Est-ce une si bonne idée que d’insérer un Lohengrin entre deux journées du Ring ? Traditionnellement, le Ring à Bayreuth est interrompu par deux journées de repos, pour les artistes, entre Walküre et Siegfried, et entre Siegfried et Götterdämmerung. Et désormais, il y a quelquefois ces soirs-là une représentation.
On en perçoit les raisons : les spectateurs qui assistent à toutes les représentations d’un cycle (Ring+ 2 ou 3 opéras) sont relativement rares, plus fréquents sont ceux qui n’ont que le Ring, et ceux qui ont seulement les deux ou trois autres, ou même qui ne viennent que pour un seul titre. La politique de location, pour permettre à plus de monde d’avoir un billet, a consisté à ne plus donner de billets pour toute la série (sauf rares exceptions, et surtout pour le premier cycle, celui des premières, plus fréquenté par les officiels, la presse, les membres de la Gesellschaft der Freunde von Bayreuth-la Société des Amis de Bayreuth-). Ce n’était pas le cas lorsque je suis venu pour la première fois, en 1977 ou 1978, où l’on avait fréquemment 7 représentations sur 10 jours. Les choses ont évolué au moment de la Wende quand le public d’Allemagne de l’Est, et des pays ex-socialistes, a pu accéder au festival : la fameuse queue de la location est passée de 5/6 ans à 10 ans en quelques années…Par ailleurs, insérer une représentation dans un Ring s’est toujours fait, mais il s’agissait de représentations fermées, réservées en général aux associations et aux syndicats. Depuis que ces représentations ont été supprimées, il y a quelques années, on les a remplacées par des représentations ordinaires d’où la situation actuelle.
Évidemment, je fais partie de ceux qui ont un Lohengrin inséré entre deux journées du Ring. On ne se refait pas…
Aurais-je pu manquer, puisque l’occasion se présentait, d’écouter Klaus Florian Vogt dans son rôle fétiche ? Et foin des considérations sur l’homogénéité de l’écoute du Ring, puisque dans ma folle jeunesse, pendant les journées de repos, je filais à Munich écouter Kleiber.
Il reste que je ne sais si c’est le fait d’être plongé depuis quatre jours dans la découverte de la production de Castorf, ou de s’être accoutumé à la direction si particulière de Kirill Petrenko, mais ce Lohengrin, que j’ai tant apprécié en 2011 et 2012, m’est apparu plus fade.
Je ne reviendrai que très superficiellement sur la mise en scène de Hans Neuenfels pour en rappeler les éléments forts, puisqu’elle a été l’objet de deux compte rendus (en 2012 et en 2011, cliquer sur les liens) auxquels le lecteur peut se référer. Hans Neuenfels a travaillé sur la relation de Lohengrin a un peuple qui attend le sauveur, un peuple encadré, programmé, comme des rats de laboratoire.
On a beaucoup disserté sur les rats, c’est ce qu’on retiendra d’une mise en scène où, à y bien regarder, les rats sont certes envahissants notamment au premier acte, pour frapper les esprits, mais en même temps contingents, car c’est le deuxième acte et quelques moments du troisième (avec moins de rats) qui sont à l’évidence les plus réussis. Une fois qu’on a compris que tout peuple est dépendant, que tout peuple a des mouvements collectifs de suivisme, que tout peuple est manipulé, y compris par des fantoches (voir la manière dont est traité Heinrich, comme un roi à la Ionesco, le Bérenger de l’occasion, qui n’a de prise sur rien, à moins que tout ce qui se déroule ne soit qu’une projection de son esprit), on peut se concentrer sur le reste :
l’étrange relation entre Elsa, figure de sainte suppliciée à la Saint-Sébastien, percée de flèches, dont la mise en scène dit clairement qu’elle n’aime Lohengrin que d’un amour contraint, qui lui sauve la mise.
Le sentiment naîtra (avec le désir) quand il sera trop tard : relation très froide au départ, que Lohengrin conduit, persuadé qu’il suffit de dire pour que cela soit. Lohengrin vient d’un monde où l’être et l’apparence se confondent, et il arrive dans le monde, où non seulement ils ne se confondent pas, mais sont quelquefois contradictoires, un monde qui n’est pas fait pour les Lohengrin de passage et d’ailleurs, la première image du spectacle, un Lohengrin cherchant à forcer la porte de ce monde-là en y réussissant avec difficulté, aurait dû nous en avertir.
Drame de l’inadaptation, drame des faux semblants, drame du héros providentiel au service d’un peuple lâche et sans intérêt (à qui le foetus de l’image finale lancera de manière dédaigneuse son cordon à manger…) : on se demande dans ce monde-là si les deux personnages les plus humains ne sont pas Telramund et Ortrud.
Ce qui frappe en revoyant ce travail, c’est à la fois sa rigueur (excessivement ?) démonstrative et la réduction de l’intrigue à des épures, à des signes clairs, là où nous nous moulinons nos neurones pour accéder au monde de Castorf. Habitué depuis quatre jour à la complexité et à le recherche obsessionnelle de sens, ce Lohengrin nous apparaît presque trop évident, attendu et pour tout dire presque déjà vieilli.
Après la clarté et le travail minutieux de Kirill Petrenko sur tous les détails de la partition du Ring, l’approche, plus spectaculaire, plus contrastée, plus synthétique, plus romantique aussi (c’est bien le moins pour un romantische Oper) d’Andris Nelsons demande un moment de réadaptation.
La direction d’Andris Nelsons reste très raffinée, particulièrement attentive à ne jamais couvrir les voix, et sensible. Le prélude est un grand chef d’œuvre de subtilité, le son s’installant progressivement, avec un volume allant crescendo qui évidemment convient parfaitement à l’acoustique de la salle. Mais le premier acte a connu (aux cuivres) quelques scories. Il est probable que le manque de répétitions d’orchestre, assez connu à Bayreuth (Boulez le signalait, Kleiber s’en plaignait), dû à l’exiguïté du planning, en est la cause. Le deuxième acte en revanche est une absolue réussite, d’un prélude extraordinaire de retenue et de tension, à l’explosion du chœur phénoménal (qui était apparu légèrement en retrait au premier acte) dans la partie finale. Le troisième acte continue sur cette lancée, initié par un prélude incroyable d’énergie, mené sur un tempo soutenu (plus juste que l’extrême rapidité de Mikko Franck à Vienne en avril dernier) et surtout une clarté du son tout à fait exemplaire. Nelsons est un vrai chef de théâtre, qui sait ménager les effets dramatiques, qui sait aussi être retenu à l’orchestre et valoriser la mélodie, notamment quand elle exprime la tendresse et qu’elle valorise le sentiment (c’est un vrai Puccinien, ne jamais l’oublier), notamment lorsque l’orchestre accompagne d’une manière extraordinaire contenue, le récit de Lohengrin “In fernem Land”. Un travail musical exemplaire, moins dans la sculpture de la partition que dans la peinture d’une grande fresque telles qu’on en verrait à Neuschwanstein, qui respire et qui émeut. Cela confirme la réussite de ce chef dans la fosse de Bayreuth, et nous fait attendre avec envie son Parsifal en 2016.
Du point de vue vocal, on ne s’arrêtera sur Klaus Florian Vogt que pour souligner l’art extraordinaire du chant qui nous est offert ici. Un art du phrasé d’abord, avec une expression d’une simplicité exemplaire, une diction d’une clarté cristalline, et une projection dont l’homogénéité toujours étonne, même si pendant le premier acte il a eu un tout petit accident en montant à l’aigu. La voix est uniformément large, convient idéalement à la salle, avec ce timbre clair et suave, légèrement nasal, reconnaissable entre tous, qui convient si bien à ce Lohengrin venu d’ailleurs. Tout paraît naturel, exempt d’effort, et surtout exempt d’affèteries ou de maniérismes. Rien n’est démonstratif, ni dans l’aigu, ni dans les moments plus dramatiques, c’est un Lohengrin égal, restant toujours cet être étranger qui regarde les aléas du monde avec étonnement et distance. Il reçoit une ovation gigantesque (un boato, diraient nos amis italiens), encore en-dessous de ce qu’il mérite sans doute. Admirable.
Pour cette année seulement, Annette Dasch qui attend un heureux événement, a été remplacée par Edith Haller. Je me réjouissais d’entendre cette chanteuse appréciée sur cette scène même dans Sieglinde et Gutrune (et que j’ai aussi entendue à Genève). Elle aborde actuellement les plus grands rôles wagnériens (Elisabeth, Isolde). Son Elsa est en revanche décevante.
Elle a les aigus, et le volume (plus que Dasch) mais pas le son voulu, ici trop coupant, trop acéré. Originaire de Meran (ou Merano) au Südtirol, et donc italienne de langue allemande, elle a le défaut partagé par certaines chanteuses de langue allemande, y compris de très grandes, d’émettre des sons fixes et métalliques dès qu’elle monte à l’aigu, c’était dans cette salle si favorable aux voix et qui donc ne leur pardonne rien, très désagréable à entendre, notamment dans les duos ou dans les ensembles, la voix montant tout droit, sans modulation, sans frémissement, sans couleur. Elle a montré une voix puissante, certes, mais n’exprimant aucune sensibilité, et incapable de ductilité. Elle a remporté un très grand succès, parce que la voix sonne, mais c’est nous qui sommes un peu sonnés de cette manière de chanter.
Sa biographie indique qu’elle chante Contessa et Desdemona, je suis très curieux d’entendre le résultat : telle qu’elle est apparue, la voix est incapable des douceurs et de la suavité et de l’un et de l’autre rôle. C’est l’exact opposé d’Annette Dasch, qui avait toutes les qualités qui manquent à Edith Haller (sensibilité, ductilité du son, rondeur), mais qui n’avait ni le volume ni la largeur demandée à Elsa…
Le héraut de Samuel Youn est comme toujours exemplaire. Voix ronde, bien projetée, modèle de phrasé, émission homogène : c’est un rôle qui convient parfaitement à sa voix, dans lequel il n’est pas trop obligé de forcer, et qui met en valeur un timbre chaleureux, presque italien (comme beaucoup de chanteurs coréens…).
Petra Lang revenait chanter Ortrud. C’est sans conteste dans Ortrud qu’elle peut montrer toutes ses qualités : puissance, volume, facilité à l’aigu, et que les défauts (instabilité, justesse quelquefois) sont les moins visibles (ce n’est pas le cas dans sa Brünnhilde), elle est une Ortrud impressionnante, très engagée en scène, et son deuxième acte est extraordinaire de présence.
Thomas Johannes Mayer que j’avais tant apprécié dans le Wanderer à Munich, a montré des signes de fatigue, notamment au premier acte et au début du second. La voix n’a pas l’éclat noble ou le relief que quelquefois on apprécie dans Telramund (Tomasz Konieczny), mais ce timbre un peu mat est compensé par des qualités de diction, de phrasé, de couleur qui sont le signe du grand artiste. Le couple Ortrud/Telramund est ainsi remarquablement dessiné vocalement, une Ortrud violente et imposante, un Telramund un peu looser et en retrait. Leur deuxième acte est vraiment un grand moment dramatique, de tension et de théâtre.
Enfin Wilhelm Swinghammer reprend le rôle de Heinrich der Vogler où il avait succédé en 2012 à Georg Zeppenfeld. Cette jeune basse qu’on commence à voir dans les grands rôles (Sarastro etc…) et qui appartient à la troupe de Hambourg est bien installée vocalement dans le rôle du Roi. Sans être si large, ni si profonde, la voix est bien projetée et montre les qualités nécessaires au chant wagnérien, diction, phrasé, clarté de l’expression. C’est plutôt du point de vue scénique que je le trouve un peu en retrait : Georg Zeppenfeld en 2011 avait presque fait par son incarnation du personnage d’Heinrich un protagoniste dont on attendait les apparitions, il était vraiment fantastique et m’a marqué, alors que l’Heinrich de Wilhelm Schwinghammer reste plus pâle et un peu moins le personnage halluciné dessiné et voulu par Neuenfels.
En conclusion, c’est quand même sans conteste la distribution vocale la plus convaincante qu’on ait à Bayreuth aujourd’hui, malgré mes réserves sur Edith Haller. Avec un chef comme Andris Nelsons, voilà un Lohengrin musicalement remarquable, qui fait honneur à la colline verte. Pour une fois, on ne se plaindra pas du niveau du chant à Bayreuth aujourd’hui. Vive Vogt…
C’est plutôt scéniquement que le voisinage avec le travail luxuriant de Castorf (dans un tout autre ordre d’idées, j’en conviens) fait pâlir l’aura de ces rats qui firent tant couler d’encre à leur création. Sans doute désormais est-on habitué, et peut-être, malgré sa justesse, l’idée de cette communauté de rats figurant le peuple et l’armée n’est-elle peut-être pas la meilleure de ce travail. Pour ma part, le deuxième acte, moins peuplé de rongeurs (magnifique première image de cet équipage renversé et de ce cheval mort) reste l’élément porteur d’un spectacle qui continue à tenir le coup, et à triompher : c’est d’ailleurs le plus demandé du Festival.
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