BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: SOUTH POLE de Miroslav SRNKA le 31 JANVIER 2016 – URAUFFÜHRUNG – Création mondiale – (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Hans NEUENFELS)

Dispositif de Hans Neuenfels ©Wilfried Hösl
Dispositif de Hans Neuenfels ©Wilfried Hösl

Avant d’aborder le spectacle en lui-même, il convient de saluer le très grand effort de la Bayerische Staatsoper pour promouvoir cette création, dont on nous parle à travers mails, tweets, blog, pages Facebook depuis plus d’un an et dont nous avons suivi l’élaboration à travers une campagne de communication intelligente et sympathique. Bien peu de théâtres de cette importance investissent autant dans une création contemporaine. Un effort qui s’est traduit par une production de très haut niveau, une distribution sans failles, une direction musicale extraordinaire et un succès public étonnant : toutes les représentations sont complètes pour cette première série.
Étonnant , oui, j’emploie à dessein le terme. Car le public d’opéra n’a pas la réputation d’être ouvert à la modernité, à la musique d’aujourd’hui, à la création. C’est un débat déjà ancien, cher à Gérard Mortier qui annonçait la mort de l’opéra si l’on ne l’ouvrait pas à la création, car un art ne peut vivre en ne se nourrissant que du passé, même si de manière substitutive ce sont les mises en scène qui se renouvellent et pas les œuvres, – en soulevant maints scandales – et même si les programmateurs remettent au goût du jour un répertoire disparu, comme le répertoire baroque depuis une trentaine d’années et aujourd’hui le grand opéra à la Meyerbeer. On fêtera bientôt le retour de Auber ou Mercadante, et pourquoi pas d’ailleurs ? Mais on avance alors à reculons.
Et d’ailleurs ce n’est pas la création le problème non plus, car bon an mal an, on crée de nouveaux opéras. Le problème ce sont les reprises de ces œuvres. Soucieux de respecter leur cahier des charges qui fait place à la création, les théâtres d’opéra mettent des créations dans leur saison, mais une fois créées, les œuvres sont vite rangées dans les tiroirs aux souvenirs ou les placards de l’oubli. Qui se souvient au Teatro alla Scala, un des théâtres les plus riches en créations tout au long de son histoire, y compris récente, d’Atem, de Franco Donatoni (1985) de Blimunda (1990) ou du Dissoluto assolto (2005), d’Azio Corghi, ou du Doktor Faustus (1985) de Giacomo Manzoni, dont Claudio Abbado a créé Atomtod en 1964 ? Et quand sera repris CO2, de Giorgio Battistelli, créé en 2015 ?

Que South Pole soit créé avec succès, c’est évidemment très positif, d’autant plus que l’opération soutient un compositeur encore peu connu, Miroslav Srnka, né en 1975, formé à Prague, à Berlin, en Italie (auprès de Ivan Fedele) à Paris (auprès de Philippe Manoury et à l’IRCAM) qui a déjà travaillé en 2011 avec le théâtre munichois, comme d’ailleurs pour “Junge Szene” du Semperoper de Dresde.
Il est vrai que le Bayerische Staatsoper a mis beaucoup d’atouts dans l’opération : une distribution de référence avec deux vedettes, Thomas Hampson et Rolando Villazon, une mise en scène confiée à l’un des plus prestigieux metteurs en scène allemands, Hans Neuenfels, et l’orchestre dirigé par le GMD en personne, Kirill Petrenko.

C’est ce dispositif d’ensemble qui me paraît marquant dans l’opération, aussi bien dans l’artistique que le marketing. Il faudra maintenant bien surveiller les programmes des saisons futures pour voir combien de reprises de cette production.

Il est toujours émouvant d’assister à une « Uraufführung », notamment dans le théâtre qui a créé Tristan und Isolde, Die Meistersinger von Nürnberg, Das Rheingold et Die Walküre bien sûr, mais aussi Idomeneo (au Residenztheater), I quattro rusteghi (Wolf-Ferrari), Palestrina (Pfitzner), Capriccio de R.Strauss et plus récemment Lear de Aribert Reimann qu’on va revoir à Paris prochainement.
Et une semaine après cette triomphale Première (dont le succès ne se dément pas à chaque représentation), des images et des fragments de cette musique me restent en mémoire, c’est sans doute bon signe.
Il est évidemment difficile d’édicter une opinion sur une musique jamais entendue : la critique se nourrit de comparaisons et de systèmes d’échos, d’expériences diverses, et le jugement se construit évidemment par l’histoire et l’expérience. Miroslav Srnka ayant surgi brutalement dans mon univers musical, presque ex-nihilo, comme pour la plupart des spectateurs, ce que je pourrai écrire à propos de cette œuvre tiendra sans doute plus de l’opinion que du jugement, et on me pardonnera.
Le sujet du livret anglais de Tom Holloway, est la « course » au pôle que se livrèrent entre 1910 et 1912 Roald Amundsen et Robert Falcon Scott,  un sujet à la fois original et austère, que le livret traite en « Doppelopera », en opéra double, l’un ayant pour centre Scott, et l’autre Amundsen, soulignant ressemblances et différences, jouant sur un texte semblable et décalé, organisé autour d’une première partie qui est la conquête du pôle, et une seconde partie qui est le retour, fatal pour Scott.
Ainsi donc, l’opéra est une série de moments, d’espoir, de crise (la mort des animaux), de méditation, mais aussi de souvenirs : l’intervention des épouses, Kathleen Scott (Tara Erraugh, mezzo) et la « Landlady » (Mojka Erdmann, soprano colorature) organise une sorte de Recherche du temps perdu très proustienne. Deux parcours parallèles dans un univers uniformément blanc, deux parcours très semblables et très différents, l’un moderne et mécanisé, mais hasardeux (Scott), l’autre artisanal et préparé avec précision et rigueur (Amundsen). Deux visions du monde et deux personnalités, qui se construisent en première partie, et dont le destin se scelle en seconde partie. C’est linéaire et plat comme les étendues de glace, et c’est néanmoins varié comme la diversité des hommes.
Les deux opéras se déroulent en même temps et parallèlement, mais dans deux espaces différents, que Hans Neuenfels a matérialisé par une séparation, au sol. À Jardin, l’espace Scott, à Cour, l’espace Amundsen.
Musicalement, la séparation est aussi sensible : l’équipe de Scott est faite de ténors, et menée par le ténor Rolando Villazon, et celle d’Amundsen (baryton) par des barytons. Peut-être pour marquer dans les voix d’un côté la légèreté (de la préparation ?) et de l’autre son épaisseur et son sérieux. Parallèlement, les voix féminines font contraste puisque Kathleen Scott est mezzosoprano dans un monde de ténors, et la Landlady est soprano colorature dans un monde de barytons. Cette modulation des voix donne couleur à l’ensemble, et aux ensembles. Les animaux sont des instruments, les cors pour les poneys de Scott et les clarinettes pour les chiens d’Amundsen.
Le texte construit un système d’écho, notamment au début, de phrases identiques. Il est dit successivement avec des couleurs différentes : même phrases, mais couleurs variées.
L’orchestre est immense, très riche en bois, particulièrement fournis, et en percussions très variées (crotales, marimba, vibraphone, mais aussi Glockenspiel et cloches à vaches) ; on trouve aussi l’accordéon, le piano à quatre mains, des harpes. L’impression est qu’on a réuni là volontairement tous les instruments possibles en une richesse prodigieuse, jusqu’au son qui émerge des Gramophones, fixé par la partition, Caruso et Carmen (“La fleur que tu m’avais jetée”) d’un côté et de l’autre la chanson de Solveig de Peer Gynt.  Tout  va faire contrepoint à une situation apparemment linéaire du point de vue dramaturgique, dans un décor uniformément blanc qui va contraster avec la richesse incroyable de l’instrumentation.
Les parfums les couleurs et les sons se répondent (Baudelaire)
C’est bien le contraste qui est le principe de l’œuvre, deux personnalités, deux parcours, deux préparations, l’une sérieuse et secrète, l’autre sérieuse aussi mais m’as-tu vu, deux univers dans un espace uniforme, et tout un jeu d’oppositions apparentes et plus secrètes, de contrepoints qui vont conduire le principe de l’œuvre et dont Hans Neuenfels va s’emparer.
Le problème c’est que toute cette construction assez élaborée et complexe manque de ce qui a fait l’opéra tout au long de son histoire, des moments vraiment dramatiques, où des personnalités se confrontent, où les éléments se déchaînent, où les émotions affleurent et s’épanchent. C’est bien la désespérante linéarité du paysage qui domine, et d’une « course » vue non comme défi mais plus comme retour sur soi : course contre soi et contre l’autre, et moment où l’héroïsme est aussi bien externe qu’interne. Un seul exemple : souvent et Scott et Amundsen font référence aux éléments, au mauvais temps possible. Et pas un moment de tempête ou de violence des éléments, à laquelle tout compositeur du premier XIXème siècle aurait sacrifié. Il est vrai que nous sommes au début du XXIème   et que les lois du théâtre musical ont changé. Espace extérieur et échos intérieurs (auxquels contribuent très largement la présence évocatoire des femmes), course des corps contre les éléments et course des âmes fortifiées ou moins, la musique accompagne plus que décrit. Elle accompagne dans la profondeur, préférant travailler la complexité de la composition qu’une pure musique descriptive « à programme ». Une musique quelquefois « prise dans les glaces » d’une mélodie presque minimale (pour ne pas dire minimaliste) et en même temps très diffractée par la multiplicité des reprises instrumentales. Ce qui frappe, c’est vraiment cette variété des instruments et des timbres, exaltée par la direction redoutable de précision, très pointue et très pointilliste de Kirill Petrenko, qui rend chaque détail de la partition audible, et qui en travaille tous les recoins. Non seulement comme à son habitude il suit pas à pas les chanteurs (et sans doute avec plus d’attention encore pour une Uraufführung) mais il est attentif à tous les moments, tous les instruments, dosant les volumes, les couleurs, les interventions de chaque instrument avec une volonté de cohérence qui stupéfie. Il fait penser à son approche de Die Soldaten, et d’ailleurs la partition m’a souvent renvoyé à certains univers de Zimmermann. C’est vraiment pour moi l’artisan de la réussite de l’ensemble, car Petrenko dirige cette œuvre nouvelle et conduit cette partition avec le souci d’en rendre les qualités, d’en rendre les ombres et lumières, d’en transmettre la couleur, avec le même souci et la même probité que n’importe quelle œuvre classique du répertoire. On pourrait dire : « c’est la moindre des choses », mais ce n’est pas si évident en réalité. L’attention qu’il porte à la construction et au rendu, la plongée dans un univers si différent de ce dont il est familier, le respect de l’œuvre dans son intensité sont des éléments visibles, qui emportent en même temps l’orchestre dans cette perfection formelle. Et la plongée résolue dans cette musique est si visible au spectateur qu’on finit par se demander avec inquiétude comment la musique de Srnka  sonnera dans d’autres mains et si Petrenko n’est pas l’architecte de cette incontestable réussite.
À cette musique très « composée » correspond une écriture pour les voix qui m’est apparue à la fois réussie et assez classique, ce qui n’est pas un reproche, loin de là. Les ensembles sont tous magnifiques, à commencer par le quatuor Scott/Kathleen/Landlady/Amundsen à la fin de la deuxième partie qui a frappé tous les spectateurs, et par l’ensemble qui accompagne la mort (le meurtre) des animaux, vraiment exceptionnel par l’émotion qu’il diffuse. Le monologue initial de la 2ème partie, la lettre de Hjalmar Johansen chantée par Tim Kuypers est aussi un moment de théâtre vraiment sensible.
Ce qui frappe dans la distribution c’est d’ailleurs un véritable équilibre. Certes il y a les héros (le quatuor Scott/Kathleen/Landlady/Amundsen) et les deux équipes, les ténors Dean Power, Kevin Conners, Matthew Grills et Joshua Owen Mills (équipe Scott) et les barytons Tim Kuypers, John Carpenter, Christian Rieger et Sean Michael Plumb (équipe Amundsen) sont pour l’essentiel membres de la troupe ou des ex-membres de l’opéra studio. Ils témoignent ici de l’excellent niveau d’ensemble et de leur ductilité, mais aussi témoignent d’un esprit de troupe visible et d’une cohérence dans l’engagement, et même dans la différence sensible de jeu entre les deux équipes (travail magnifique de Hans Neuenfels sur les personnages).

Kathleen Scott (Tara Erraugh) et Scott (Rolando Villazon) ©Wilfried Hösl
Kathleen Scott (Tara Erraugh) et Scott (Rolando Villazon) ©Wilfried Hösl

Tara Erraught est pour moi l’un des mezzos les plus intéressants de la nouvelle génération, elle appartient à la troupe, mais a de nombreux engagements ailleurs. La voix est riche, charnue, puissante, avec un beau volume et une science des crescendos qui courent sur toute l’étendue du spectre, ce qui lui permet d’aborder aussi des rôles plutôt attribués à des sopranos, elle a la ligne de chant, le contrôle et aussi les agilités. Épouse bourgeoise  (qui tranche avec la Landlady en combinaison qui porte sans cesse le seau rempli de produits de nettoyage) tenue digne, port noble, artiste qui entretient des liens avec le monde artistique de l’époque, élève de Rodin, son allure correspond à une voix pleine d’autorité qui marque aussi un rapport moins direct et plus complexe à son mari. Magnifique et imposante prestation.

Landlady et équipe norvégienne ©Wilfried Hösl
Landlady et équipe norvégienne ©Wilfried Hösl

Au contraire, la Landlady de Mojka Erdmann apparaît physiquement plus fragile, comme un corps frêle et presque faible, et la partition lui réserve moins de couleur dans la voix, et plus de notes suraiguës tenues à l’extrême des possibilités. La musique d’aujourd’hui use souvent de ces voix à la fois légères et aiguës, mais qui savent tenir la distance. Moins passionnante pour la variété, mais impressionnante pour la performance technique, la prestation de Mojka Erdmann répond à ce qu’on attend d’elle, avec cette fausse fragilité qu’elle affiche en scène, mais aussi son sens de la réponse directe et franche, qui fait là aussi contraste avec le « côté Scott », qui affiche une Kathleen brune, et habillée d’une stricte robe noire, là où la Landlady est blonde, en combinaison légère et claire. Ombre et lumière.

Scott (Rolando Villazon) Amundsen (Thomas Hampson) ©Wilfried Hösl
Scott (Rolando Villazon) Amundsen (Thomas Hampson) ©Wilfried Hösl

Contraste aussi entre Rolando Villazon et Thomas Hampson.
Le trou noir qu’a traversé Rolando Villazon, promis à l’Empyrée des ténors, a des échos dans sa prestation : il a eu de tels problèmes de santé qu’il a interrompu sa carrière, pour la reprendre à plus petite vitesse et sur des rôles moins tendus que ceux auxquels il nous avait habitués. Villazon est un ténor qui s’engage, toujours sur le fil du rasoir, et donc toujours fragile car toujours au bord de la tragédie. C’est ce qui fait aussi son prix par rapport à d’autres artistes plus solides et peut-être plus lisses. Bien que la voix ait quelques accidents (qui n’ont pas manqué durant le représentation), que la projection ne soit pas toujours au rendez-vous, l’artiste reste passionnant dans une tessiture qui reste tendue. Il fait partie de ces gens qui respirent une humanité profonde, une sensibilité à fleur de peau, une spontanéité démonstrative et même quelquefois excessive, une sorte de fou chantant qui attire irrésistiblement la (et ma) sympathie.

Il chante Robert Falcon Scott, l’officier britannique qui va mener au Pôle Sud ses hommes, mais va périr avec eux de froid et de faim sur la route du retour. Personnalité controversée, sur qui on a fait tomber une certaine responsabilité dans l’impréparation de l’expédition tant pour le choix des vêtements que des transports : encore aujourd’hui, certains norvégiens ironisent sur le choix de poneys ou de chevaux pour effectuer la traversée sur la glace, par rapport aux chiens choisis par Amundsen. Villazon rend parfaitement une certaine instabilité, une certaine « dégaine » méditerranéenne avec des gestes larges, des mouvements brusques, Scott-Villazon est suffisamment fragile et excessif pour qu’on ait de visu, moins confiance dans son projet. Vocalement, Villazon, sans être exceptionnel, « fait le job » comme on dit, avec quelques menus scories, mais reste un profil scénique particulièrement intéressant et un profil vocal honorable parce qu’il marque un grand contraste avec Hampson-Amundsen,.

Thomas Hampson est le triomphateur de la soirée, pour un rôle de héros qui triomphe. La prestation vocale est supérieure à ce qu’on a entendu récemment de lui par exemple son Mandryka dans Arabella à Salzbourg. Il est possible que le rôle ait été (bien) écrit pour lui et en rapport à ses possibilités actuelles, il reste qu’en matière de tenue de notes, de projection, de chaleur de timbre, la prestation est exceptionnelle.
C’est bien l’impression de solidité qui domine, par la voix, par la nature du personnage, exigeant, ne laissant rien passer, très préparé et l’esprit rivé vers le but à atteindre, avec une voix à la fois bien plantée et chaleureuse, et aussi par la taille : il domine physiquement les autres personnages et en face, Villazon « ne fait pas le poids » physique, plus frêle, plus petit à la voix plus claire et plus fragile ; l’opposition entre les deux et l’avenir tragique se lit dans les images scéniques et vocales elles-mêmes. En ce sens, le spectacle est parfaitement calibré.
Il est aussi calibré par la qualité du travail de Hans Neuenfels, qui a été vivement applaudi par la salle (ce qui n’a pas été si fréquent dans sa longue carrière). Il travaille résolument dans le sens de la distanciation, construisant des images essentielles qui font sens, et ne se perdant jamais dans l’anecdotique, l’espace est une vraie construction théâtrale. Le décor, conçu avec Katrin Connan, est un espace blanc (rappelons que celui de sa Manon Lescaut dans le même théâtre était un espace noir) avec un fond de scène frappé d’une croix qui fait cible, une sorte de Croix du Sud qui figure le Pôle à atteindre, la cible commune des deux explorateurs, qui occupent chacun un espace séparé de l’autre par un séparateur au sol figurant les deux parcours.
Un décor donc essentiel où vont jouer les éclairages assez violents (figurant l’éclat du blanc) de Stefan Bolliger, et changeant lorsque les femmes apparaissent (devenant moins aveuglants, pour figurer une lumière non polaire). Le décor est lisse, simplement évocatoire, sans figuration de la glace, sans neige artificielle, sans aucun réalisme.

Frac et mort ©Wilfried Hösl
Frac et mort ©Wilfried Hösl

Car le principe de ce travail (qu’on peut naturellement discuter) est de rendre les contrastes humains évidents, sans se perdre dans un réalisme qui en l’état ne rajouterait rien. Alors, Neuenfels travaille sur les ressemblance et les contrastes, et d’abord sur les mouvements : essentiels et souvent parallèles dans la première partie, alors que les contrastes sont de plus en plus marqués dans la seconde partie, quand Amundsen regagne ses bases pendant que Scott périt de faim et de froid, le plus marqué étant un Amundsen en frac d’un côté (avec un éclairage normal) pendant qu’un à un (belle prestation de Dean Power) disparaissent les membres de l’équipe de Scott (avec un éclairage glacial), et que Scott finit comme pris dans les glaces figurées paradoxalement par d’épais sacs de couchage, allusion au sommeil précédant la mort par le froid et le gel.

Parallèles et paradoxes ©Wilfried Hösl
Parallèles et paradoxes ©Wilfried Hösl

Ressemblances dans les mouvements symétriques, alimentés par des paroles parallèles, dans l’entrée des femmes, parallèlement, mais distinguées comme on l’a vu par l’allure et le vêtement. Les différences entre les deux équipes se marquent d’abord par les couleurs, noir du côté de Scott, gris du côté d’Amundsen, par les costumes, épaisses peaux de bête chez Amundsen, cuirs doublé laine du côté de Scott, qui semble bien plus léger. Et de fait, Amundsen, de culture scandinave, avait prévu les choses en fonction de traditions locales : c’est aussi la question du choix des chiens et non de chevaux ou de poneys, figurés par des mimes munis de masques apparaissant dans une niche en fond de scène : Hans Neuenfels aime figurer ainsi les animaux par des hommes (voir les fameux rats de Lohengrin à Bayreuth).

Mort des chiens ©Wilfried Hösl
Mort des chiens ©Wilfried Hösl

Ainsi la scène où les animaux sont tués devient-elle l’une des plus fortes de l’œuvre, car elle vise à la fois à marquer notre relation très anthropomorphique aux animaux et en même temps,  les chiens sont tués au pistolet, comme on tue des hommes dans un massacre: le spectateur voit donc des hommes s’écrouler, et non des chiens. Il y a  là un jeu mimétique particulièrement fort qui rend très sensible la situation, déjà terrible s’il s’agit d’animaux, et encore plus forte puisque la relation devient « humaine ». Ce n’est pas un hasard si la scène est l’une des plus dramatiques de la soirée, et objet des souvenirs les plus forts.

Dans ce jeu des parallèles et contrastes, la deuxième partie, à la différence de la première, casse le jeu de la géométrie. Lorsque les uns reviennent du pôle, les autres s’y dirigent encore (je crois qu’ils l’atteindront plus d’un mois plus tard). Enfin lorsque les norvégiens sont sortis d’affaire au moment de la magnifique scène des oiseaux marquant la proximité de la mer : « What ? What is this ?! Birds ! », Scott et ses hommes de l’autre côté sont en train de périr « He has an open wound ».

L'autochenille de Scott ©Wilfried Hösl
L’autochenille de Scott ©Wilfried Hösl

Contraste enfin dans les comportements et les procédures, l’autochenille de Scott qui tombe en panne face à des moyens moins spectaculaires, mais considérés comme plus sûrs, la rigidité d’Amundsen (l’interdiction d’écrire par exemple ou de tenir un journal hors celui qu’il tient) face à la « souplesse » de Scott, la concentration d’Amundsen tout fixé sur son but. Car malgré un jeu d’acteur volontairement peu démonstratif, – on pourrait regretter que les équipes ne soient pas analysées dans leur comportement individuel, à de rares exceptions près – les gestes essentiels sont donnés, raideur et rudesse du côté Amundsen, plus de variété et de mouvement du côté Scott, et cette posture aide aussi à lire le drame qui se noue.

Le théâtre : Amundsen au pôle Sud ©Wilfried Hösl
Le théâtre : Amundsen au pôle Sud ©Wilfried Hösl

Seule concession à l’anecdote ou à l’Histoire, la figuration du pôle, avec tente et drapeau, reproduction exacte de la fameuse photo de la tente, du drapeau norvégien et de l’équipe.

L'histoire: Amundsen au pôle Sud
L’histoire: Amundsen au pôle Sud

Il faut remarquer aussi l’important enjeu, très peu marqué dans la mise en scène sinon en creux, que la conquête du Pôle Sud pouvait constituer pour une Norvège toute neuve devenue état indépendant depuis 1905, c’est à dire 6 ans à peine avant l’expédition face à un représentant de l’Empire britannique, à l’époque la plus grande puissance. Ainsi, sans que ce soit si clairement affirmé, c’est bien le mythe de David et Goliath, le pot de terre contre le pot de fer, et le lièvre et la tortue qui est ici reproposé en adaptation polaire.
À travers une histoire documentée, c’est finalement un parcours symbolique qui est ici dessiné fait d’une successions de moments, autant de scènes qui éclairent à la fois les motivations des uns et des autres et les contextes divers, les ambiances, dans un travail abstrait, sans concession et d’une très grande rigueur, sans aucun élément décoratif, presque comme une épure où le paysage indompté et intouché n’est plus un paysage, mais une ambiance où l’homme est seul, face à son destin, dans une sorte de posture héroïque que l’œuvre analyse au delà du récit proposé.
Et ainsi se trouve-t-on devant un spectacle plus théâtral qu’il n’y paraît à première vue, et c’est peut-être là le secret de son succès. Une musique qui se cache et se découvre, une géométrie qui se brise en deuxième partie, des moments d’une grande émotion et de suspension, mais aussi un « ennui » volontaire au départ, comme si les véritables enjeux avaient du mal à s’imposer, comme si la musique se cachait volontairement et si le théâtre se cachait d’abord pour se découvrir peu à peu.
Voilà une réalité historique et historiée qui est en même temps métaphore de la faiblesse et de la force de l’humain et variation sur l’héroïsme. Seul un paysage polaire, sans relief, sans couleur autre que le blanc, sans vie apparente sinon celle du regard qui l’embrasse pouvait peut-être en être le cadre. On comprend du même coup une musique à la fois tendue mais sans relief apparent, à l’image de cette immense étendue blanche du plateau polaire, qui force à rentrer en soi, comme on rentre dans le tissu musical, sans relief apparent non plus, mais en réalité plein d’une foule de détails et de richesses sonores de toute nature.  Apparence de désert et être riche et varié, de nouveau l’œuvre nous ouvre vers les contrastes habituels du monde. Et Neuenfels nous les soulève.
Son décor est construit comme une vaste caverne blanche, comme la caverne platonicienne. Et si la caverne était une immense étendue blanche ?

Alors que j’étais un peu dubitatif sur la musique en sortant de ce spectacle, je m’aperçois qu’il reste en moi après une semaine, et certaines images reviennent, certains moments m’accompagnent ainsi que certains sons . C’est qu’il constitue vraiment un spectacle total, fait de vrai théâtre, fait aussi d’une musique qui réussit à chanter et surtout à faire chanter. Mais c’est le chef d’orchestre le véritable démiurge de tout ce travail, sans sa clarté, sans sa précision, sans son approche très pédagogique au total, dévoilant peu à peu les ressorts de l’œuvre, nous n’aurions pu découvrir cet au-delà de la caverne, et respirer cette musique comme nous l’avons fait grâce à Kirill Petrenko, l’artisan fulgurant de ce triomphe.[wpsr_facebook]

Quatuor final du premier acte ©Wilfried Hösl
Quatuor final du premier acte ©Wilfried Hösl

TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: FIDELIO de L.v.BEETHOVEN le 16 DÉCEMBRE 2014 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Deborah WARNER)

Fidelio à la Scala, Acte II choeur final © Marco Brescia et Rudi Amisano
Fidelio à la Scala, Acte II choeur final © Marco Brescia et Rudi Amisano

Il en va de Fidelio comme de Don Giovanni, pour des raisons très différentes : c’est pour le metteur en scène une gageure et rares sont ceux qui s’y sont retrouvés. En fouillant dans ma mémoire, je n’arrive même pas à identifier une mise en scène qui m’ait quelque peu marqué, sinon celle de Herbert Wernicke à Salzbourg (avec Solti au pupitre) et surtout pour la scène finale. Au cimetière des éléphants, celle de Deborah Warner ira s’ajouter à celles qui ont plombé le public de la Scala. Ni Werner Herzog avec Muti, Waltraud Meier et Thomas Moser (puis Robert Dean Smith) , ni une dizaine d’années avant, Lorin Maazel avec Giorgio Strehler,  Thomas Moser et Jeanine Altmeyer, n’ont marqué les mémoires. La production précédente (Otto Schenk) en février 1978 avait marqué certes, mais parce que Leonard Bernstein était dans la fosse, que c’était une tournée de l’Opéra de Vienne et que les deux héros s’appelaient René Kollo et Gundula Janowitz.
La dernière apparition de l’Opéra de Vienne dans Fidelio, en septembre 2011 fut réduite à une exécution de concert, avec Franz Welser-Möst au pupitre, Nina Stemme et Peter Seiffert dans les rôles principaux et n’a pas vraiment séduit.
En bref, la Scala n’a pas eu de chance avec Fidelio.
Et cela peut se comprendre car l’opéra conjugue une très grande difficulté à réunir une distribution indiscutable et une difficulté encore plus grande à identifier un metteur en scène qui y trouve sa voie.
L’intrigue de Fidelio, inspirée d’une pièce de Jean-Nicolas Bouilly, Léonore ou l’amour conjugal est aujourd’hui la plupart du temps éclairée par les metteurs en scène en fonction de la tradition illuministe, enrichie par notre référence contemporaine aux droits de l’homme : prison, et prisonniers enfermés dans des conditions précaires, condamnations arbitraires, vengeances politiques et personnelles sont aujourd’hui aussi fréquents qu’au début du XIXème siècle, chaque époque se reconnaît malheureusement dans cette dénonciation. La victoire de la justice sur l’injustice et le chœur final qui rappelle la IXème symphonie font le reste et rendent le public moralement et esthétiquement satisfait.
Mais Fidelio est aussi tributaire d’une tradition assez bien ancrée dans l’opéra de l’époque où la dénonciation illuministe de l’injustice et de l’arbitraire entre moins qu’un schéma bien connu des librettistes qui est la pièce à sauvetage. Un personnage (en général une femme) enfermé injustement dans un château est sauvé par un autre (un preux chevalier dans les bonnes histoires), le méchant est puni, et tout est bien qui finit bien. C’est peu ou prou le schéma de Zauberflöte de Mozart, même si Sarastro n’est pas le méchant qu’on croyait au départ, c’est le schéma du plus grand succès de l’époque, Lodoïska de Cherubini, créé à Paris en 1791 au théâtre Feydeau, 200 représentations, à partir des Aventures du Chevalier de Faublas de Jean-Baptiste Louvet de Couvray.
Le succès est tel que la partition de Cherubini va être regardée à la loupe et imitée par les successeurs, dont Beethoven, et que le livret va être l’occasion de trois opéras, l’un de Stephen Storace, Lodoïska (1794), de Simon Mayr, Lodoïska (1796) et surtout le Torvaldo e Dorliska, de Rossini en 1815, soit un an après la création de la version définitive du chef d’œuvre de Beethoven.
Je me demande toujours pourquoi l’opéra de Cherubini n’est jamais représenté, même s’il a été proposé dans le cadre du festival de Montpellier il y a quelques années. C’est exactement le type d’œuvre que pourrait monter l’Opéra Comique. Seul Riccardo Muti en a proposé une magnifique production à la Scala en 1991, 200 ans après la création.
Tout cela nous montre que Beethoven prend un sujet à la mode, avec un schéma bien manichéen et assez simpliste qui peut gêner un metteur en scène, d’autant que la qualité dramaturgique de l’œuvre reste à démontrer, avec tout un acte I qui est l’exposition et un acte II plus bref qui concentre l’action et le dénouement de manière assez rapide. Certes, la prison injustement infligée et la libération donnent l’occasion de rêver droits de l’homme, la femme libératrice est un nouveau motif digne d’intérêt (inspirée d’un fait divers révolutionnaire réel) : on a donc vu une grande variation sur le thème camp et prison : on se souvient de la fameuse mise en scène de Jorge Lavelli à la Halle aux Grains de Toulouse, mais on ne compte plus les murs gris (ou ocres et écrasants chez Strehler), les grilles, les soupiraux. L’imagination (?) en la matière est au pouvoir.
Je me demande si ce type d’histoire, assez frustre au demeurant, ne conviendrait pas à une approche plus « bande dessinée », j’ai toujours rêvé aussi de voir un Fidelio de type cinéma muet : cette histoire convient très bien à un scénario du muet, héroïne blonde et diaphane, Pizzaro méchant à souhait, héros malheureux et écrasé roulant des yeux suppliants, Rocco brave type. En fait, je pense qu’il faudrait aller du côté de l’imagerie, plutôt que du côté sérieux, « droits de l’homme » ou révolution. Une imagerie d’Epinal que les moyens modernes utilisés par la scène aujourd’hui pourraient développer. Je trouve que cela correspond mieux au type d’histoire, à la dramaturgie minimale, à la manière un peu miraculeuse dont Léonore réussit rapidement à libérer son Florestan.

Anja Kampe © Marco Brescia et Rudi Amisano
Anja Kampe © Marco Brescia et Rudi Amisano

Ce n’est pas le chemin qu’ont pris des mises en scène récentes. Je me souviens de Chris Kraus, avec Abbado, qui l’avait choisi parce qu’il avait tant aimé son film Quatre minutes autour d’un professeur de piano qui donne des cours dans une prison pour femmes. De là vient l’idée aussi du projet de musique dans les prisons monté à Bologne avec l’orchestra Mozart et continué actuellement par l’association Mozart 2014 qui vient de naître.

Chris Kraus proposait une variation sur la guillotine, plutôt sympathique en première partie (garnie de pots de fleurs, comme un meuble familier) et qui sert pour punir les coupables à la fin, montrant qu’on remplace un totalitarisme par un autre.
Deborah Warner n’est pas très loin de cette lecture.
Son Fidelio se passe non en prison « officielle », pas d’uniformes, mais dans un lieu de confinement d’une guerre civile où sont probablement enfermés des révolutionnaires ou  des opposants. Tout est civil en effet dans cet espace (beau décor de béton d’immeuble en construction de Chloe Obolensky et beaux éclairages de Jean Kalman), un lieu de non-droit et d’arbitraire. Le décor du soupirail où est confiné Florestan se passe dans l’obscurité au point que Florestan chante son « Gott » dans le noir quasi absolu (bel effet que cette voix émergeant des ténèbres). L’arrivée du Ministre est en fait une sorte de libération par des forces révolutionnaires, le Ministre ressemblant plus à un membre d’un comité révolutionnaire quelconque entouré de drapeaux rouges.
C’est je crois à peu près tout.
Les éléments psychologiques ou dramatiques qui étayent cette histoire, comme le retournement de veste de Rocco, qui dénonce son maître Pizzaro une fois que tout est dit (ce qui jette une lumière trouble sur son personnage), la déception et la tristesse de Marzelline qui découvre que son Fidelio n’est pas celui qu’elle croyait et voit l’étendue de sa disgrâce ne sont pas mieux traités. Il faut trente secondes à Marzelline pour revenir à son Jaquino (il faut en effet faire vite car l’opéra se termine). Quant à Pizzaro après avoir fanfaronné de manière ridicule (genre Mohammed Ali après avoir vaincu un combat de boxe) aux côtés de Don Fernando, croyant échapper au châtiment, il est emmené à peine dénoncé et abattu d’un coup de pistolet sans aucune forme de procès (chez Chris Kraus il était guillotiné). Bref, on passe là aussi d’un totalitarisme à l’autre, la fin (l’aube rouge…) justifiant les moyens.
Tout cela ne va pas bien loin et Deborah Warner nous avait habitué à un peu mieux. Tout de même entre le Regietheater à la Castorf et ce plan plan, il y a sans doute de l’espace pour quelques idées. Mais non, il ne semble pas. L’opéra serait-il condamné à errer entre médiocrité warnérienne et abominations warlikowskiennes ou castastorfiques ?
Du point de vue musical, il n’en va pas beaucoup mieux, même si la distribution réunie avait tout pour plaire sur le papier.
Rien à dire sur la plupart des rôles périphériques, Marzelline est Mojka Erdmann, bien plus à l’aise dans ce rôle que dans Sophie où elle n’existait pas à Salzbourg. Fraîcheur, allant, rythme, tout cela est convaincant, tout comme l’excellent Jaquino de Florian Hoffmann, voix claire, belle diction, une touche de poésie, rien à dire, ces deux là sont parfaitement à leur place.
Kwangchul Youn  est un Rocco impeccable, un chant contrôlé, une couleur très chaleureuse, un des meilleurs Rocco de ces dernières années. Kwangchul Youn est aujourd’hui l’une des basses de référence pour le répertoire allemand, très émouvant et profond, c’est ce soir sans nul doute le meilleur du plateau.

Falk Struckmann, fut un Pizzaro référentiel lui aussi. L’artiste est intelligent, la présence scénique impressionnante, la diction impeccable. Malheureusement, la voix n’a plus l’éclat ou la profondeur d’antan et le chanteur éprouve quelque difficulté dans les moments de vaillance et les extrêmes du spectre, aigus comme graves, il en résulte un chant crié un peu vociféré, qui est quelquefois pénible. Malgré tout le respect pour le grand chanteur qu’il fut et qu’il reste quelquefois, cet heureux temps n’est plus.
Peter Mattei (Fernando) est une présence luxueuse pour un rôle très épisodique, mais il s’en tire comme toujours avec élégance, avec puissance, avec ses qualités habituelles d’émission et de diction, même si j’ai trouvé qu’à Lucerne (avec Abbado) il avait été encore meilleur.

Anja Kampe © Marco Brescia et Rudi Amisano
Anja Kampe © Marco Brescia et Rudi Amisano

Anja Kampe, qui chante Leonore depuis longtemps (avec Abbado lors de la tournée du Fidelio de Chris Kraus) devrait désormais réfléchir à ses choix de rôle : son engagement, son timbre chaud, son charisme lui garantissent des triomphes, soit dans Sieglinde, soit dans Senta, soit dans Leonore. Mais pour ma part je pense qu’elle n’a jamais eu les moyens d’un soprano dramatique, et surtout pas d’une Leonore, presque inchantable, demandant des qualités de cantabile à la limite du bel canto, et des aigus dardés, mais aussi des graves notables sur un spectre d’une rare étendue. On sentait ses limites dans ce rôle avec Abbado, même dans des théâtres moins vastes, elle s’égosille ici à en perdre la voix à la fin et rater plusieurs aigus. C’est une Leonore scénique, pour sûr, l’une des meilleures sur le marché, mais pas une Leonore vocale. Ici c’est nettement insuffisant.
Klaus Florian Vogt a un autre problème. Rien à dire sur la diction, sur la manière de colorer, sur la douceur de ce timbre, sur les aigus, même si le final de son air, haleté, haletant, lui crée quelques difficultés. C’est un chanteur de grand niveau et incontestable. Mais son timbre très clair, très nasal, un timbre qu’on croit être de ténor léger comme Almaviva (alors que la voix est tout autre que légère) ne convient absolument pas à la couleur du rôle, qui exige plus de corps, qui exige une couleur un tantinet plus sombre. Le résultat est qu’il n’existe pas. Ce n’est pas une question d’accompagnement du chef comme je l’ai lu, c’est une question de couleur et de pâte vocale. Ce timbre convient à Lohengrin, un héros venu d’ailleurs d’une autre nature et d’une autre pâte, cela ne convient pas du tout à Florestan, dont la couleur doit avoir du drame dans l’expression. Ici pas de drame, quelque chose de gentillet et de propret qui tombe à plat. Je le dis avec d’autant plus de tristesse que j’adore ce chanteur. Il n’est pas facile de trouver un Florestan aujourd’hui (sauf Kaufmann), ce n’était pas une mauvaise idée d’aller chercher ailleurs, mais tous ceux qui étaient à la représentation du 10 où Jonas Kaufmann a chanté ont dit qu’incontestablement cela avait fait basculer la représentation.
Malgré tout ce que j’ai lu (vulgarité, volume excessif, choix erronés) c’est bien Daniel Barenboim qui m’est apparu le plus convaincant et le plus impressionnant. Il a choisi comme ouverture Leonore II qui fut exécutée lors des premières représentations de la première version de l’opéra, une ouverture plus longue, plus symphonique, plus dramatique, plus descriptive aussi de la suite aussi, cette ouverture fut pour moi un grand moment : tempo lent, très lent, qui rappelait Klemperer, énergie et dramatisme qui rappelaient Furtwängler, référence explicite de Barenboim, c’est à dire un Beethoven inscrit dans une tradition datée certes (on ne joue plus Beethoven comme cela aujourd’hui), mais exécuté de manière fulgurante. Et c’est cette exécution majestueuse d’une incontestable grandeur, avec un orchestre particulièrement attentif, qui m’a séduit ici. Barenboim propose un Beethoven monumental, sombre, tendu avec un sens du drame marqué.  Certes on est à l’opposé de l’élégance dynamique d’un Abbado, ou d’un Harnoncourt, mais il y a là une vraie direction, une véritable option et l’orchestre sonne, avec un soin extraordinaire pour révéler la partition, pour en noter l’épaisseur et tant et tant de détails. Ainsi, toute la scène finale est elle musicalement grandiose (chœur vraiment remarquable, comme souvent à la Scala) et cette grandeur musicale compense largement la faiblesse du propos scénique. Le Beethoven de Barenboim n’est pas toujours convaincant. Ici on peut discuter les choix et options, on peut discuter l’interprétation, eu égard notamment aux voix choisies qui ne correspondent pas à cette direction (pour Vogt notamment), mais ce qui est indiscutable c’est la force de conviction, c’est l’intelligence, c’est même l’émotion qui se dégage de certains moments (l’ouverture notamment, mais aussi le final du premier acte et toute la scène du chœur des prisonniers, et le début du 2ème acte (qui n’a pas cependant la force qu’il dégageait chez Abbado).
Barenboim quitte la Scala après la dernière du 23 décembre. Premier directeur musical non italien,  aura beaucoup apporté pour le répertoire de la maison, qu’il a ouvert, il aura aussi permis à des chefs nouveaux de diriger, il a fait respirer une maison qui avait été un peu plâtrée les dernières années de Muti. On peut discuter le personnage, un certain public peut penser « bon débarras », mais il est clair pour moi qu’il a été un des phares de la période Lissner. Il restera au successeur  Riccardo Chailly de défendre le répertoire idiomatique scaligère.
Ce Fidelio est loin d ‘être totalement convaincant. Il est sauvé pour moi par la direction musicale, magnifique et à contre courant des modes, XXème siècle en diable, beethovénienne au sens furtwänglérien du terme dans la grande tradition du symphonisme allemand.

Les fins de cycle sont toujours un peu mélancoliques : voir Barenboim saluer seul avec panache un public conquis avait quelque chose d’émouvant.
La saison est ouverte, la Scala continue, grande dame vénérable et malgré tout éternellement séduisante. [wpsr_facebook]

Acte II Anja Kampe, Klaus Florian Vogt, Peter Mattei, Kwangchul Youn © Marco Brescia et Rudi Amisano
Acte II Anja Kampe, Klaus Florian Vogt, Peter Mattei, Kwangchul Youn © Marco Brescia et Rudi Amisano

SALZBURGER FESTSPIELE 2014: DER ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 5 AOÛT 2014 (Dir.mus: Franz WELSER-MÖST; Ms en scène: Harry KUPFER)

Acte I © Monika Rittershaus
Acte I © Monika Rittershaus

Souvenirs…souvenirs..
Aujourd’hui, je vais rarement entendre un Rosenkavalier. Trop de larmes versées au trio final, trop de souvenirs éblouissants, Kleiber bien sûr…et Gwyneth Jones, et Popp (encore et toujours) et Fassbaender…je n’ai jamais eu droit à la médiocrité dans cette œuvre.
Revoir un Rosenkavalier, c’est donc pour moi forcément et peut-être plus que pour d’autres titres, convoquer l’armée des Ombres.
Ma première fois à Salzbourg fut il y a 35 ans, en 1979. Dans les spectacles, un Rosenkavalier (dir.Christoph von Dohnanyi) avec Gundula Janowitz, Lucia Popp, Yvonne Minton et Kurt Moll…ça marque, d’autant qu’à Paris on avait eu les mêmes à deux détails : Christa Ludwig à la place de Gundula Janowitz et Horst Stein à la place de Dohnanyi. C’était l’époque où Paris avait des chanteurs médiocres, heureusement, Nicolas Joel vint…
Mon dernier Rosenkavalier salzbourgeois fut la production Wernicke en 1995 (revue ensuite à Paris et à la Scala) avec Cheryl Studer et Lorin Maazel en fosse, et ce n’était pas si mal, même si le reste de la distribution (sauf l’Octavian d’Ann Murray, bouleversant) restait très en retrait…
Allez, je suis perdu dans mes fantômes et je ne résiste pas à vous évoquer mon premier Salzburg, en 1979, Aida (Karajan – dir et ms- Freni, Raimondi, Ghiaurov, Carreras, Horne), Ariane à Naxos (Böhm, Dieter Dorn, Behrens, King, Berry, Gruberova), Clemenza di Tito (Levine, Ponnelle, Malfitano, Neblett, Hollweg, Troyanos ), Zauberflöte ( Levine, Ponnelle, Talvela, Tappy, Van Dam, Donat, Cotrubas) et ce Rosenkavalier…ce fut une fin d’août éblouissante, continuée par une semaine à Vienne (en places debout, grosso modo 70 Francs pour 7 soirs) avec IXème de Beethoven par Bernstein, concert vocal de gala avec toutes les gloires de l’époque (toutes, Nilsson, Caballé, Rysanek, Carreras, Domingo Cappuccilli  et d’autres), avec une Tosca avec Rysanek, Carreras et Milnes etc… Pour parodier le titre d’un spectacle de Mortier à Salzbourg Ombra Felice que d’ombres heureuses….

J’étais heureux l’autre soir d’écouter Franz Welser-Möst, un chef qui excelle dans Strauss (il choisit Rosenkavalier pour ses adieux à Zurich, avec Nina Stemme en Maréchale),  curieux d’entendre Krassimira Stoyanova dans un rôle où on ne l’attendait pas forcément -mais elle commence à aborder le répertoire allemand (Ariadne, et bientôt Eva à Bayreuth)-, et de voir ce qu’en faisait Harry Kupfer, un de mes metteurs en scène favoris dans les années 80.
Dire que je suis sorti enthousiaste et bouleversé serait mentir.  Bouleversé jamais, très peu d’émotion émerge de ce Rosenkavalier. Non que la direction de Franz Welser-Möst soit froide, non que la mise en scène de Kupfer ne mette pas en condition, mais la chimie émotionnelle ne prend jamais, je pense que c’est dû au choix des voix et aux équilibres sonores.
Musicalement, la direction de Franz Welser-Möst est d’une grande précision, très dynamique, et fait émerger une splendeur sonore presque surprenante à certains moments: j’ai rarement entendu un prélude du troisième acte d’une telle virtuosité, confinant au sublime. Les Wiener y sont pour beaucoup et notamment les cordes et les bois, tout à fait extraordinaires. Cette direction très « carrée » ne se complaît pas dans la Schlagobers (la crème chantilly) viennoise, elle n’est pas décorative, ne se laisse pas aller au sentimentalisme. Le premier acte est joué très fort, trop fort pour mon goût, on entend les chanteurs quelquefois avec peine, d’autant que bonne partie du premier acte est constituée de conversation, de moments de solitude, de moments de méditation (notamment pour la Maréchale), et que le volume de l’orchestre, conjugué à la nature de la voix de Krassimira Stoyanova, fait qu’on entend peu les nuances du chant, les notes modulées, les couleurs. Sophie Koch, qui a un aigu triomphant et sonore, s’en sort mieux, si l’on considère l’aigu primordial dans un acte où la couleur vocale est si importante, où les nuances doivent être perceptibles et pas seulement les notes poussées. Même Günther Groissböck , un chanteur dont la voix ne pose pas de problèmes de volume n’est pas toujours vraiment audible. Ne parlons pas du chanteur italien, Stefan Pop, qui dans la mise en scène imite Pavarotti (long mouchoir blanc à la main), et ne s’impose pas plus vocalement, avec de l’aigu mais une voix petite (même s’il s’essaie au Duc de Rigoletto, son répertoire est plutôt celui d’un ténor lyrique léger) . Il ne rend pas tout à fait justice à ce qui doit être ici un morceau de bravoure très démonstratif.
Cela va bien mieux du point de vue des équilibres sonores dans les deuxième et troisième acte. Il reste que le premier est l’acte de la Maréchale, et que Krassimira Stoyanova n’arrive pas à dominer le flot orchestral trop présent. Bien sûr cela permet d’admirer le son prodigieux, la chair des cordes, la précision de la flûte et du hautbois, les petits détails de la miniature straussienne qui nous enchantent. Mais cela permet aussi de constater que les cuivres sont bien distraits, suffisamment peu concentrés pour infliger à plusieurs reprises (deuxième acte et surtout troisième) des attaques peu nettes, des notes ratées, bref des scories qui devraient être plutôt rares pour un tel orchestre dans un répertoire qu’il connaît par cœur. Peut-être pêchent-t-ils par excès de confiance et défaut de travail…
Il reste malgré tout qu’à bien des moments, cela fonctionne pleinement, comme dans le duo de la rose, ou toute la partie finale du deuxième acte avec un Groissböck exceptionnel et un orchestre vraiment anthologique.

Die alte Dame (Acte I)  © Monika Rittershaus
Die alte Dame (Acte I) © Monika Rittershaus

La Maréchale de Krassimira Stoyanova est toute de délicatesse. Quand l’orchestre nous permet d’entendre, c’est un peu plus le cas à la fin du premier acte, on entend une voix assise, un phrasé très contrôlé, un vrai souci de la nuance, mais cela reste un peu distant pour mon goût, sans doute la maturation du rôle permettra  dans l’avenir d’être plus convaincante, mais elle n’a pas encore pour mon goût  l’aura nécessaire : elle n’a pas encore vraiment pris ses habits de maréchale.
Sophie Koch est tout à fait à l’aise en revanche dans ses habits d’Octavian, voix bien projetée, aigus sûrs, jeu bien dominé, notamment dans les morceaux en dialecte du troisième acte. J’aimerais là-aussi un peu plus de couleur dans le personnage, un peu plus de nuances, c’est quelquefois tout d’une pièce et cela manque un peu d’émotion. Mais cela reste de très haut niveau, et des trois voix féminines, c’est elle qui domine le plateau et remporte le plus gros succès, mérité, auprès du public.
Mojca Erdmann en Sophie avait fait annoncer un début de refroidissement. Est-ce la raison pour laquelle j’ai trouvé cette voix trop petite, sans consistance et, pour tout dire, sans intérêt ? On peut comprendre que si la voix a des problèmes, les aigus du duo de la Rose sortent avec un peu de difficultés, mais le timbre me paraît sans caractère particulier, la diction sans vraie couleur, le phrasé approximatif. Certes, la mise en scène en fait une adolescente en mal de premier amour, plus petite fille que jeune fille amoureuse, mais le personnage qu’elle rend est sans intérêt, même pas attendrissant. On me rétorquera que j’ai des souvenirs trop prégnants (Lucia Popp !!!), mais même si n’est pas Lucia Popp qui veut, j’en ai entendu d’autres (Donath, Blegen, Archibald) qui avaient une autre personnalité et une tout autre assise.

Acte I: Günther Groissböck (Ochs) et Sophie Koch (Octavian) © Monika Rittershaus
Acte I: Günther Groissböck (Ochs) et Sophie Koch (Octavian) © Monika Rittershaus

L’intérêt de la mise ne scène et du choix des chanteurs vient aussi de ce qu’Harry Kupfer, ayant en main Günther Groissböck et Adrian Eröd, rend ces deux personnages bien plus intéressants et moins traditionnels. Günther Groissböck, qui nous a habitués aux rôles de basse noire (Fafner, Fasolt, Hunding, ou Gessler dans Guillaume Tell) est ici dans un rôle plus souriant, sans être vraiment bouffe. Ce n’est pas le gros paysan sorti de son château décati, il porte haut, élégant dans son costume gris (magnifiques costumes de Yan Tax), et c’est essentiellement dans le comportement, un peu sans gêne et soucieux des usages nobles et notamment du droit de cuissage que le personnage est dessiné.

Cuissage...Acte II Faninal, Marianne Leitmetzrerin, Sophie, Ochs © Monika Rittershaus
Cuissage…Acte II Faninal, Marianne Leitmetzrerin, Sophie, Ochs © Monika Rittershaus

Il n’a rien d’un Falstaff, pour tout dire, il est plutôt jeune (ou au moins le paraît – il porte moumoute) et un peu lâche, dans le paraître plus que dans l’être – dans le fameux duel avec Octavian, il ne sait même pas manier une épée (on est vers 1916-1920, et cela peut se comprendre) et se blesse lui-même sans qu’Octavian n’ait eu à le mettre en garde. Un noble qui s’est laissé vivre dans une Vienne de décadence aristocratique, une Vienne de Gattopardo.

Faninal (Adrian Eröd) trainant ochs blessé... © Monika Rittershaus
Faninal (Adrian Eröd) trainant Ochs blessé… © Monika Rittershaus

Quant à Adrian Eröd, il fait de Faninal un personnage plus consistant que d’habitude, plus élégant, moins pataud. Un chanteur aussi intelligent, aussi raffiné, à la diction aussi élaborée, au phrasé exemplaire, viennois qui plus est, sait aussi imposer sa voix, pourtant pas si grande, car l’art de la projection permet d’être toujours présent. Faninal n’est pas un des principaux personnages, mais il gagne en importance ici.
Mais c’est aussi dans les rôles de complément et de caractère que cette distribution prend aussi intérêt : toute la difficulté d’une distribution aussi nombreuse que celle du Rosenkavalier ne vient pas des rôles principaux, mais de tous les rôles secondaires qui doivent être parfaitement tenus : prenons la Marianne Leitmetzerin de Silvana Dussmann, voilà un bel exemple de choix efficace : le personnage existe, bien planté, avec voix très en place. Même remarque pour l’Annina de Wiebke Lehmkuhl remarquable au troisième acte, et dans une moindre mesure pour le Valzacchi de Rudolf Schasching, et tous les autres (Polizeikommissar de Tobias Kehrer par exemple).
Ainsi musicalement, il y a des réussites, mais les voix féminines principales ne « prennent » pas ensemble, et ne se répondent pas de manière homogène, ce qui nuit à tous les grands moments où elles doivent se montrer dans toute leur splendeur.
Et ce n’est pas faute d’une mise en scène.

Attitudes (Acte III) © Monika Rittershaus
Attitudes (Acte III) © Monika Rittershaus

Harry Kupfer a travaillé sur l’ambiance, et sur les personnages : sa mise en scène est d’abord une Personenregie. Il a choisi de travailler non sur le XVIIIème déjà mythique de Richard Strauss (l’œuvre remonte à 1916), mais sur le XVIIIème viennois relu par la Vienne XIXème et début du XXème. Le décor est bien viennois, des diapositives gigantesques (vidéo de Thomas Reimer), essentiellement de bâtiments du XIXème, une Vienne des façades monumentales néo-baroques comme le Kunsthistorischesmuseum dont on voit quelques galeries, quelques salles et même le Grand Escalier, ou du Prater où Kupfer situe l’auberge du dernier acte, au milieu des montagnes russes et de la Grande Roue. Bref une Vienne que Strauss avait sous les yeux, bien plus que la Vienne de 1740 sensée être représentée. Il faut aussi applaudir au décor somptueux de Hans Schavernoch, qui a trouvé une monumentalité légère (si j’ose dire) de meubles à une échelle un peu exagérée (portes, miroirs), glissant latéralement et changeant les espaces de jeu sans changer l’ambiance. On sait qu’au Grosses Festspielhaus, il faut travailler en latéral (30m d’ouverture et peu de profondeur). L’entrée du Chevalier à la Rose au IIème acte se fait donc non traditionnellement par l’utilisation d’un grand escalier d’honneur, ou par une entrée centrale, mais en diagonale, Octavian entrant au fond à jardin et Sophie étant en premier plan à cour. Entrée magnifiquement réglée, où tout est dit en une seconde, la seconde d’arrêt qu’Octavian a en entrant en scène, une seconde fixe et le coup de foudre est accompli.

Acte III, trio © Monika Rittershaus
Acte III, trio © Monika Rittershaus

Ça c’est Kupfer, avec sa précision dans les gestes (comme ces longs regards initiaux de la Maréchale dans son miroir au début du premier acte) où la géniale trouvaille du double banc dos à dos pour le parc du trio final du troisième acte , la Maréchale debout, prête à laisser la place, et les deux jeunes gens réunis sur le banc, ou le ballet des deux tourtereaux autour du banc avant de se réunir : tout cela est vraiment magnifiquement réglé, avec une élégance, une vérité où on lit les grandes mises en scène. Sans parler du duel Octavian/Ochs et de toute la manière dont est réglée cette deuxième partie du second acte, calquée en version souriante sur celle de l’acte II de Tristan (Octavian « amène » Sophie à Ochs, ils se rencontrent, duos (il y en a deux) dont le deuxième interrompu au bon moment par Annina et Valzacchi, puis intervention de Ochs, la basse (comme Marke) avec son Eh ! bien Mam’zelle qui entame un monologue Dans Tristan, c’est Tristan qui se jette sur l’arme, ici, c’est Ochs qui dans la version Kupfer, se blesse. Une dramaturgie inversée, en version bouffe, d’un motif dramaturgique à mon avis bien présent dans les intentions d’Hoffmannsthal.

Acte III, lever de rideau © Monika Rittershaus
Acte III, lever de rideau © Monika Rittershaus

Même très beau réglage de la scène de l’auberge, avec son magnifique décor sur fond de forêt, léger, mais significatif : quelques meubles, un lit, une table, à échelle d’homme cette fois, le tout dans une ambiance à la fois bucolique et heureuse, et festive,  avec des mouvements et des scène de foules réglées avec une précision et un sens des attitudes vraiment remarquables : toutes les attitudes des personnages sont travaillées au cordeau d’ailleurs, les moindres, comme l’importance relative donnée à Leopold, rôle muet (Rupert Grössinger) dont la présence est forte en scène et qui joue le valet (trop) curieux et les plus importants, comme la Maréchale, dont gestes,  pas,  manière de se retourner, sont étudiés:  tout cela est d’un maître qui sait que le vrai théâtre, c’est le produit du travail le plus millimétré et que c’est quand le geste est le plus travaillé qu’il paraît le plus naturel (merci Diderot)…

Ochs fin de l'acte 2, chantant "Mit mir"  © Monika Rittershaus
Ochs fin de l’acte 2, chantant “Mit mir” © Monika Rittershaus

Voilà une mise en scène « classique » si l’on veut dans le sens où le concept général n’est pas extérieur à l’œuvre, et qui travaille sur les personnages, en en faisant des personnages contemporains de Strauss et sur le fil des relations qu’ils entretiennent : il fait un Octavian qui doute jusqu’au bout, Sophie ? la Maréchale ?, avec une Maréchale qui choisit non la vieillesse, mais l’avenir. Kupfer lui met une perruque « Charleston » là où à la générale il lui avait fait sa coiffure très « Alte Dame », vieille dame. Ainsi, il fait une Maréchale qui va choisir l’avenir et qui s’amusera (d’ailleurs, elle a déjà une très belle voiture dans laquelle elle fait monter un Faninal plus jeune que d’habitude, on imaginerait presque)…Quant à Sophie et d’Octavian, comme tout premier amour, il est promis à évolution. Bref, cette fin mélancolique sonne plus comme un à suivre…de tous les personnages, et ça, c’est tout l’art de Kupfer de le faire sentir subtilement sans être démonstratif. C’est là le grand signe de l’intelligence.
Ce Rosenkavalier aurait pu sans doute faire partie des spectacles qui comptent, dans une production éminemment raffinée et intelligente qui mérite de faire date et d’être reprise. Mais l’alchimie n’est pas une science exacte, et il faudra attendre encore pour trouver le chant philosophal.
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Final  © Monika Rittershaus
Final © Monika Rittershaus