METROPOLITAN OPERA 2014-2015: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER le 23 DÉCEMBRE 2014 (Dir.mus: James LEVINE, Ms en scène: Otto SCHENK)

Final Acte II © Ken Howard /Metropolitan Opera
Final Acte II © Ken Howard /Metropolitan Opera

On ne reviendra pas sur la complexité des Meistersinger von Nürnberg, labourée de manière approfondie lors du compte rendu de l’excellente production de Tobias Kratzer  à Karlsruhe (voir le texte) qui posait la question centrale de l’interprétation et de la réception de l’œuvre. C’est bien la question fondamentale qui est posée ici par la production d’Otto Schenk qui a à peine plus de 20 ans, et qui pourrait en avoir 40, 50, 80 tant elle respire la poussière à première vue. S’il y avait des toiles peintes, on dirait qu’on l’a sortie du XIXème.

Acte I © Ken Howard /Metropolitan Opera
Acte I © Ken Howard /Metropolitan Opera

Mais les décors, signés du grand Günther Schneider Siemssen, sont construits, et de manière si impressionnante qu’ils provoquent encore aujourd’hui au MET des applaudissements à scène ouverte (au lever de rideau du 2ème acte et à la Festwiese). Nous sommes dans l’hyperréalisme, il ne manque pas un bouton de guêtre (normal vu que Sachs est cordonnier), pas un géranium, pas un colombage, comme si la comédie devait être par force réaliste. Déjà Wieland Wagner 40 ans avant la première de cette production au MET avait remis en cause cet axiome.
Plus profondément, cette production qui on va le voir, n’est pas complètement has been, pose la question de la modernité au MET, qui en ce moment éprouve de graves difficultés identitaires. Peter Gelb a essayé de moderniser les spectacles par tous les moyens, s’associant à des théâtres européens pour certaines productions (De la Maison des morts, Chéreau) faisant appel à des metteurs en scènes à la mode (Tcherniakov) ou modernes au sens de Broadway. C’est pourtant cette production sans âge qu’on applaudit avec ferveur…Problème de public qui vieillit sans être remplacé, problème d’éducation au théâtre et de tradition de cette scène qui a longtemps considéré la mise en scène comme une mise en image d’une version de concert, ou qui a confondu mise en scène et grand spectacle avec foule, couleurs et beaux décors (voir aussi La Bohème de Zeffirelli).

Acte I,1 © Ken Howard /Metropolitan Opera
Acte I,1 © Ken Howard /Metropolitan Opera

La salle était loin d’être complète : rangs entiers vides, spectateurs quittant par grappes le théâtre au 2ème entracte ou vers 23h30 (derniers trains de banlieue ?) alors que le spectacle se terminait vers minuit. Et pourtant, indescriptible triomphe autour du chef et de la distribution réunie. Mais à l’opéra, le pari de la musique ne suffit pas.
Je le dis et le répète à longueur de textes, Otto Schenk, très traditionnel dans sa vision, n’est pas néanmoins un mauvais metteur en scène. D’abord par le soin extrême apporté aux détails, aux petits faits vrais, il rend son travail très vivant, mais aussi grâce à l’individualisation des foules, enfants qui jouent, jeux de regards, échanges entre les gens, il fait un vrai travail de théâtre au miroir, permettant aux spectateurs de se reconnaître: la sortie de la messe au 1er acte en est un exemple.

Beckmesser (Johannes Martin Kränzle) © Ken Howard /Metropolitan Opera
Beckmesser (Johannes Martin Kränzle) © Ken Howard /Metropolitan Opera

Chacun a quelque chose à faire, il se passe toujours quelque chose. Ensuite par la caractérisation des personnages, jamais forcée, jamais exagérée, même pour Beckmesser, magnifiquement personnifié, incarné même par Johannes Martin Kränzle, fantastique acteur, naturel, ridicule mais pas trop, pathétique mais pas trop. La Eva (chantée ici par Annette Dasch) est aussi très bien dessinée, dans sa séduction trouble envers Hans Sachs et Schenk touche là à ce que Kratzer avait noté sur l’ambiguïté du personnage, sur ses hésitations, sur sa gentille rouerie aussi. Le jeu de Dasch s’adapte parfaitement à cette complexité là. La mise en scène d’Otto Schenk (ou ce qu’il en reste après 20 ans), n’est pas aussi fine pour Hans Sachs, dont il ne travaille peut-être pas assez les contradictions et les doutes, les colères et les troubles, ni pour Walther, mais vu les dons d’acteur limités de Johan Botha, c’est peut-être plus sûr et le personnage lui-même est moins intéressant.

Hans Sachs (James Morris) © Ken Howard /Metropolitan Opera
Hans Sachs (James Morris) © Ken Howard /Metropolitan Opera

En tous cas, tout n’est pas méprisable dans ce travail, même s’il faut bien dire aussi qu’on y retrouve au premier degré, ce sur quoi ironisait Kratzer dans son deuxième acte à Karlsruhe quand il évoquait les mises en scène réalistes ou archéologiques (rondes des apprentis, farces bon enfant etc…).
Il reste qu’on est bien dans la comédie et que, c’est à noter, le public répond, rit beaucoup, est bien plus participatif que le public européen, sans doute blasé, notamment en Allemagne. Die Meistersinger sont tellement rares hors d’Allemagne que cela ne se pose même pas ailleurs. On soulignera donc les décors monumentaux des premier et deuxième acte : la rue de Nuremberg est incroyable… et au troisième acte la maison de Sachs, pleine à craquer de toutes sortes d’objets. Seule la Festwiese manque à mon avis d’espace, bloquée en arrière plan par le rempart, qui permet de concentrer le chœur au premier plan et de voir enfin un vrai défilé des corporations au lieu des élucubrations à la Katharina Wagner (!). En fait, c’est un concentré des mises en scène qu’on voyait dans les années 50, 70 ou 80, comme celle d’August Everding à Munich ou comme celle(s) de Wolfgang Wagner à Bayreuth. La mise en scène de Schenk n’est jamais ridicule, même si je n’en défends pas les options. Il me semble cependant que le final du 2ème acte manque de rythme scénique : en la matière, Wolfgang Wagner avait réussi à Bayreuth dans le genre un final époustouflant au crescendo scénique d’une redoutable précision qui accompagnait le crescendo musical. Jamais vu mieux depuis. Et ici, le chœur chantant d’un côté et les danseurs ou les mimes se battant au centre donnent une impression d’artificiel : quand, comme chez Wolfgang Wagner, le chœur se déchainait en chantant, l’impression était bien plus forte et bien plus folle. À part ce moment, l’ensemble est passable, illustratif, mais jamais ennuyeux, ce qui est un tour de force vu le genre suranné de ce travail.
C’est que musicalement, nous sommes vraiment au sommet.
C’est bien la marque du MET que d’avoir toujours défendu au plus haut niveau l’excellence musicale et le parfait équilibre des distributions, dans un parti pris idéologique qui fait de toute représentation d’opéra une représentation de concert illustrée. La distribution réunie est sans doute l’une des meilleures que l’on puisse voir, à partir des excellents seconds rôles tenus par des chanteurs plus ou moins maison comme la très bonne Magdalena de Karen Cargill , voix grave, beau timbre, jolie présence et le non moins excellent David de Paul Appleby, voix bien posée et projetée, jolis aigus, jeu déluré . Un futur Mime ?

Pogner (Hans-Peter König) © Ken Howard /Metropolitan Opera
Pogner (Hans-Peter König) © Ken Howard /Metropolitan Opera

Le Pogner de Hans-Peter König, a sa belle voix grave, chaude, à la couleur toujours très humaine. Ce chanteur a le privilège d’humaniser chaque personnage qu’il aborde. Un méchant chanté par König n’est jamais tout à fait méchant, quelque chose en lui sonne fragile et tendre, comme son Hunding sur cette même scène dans la mise en scène de Lepage. Son Pogner est émouvant, souriant, rassurant. Belle figure.
On aura aussi noté Martin Gantner, qui a fait les beaux soirs de Zurich, excellent Kothner et le très bon Nachtwächter de Matthew Rose à la voix profonde et juvénile.
Johannes Martin Kränzle, sans avoir le timbre séduisant et la parfaite diction des grands Beckmesser (Hermann Prey, Michael Volle), a une voix forte et bien projetée, un naturel confondant en scène, une expressivité unique dans son chant, il est incarnation encore plus qu’interprétation. Il propose un Beckmesser un peu pataud, qui fait souvent sourire et quelquefois rire, et il a la qualité des grands : il sait dire un texte, en le jouant, en le distillant, avec une présence rare. Grand moment.

Eva (Annette Dasch) et Sachs (James Morris)© Ken Howard /Metropolitan Opera
Eva (Annette Dasch) et Sachs (James Morris)© Ken Howard /Metropolitan Opera

Eva est sans doute l’un des rôles les plus accomplis d’Annette Dasch. Elle est totalement convaincante car le rôle sied parfaitement à sa voix, elle y est émouvante, délicate, énergique : on se demande pourquoi Bayreuth qui l’a utilisée pour une Elsa où elle n’est pas à 100% de ses moyens a usé des Eva inutiles pendant cinq ans alors qu’elle est splendide. Une voix pure, bien placée, magnifiquement projetée : elle est sublime dans le quintette et vive, naturelle, jeune, fraiche en scène notamment dans le deuxième acte. Elle s’est emparée du personnage pour lui donner une vraie présence. J’avais dans mon souvenir Harteros dans ce rôle où elle était extraordinaire, j’y rajoute Annette Dasch. C’est pour moi aujourd’hui la meilleure des Eva.

Walther (Johan Botha) © Ken Howard /Metropolitan Opera
Walther (Johan Botha) © Ken Howard /Metropolitan Opera

À côté sans doute du meilleur des Walther, Johan Botha, extraordinaire. Dans une mise en scène qui ne lui demande que de se planter sur scène, il est totalement bluffant, les aigus sortent avec une facilité confondante, le timbre est velouté, il est Walther, avec une suavité que je n’ai pas connue depuis longtemps. Vogt était magnifique, comme il l’est dans Lohengrin, et il jouait, mais je crois que sur le plan purement vocal et stylistique, Botha est ici supérieur. Il a d’ailleurs remporté un phénoménal succès.

Sachs (James Morris) et Walther (Johan Botha) © Ken Howard /Metropolitan Opera
Sachs (James Morris) et Walther (Johan Botha) acte III © Ken Howard /Metropolitan Opera

Vu d’Europe, on pensait James Morris en retraite, il a été à un moment l’un des plus beaux Wotan qui soit, un miracle de style. J’ai toujours aimé cette voix claire et étendue, cette délicatesse. Il a certes un peu vieilli, mais il a gardé ce qui faisait son prix : un chant d’une élégance unique, d’une douceur ineffable, un timbre d’une clarté étonnante pour un baryton basse. Il est un Sachs au-delà, qui a dépassé les crises, un sage distancié, rien à voir avec Renatus Meszar à Karlsruhe, ardent, amoureux, révolté, rien à voir même avec la personnalité forte et virile d’un Michael Volle. Il est ailleurs. Certes, le rôle est écrasant et les aigus les plus hauts lui sont difficiles, la voix bouge un peu, certaines attaques n’ont plus la netteté d’antan, notamment dans le troisième acte mais quelle noblesse de chant, quelle attention au texte, quelle clarté dans l’expression : son monologue du troisième acte est à ce titre anthologique. Un pur produit de la formation américaine, d’une propreté presque inaccessible. Un chant qui par le soin donné à chaque parole, est émouvant. Quel plaisir de l’entendre et d’entendre encore des qualités globales qui restent rares.
Et au milieu de ce plateau de très haut niveau, James Levine emporte la conviction du public, littéralement en délire dès qu’il se retourne vers le public en faisant mine de le serrer dans ses bras. Rarement théâtre ne s’est autant identifié à son directeur musical. On le pensait perdu pour la musique, on faisait des plans pour sa succession et il est là incroyable d’énergie, de profondeur, emportant l’orchestre pendant l’ouverture avec une incroyable dynamique malgré son tempo toujours un peu plus lent que d’autres. Son Wagner est somptueux, on lui reprochait souvent de ne pas avoir beaucoup à dire sinon une sorte de recherche formelle sans intérêt, on reprochait à son Parsifal sa lenteur désespérante quelquefois et on a là un travail d’une profondeur et d’une précision incroyables, avec une lisibilité du tissu musical qui permet d’écouter les différents niveaux avec facilité, même si on ne peut dire qu’il ait la clarté cristalline de certains autres chefs, ni même le raffinement. Mais c’est d’abord un chef de théâtre, ne couvrant jamais le plateau, attentif aux rythmes de la scène. Il y eut des moments d’une grande émotion, comme certaines scènes du second acte, et évidemment tout le troisième acte. Le quintette fut bouleversant et l’ensemble de la Festwiese, dynamique, joyeuse, énergique sans être tonitruante, soutenu également par le magnifique chœur du MET dirigé par Donald Palumbo. Un grand moment musical. On pensait qu’il n’avait plus rien à dire, mais son récent Mahler et son Wagner nous disent tout au contraire plein de choses, avec une grande sensibilité, et presque une tendresse qu’on ne lui connaissait pas.
Ce fut un beau cadeau de Noël. La Saint jean à Noël…de solstice à solstice…
Joyeux Noël aux lecteurs du jour
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Festwiese © Ken Howard /Metropolitan Opera
Festwiese © Ken Howard /Metropolitan Opera

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: Царская невеста/LA FIANCÉE DU TSAR de Nicolas RIMSKI-KORSAKOV (Dir.Mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

La fiancée du tsar, dispositif (Berlin) © Monika Rittershaus
La fiancée du tsar, dispositif (Berlin) © Monika Rittershaus

À trois jours de distance, deux mises en scène de Dmitri Tcherniakov, très différentes, l’une plus épique (Le Prince Igor), l’autre plus intime (La fiancée du Tsar), l’une racontant une histoire, l’autre l’adaptant. L’une répondant au doute de l’homme de pouvoir « pourquoi ai-je mené mon peuple à la ruine ? » l’autre à une interrogation plus générale sur le pouvoir : « quel pouvoir oppressant d ‘aujourd’hui pourrait remplacer les terribles Opričniks, la garde prétorienne d’Ivan le Terrible, le Tsar qui cherche sa fiancée ?». La première question qui touche la profondeur de l’individu, et la seconde touche à la nature de notre société contemporaine et à son totalitarisme soft.
La Fiancée du Tsar, créé à Moscou en 1899, sur un livret de Rimski-Korsakov et de Il’ya Fyodorovich Tyumenev d’après le drame de Lev Aleksandrovich Mey passe pour être un opéra destiné à satisfaire les amoureux du style italien et du bel canto. L’histoire s’appuie sur la mort prématurée de la troisième femme d’Ivan IV le Terrible, Marfa Vassilievna Sobakina décédée 13 jours près son mariage peut-être par empoisonnement. Elle avait été choisie pour sa beauté incomparable parmi les 12 dernières prétendantes qui restaient sur deux mille.
L’histoire de l’opéra cherche à justifier cet empoisonnement : Marfa Sobakina (soprano) aime le jeune Ivan Lykov (ténor lyrique) qu’elle connaît depuis l’enfance, mais Grigorij Grigor’evič  Grjaznoj (baryton-basse) en est aussi éperdument amoureux : il cherche à se l’attacher grâce à un philtre fabriqué par l’alchimiste médecin du tsar Elisej Bomelij (ténor de caractère), mais Ljubaša (mezzo-soprano) sa maîtresse folle de passion, pour empêcher cette trahison fait fabriquer par le même médecin (en échange du don de son corps) un poison lent qui fera dépérir la jeune fille avant de la faire mourir. Le baryton invité aux fiançailles d’Ivan Lykov et de Marfa (le mariage ne peut avoir lieu avant que le Tsar n’ait choisi son élue) verse la poudre de mort qu’il croit être d’amour. Mais sur ces entrefaites on apprend que le Tsar (qui apparaît  dans l’opéra de manière fugace, mais ne chante pas) a choisi la jeune Marfa. Elle accepte d’être Tsarine (on dirait Don Carlo) mais à peine mariée, les effets du poison se font sentir.
Grigorij a tué Ivan en l’accusant de l’empoisonnement : il l’avoue à Marfa qui en devient folle (Merci Lucia), et le confond avec Ivan : épouvanté de la situation il s’accuse, puis Ljubaša à son tour raconte la vérité et ces aveux à répétitions conduisent Marfa à s’enfoncer dans la folie, et à la mort (Merci à tous les sopranos morts pour l’opéra).

Une mise en scène exemplaire

Dmitri Tcherniakov lit dans ce livret un peu bancal deux histoires, l’une celle du pouvoir oppressant et invisible d’Ivan, qui n’est nulle part mais en même temps partout présent : il parle par la voix des Opričniks dont on sait qu’ils écumaient le territoire et faisaient régner violence et abus, et une histoire d’amour contrariée deux fois, par Grjaznoj éperdument amoureux, qui veut conquérir Marfa par l’artifice à défaut de le faire par l’ordinaire, et par le tsar, qui la choisit comme tsarine alors qu’elle est sur le point d en épouser un autre.

En interrogeant ces deux histoires dans le rapport qu’elles peuvent tisser avec notre monde, Tcherniakov part de ce tsar invisible et omniprésent, de cette existence réelle et virtuelle : un Tsar au XVIème siècle, comme un Roi au XVIIème, est à la fois omniprésent et lointain. On se souvient du fameux essai de Louis Marin, Le portrait du Roi, où il analyse l’image du Roi Soleil, lointain et absent, à travers les signes de son pouvoir, notamment son portrait frappé sur les pièces de monnaie. Le signe du pouvoir, puis sa manifestation, Tcherniakov le voit aujourd’hui par l’omniprésence médiatique, qui influe sur l’individu et peut réussir à le détruire.
Ainsi du décor, que, comme toujours, il conçoit lui même : sur une tournette, une salle de réunion, une régie qui ressemble aussi à une salle de contrôle de la NASA, un contrôle systématique de chaque détail et de chaque effet, et un studio dont le décor est dominé par la couleur verte, ce vert Pantone 354 qui est la couleur qui permet de surimprimer toute image vidéo.

De fait, avant le début du spectacle, on voit projetés sur un écran des personnages habillés en russes du XVIème siècle se promener dans un décor de ville russe traditionnelle: on découvrira dès le début que les personnages sont dans un studio, et qu’ils évoluent devant ce mur vert sur lequel apparaît en vidéo la ville russe. Lorsque la scène montre studio et régie, on voit sur les écrans l’image finale, composée, et dans le studio le trucage de composition.
Dans ce monde de la pure apparence, sinon de la pure virtualité, dans cette caverne platonicienne d’aujourd’hui, les concepteurs du produit médiatique dans un « chat » appelé « chat des Opričniks » chattent ensemble et imaginent un tsar virtuel, dont l’image serait composée d’un mix de plusieurs figures du passé dont Ivan le Terrible, ou Eltsine qu’on va afficher comme tsar à la fois idéal, imaginaire, mais médiatiquement réel, élément de scénario d’une quelconque émission de téléréalité, dans laquelle on va placer face au tsar virtuel une tsarine réelle, choisie à l’avance dans un panel de jeunes filles destinées à ce tsar numérisé.

Maquillage...Acte IV © Monika Rittershaus
Maquillage…Acte IV © Monika Rittershaus

En suivant le déroulement même de l’opéra de Rimski-Korsakov, Tcherniakov en fait une histoire scénarisée qui va enlever à sa vie réelle une jeune fille pour la projeter dans le monde de l’image virtuelle destructrice. Grigori Grjaznoj qui est probablement le directeur du studio a sans doute contribué au choix de Marfa, dont il est amoureux, et qu’il veut posséder.
Dans le récit qui alors se développe, la jeune fille va vivre une histoire qu’elle croit vraie et qui n’est qu’un scénario qui peu à peu va la ronger.
D’où deux lieux : celui de la fabrication de l’émission, décrit plus haut, et celui de la famille de Marfa, le monde d’en bas, celui qui regarde les émissions sur son écran plat, celui qui regarde le tsar à la TV, celui qui va offrir à ce moloch ses victimes désignées : les jeunes filles à marier, dans un appartement vu du mur extérieur d’une maison bourgeoise, dont une fenêtre ouverte laisse voir l’intérieur. Dispositif oppressant et adapté à l’espace réduit de la Staatsoper de Berlin, installée, comme on le sait dans le Schiller Theater, qui dans la vaste Scala oppresse moins évidemment.

Acte III © Teatro alla Scala
Acte III © Teatro alla Scala

Quand c’est l’intérieur de la maison Sobakine qui est montré, le mur devient aussi autant que de besoin un écran sur lequel on projette des images, il suffit aussi d’une porte pour planter le décor de la demeure de Bomelij, délimitant un espace extérieur, la rue où passent Bomelij et Ljubaša, et l’appartement de la fenêtre duquel Marfa regarde Ljubaša avec vague inquiétude.
Trois espaces pour trois points de vue :

–       la rue, domaine de Ljubaša et de Bomelij,
–       l’appartement, domaine de Marfa, et de la fête des fiançailles, et donc domaine des manipulés
–       le monde du studio de la régie, le monde des manipulateurs de la réalité, derrière l’écran constitué par le mur.

La géographie de la scène comme géographie du monde : derrière le réel au pouvoir virtuel sur les choses se cache le virtuel au pouvoir réel.
Ainsi les relations entre les êtres se lisent à l’aune de cette organisation sociale. Grigori Grjaznoj et Ljubaša travaillent probablement ensemble, le groupe des Opričniks devient une sorte d’assemblée des cadres de la société de télévision. La famille Sobakine une famille de bonne bourgeoisie qui va s’allier avec Ivan Lykov, à la fois cadre et collègue de Grigori Grjaznoj.

 Folie de Marfa © Monika Rittershaus
Folie de Marfa © Monika Rittershaus

Ces transpositions seraient anecdotiques, ou inutiles, si Tcherniakov ne s’intéressait pas à la machine médiatique et à ses effets sur les gens, à travers l’aventure de Marfa, s’il n’analysait pas les effets de l’image dans notre quotidien. Ainsi, le seul moment où le tsar passe et remarque Marfa dans l’opéra est transformé par Tcherniakov en un regard du tsar à la TV sur Marfa (comme tout regard télévisuel, on a l’impression qu’il vous est destiné personnellement) et qui provoque sur elle un effet délétère :

Apparition du Tsar à l'acte II © Monika Rittershaus
Apparition du Tsar à l’acte II (“qu’est ce qui m’arrive?”) © Monika Rittershaus

Qu’est ce qui m’arrive ?
Mon cœur s’est arrêté
.

Son regard sévère s’est posé sur mon âme comme une pierre
Quel qu’il soit, son regard est effrayant,
Effrayant

La destruction commence antérieurement à la prise du poison.

Le travail de Tcherniakov réussit à la fois à raconter l’histoire dans sa linéarité, et raconter notre histoire, l’histoire d’une société mangée par la dictature médiatique et de l’image qui arrive à faire se fondre réel et virtuel : ainsi blogs, amours virtuels à travers chat et sites de rencontres, avatars virtuels, second life prennent ici une effrayante réalité.
C’est dans la dernière partie que cette construction prend tout son relief et, pour le coup, sa réalité : d’une part on nous montre dans le studio au fond vert (pantone 354) la silhouette qui sert de modèle au tsar, pendant qu’à gauche sur l’écran apparaît le tsar virtuel, (voir photo ci-dessus) puis la scène finale montre Marfa qui commence à se détruire, au milieu de l’assemblée, alors qu’elle doit apparaître souriante et tsarifiée. C’est à ce moment que Marfa accuse Grjaznoj  de se jouer d’elle, et lui de répondre : Un jeu ? Soit, et Grjaznoj veut mettre fin à ce jeu.  Alors Grigori Grjaznoj bientôt suivi de Ljubaša, épouvantés par la destruction programmée de Marfa qu’ils n’avaient pas prévue tout en l’ayant provoquée avouent chacun leur forfait, en une confession publique digne de « Confessions intimes » où l’on choisit la TV pour afficher ses turpitudes. Marfa, qui devient folle et qui prend Grigori Grjaznoj pour son Ivan perdu, finit par s’écrouler, pendant que sur l’écran et pour toujours, son visage souriant de tsarine comblée s’affiche.

Acte IV © Teatro alla Scala
Acte IV © Teatro alla Scala

The show must go on.

Terrible vision d’un monde où un système médiatique totalitaire nous fait sans cesse prendre vessies pour lanternes.
Même si la thèse exprimée est assez commune : nous savons que le système médiatique exerce aujourd’hui un poids, une pression, une dictature qui risque de se transformer en désastre social et individuel : chaque jour la vie politique nous le révèle où toute parole devient événement pour faire buzz. La vision de Tcherniakov et la précision avec laquelle il démonte la perversion du système sont sans concessions jusque dans les détails, les figurants costumés en russes du XVIème siècle qui miment les chœurs orthodoxes, puis se déshabillent et quittent le set, ou la salle de régie où Grigori Grjaznoj poignarde Ljubaša sous l’écran sur lequel Tsar et Tsarine tout sourire triomphent pendant que Marfa la vraie se ronge.

 

Johannes Martin Kränzle (Grjaznoj) Olga Peretyatko (Marfa) Acte IV © Teatro alla Scala
Johannes Martin Kränzle (Grjaznoj) Olga Peretyatko (Marfa) Acte IV © Teatro alla Scala

Cette opposition image/réel, sur laquelle est fondée toute la construction de mise en scène, finit par devenir insupportable, notamment quand toute cette machinerie détruit une banale histoire d’amour d’une banale famille, honorée du choix du tsar, qui détruit l’autre projet de mariage, qui détruit la proie pour prendre l’ombre.
Tcherniakov fait de cette histoire assez conventionnelle écrite pour satisfaire les amoureux du style italien une tragédie moderne dans un monde perverti. C’est une production forte, intelligente, complexe qui nous est présentée ici, et qui a évidemment provoqué dans le public de la première à la Scala les habituelles huées des 10 ou 12 irréductibles fossiles, mais qui n’aurait pas cette force sans la réalisation musicale impressionnante, dans la fosse comme sur le plateau d’une équipe cohérente et emportée, animée par le travail magnifique de Daniel Barenboim, qui signe là un très grand moment d’opéra.

Une direction musicale somptueuse

Il dirige cette œuvre sans complaisance envers ce qui la rend populaire à savoir le côté russe dans ce qu’il pourrait avoir de pittoresque, mais au contraire en en soulignant les aspérités, le drame. C’est une approche dynamique, d’une grande clarté instrumentale : la harpe à un moment surprend par sa violence, – je dis bien, violence-, et où domine  très grande énergie, sans qu’on puisse identifier une direction germanique comme on l’a écrit. Une fois de plus, Barenboim nous saisit de surprise, dans un répertoire qu’il aborde peu (rappelons néanmoins  que son Eugène Onéguine à Salzbourg en 2007 était déjà notable) et signe là (autant qu’avec ses récents Ring) l’un de ses meilleurs moments ces dernières années.
Ce travail est d’autant plus remarquable qu’il tient compte de la mise en scène, en l’accompagnant, qu’il reste très attentif aux chanteurs, et que cette cohérence d’ensemble rend le spectacle passionnant dans sa totalité.

Une distribution convaincante et totalement engagée

Il est évidemment aidé par un chœur souvent élégiaque, bien préparé (Bruno Casoni) et par un plateau visiblement convaincu par le travail de Tcherniakov, tant il est vrai que chaque rôle est vraiment incarné : à commencer l’ensemble des rôles plus secondaires (notamment la Petrovna de Carola Höhn) et surtout par les deux vétérans du plateau, Anna Tomowa-Sintow et Anatoli Kotscherga.
Anna Tomowa-Sintow, qui dans cette salle fut l’Elsa de Claudio Abbado en 1982, et dans d’autres celle de Karajan, dont elle fut aussi une Maréchale, une Comtesse, une Anna,  est ici Domna Ivanovna Saburova, la mère de Dunjaša, l’amie de Marfa. On est heureux de la retrouver…
Il est intéressant de noter que la distribution réunie affiche des chanteurs qui ont peu ou prou l’âge de leur rôle. Il est de même pour Anatoli Kotscherga. Anna Tomowa-Sintow n’a évidemment plus la belle voix large d’antan (que je trouvais à l’époque assez inexpressive), mais il y a encore dans cette voix une puissance à l’aigu notable et une belle présence: le rôle de Domna Ivanovna et celui de Sobakine  ne sont pas des rôles de comparses, ils ont chacun un moment fort (final de l’acte III pour elle et pour Sobakine l’air initial de l’acte IV). Anna Tomowa-Sintow tient sa place et s’affirme comme un vrai personnage.
Anatoli Kotscherga, il y a quelques années encore remarquable (dans Mazeppa à Lyon) par la profondeur et le métal, a perdu fortement en projection et en éclat. La voix de basse est devenue un peu voilée, même si elle garde une certaine puissance mais la prestation reste honorable et le rôle, bien défendu, lui garantit un succès certain au rideau final.
Johannes Martin Kränzle est Grigorij Grigor’evič  Grjaznoj, qui nourrit pour Marfa une passion éperdue, d’autant plus qu’il n’a plus l’âge du temps de ses conquêtes : c’est le sens de son premier air, en lever de rideau (où as-tu fini, mon ancienne audace ?). C’est un artiste considéré aujourd’hui comme l’un des très bons barytons wagnériens, un Alberich, un Gunther, un Beckmesser. C’est ici un très bon Grjaznoj, d’une très grande présence scénique, véritable incarnation du personnage. La voix puissante et expressive, sert une interprétation impressionnante, et qui fait vibrer  le spectateur : son quatrième acte est remarquable, servi par une clarté d’expression et une diction exceptionnelles, même si le russe n’est pas sa langue (et cela s’entend). Son Grjaznoj n’est jamais le méchant : il reste toujours un peu pathétique et surtout d’une frappante humanité.
Tout comme évidemment la Ljubaša de Marina Prudenskaia, qui a une incroyable réserve à l’aigu, large, bien tenu, au volume qui s’élargit peu à peu. C’est d’autant plus impressionnant que l’interprétation est d’une très grande vérité : on sent les résultats du travail d’orfèvre de Dmitri Tcherniakov sur les personnages, tous d’un naturel confondant. Marina Prudenskaia face à Johannes Martin Kränzle composent tous deux un couple d’une intensité rare et d’une vérité criante : on admire, au deuxième acte face à Bomelij (Stephan Rügamer), la manière dont peu à peu la Ljubaša de Marina Prudenskaia  fait sentir qu’elle vacille et qu’elle est prête à tout pour accomplir son dessein : les gestes qu’elle fait pour faire comprendre qu’elle se donnera au médecin cynique, sont précis, calibrés, et en même temps engagés et d’une vérité qui laisse rêveur. Très grands moments.

Elisej Bomelij le médecin est Stephan Rügamer,  ténor de caractère qu’on avait déjà remarqué dans Mime, et qui appartient à la troupe de la Staatsoper de Berlin. Il révèle encore ici une capacité à varier les couleurs, à moduler la voix, à sussurer, à jouer sur les volumes d’une manière magistrale. Très belle prestation.
Une petite déception pour l’opričnik Maljuta de Tobias Schnabel, la voix semble mal se projeter dans le vaste vaisseau de la Scala, même si le personnage est bien maîtrisé. Cette voix semble avoir des difficultés à s’affirmer : peut-être passait-elle mieux dans la salle du Schiller Theater, bien plus intime, au volume bien plus contenu.
Venons-en à la génération des fiancés, à commencer par la charmante Dunjaša de Anna Lapkovskaia, au très joli timbre, et au ténor Pavel Černoch (Ivan Lykov), à la voix bien posée, mais à la personnalité vocale un peu pâle, un peu claire,  qui à mon avis manque un peu de corps pour un rôle dans lequel j’entendrais mieux un Beczala, plus affirmé et moins effacé. Rien que la voix en fait une victime du devoir… destinée à perdre (devant le tsar il est vrai), ce que ne dit pas, au contraire, la voix  de l’incomparable Marfa d’Olga Peretyatko.
On ne sait que louer : l’aigu triomphant, d’une grande sûreté et d’une grande pureté, la fraicheur vocale, la puissance lyrique, la présence et la qualité de l’interprétation, à la fois très jeune fille et déjà femme. Elle fait un peu penser à la Netrebko des premières années : une homogénéité vocale exemplaire, une technique parfaitement dominée, une puissance d’émotion non indifférente. Elle est magnifique de vérité, elle aussi, notamment dans le troisième et quatrième acte. Mais je la préfère presque  dans les deuxième et troisième acte, où elle fait preuve d’un naturel et d’une immédiateté très émouvants, que dans le quatrième où la folie semble  très légèrement surjouée. Il reste que c’est une interprétation tout à fait marquante qu’il nous été donné de voir. Exceptionnel.
On aura compris que cette représentation fut un vrai moment de grâce : l’opéra comme on l’aimerait chaque jour. Il est vrai que le Prince Igor du MET et cette Fiancée du Tsar à la Scala ont permis de voir des facettes différentes du travail de Tcherniakov, mais surtout de constater qu’on a su dans les deux cas réunir la juste distribution et qu’une fois de plus, la Scala réussit mieux dans ce qui n’est pas son répertoire. Quand tout se conjugue et que les trois pieds du trépied lyrique fonctionnent, c’est la fête de tous les Wanderer.[wpsr_facebook]

Fiançailles Acte III © Monika Rittershaus
Fiançailles Acte III © Monika Rittershaus

 

LUCERNE FESTIVAL 2013: DER RING DES NIBELUNGEN, DAS RHEINGOLD (concertant) de Richard WAGNER le 30 AOÛT 2013 (BAMBERGER SYMPHONIKER, Dir: Jonathan NOTT)

L’ensemble des artistes ©Priska Ketterer / Lucerne Festival


Enfin!
Enfin on va pouvoir se concentrer sur la musique de Wagner. Une musique qui ne sera pas perturbée, pervertie, pourrie par des élucubrations de metteurs en scène qui osent faire de l’ombre à la divinité. Et pourtant, une exécution concertante du Ring a quelque chose d’antiwagnérien, parce qu’elle efface le théâtre que Wagner a voulu toute sa vie remettre au premier rang, jusqu’à en construire un spécifique pour ses œuvres. Le théâtre est intrinsèque chez Wagner.
Mais si le théâtre est absent, le théâtral lui, est bien présent dans l’oeuvre et donc un Ring concertant peut avoir une couleur théâtrale, sans qu’il y ait forcément une mise en scène. Le théâtre apparaît souvent là où on ne l’attend pas.
Le prologue de l’Anneau du Nibelungen est sans doute en l’occurrence le moment le plus théâtral du Ring,  pas de longs monologues, des dialogues et des débats continus, des personnages très construits et différenciés, une palette de voix très large, y compris avec des couleurs différentes dans la même tessiture (les basses!) et des performances d’acteur nécessaires (Mime, Alberich, Loge). Les femmes y sont plutôt secondaires, victimes (Freia), épouses-au-côté-du-mari (Fricka), gentilles écervelées (Filles du Rhin): seule Erda, si son apparition est bien conduite, peut constituer un moment fort et asseoir le personnage. Chez les hommes, une belle brochette de voleurs (Wotan, Loge, Alberich), une victime (Mime), deux brutes (les géants) dont une au coeur tendre (Fasolt) et deux bouches inutiles (Froh et Donner): bref un raccourci d’humanité.
Dramaturgiquement, le prologue doit se dérouler en continu, parce qu’il est prologue,  et dans une fluidité totale voulue par la musique que le metteur en scène doit aménager: si possible tout à rideau ouvert, avec des transformations à vue; c’était d’ailleurs le seul problème à mon avis du Rheingold de Chéreau, où à chaque scène (descente au Nibelheim notamment), le rideau se fermait, laissant cependant se déployer la musique.
Dans la salle toute blanche du KKL, ce Rheingold a fière allure, avec un accompagnement scénique minimaliste, mais enrichi de ce que les chanteurs n’ont pas de partition et peuvent s’échanger des regards, et faire quelques mouvements, sans qu’on puisse dire qu’il s’agit d’une version semi-scénique (ou semi-concertante), il y a quelques éclairages très discrets (filles du Rhin, apparition d’Erda, apparition du Walhalla), bref, une concession minimaliste au théâtral.
Mais la représentation concertante exige un certain nombre de conditions: d’abord, n’ayant pas à gérer une mise en scène, les chanteurs sont beaucoup plus concentrés sur le texte et soignent particulièrement sa diction: c’est le cas, et il faut saluer la performance de tout le plateau pour une émission particulièrement claire du texte, dans ses moindres inflexions: Alberich (Thomas Johannes Kränzle) en est le meilleur exemple, avec Loge (Adrian Eröd), Fricka (Elisabeth Kulman) et Wotan (Albert Dohmen). Une excellente diction chez Wagner peut compenser certains problèmes vocaux (c’est notable chez Dohmen). Car diction veut aussi dire couleur, modulation sur telle ou telle parole, insistance ou allègement, le tout dans une compréhension parfaite du texte, qui apparaît par ailleurs en surtitrage.
Un autre problème est le rapport orchestre/voix, essentiel chez Wagner. La voix doit être entendue et clairement entendue (ah, le théâtre, toujours le théâtre) et à Bayreuth, c’est d’abord la voix qui est favorisée, et le spectateur qui est dans la salle pour la première fois est toujours surpris de la relative discrétion de l’orchestre. Dans une représentation concertante, où le chanteur doit affronter l’orchestre qui est immédiatement derrière lui avec sa centaine de musiciens, trouver des équilibres acoustiques est plus délicat, et l’on a déjà entendu des représentations concertantes où les voix sont englouties dans la vague orchestrale. Pour essayer d’équilibrer ici, quelques solutions techniques: orchestre et chanteurs sont sur le même niveau: sur le plateau pas de niveaux différents pour les musiciens, sauf un petit rehaussement minime pour les cuivres, ensuite, quand les chanteurs interviennent (c’est très notable dans toute la première partie , l’orchestre est très retenu, se fait assez discret, pour laisser au dialogue et aux paroles tout l’espace. On a rarement entendu une scène des filles du Rhin aussi claire au niveau vocal, et la scène des Dieux laisse  la conversation s’épanouir. Dès qu’il y a un intermède symphonique en revanche, l’orchestre reprend ses droits, de manière très marquée, et le volume sonore grossit, s’élargit, jusqu’à devenir presque explosif (bien trop quelquefois, par contraste). Ainsi donc, la primauté des voix est respectée, scrupuleusement, ce qui n’est pas si facile dans une salle très réverbérante, et pas toujours favorable aux chanteurs. Il faudrait encore vérifier l’acoustique à d’autres places, notamment vers les galeries.
Ce qui impressionne d’abord, c’est le son de l’orchestre et sa qualité.
Les Bamberger Symphoniker sont une formation de tradition, mais relativement récente, fondée en 1946, par des ex musiciens du Deutsches Philharmonisches Orchester Prag  (l’orchestre Philharmonique allemand de Prague) que dirigeait Joseph Keilberth et des musiciens qui avaient dû fuir l’Allemagne pendant le nazisme. Il prit d’abord le nom de Bamberger Tonkünstlerorchester. Il est profondément lié à Joseph Keilberth, qui le dirigea de 1950 à 1968. Immédiatement, il fut considéré comme l’un des meilleurs orchestres allemands et il a été dirigé par les plus grands chefs (Hans Knappertsbusch, Rudolf Kempe, Clemens Krauss, Sir Georg Solti, Christoph von Dohnanyi, Günter Wand, Giuseppe Sinopoli) et plus récemment Gustavo Dudamel – vainqueur du premier concours de direction d’orchestre Gustav Mahler (2004), qui a lieu à Bamberg – et Ingo Metzmacher. Il est dirigé depuis 2000 par le chef britannique Jonathan Nott, et depuis 2003, l’orchestre a la qualification de Bayerische Staatsphilharmonie (Philharmonie d’Etat de Bavière). C’est la formation emblématique de la petite ville de Bamberg (70000 habitants et presque 10% de la population abonnée à l’orchestre) , connue par sa cathédrale et notamment la statue gothique du Cavalier de Bamberg. La ville est située au Nord de la Bavière, à égale distance entre Nuremberg et Würzburg, à 65 km à l’ouest de Bayreuth. L’orchestre dispose d’un vaste auditorium moderne. Formation de tradition à cause de ce son très stable, très plein, aux cordes merveilleuses (elle furent dans Rheingold vraiment étourdissantes), un ensemble très singulier, charnu, très “symphonique” au sens fort du terme: les musiciens à l’évidence s’écoutent, et illustrent à merveille cette école allemande qui semble disparaître hors Leipzig et Dresde, et qui reste ici profondément enracinée. Évidemment, la musique de Wagner est ici chez elle, géographiquement, historiquement, viscéralement: on connaît les Wagner que Keilberth a dirigés à Bayreuth, mais aussi Eugen Jochum (qui fut “Ehrendirigent” et qui joua un grand rôle à la mort de Keilberth pour continuer la tradition) et Horst Stein, le chef suisse qu’on connaissait bien à Paris du temps de Rolf Liebermann, très grand wagnérien  qui fut directeur musical des Bamberger Symphoniker de 1985 à 1996.
C’est donc une grande chance d’écouter cette phalange très respectée en Allemagne, qui ne fait pas grand bruit, mais qui continue de porter une tradition musicale riche; je renvoie le lecteur au site de l’orchestre pour qu’il se rende compte de ce que peut être l’apport d’un tel orchestre pour une petite ville (http://www.bamberger-symphoniker.de). Et ce Rheingold laisse espérer un Ring d’une très grande qualité à l’orchestre, tant c’est lui qui est le véritable triomphateur de la soirée, pas un pupitre ne fait défaut (très bons bois, cuivres un peu plus faibles mais globalement d’assez bon niveau, cordes phénoménales d’homogénéité, de rythme, d’engagement).

Jonathan Nott ©Priska Ketterer / Lucerne Festival

À sa tête, Jonathan Nott, qui en a perdu sa baguette. Direction somptueuse, énergique, veillant scrupuleusement aux équilibres sonores, au geste précis. Son interprétation n’a pas l’originalité qu’on lit chez d’autres chefs, mais c’est un Wagner de grande tradition, très engagé, très sonore, et en même temps très modulé pour laisser la place aux voix qu’on entend.

La distribution est de haut niveau, et très homogène, avec des chanteurs connus pour leurs prestations dans les grands rôles wagnériens.

Thomas Blondelle, Elisabeth Kulman, Mikhail Petrenko, Christoph Stephinger, Adrian Eröd ©Priska Ketterer / Lucerne Festival

Albert Dohmen est Wotan, il l’a aussi été à Bayreuth, c’est une des grandes basses wagnériennes des 15 dernières années, avec une diction, un jeu sur les paroles, un art de la coloration exemplaires. La voix a beaucoup perdu de son éclat et de sa force, le timbre n’est plus non plus ce qu’il était: un organe  vieilli, mais il reste un style, il reste une émission, il reste une technique, il reste une personnalité  et cette capacité qu’ont les grands de savoir compenser les problèmes de volume par exemple, par des artifices techniques qui les masquent habilement : c’est toujours possible chez Wagner, moins chez Verdi…

Adrian Eröd et Thomas Johannes Kränzle ©Priska Ketterer / Lucerne Festival

À ses côtés Thomas Johannes Kränzle, l’un des meilleurs Alberich d’aujourd’hui. La voix n’est pas d’une qualité intrinsèque particulière, ni le timbre, ni même le volume et semble un peu usée. Mais il a l’expressivité, l’intelligence du texte, le sens de l’interprétation et de la couleur; la prestation est supérieure de présence et de tension avec une capacité  remarquable à masquer les insuffisances. Beau travail

Thomas Laske Thomas Blondelle Meagan Miller Adrian Eröd ©Priska Ketterer / Lucerne Festival

Remarquable aussi le Loge d’Adrian Eröd; Eröd est un baryton, Loge est écrit pour un ténor de caractère. Il a déjà interprété Loge avec grand succès à Vienne. On l’a entendu à Bayreuth (et Amsterdam) dans Beckmesser. La qualité de ce chanteur, c’est d’abord la ductilité de la voix, l’expressivité, le sens du texte (il a étudié à Vienne avec Walter Berry), l’intelligence qui sort par tous les pores, la construction immédiate d’un personnage. Alors il joue avec une voix qui n’est pas tout à fait celle du rôle, mais il est aussi un baryton au timbre très clair, aux frontières du baryténor, ce qui rend cohérent ce choix. Le personnage lui même, petit, mobile, aux gestes rapides renforce la présence scénique incontestable.

Adrian Eröd

Pour ceux qui ne le connaîtraient pas,  il ressemble beaucoup (par l’allure) à notre ancien président Nicolas Sarkozy: après tout, Sarkozy en Loge, intelligent, roublard, et plein d’idées, et pas trop regardant, cela colle, non?
Les deux géants sont vocalement très différenciés, deux voix de basse qui évoluent dans deux univers opposés. Fasolt (Christoph Stephinger) à la voix imposante, large, un peu brute, très soucieuse de l’expressivité et de la diction, et qui correspond bien à un personnage un peu fruste, mais avec un coeur, et Fafner (Mikhail Petrenko) au timbre jeune, velouté, plus éduqué, et par là même pas toujours vraiment au rendez-vous de la force et de la projection nécessaires, avec de vrais problèmes de diction quand le discours s’accélère. Petrenko sera Hunding dans Walküre et Hagen dans Götterdämmerung, une autre paire de manches . On connaît (Aix et Salzbourg) son Hagen juvénile et subtil et même un peu léger pour mon goût: il est ici un Fafner pas tout à fait dans le rôle, un peu vocalement “border line”. Mime est le ténor suisse Peter Galliard, ténor de caractère qui s’en sort avec les honneurs, sans avoir un timbre particulièrement séduisant. On revoit avec plaisir le ténor Thomas Blondelle (David dans les Meistersinger à Amsterdam), mais Froh est vraiment un rôle de complément, et le Donner de Thomas Laske est très honorable notamment dans ses “Heda Hedo”, sans marquer particulièrement.

Les Filles du Rhin ©Priska Ketterer / Lucerne Festival

Du côté des rôles féminins, je m’arrête sur les excellentes filles du Rhin, que la version concertante met en valeur, avec une note toute particulière pour la magnifique Wellgunde de Ulrike Helzel, sens du contrôle vocal, volume notable, timbre séduisant mais les trois, avec la Flosshilde de Viktoria Vizin et la Woglinde de Martina Welschenbach (un peu plus en retrait) composent un ensemble notable. La Freia de Meagan Miller est assez fraîche mais ne m’a pas particulièrement impressionné, elle chante Sieglinde ce soir aux côtés de Klaus Florian Vogt, ce sera une épreuve de vérité. En revanche, la Fricka d’Elisabeth Kulman est vraiment intéressante (plus qu’à Munich cet hiver dans Rheingold). Rôle ingrat que celui de Fricka dans Rheingold, seulement insérée dans des dialogues, sans vraiment un moment qui soit concentré sur elle (dans ce sens, c’est bien plus intéressant dans Walküre où elle n’a qu’une scène, mais quelle scène!). Mais la version concertante nous fait nous concentrer de manière plus systématique sur les qualités d’émission, de diction, sur l’expressivité et la Fricka d’Elisabeth Kulman à ce titre un vrai modèle de chant intelligent, modulé, coloré, presque même un peu maniériste. Beau personnage, bien dessiné, magnifiquement interprété.
Reste enfin la Erda de Christa Mayer, en troupe au Semperoper de Dresde, vue il y a peu à Bayreuth dans Mary du Fliegende Holländer, rôle épisodique qui permet de voir les défauts mais non les qualités d’une voix. S’il manque ici la mise en scène pour mettre en valeur le personnage et son mystère (on ne peut pas dire que Christa Mayer apparaisse vraiment mystérieuse…), la voix est ici bien isolée et mise en valeur, une voix sonore, aux riches harmoniques, bien posée: une très agréable surprise qu’il faudrait revoir en Erda à la scène, mais déjà, l’impression est favorable.
Ainsi donc ce Rheingold, sans être une référence, fait honneur et aux 75 ans du Festival, et au bicentenaire de Richard Wagner, dans cette ville où il a séjourné (Tribschen est à quelques centaines de mètres): c’est pour moi l’orchestre qui emporte la conviction (c’est lui d’ailleurs qui provoque la standing ovation) et cela laisse augurer de beaux moments pour la suite des trois autres journées. [wpsr_facebook]

Salut final

 

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: DAS RHEINGOLD (L’Or du Rhin), mise en scène Guy CASSIERS, direction Daniel BARENBOIM (19 mai 2010)

Les images se réfèrent aux reprises berlinoises

 

Après les déboires du Ring précédent, dirigé par Riccardo Muti, on attendait impatiemment l’Or du Rhin, confié pour la musique à la baguette de Daniel Barenboim et pour la mise en scène au flamand Guy Cassiers, directeur du Toneelhuis d’Anvers, une des figures les plus emblématiques du théâtre aujourd’hui. Le spectacle qui en sort, s’il est musicalement impeccable (Barenboim signe là une de ses interprétations les plus originales, parmi tous les Ring qu’il a dirigés), est aussi scéniquement fort, mais déconcertant par ses présupposés, sa nouveauté, et sa complexité. Deux longs articles éclairent dans le programme de salle la démarche de Cassiers, et leur lecture est plus qu’utile, elle serait même indispensable avant le lever de rideau. Le spectacle est complexe par ses exigences techniques, par le sens des images, par la présence obsessionnelle de danseurs qui collent aux chanteurs, les mettant quelquefois en porte à faux, par la multiplicité des regards et des points de vue: la complexité naît de l’exigence de regarder les chanteurs, mais aussi leur image video, ou les images qui accompagnent les scènes, et qui elles aussi racontent, quelquefois en décalage, l’histoire de l’Or du Rhin.

 

Alors commençons par l’interprétation musicale qui nous est apparue trancher avec ce que Daniel Barenboim propose habituellement: une direction bien sûr très attentive, mais aussi très analytique, qui ne laisse passer aucun détail musical, qui met en relief des phrases qu’on n’entendait pas forcément, qui suit avec scrupule le déroulement scénique, avec lequel elle apparaît totalement en phase (d’ailleurs, les dramaturges qui analysent les propositions de Cassiers citent Barenboim abondamment dans le programme). Il en résulte un travail tendu à l’extrème, au tempo bien plus lent que d’habitude, mais jamais ennuyeux ou à contresens,  moins éclatant, moins “Furtwänglerien” – on sait que Furtwängler est un des grands maîtres de Barenboim dans les interprétations wagnériennes- mais d’une redoutable précision, d’une grande rondeur sonore: il obtient de l’orchestre de la Scala une maîtrise technique qu’on ne lui connaissait pas depuis longtemps, et qui renoue avec la grande tradition wagnérienne de cet orchestre (depuis Toscanini, en passant par De Sabata,  Furtwängler, Sawallisch, Kleiber, Abbado et même Muti, qui a dirigé le Ring, le Vaisseau Fantôme et Parsifal avec des succès divers…). Barenboim est clairement beaucoup plus à son aise que dans Boccanegra ou Carmen, et il nous apprend des choses sur l’oeuvre. Il est accompagné d’une équipe de chanteurs avec laquelle il a sculpté le texte et travaillé la diction avec une si grande rigueur que même telle ou telle faiblesse vocale – très contingente – est compensée par un réel plaisir du texte qui est dit, infléchi, coloré, mâché avec une telle science (on dirait quelquefois du Lied) que l’on ne peut que saluer le travail de préparation, auquel  les exigences du metteur en scène ne sont pas étrangères, tant Cassiers dans tout son théâtre fait dire le texte à ses acteurs d’une manière quasi pointilliste (on le remarque même lorsque c’est du neerlandais que nous ne comprenons pas a priori).

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René Pape (Wotan)

Evidemment, le Wotan de René Pape domine, voix profonde, sonore, d’une étonnante clarté et lisibilité, avec une étendue remarquable dans une partie très sollicitée dans ce prologue. Sans avoir le relief et la violence expressive d’autres (Kelemen, von Kannen), Johannes Martin Kränzle a une présence marquée, et travaille la couleur vocale et l’interprétation de manière exemplaire, une sorte d’Alberich tout de violence rentrée. Le Mime de Wolfgang Ablinger Sperrhacke, qui ne m’avait pas particulièrement convaincu à Paris, est ici beaucoup plus à l’aise et compose un vrai “négatif” de son frère Alberich, avec le même sens du texte. Une fois de plus, on a trouvé un Loge de référence, une sorte de monsieur Loyal légèrement clownesque, Stefan Rügamer, qui va sans doute marquer le rôle: tout y est, présence vocale et physique, inflexions ironiques marquées, technique de fer, science des mots ! En revanche, les géants me semblent bien pâles, avec un Fasolt (Tigran Martirossian) en réelle difficulté dans les passages (des moments vraiment gênants ou le chant devient râclure) et une voix en arrière, jamais projetée, comme s’il se forçait à chercher au plus profond des sons qu’il ne sait pas produire naturellement, et un Fafner bien pâle (Timo Riihonen). Froh (Marco Jentzsch) et Donner (Jan Buchwald, un vrai physique de composition) sont honnêtes sans plus et pâles comme il convient à leurs rôles. A part Anna Larsson (Erda d’une altière noblesse et d’une sépulcrale beauté) dont on connaît la voix de contralto qui fait le tour du monde et qui propose une intervention impressionnante de justesse, Doris Soffel et Anna Samuil déçoivent un peu. Doris Soffel interprète d’une manière exemplaire et sa diction est un modèle du genre, sa tenue en scène et le personnage campé font que les regards se concentrent sur elle, mais la voix n’est plus ce qu’elle était, même si sa prestation reste fort honorable, plus marquante par sa présence que par sa voix; Anna Samuil malgré une voix bien posée, n’a pas l’épaisseur voulue pour le rôle, (mais j’ai en tête Helga Dernesch avec Solti à Paris!) et la voix ici manque de dramatisme: j’aime les Freia qui peuvent être des Sieglinde, car alors, le rôle gagne en dramatisme et n’est pas confiné aux larmes d’une jeune fille perdue. Les filles du Rhin, Aga Mikolaj, Maria Gortsveskaya, Marina Prudenskaya, sont irréprochables, dans une scène à la mise en scène la plus complexe qui soit, il y a longtemps que je n’avais pas entendu un trio aussi juste. Comme on le voit, malgré quelques faiblesses, la distribution réunie  fait honneur à la  Scala, quant à Barenboim, il était là dans un grand soir où il a mis toute son équipe et son orchestre au service de la “Gesamtkunstwerk”, de l’oeuvre d’art totale que Wagner appelait de ses voeux.

 

Le travail de Guy Cassiers est exemplaire sur le plan dramaturgique, pas toujours d’une clarté cristalline sur scène, et sans doute ce travail mérite-t-il peut être quelque affinage pour les représentations berlinoises et les futures représentations du Ring en 2013. Autrement dit, autant les présupposés impressionnent, autant le résultat scénique à certains moments reste-il en deçà des attentes, notamment toutes les scènes avec l’ensemble des dieux, qui apparaissent répétitives, malgré de belles idées. Sans doute les chorégraphies (de Sidi Larbi Cherkaoui), omniprésentes et inattendues chez un public wagnérien, finissent-elles par lasser alors qu’elles sont un élément porteur de la vision “déconstruite” du metteur en scène, sans doute aussi la nécessité d’avoir l’oeil partout, en ensemble,  sur les chanteurs, sur les projections vidéo, sur les danseurs, pour recomposer une vision syncrétique et globale, perturbe-t-elle nos habitudes de spectateur, car ce qui se passe sur les écrans n’est pas toujours une reprise exacte de la scène, mais en éclaire les enjeux. Quant aux danseurs, leur fonction diffère selon les moments: ils collent aux dieux car ils  sont la représentation de leurs sentiments ou de leurs émotions et les empêche presque de se mouvoir, ils en sont une gêne permanente (voulue) dans les mouvements des chanteurs. En effet, les dieux restent assez fixes, ils n’expriment rien avec le corps (contrairement à Chéreau), et sont bloqués par un espace difficile et des circulations contraintes sur des pontons étroits passant sur des étendues d’eau : ainsi les Dieux omnipotents sont-ils déjà dans la contrainte et l’impuissance, d’où une chorégraphie qui montre le mouvement “intérieur”que les corps n’expriment pas. Cassiers aime dans son théâtre utiliser tous les arts de la scène et du mouvement, théâtre, danse, vidéo, et le tout en même temps: au spectateur de reconstruire le puzzle déconstruit qui est offert, car chaque élément n’est pas à voir séparément, mais en un tout. Cette approche convient à la scène initiale des filles du Rhin: elles apparaissent en chair et os, mais en même temps sur un écran géant, quand l’une chante, l’autre se mire devant une caméra qui reprend ses gestes et ses mimiques, dans une vision aquatique glauque, noire ou boueuse. Ce qui explique clairement qu’ainsi démultipliées, elles échappent à Alberich qui ne comprend plus rien, n’attrapant ni les corps, ni les ombres ni les images. C’est une très grande réussite scénique et esthétique. Autre réussite, la scène du Nibelheim, où Alberich trône dans une sorte de régie couverte de caméras, qui reprennent l’espace et le projettent sur écran dans les moindres détails, à la manière de big brother ou loft story, sorte de téléréalité redoutable où rien n’échappe à l’oeil du maître. Les danseurs sont là ses esclaves, ils n’expriment aucun sentiment, mais sont des objets, tour à tour trône, Tarnhelm, dragon, grenouille: les scène de transformations sont étonnantes, et là aussi, l’effet théâtral est impressionnant.

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Anna Larsson (Erda)

Impressionnante aussi l’apparition d’Erda, qui monte des profondeurs et ne cesse de monter, perchée sur une immense robe de plusieurs mètres de haut, qui domine ainsi les dieux et les hommes (une peu comme la Reine de la Nuit dans la vision de Bob Wilson à la Bastille).
La conséquence, c’est une sorte de continuité, sans jamais baisser le rideau, et donc une fluidité des changements à vue (ce qui évidemment est conforme à ce que Wagner voulait et multiplie la tension scénique), mais aussi une sorte d’unicité de l’espace, comme si la scène devenait la scène du monde dans sa globalité, Nibelheim (le bas),  Terre,  Dieux (le ciel, le haut)et qu’en réalité les choses se confondaient déjà dans l’unicité d’un univers perdu d’avance. Car au delà des scènes dans leur détail, la vision de cet Or du Rhin est très noire: tout est déjà joué, et il n’y a aucun espoir. Les filles du Rhin évoluent déjà en eau trouble, une eau troublée par un monde déjà en déliquescence, notre monde où toute réalité n’est déjà plus que virtuelle ou numérique, et le rideau se ferme sur une scène désertée annonçant déjà la suite (La Walkyrie) où Loge sautille ironiquement devant les désastres futurs, et une musique ronflante et creuse (celle que Wagner écrit, pleine d’ironie terrible) illustre  la victoire à la Pyrrhus des Dieux engloutis par un Walhalla inquiétant (une sorte de bas relief de corps d’enfants aux formes torturées).
Dans cette vision très actuelle (décors technologiques de Enrico Bagnoli, magnifiques costumes de Tim van Steenbergen), novatrice à n’en pas douter (incroyable travail video de Arjen Kleerkx et Kurt d’Haeseleer), certaines scènes semblent inachevées: d’abord, l’analyse n’est pas totalement nouvelle: Chéreau lui même montrait le cortège des dieux entrant à reculons dans le Walhalla enfin conquis, Peter Stein à Paris en faisait des membres d’un salon mondain impuissants (déjà) à maîtriser la marche du destin – Cassiers n’en est pas loin -, mais Chéreau, comme Stein et comme d’autres, travaillaient beaucoup sur la relation entre les êtres, sur l’acteur, sur la personne. Ici il n’y pas de travail sur la psychologie de l’acteur, car le jeu est réduit au minimum, et c’est l’ensemble de la contruction, video, chanteurs, danseurs, qui fait sens ensemble et non pas séparément, corps déconstruits, rôles déconstruits, vision déconstuites que le spectateur doit reconstituer pour donner sens (en lisant le programme, cela vaut mieux). Ainsi les géants n’apparaissent-ils géants que dans la projection de leur ombre, et face à leurs ombres, l’ombre de Freia minuscule fait sens, mais ces ombres ont une vie autonome sur l’écran, et ne sont pas les projections de ce qui se passe sur le devant le la scène: ainsi dans les ombres même des géants, se projettent des corps disloqués, en souffrance renvoyant sans doute au monde du travail destructeur que les géants symbolisent. Il en résulte un ensemble fascinant à n’en pas douter, qui laisse une foule d’interrogations, jamais d’indifférence, mais qui en même temps n’arrive pas à convaincre tout à fait. On se demande si l’ennui qui quelquefois pointe son nez n’est pas voulu, pour induire une sorte de lassitude, de fatigue à l’aube même d’une histoire, qui apparaît après cet Or du Rhin presque inutile, et si la suite ne serait plus trois journées, mais trois soubresauts d’une bête déjà agonisante.

Je ne peux que conseiller le voyage de Milan, avant fin mai, ou à Berlin, en automne, pour vous faire une idée plus claire que celle que je puis exprimer: une réussite musicale et une grande interrogation scénique, mais comme pour tous les spectacles de Cassiers, qui laissent toujours un goût étrange en bouche. Et si vous ne connaissez pas Cassiers, rendez-vous à Avignon cet été ou à Grenoble en automne pour faire connaissance avec cette approche fascinante et si particulière.

Une seule certitude: rien à voir avec la médiocrité grise de la production parisienne, à Milan au moins, les méninges fonctionnent, à s’en faire mal.

NB: Ce Rheingold est retransmis le 26 mai à 20h en direct de la Scala sur MEZZO .