chaque mot entendu distinctement grâce à une incroyable diction et un véritable effort sur le ton. De plus, le travail scénique, les gestes, les mouvements sont confondants de naturel. Anthologique, comme toujours.

Klingsor (Tomas Tomasson) et Kundry (Anja Kampe) ©Ruth Walz
Klingsor (Tomas Tomasson) et Kundry (Anja Kampe) ©Ruth Walz

Mon opinion sur Anja Kampe est en train d’évoluer sensiblement. Je n’ai jamais douté de ses qualités scéniques et de son engagement toujours éminents, mais sa Leonore à la Scala m’avait déçu (elle ne m’avait jamais vraiment convaincu dans ce rôle) ainsi que sa Senta, et j’ai toujours eu l’impression qu’elle n’avait pas les moyens vocaux des rôles auxquels elle prétendait, qui sont les purs rôles de soprano dramatique. Elle a, c’est encore clair ce soir, très peu de réserves sur les notes très hautes, où le timbre devient métallique et proche du cri, et où elle n’arrive pas à négocier les passages de manière homogène. Mais quel engagement par ailleurs, quelle vérité, quel personnage, quels accents, quelle intelligence du texte, quelle interprète ! Son duo du deuxième acte est hallucinant : elle joue dans des conditions physiques (en tee shirt et culotte) plutôt difficiles (un peu comme Koch au premier acte) et elle transcende le personnage. Loin d’en faire un suppôt du démon, une femme fatale étendue sur son divan au milieu des fleurs du jardin de Ravello, Tcherniakov lui demande de travailler la vérité du personnage et sa quête, il en résulte qu’elle apparaît toujours sincère et engagée et jamais ambiguë lorsque le moment du fatal baiser est passé. Elle séduit avec ses moyens, n’étant jamais autre chose que ce qu’elle a été au premier et ce qu’elle sera au dernier acte, dans une sorte de continuité de l’image féminine, et elle est d’une classe incroyable. À vrai dire je suis émerveillé de la performance. Elle m’avait impressionné dans Walküre, elle me secoue dans Kundry. Depuis Waltraud Meier, je n’ai jamais vu une telle présence, et dans un style tout différent. Waltraud Meier est la duplicité, et la femme vampire, elle a cette extraordinaire capacité à personnifier quelque chose de négatif et diabolique, avec une puissance inouïe. Anja Kampe est à l’opposé une femme non dénuée de fragilité, plus humaine et moins distanciée, mais aussi impressionnante, mais aussi convaincante et vocalement splendide.
Andreas Schager s’installe peu à peu sur le marché des ténors dramatiques. Il sera Parsifal en 2017 à Bayreuth, il a été déjà Siegfried avec Barenboim et même Tristan dans des théâtres moins exposés (comme Meiningen). Il compose un Parsifal parfaitement en phase avec la mise en scène, il en a le physique juvénile, le style et il est stupéfiant de vérité dans l’adolescent retardé qu’il incarne au premier acte. Le timbre est chaleureux, la voix est assez large, les aigus assurés. Parsifal n’est pas le plus difficile des rôles wagnériens, il est assez bref, mais doit justement convaincre d’autant plus. Il y a des Parsifal éthérés (Vogt) d’autres très intériorisés (Kaufmann) certains vocalement magnifiques sans avoir le physique (Botha) et une série de bons chanteurs qui ne marquent pas vraiment le rôle comme Christopher Ventris ou Burkhard Fritz. Plus loin dans le passé il y eut des légendes comme Domingo ou Vickers. À l’Opéra de Paris dans les années 70 on a eu tout ce que l’opéra comptait comme grands Parsifal, Helge Brilioth, René Kollo, James King, Jon Vickers, seul Peter Hoffmann a manqué à l’appel, mais il fut pour Paris Siegmund.
Andreas Schager a un physique assez frêle qui convient bien au personnage, et une voix au contraire assez large et puissante, qui lui permet d’aborder le rôle de manière plus héroïque que ses collègues actuels, dans ce Parsifal là pointe Siegfried. Il a les aigus, le medium large et triomphant, il lui manque quelquefois un peu de grave, mais c’était plus net le 12 que le 18 avril et il est doué d’une diction exemplaire de clarté et d’accents.
Il affiche l’agressivité du jeune héros, il en a aussi l’effronterie et l’engagement, il a même une certaine nervosité, mais il a aussi le lyrisme et la douceur, et donc la versatilité et la ductilité nécessaires. C’est un Parsifal à la fois émouvant et dur. Il réussit aussi au troisième acte, et déjà au deuxième acte, à incarner un personnage mûri, décidé, affirmé. Une vraie composition, qui le fait rentrer totalement dans la mise en scène, avec une aisance rare. Un magnifique Parsifal d’emblée installé au sommet.

Après ce long compte rendu, il me paraît inutile de revenir sur une interprétation musicale totalement convaincante, de la fosse au plateau et un Barenboim superlatif.
Je sais en revanche que la mise en scène a laissé des doutes : il est difficile de renoncer aux habitudes et à une vision confortables du drame wagnérien. Mais l’inconfort vient surtout qu’au lieu de nous projeter dans un Eden espéré, Tcherniakov nous renvoie à nous mêmes, nos espoirs et nos contradictions, nos perversions et nos faiblesses. Cette crudité là est insupportable.
Il reste sur scène un Amfortas sauvé et humain…après tout c’est déjà beaucoup.[wpsr_facebook]

Image finale ©Ruth Walz
Image finale ©Ruth Walz

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2013-2014: SIEGFRIED de Richard WAGNER le 30 JANVIER 2014 (Dir.mus: Ingo METZMACHER Ms en scène: Dieter DORN)

Siegfried Acte III © GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte II © GTG/Carole Parodi

 

N’ayant pu voir en novembre dernier Die Walküre, je retrouve après un peu moins d’un an ce Ring en élaboration dont Rheingold m’avait laissé un peu sur ma faim, notamment au niveau orchestral.
 L’impression est cette fois-ci meilleure, et les intentions de la mise en scène se sont précisées. Dieter Dorn n’est pas un metteur en scène médiocre, et Jürgen Rose un décorateur (quelquefois aussi metteur en scène) de très grande surface, mais peut-être tous deux sont ils en décalage face aux évolutions actuelles de la mise en scène.
Du point de vue du chant, un Siegfried inconnu (John Daszak) dans le paysage clairsemé des Siegfried qui a provoqué curiosité intéressée (Eva Wagner, Dominique Meyer et d’autres étaient dans la salle), et un nouveau Wotan/Wanderer (Tomás Tomásson) succédant à Tom Fox, voilà qui suffisait déjà pour asseoir l’intérêt.
Ingo Metzmacher conduit l’orchestre à un train assez enlevé, voire suffisamment rapide quelquefois pour gêner quelques pupitres de cuivres, maillon faible de cet orchestre, qui m’est apparu bien plus ductile et souple au niveau des cordes et tout de même plus convaincant que dans Rheingold.
 Je n’arrive pas néanmoins à trouver l’accroche pour une direction qui m’est apparue soucieuse de poser et d’accompagner l’action, soucieuse de “Gesamtkunstwerk”, soignant certains moments de manière toute particulière (le second acte dans son ensemble, le réveil de Brünnhilde, ou la dernière partie du duo final) avec un sens marqué de la poésie et de l’évocation mais ne réussissant pas toujours à asseoir de vraie dramaturgie. Est-ce l’acoustique du théâtre ? Est-ce un parti pris ? L’orchestre était certes clair, mais sans  présence affirmée, même si on pouvait remarquer une certaine fluidité et une linéarité qui ne mettaient pas forcément toujours en valeur l’épaisseur du tissu de la partition. Comme si l’option était celle d’un Siegfried plutôt chambriste, intimiste, (ce qui ne va pas vraiment avec le chant de la forge). Curieusement pour un chef aussi rompu au répertoire du XXème siècle,  on lisait peu l’esprit analytique qui prévaut souvent chez Ingo Metzmacher mais plutôt un peu de conformisme et une sorte de parti pris de présence/absence un peu dérangeant, malgré des incontestables réussites.

Siegfried Acte I © GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte I © GTG/Carole Parodi

La mise en scène de Dieter Dorn est une vraie mise en scène de théâtre, revendiquée, faisant appel à toutes les ressources de la scène, et seulement de la scène, mais aussi à la mémoire de 40 ans de Ring en Allemagne et ailleurs.
Les Nornes roulent comme dans l’Or du Rhin (et, je suppose, la Walkyrie) leur pelote géante de gros fil. L’histoire se déroule, linéaire, comme Wotan l’a décidé, car en protagoniste et metteur en scène de l’histoire, il fait surgir le décor au premier acte, comme un magicien ou plutôt comme un chef d’orchestre, et le fil des Nornes reste sur le sol, comme trace de cette histoire qui depuis la mise en sommeil de Brünnhilde doit se dérouler sans accrocs. Dieter Dorn nous rappelle sans cesse que nous sommes dans un théâtre : couleur noire des murs de scène, utilisation totale de l’espace, utilisation démonstrative (mais pas si utile) du cyclorama, surgissement des dessous de la caverne de Mime, comme si c’était la scène qui explosait, comme si le matériau même du décor était la scène, présence du dragon dont les pattes sont en même temps les arbres vivants de la forêt (avec dans leurs troncs des manipulateurs/danseurs bien visibles), comme dans un monde animé frémissant de paganisme. Les oiseaux sont manipulés au bout d’une tige (le Waldvogel rouge est bien visible, manipulé par la chanteuse), je dirais presque que Dieter Dorn a vu la mise en scène de Kriegenburg à Munich.

Siegfried Acte II© GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte II© GTG/Carole Parodi

Il a vu en tous cas celle de Chéreau, par le souvenir évoqué par la similitude des habits de Wotan et d’Alberich à l’acte II, et par un lever de rideau avec au centre Alberich, comme la manière dont Erda au troisième acte se love autour de la lance du Wanderer, enveloppée dans son voile.
Une lance qui est en fait un long morceau de bois effilé, rappel de la première faute de Wotan, qui prit un bout du frêne du monde pour la tailler et fit ainsi dépérir l’arbre auguste.
Dieter Dorn montre bien, en superposant au premier acte l’espace de la caverne de Mime et le dragon en arrière plan (un dragon forêt, un dragon nature) que tout se déroule dans un espace relativement réduit, que ces personnages mythiques, Alberich, Wotan, Mime, Siegfried, errent dans un territoire aux dimensions d’un vaste terrain de jeux bien délimité: la géographie du Ring n’a rien de cosmique: une caverne pour Mime, de l’autre côté, à une nuit de marche, une caverne pour Fafner et entre les deux, une forêt dans laquelle errent un Wanderer et son ombre portée, négative, Alberich.

Siegfried Acte I (Der Wanderer)© GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte I (Der Wanderer)© GTG/Carole Parodi

Les deux premiers actes sont d’ailleurs assez similaires dans leur définition de l’espace et dans leurs présupposés, c’est le Wanderer qui ouvre le premier acte, c’est Alberich qui ouvre le deuxième plus ou moins de la même manière.
Le deuxième acte est plus animiste: des arbres/pattes de Dragon qui bougent, à l’intérieur desquels circule la vie (marquée par ces corps bien vivants dans les troncs), une vie de théâtre et de références: comment ne pas reconnaître dans l’apparition de la tête du Dragon une référence à Méliès et au Voyage dans la Lune?

Siegfried Acte II© GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte II© GTG/Carole Parodi

C’est à dire une référence à une histoire distanciée, animée, en boite, une référence à un monde de trucs et truquages . Dieter Dorn ne cesse de jouer sur cette distanciation tout en racontant l’histoire avec une simplicité désarmante, sans second ou troisième degré, presque comme un conte pour enfants (les oiseaux qui volètent en sont une indication, Fafner vu comme un héros de dessins animés).
Le troisième acte affiche un espace neutre dans la scène avec Erda, dont la mise en place, on l’a dit plus haut, renvoie à ce qu’en faisait Chéreau, ainsi que la scène avec Siegfried : souvenons nous : Chéreau isolait au premier plan les personnages, devant un rideau de voile opaque, et Siegfried partait ensuite traverser le feu alors qu’on voyait en arrière plan le fameux rocher apparaître. Chez Dieter Dorn, un espace délimité non par un voile, mais par des cloisons, mais la même structure, le même rocher dont on voit les flammes au fond (jolie image d’ailleurs), en bref, une structure assez voisine, tout comme la manière de régler les mouvements .

Siegfried ActeIII© GTG/Carole Parodi
Siegfried ActeIII© GTG/Carole Parodi

Le rocher d’une Brünnhilde dissimulée sous une sorte de linceul est structuré en matériaux qui semblent émergés de la scène, un peu comme la caverne de Mime au début et entourés de miroirs qui démultiplient les gestes et les images, avec des angles différents comme dans une structure cubiste où une scène est vue de plusieurs angles. Le feu est en fond de scène, sur le cyclo, inscrit sur un tissu qu’on agite pour faire bouger les flammes, artifice théâtral pur qui ne fait appel ni aux fumées, ni à la vidéo ;  les mouvements des chanteurs, le réglage des gestes et des rapports entre les personnages ne sont pas inexistants, mais très conformes à ce qui est attendu, il n’y a pas vraiment d’invention de ce côté .
Une mise en scène, qui n’apporte rien de neuf sur la vision de l’œuvre, qui ne pose pas de questions métaphysiques, mais qui essaie d’illustrer l’histoire et le texte, avec une certaine précision, de poser une ambiance, mais qui surtout affirme une certaine vision du théâtre, qui a dominé les scènes depuis les années 70, et qui aujourd’hui bascule vers autre chose. En quelque sorte, un chant du cygne.
Au service de cette vision et de cette direction musicale qui privilégient le déroulé de l’histoire et non les questions qu’elle pose, une distribution dans l’ensemble très respectable et bien composée, sans voix exceptionnelles, mais bien installées dans leurs rôles, à l’exception notable, du Siegfried de John Daszak dont c’était une prise de rôle.

John Daszak n’est pas encore le Siegfried héroïque du premier acte s’il est déjà le Siegfried lyrique du second acte. Les aigus redoutables du premier acte sont mal négociés, la voix se projette mal, et il est beaucoup plus à l’aise dans les évocations du deuxième acte, et dans le dialogue avec l’Oiseau. L’acteur ne s’impose pas totalement sur la scène, même s’il fait les gestes attendus. C’est en revanche une bonne idée que d’afficher un Siegfried et un Wanderer chacun chauve ou tête rasée pour marquer la filiation (Kupfer avait coiffé par exemple d’une abondante chevelure rousse Wotan et ses descendants). Mais ce qui fait problème pour Daszak, du moins à mon avis, c’est sa manière de dire le texte, dont on sent qu’il ne maîtrise pas la langue : il fait (pas toujours, mais enfin…) les notes, mais il ne met aucun accent, aucune expression dans sa manière de sortir le texte de prononcer les paroles, de les mâcher, de les colorer : c’est un Siegfried sans aucune couleur. S’il continue à chanter le rôle, sans doute devra-t-il approfondir son approche du sens. Pour l’instant, l’impression est qu’il maîtrise le texte depuis quelques semaines, sans avoir eu le temps de plonger vraiment dedans.
Petra Lang se sort assez honorablement de la redoutable partie de Brünnhilde, à laquelle des chanteuses plus prestigieuses se sont frottées avec bien des problèmes. Je persiste cependant à penser que Petra Lang mezzo-soprano était bien plus impressionnante que Petra Lang soprano-dramatique : elle a perdu en singularité, elle a gagné en banalité et surtout en difficultés vocales, les aigus n’étant pas toujours sûrs. Elle ne me convainc pas vraiment, même si la prestation est respectable, car le personnage reste frustre et ne fait pas lire clairement ce qui est l’enjeu de cette scène, à savoir la peur du désir.
Tomás Tomásson en Wanderer est vraiment une bonne surprise : la voix jeune, claire, chaude, bien projetée, donne une belle couleur à l’ensemble du personnage. Quelques difficultés cependant à l’aigu, lorsqu’il est très sollicité, notamment dans le troisième acte. Il reste qu’il est vocalement plus convaincant qu’un Tom Fox à la voix fatiguée : je dirais presque qu’il aurait mieux convenu d’inverser, un Wotan jeune et ferme pour Rheingold et Walküre, et un Wotan plus fatigué pour Siegfried. Dans le cas présent, on pourrait dire que ce Wotan plus jeune et énergique mimerait un Wotan repris par l’espoir à la perspective de la naissance du couple Siegfried/Brünnhilde, destinés à accomplir le destin qu’il veut voir se réaliser, alors que celui des épisodes précédents se serait fatigué à force d’échecs…mais n’extrapolons pas.
Bien que John Lundgren en Alberich soit solide et marque un personnage intéressant, il n’a pas l’éclat que personnellement j’attends chez Alberich (toujours ce syndrome Zoltan Kelemen qui me poursuit depuis 1977…), mais la prestation est très honorable.
Andreas Conrad en Mime, sans composer excessivement l’image de clown pervers et dangereux qu’on voit quelquefois, réussit à colorer,  à asseoir le personnage et à le rendre intéressant et très présent sur scène : c’est un Mime très réussi, et vocalement, et physiquement.
Mais le plus convaincant vocalement reste le Fafner de Stephen Humes, désormais LE Fafner des grandes scènes, voix claire, profonde, chaude, avec une diction impeccable et un art de la coloration particulièrement accompli : en moins de dix minutes,  il apparaît si émouvant, et doué d’une telle présence vocale qu’il obtient le plus gros succès de la soirée.
Erda (Maria Radner) est désormais bien installée dans le rôle, avec une personnalité vocale marquée et  poétique : son intervention est assez forte, tandis que l’oiseau est particulièrement bien personnifié par la voix très fraîche de Regula Mühlemann.
Que conclure sinon que avec ses hauts et ses bas, nous avons assisté à un Siegfried très honorable, plutôt solide, dans une mise en scène d’une empreinte esthétique déjà vue, et pas très inventive, mais assez bien faite et au total fluide, et avec une distribution dans son ensemble qui défend bien l’œuvre.
Un seul point encore à éclaircir, la direction musicale, qui déconcerte et laisse quand même perplexe quelquefois, malgré de magnifiques moments très maîtrisés. Il faudra sans doute attendre le Crépuscule pour en avoir peut-être les clés.
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Siegfried Acte III © GTG/Carole Parodi
Siegfried Acte III © GTG/Carole Parodi

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: LOHENGRIN, le 27 juillet 2011, dir.mus: Andris NELSONS, ms en scène: Hans NEUENFELS

« Quand 80 rats chantent, c’est autre chose que quand 80 hommes casqués chantent. Cette optique surpasse toute bizarrerie. » Voilà ce que répond Hans Neuenfels, metteur en scène de Lohengrin au Festival de Bayreuth (production de 2010), dans le programme de salle, à ceux qui s’étonneraient de voir un Lohengrin où le chœur est costumé en rats, des rats, noirs, blancs, roses. Il ajoute « je fais remarquer, à ce propos, que le rat est un animal extrêmement intelligent, un rongeur dangereux, vorace, qui se reproduit vulgairement, et aussi drôle que dégoûtant. Les rats dévorent tout, ce sont de véritables acrobates de la survie. Et ils existent en masse. » Enfin , une définition de Lohengrin : «Jamais tu ne devras m’interroger, voilà le point chaud. Les personnages rôdent autour de la question interdite comme des souris ou des rats entourant un morceau de lard ». Ces rats omniprésents dans ce Lohengrin ont souvent masqué dans les comptes rendus critiques ce qui est à mon avis l’une des grandes mises en scène de ces dernières années, d’un pessimisme noir et d’une désespérance existentielle.

Car le Lohengrin vu à Bayreuth ce 27 juillet est exceptionnel, l’accueil triomphal littéralement indescriptible du public qui a hurlé, battu des pieds, applaudi debout pendant plus vingt minutes en dit long sur un succès qui est le plus gros succès, le plus grand triomphe depuis une dizaine d’années. Grande mise en scène, distribution parfaite, direction musicale grandiose, la recette est simple, au fond pour faire naître un triomphe historique, dont tous les spectateurs parlaient encore le lendemain.

Il n’y a pas grand-chose à dire sur les chanteurs, tant chacun s’est engagé pour défendre le travail collectif de manière exemplaire. J’avais bien des doutes sur Annette Dasch, et le premier acte laissait craindre des difficultés : la voix est petite, sans grande étendue, mais cohérente avec la vision de la mise en scène, elle n’est que fragilité et doute dès le début, où elle entre en scène transpercée de flèches (comme Saint Sébastien) qu’on lui arrache une à une, et où elle n’est plus que douleur. Face à un ouragan comme l’Ortrud de Petra Lang, cette fragilité vocale devient un atout de mise en scène et produit du sens. D’ailleurs, elle est totalement extraordinaire de vérité dans les deux autres actes. Actrice prodigieuse, voix qui distille une immense émotion, Annette Dasch fait ici mentir ceux qui prédisaient une catastrophe… Face à elle,  l’Ortrud immense, véritable phénomène de la nature, de Petra Lang, dont j’ai déjà dit beaucoup de bien dans le compte rendu du Lohengrin de Budapest. L’étendue, la puissance de la voix sont phénoménales, sans compter l’homogénéité, la sûreté des aigus et la présence scénique.Depuis Waltraud Meier, on n’a pas entendu mieux, et c’est peut être encore plus suffocant que Waltraud Meier. A cette Ortrud répond un nouveau Telramund, Tomas Tomasson (remplacé à la représentation TV par Jukka Rasilainen, meilleur Kurwenal que Telramund), un baryton islandais qui n’a pas forcément le volume habituel, mais qui possède un art du phrasé, une qualité de chant, une élégance qui laissent rêveurs. Un chanteur magnifique, qui sait jouer de qualités éminentes et qui propose un personnage tout en tension. Saluons aussi le Roi Henri halluciné de Georg Zeppenfeld qui lui aussi remporte un énorme succès : la voix est somptueuse et de plus quel personnage que ce roi sans pouvoir, qui tient à peine sur ses jambes, un roi de carton-pâte avec sa couronne que Ionesco ne démentirait pas ! quant au héraut du coréen Samuel Youn, c’est une très grande prestation : lui aussi est un technicien hors pair, lui aussi est particulièrement attentif à la technique vocale, à la respiration, au volume, si nécessaires dans ce rôle.  Enfin le Lohengrin de Klaus Florian Vogt, bien connu à Bayreuth pour ses magnifiques Walther, qui a la lourde tâche de succéder à Jonas Kaufmann,  est dans ce rôle totalement prodigieux : une voix claire et sonore qui domine sans difficulté l’orchestre, un phrasé modèle, un art des « diminuendo », des notes filées, grâce à un contrôle supérieur de la respiration, une douceur inouïe, tout cela produit un des plus beaux Lohengrin que j’ai entendus dans cette salle. Miraculeux en salle. Miraculeux dans cette salle si amicale aux voix, et notamment aux voix de volume moyen.  Vogt produit moins d’effet à la TV. Miraculeux aussi (et comme toujours)i le chœur dirigé par Eberhard Friedrich, qui chante dans des conditions pas toujours faciles (derrière des masques de têtes de rats le plus souvent) qui joue tout en chantant l’agitation d’un troupeau de rats, d’une présence à couper le souffle. Grandiose, lui aussi. Bien sûr on attend tout cela du chœur de Bayreuth, mais c’est toujours une source d’étonnement que cette extraordinaire phalange, qui semble pouvoir accomplir tous les rêves des metteurs en scène (qui sont aussi quelquefois les cauchemars de certains spectateurs) tout en chantant merveilleusement.

Cette distribution est magnifiquement soutenue par Andris Nelsons , un jeune chef d’envergure, 32 ans, élève de Mariss Jansons le plus jeune chef engagé par Bayreuth l’an dernier (31 ans). Son Lohengrin est d’abord en adéquation totale avec la mise en scène, jamais pompeux, jamais tonitruant, mais lyrique, mais dramatique, mais plein de douceur mélancolique, voire d’ironie, avec des cordes extraordinaires, un sens du rythme, une précision, une clarté vraiment étonnantes. Le tempo peut sembler quelquefois un peu lent, mais colle tellement au déroulement de l’action. Un magnifique travail. Un très grand chef.

A cet engagement musical, correspond un travail scénique à la fois exemplaire et d’une grande intelligence. L’idée de départ est une sorte d’expérience scientifique (qui échoue à la fin), d’où les rats qui sont des rats de laboratoire (noirs les mâles, blanches les femelles), créatures mi hommes mi rats, qui sont à la fois désopilants (manière de marcher, de remuer les mains) et terribles (par exemple au début du deuxième acte, lorsqu’ils s’attaquent au fiacre accidenté de Telramund et Ortrud qui ont cherché à fuir en emportant des valises de billets. Vision spectrale que ce cheval mort, que ce fiacre noir accidenté, que ces valises ouvertes, et que les rats s’empressent de réduire à néant. Dans le monde de Neuenfels, mais aussi de Wagner qui a écrit cette histoire, l’utopie n’existe pas,  et l’amour n’en est pas une.  L’échec final est terrible : les rats, les hommes meurent, l’humanité disparaît …Restent en scène Lohengrin, seul au milieu d’une marée de cadavres, lui qui n’est vraiment un humain, et le jeune frère d’Elsa, sorte d’enfant monstrueux né d’un œuf de cygne, qui déchire lui-même son cordon ombilical en le jetant en pâture aux rats.  Dans un monde où les héros sont incapables de s’unir, il ne pouvait naître qu’un monstre. Terribles images aussi que celle d’Elsa, dans une sorte de cage de verre adorant un cygne de porcelaine et au bord de la consommation…une sorte de double de Leda, et Ortrud, qui n’hésite pas elle, par bravache, par dérision, à chevaucher ce cygne de manière fortement suggestive. Le tout dans une ambiance aseptisée, blanche, à la lumière crue, où dans la fameuse scène du mariage au deuxième acte Ortrud et Elsa sont cygne noir et cygne blanc, comme deux faces d’une même réalité vouée à l’échec et au néant. L’ultime apparition des deux femmes, au troisième acte, s’inverse : Elsa est vêtue de noir, en deuil de son amour et Ortrud apparaît en reine blanche vêtue d’une couronne de pacotille, porteuse d’une victoire à la Pyrrhus : toutes ces images sont marquantes, impressionnantes, souvent même bouleversantes.

Certes, ainsi racontée par bribes, cette mise en scène peut paraître étrange, et de lecture difficile : elle exige en fait attention et tension (on sort vidé),  mais elle est d’une grande clarté et d’une grande efficacité : elle nous montre un monde sans concessions, sans espoir, où toute croyance (la croix du 2ème acte est brisée) est bannie, où les hommes sont inhumains, comme des rats de laboratoire conduits par des envies animales, où ne se meuvent que les intérêts et les noirs desseins : dans cette vision, les bons comme les mauvais les blancs et les noirs, les rois et le peuple, tout le monde est dans le même bateau, une sorte de nef qui coule : plus de pouvoir, plus que le ridicule des insignes du pouvoir dont on va se contenter. Lohengrin devient le formidable échec de toute utopie, et de la plus grande, celle de l’amour. Le duo du troisième acte, où Elsa évite systématiquement le contact avec Lohengrin et où le lit nuptial est entouré de barrières qui en limitent l’accès est frappant : plus frappant encore le ballet érotique entre Elsa et Lohengrin qui dans les dernières minutes avant le rideau final, se jettent l’un sur l’autre comme si le ballet nuptial ne naissait que de la certitude de son impossibilité, comme si de cette impossibilité naissait le désir.

Reinhard von der Thannen pour les costumes et le décor, Hans Neuenfels pour la mise en scène ont effectué un travail d’une exceptionnelle qualité, avec une lecture lucide et désespérée de notre monde. Hans Neuenfels passe pour un provocateur permanent : il lit le monde, il le métaphorise. Il nous dit là que nous sommes tous des rats, que l’humanité sombre : c’est le privilège du théâtre, de l’artiste, de transfigurer notre réel, et même de le noircir et la présence en salle de la chancelière Angela Merkel est une ironie suprême, pouvoir réel et pouvoir fantoche étaient ce soir mélangés, voire confondus à Bayreuth. Soirée inoubliable.

PS: Vous pourrez voir ce Lohengrin en direct sur ARTE le 14 août à 17h15. c’est la première fois qu’un opéra est ainsi retransmis en direct à Bayreuth.