C’est dans les vieux pots qu’on fait la meilleure soupe, et cette dernière édition de la production de Lohengrin signée Hans Neuenfels, la fameuse « production des rats » qui fit couler tant d’encre le confirme au vu du triomphe extraordinaire qui a fait exploser la salle pendant 25 minutes après le baisser de rideau : rappels, hurlements, battements de pieds, standing ovations d’une longueur inusitée notamment pour Klaus Florian Vogt : ce soir, Bayreuth était le Bayreuth des grands soirs, des grands triomphes, de ceux dont tout spectateur se souvient parce qu’il n’y a qu’à Bayreuth que cela se passe ainsi, même si le Geschäftsführender Direktor Hans-Dieter Sense a déclaré que battre des pieds nuisait à la solidité du bâtiment.
Ce Lohengrin est, avec le nouveau Tristan, le plus recherché. Il est quasiment impossible de trouver des places à la revente.
Et qui se souvient encore que Lohengrin lors de la création de cette mise en scène en 2010 était Jonas Kaufmann, venu à Bayreuth et reparti aussi vite, tant Klaus Florian Vogt a marqué et reste indissolublement lié à cette production et à ce rôle ?
Vogt est l’un de ces chanteurs clivants : certains détestent cette voix nasale, presque adolescente par ses inflexions, d’autres le portent aux nues et chavirent. De fait, la voix de Vogt est une voix difficile, inadaptée à pas mal de rôles, on l’a entendu à la Scala dans Fidelio où il n’était pas totalement convaincant, et dans Siegmund, il est un peu irrégulier, mais quand même plus adapté. À Bayreuth (et ailleurs) il fut un Walther exceptionnel, mais Lohengrin reste sa carte de visite. On peut même affirmer qu’il est unique dans ce rôle, même si le marché lyrique peut proposer un certain nombre d’autres ténors, et même s’il arrive à Kaufmann de le chanter . Vogt a d’ailleurs peut-être une voix adaptée à un répertoire plus récent : il ferait par exemple (s’il pouvait chanter en français) un Pelléas d’exception, car il en a le côté insolite et la poésie.
Ce qui est unique, c’est que le timbre est complètement adapté à Lohengrin, tombant du ciel, venu d’un ailleurs lointain. Ce timbre est si particulier qu’il donne à son personnage un parfum d’étrangeté dont aucun autre ténor ne peut se prévaloir. À cela s’ajoute évidemment des qualités de diction, de tenue de souffle, de ligne de chant et d’homogénéité qui sont les prérequis du chant wagnérien et qu’il cumule tous. Son émission est parfaite, la clarté de son chant est à peu près unique : on comprend tout, des notes les plus basses aux plus hautes. Bref, c’est un modèle. De ma vie de mélomane je n’ai entendu pareil Lohengrin, si régulier dans la perfection en toutes circonstances. Comment s’étonner alors de la standing ovation accompagnée de tous les hurlements possibles, des battements de pieds si dangereux pour la salle par leur énergie, des applaudissements à tout rompre. Le public venait pour lui, pour cette dernière édition avant la nouvelle de 2018, et il a été comblé.
Mais il n’était pas seul, et Annette Dasch a partagé le succès phénoménal de la représentation. Beaucoup avaient émis des doutes sur son Elsa lorsqu’elle fut affichée en 2010. L’Elsa préférée d’aujourd’hui c’est Anja Harteros, vue à la Scala, à Munich, à Berlin encore ce printemps (voir ce blog). Et pourtant, Annette Dasch porte en elle une qualité qu’Anja Harteros n’a pas en Elsa, c’est la fragilité. Une fragilité vocale : la voix est aux limites, mais pour un poil reste en-deçà ; nous sommes sur le fil du rasoir. Une fragilité du personnage, juvénile, hésitant, timide, écrasé. Et ces deux fragilités conjuguées donnent à son chant une indicible émotion. Il ne faut pas attendre de cette Elsa des moments épiques, mais un lyrisme permanent, soutenu par une belle technique, une jolie ligne, que donne la fréquentation de l’oratorio, et ce soir les notes les plus aiguës étaient là, bien larges, bien soutenues par le souffle, plus franches que les années précédentes. Elle a aussi déchaîné l’enthousiasme et c’était mérité.
Petra Lang en Ortrud était dans une forme éblouissante, avec des aigus dardés d’une puissance phénoménale et sans les problèmes de justesse, qu’elle peut quelquefois avoir. Elle est une Ortrud authentique, bien plus que Brünnhilde qu’elle chante souvent, et sans doute plus que l’Isolde qu’elle reprendrait peut-être l’an prochain dans ces lieux, à ce que la rumeur fait circuler. D’Ortrud elle a les aigus éclatants, les sons rauques, la violence et la présence. Triomphe comme il se doit.
Le Telramund de Jukka Rasilainen était plus présent, plus en voix aussi qu’à d’autres occasions. Voilà un chanteur de très bon niveau dont on entend peu parler et qui mène une carrière solide. Son Telramund, sans être mythique (Y en a-t-il au fait ?), est présent, affirmé, la voix qui n’a pas un timbre éclatant a une belle projection et de la puissance. C’est sans doute l’une de ses meilleurs incarnations.
J’ai plus de réserves sur le Heinrich de Wilhelm Schwinghammer, très correct au demeurant, mais sans grande personnalité. La voix n’a pas la beauté intrinsèque qu’avait celle de Georg Zeppenfeld dans ce rôle, sur cette scène et dans cette production, et surtout, il ne réussit pas une incarnation aussi frappante ni aussi hallucinée : Neuenfels veut justement un Roi de comédie, une sorte de Bérenger sorti du Roi se meurt, car il veut un personnage à la Ionesco, seulement capable de confier son destin à un Telramund ou à un Lohengrin de passage et peu capable de gouverner, encore moins de faire la guerre. Schwinghammer fait avec conscience et probité ce qu’on lui demande : il joue, il n’est pas.
Autre petite déception, le Heerrufer de Samuel Youn qui était si impressionnant par la pose de voix, par la justesse de ton, par la diction, par la clarté. Cette année, il garde bien sûr ses qualités techniques éminentes, mais la voix semble moins ouverte, et surtout il a l’air de s’ennuyer. Il est vrai que dans quelques jours il sera le Hollandais, ce qui est un autre défi qu’il relève depuis plusieurs années et que le Heerrufer n’est pas un rôle bien passionnant : il demeure que, confié à des médiocres, il peut détruire une représentation (au moins le premier acte), et que de très bons Heerrufer comme Samuel Youn ou Michael Nagy, magnifique lui aussi, sont rares.
Pas de Lohengrin sans un chœur d’exception : celui de Bayreuth, dirigé par Eberhard Friedrich, désormais à Hambourg après avoir été à la tête du chœur de la Staatsoper de Berlin, est structurellement exceptionnel, depuis les origines. On ne sait quoi louer de l’éclat, de la clarté, de la diction, de la manière d’adoucir et de retenir le son, de la capacité à moduler. À lui seul, il vaut le voyage, même affublé des masques ou des queues de rats et même sautillant avec les énormes pieds dans les costumes imaginés par Reinhard von der Thannen.
Mais tout ce qui précède est connu, confirmé, presque attendu.
La nouveauté de l’année, c’était la direction de l’orchestre confiée à Alain Altinoglu succédant à Andris Nelsons occupé avec le Boston Symphony Orchestra. Andris Nelsons est une star, qui a remporté un très grand succès dans ce Lohengrin, au point que le Festival lui confie l’an prochain un Parsifal (avec Vogt !) très attendu (même sans Jonathan Meese). Il est difficile pour un chef de reprendre une production au succès consommé, sans apparaître comme le (brillant) second, d’autant que les répétitions des reprises sont rares à l’orchestre, comme s’en sont plaint de nombreux chefs, puisque 7 opéras à répéter pendant trois semaines sont une gageure pour les espaces et pour les plannings.
Alain Altinoglu a remporté un triomphe, lui aussi, totalement justifié. Car son Lohengrin affirme d’emblée une personnalité propre, très lyrique, très « ronde », moins épique que Nelsons, mais avec des qualités de clarté, de dynamique très affirmées et une autre couleur tout aussi séduisante. La limpidité de l’approche, la distribution des volumes qui jouent parfaitement avec l’acoustique particulière du lieu, tout cela mérite d’être souligné et mérite le détour. De plus, Altinoglu est un vrai chef d’opéra, attentif aux voix, aux équilibres, qui dirige en modulant en fonction du plateau. Il y a eu quelques menus décalages, qui devraient disparaître lors des autres représentations. Il reste que l’ensemble est remarquable de vie et de naturel. C’est un Lohengrin poétique sans être éthéré, énergique quand il le faut, jamais brouillon, jamais plat, qui fait totalement honneur au maître des lieux. Alain Altinoglu est avec Boulez le seul chef français à avoir dirigé ici depuis 40 ans, et l’un des rares de toute l’histoire de Bayreuth (Cluytens, certes, mais il était d’origine belge), il reste à lui souhaiter d’être appelé ici pour une nouvelle production.
Enfin, pour la bonne bouche, parlons quelque peu de nos rongeurs.
Cette production «des rats » fit parler beaucoup d’elle au départ, à cause de la personnalité de Hans Neuenfels, toujours considéré comme un sulfureux, alors qu’il s’est beaucoup assagi avec l’âge (il a quand même 74 ans) et que le public aurait dû s’habituer depuis le temps. La production a peut être un peu vieilli, mais fait toujours sourire par son ironie (l’apparition des souris (ratons ?) roses, la manière de marcher etc…).
Au-delà des aspects anecdotiques que sont les rats, Neuenfels pose une des questions clefs de Lohengrin, à savoir le suivisme des peuples qui face à l’adversité se confient à un homme providentiel. C’est un regard clinique sans complaisance sur l’absence de recul critique des peuples et les mouvements qui conduisent au totalitarisme : comme souvent, il distancie le regard en faisant du peuple des rats de laboratoire, réputés intelligents, dont on observe les réactions, sur lesquels on fait des expériences comme il l’avait fait sur son Cosi fan tutte salzbourgeois (où les rats étaient remplacés par les insectes).
On retiendra de cette production d’autres images aussi, comme l’arrivée d’Elsa percée de flèches, martyr comme Saint Sebastien, comme le lever de rideau de l’acte II, avec ce fiacre accidenté de Telramund et Ortrud en fuite et les rats qui cherchent à tout voler, ou comme Elsa en cygne blanc et Ortrud en cygne noir dans la deuxième partie de l’acte II. Enfin, cette image finale frappante de l’acte III où un fœtus sorti de l’œuf distribue à l’assistance avide son cordon ombilical à dévorer comme on distribue le pain au peuple affamé ou comme les stars lancent leur chemise aux fans en folie, avec pour clore Lohengrin seul, devant la scène alors que tous les autres sont morts : le roi est nu.
Des images fortes, pour une mise en scène qui n’a rien de ridicule, posant la question de l’idéologie portée par Lohengrin qui dit au peuple et à l’être aimé : aimez moi sans comprendre, sans savoir, et surtout ne vous posez pas de questions : l’essence du totalitarisme.
Le prochain cygne passe en 2018 avec Alvis Hermanis, garantie de sagesse élégante, Christian Thielemann en fosse et si tout va bien, Anna Netrebko et Roberto Alagna. Une production qui fera courir ventre à terre. [wpsr_facebook]
Merci pour votre analyse si sensible. En allant voir hier soir Lohengrin, j’etais loin de me douter de ce qui allait m’arriver! Je savais juste que c’etait la derniere annee que cette production se donnait a Bayreuth mais comme cette annee est mon premier Festival et que je refuse de lire les critiques avant un spectacle, rien de plus. Tout juste avais-je ete etonne que mon voisin de Tristan Jeudi l’ait deja vu 5 fois comme si c’etait LE truc a pas rater. Au final, un des plus grands chocs artistiques de ma vie comparable par exemple a la vue du Cristo velato de Sanmartino! Une experience inoubliable, “life changing”. Des l’ouverture superbe avec ce mur qu’il pousse, j’ai senti qu’il allait se passer quelque chose de fort. Cette mise en scene moderne evite l’ecueil du mauvais gout: certes il y a des rats (qui m’ont fait penser a la legende allemande d’Hamelin) mais les decors et les costumes sont assez beaux je trouve, les videos sont bien faites. J’ai du mal a comprendre que cette production ait pu choquer, il n’y a ni gens a poil, ni decors en carton ou plastique degueulasses, ni de chars, personne qui se vautre dans la peinture ou se barbouille dans le ketchup ou pire encore. En revanche, il y a de tres beaux plans: le carrosse et cheval noirs renverses de Telramund et Ortrud du 2ieme acte, la chambre nuptiale blanche immaculee du 3ieme acte, symbole non pas de purete mais d’une absence d’amour. Cette lumiere va plus loin que la simple blancheur du laboratoire asesptise, elle est glacante: Elsa ne semble pas aimer Lohengrin. La vision du metteur en scene est tres pessimiste, c’est d’ailleurs le point commun que je vois a tous les spectacles de Bayreuth cette annee. Il n’y a pas d’elevation, pas de transcendance, pas de Dieu, pas de mythe: Wotan est une petite frappe, presqu’un personnage secondaire, le Hollandais volant n’a rien d’une legende, Brunnhilde ne s’immole pas, Isolde ne meurt pas, Senta ne se jette pas, pas de sacrifice ou de redemption, c’est frappant comme ce monde a l’air horriblement triste en 2015. Dans ce Lohengrin bien que sombre, notamment la fin ou ils semblent tous mourrir, il y a pourtant de la magie. Elle tient a la voix de Klaus Florian Vogt. Lorsqu’il apparait sur scene et se met a chanter presqu’a cappella (en voix de tete?), on est stupefait. C’est rencontre du 3ieme type. Une voix venu de l’espace qui confere immediatement au personnage son mystere, son etrangete. J’en avais la gorge nouee. J’ai trouve Petra Lang epoustouflante en Ortud, elle me filait des frissons systematiquement. Annette Dasch manque un peu de coffre mais son interpretation est superbe: elle aussi avait l’air etrange en fait! Tout se tient admirablement. La direction du chef d’orchestre est au service de la scene. Pour moi qui n’y connais pas encore grand chose, ce Lohengrin est une revelation. GENIAL! Maintenant j’ai du mal a imaginer quelqu’un d’autre que Klaus Florian Vogt pour interpreter ce role tant je le trouve extraordinaire, au point que j’ai d’ailleurs achete le DVD ce matin. Pour finir, une question: comment interpretez-vous les trous dans le mur (du gruyere?) et les 3 neons lumineux qui descendent du plafond tels des aureoles?
Cher Monsieur
Merci de votre commentaire.J’avoue que je n’avais pas spécifiquement réfléchi à la question, mais hors les trous du gruyère, qui seraient un clin d’oeil aux rats dont Neuenfels est bien capable, il est possible que ces “œils-de boeuf” soient simplement un manière de montrer un monde clos qui fonctionne un peu en lui même et hyperprotégé, qui cherche quand même à “surveiller l’extérieur”, et les néons et là je ne garantis rien parce qu’ils m’ont toujours fait penser à ceux du Tristan de Marthaler, moins grands mais plus nombreux, je me suis toujours demandé si Neuenfels n’y faisait pas allusion.Merci en tous cas de vos remarques, mais le monde n’est pas si rose , les mises en scènes ne font que l’illustrer .
Merci a vous Monsieur Cherqui pour toutes vos analyses!!! Depuis que j’ai decouvert votre blog il y a un peu plus de 2 ans (a l’epoque nous avons brievement echange), j’y reviens regulierement. J’admire et je savoure la qualite de vos commentaires, pour les productions que j’ai vues, je suis souvent d’accord (je devrais d’ailleurs en commenter certaines) et pour celles que je n’ai pas vues, vous me donnez envie de les voir! Vous etes un vrai passionne (un peu fou donc?), on sent que la musique vous touche, vous bouleverse meme et vous faites tres bien passer l’emotion. Sensibilite artistique. Vos references aux autres arts, peinture et literature sont captivantes d’ailleurs. Elles temoignent d’une grande culture qui n’est pas la pour impressionner mais pour mettre en relation, comprendre. Precisement j’aime comment vous cherchez toujours a creuser dans les details, notamment de la mise en scene; vos jugements sont affirmes mais ils ne sont jamais peremptoires ou disqualifiants, il sont toujours argumentes. Intelligence et honnete intellectuelle. J’ajoute que la forme est tres agreable, il y a une veritable qualite d’ecriture chez vous. J’arrete la le panegyrique, j’espere simplement que vous continuerez a nous faire partager vos emotions operatiques pendant longtemps!!!
Cher Monsieur
Merci de votre gentillesse et de vos observations; je me réjouis simplement de ne pas faire oeuvre inutile puisque vous l’appréciez.
Bien à vous
GC