FESTIVAL D’AIX-EN PROVENCE 2014: IL TURCO IN ITALIA de Gioacchino ROSSINI le 19 JUILLET 2014 (Dir.mus: Marc MINKOWSKI; Ms en scène: Christopher ALDEN)

Début de l'acte II, une ambiance à la Marthaler © Patrick Berger/ArtcomArt
Début de l’acte II, une ambiance à la Marthaler © Patrick Berger/ArtcomArt

Dans ma lointaine jeunesse, les opéras de Rossini se limitaient à la trilogie Il Barbiere di Siviglia (1816), La Cenerentola (1817), l’Italiana in Algeri (1813). Et encore, les deux derniers étaient à peine revenus sur les scènes, on ne jouait ni le Rossini serio, ni les autres opéras bouffe, ceux qui sont antérieurs à Barbiere.
On a commencé vraiment à s’intéresser aux œuvres de Rossini à la fin des années 60, lorsque la nouvelle édition critique de Barbiere di Siviglia par Alberto Zedda chez Ricordi en 1969 a été popularisée, notamment par Claudio Abbado accompagnée de la production de Jean-Pierre Ponnelle, fondamentale dans l’histoire de la Rossini Renaissance.
La Fondation Rossini de Pesaro et la naissance du Festival de Pesaro (ROF, Rossini Opera Festival) à la fin des années 70 ont définitivement installé Rossini dans le paysage. Le Festival de Pesaro, ville de bord de mer, avec à l’époque ses deux lieux, Auditorium Pedrotti et Teatro Rossini, a pris corps et a commencé à exhumer peu à peu des œuvres peu connues, il était très agréable d’aller passer quelques jours d’été dans une des régions les plus merveilleusement douces de l’Italie en écoutant Rossini. C’est d’ailleurs toujours une suggestion à faire au mélomane (hédoniste et gastronome) en panne d’idées.
Il faut aussi noter que le Festival d’Aix aux temps de Bernard Lefort a bien contribué à cette renaissance, citons pour mémoire la production de Pizzi de Semiramide (1980) , reprise par l’Opéra de Paris  au Théâtre des Champs Elysées (Caballé, Horne, et Samuel Ramey) et celle d’Elisabetta Regina d’inghilterra (Caballé, Carreras) en 1975 qui peuvent être considérées comme des pierres miliaires dans le retour en grâce du Rossini serio: il serait d’ailleurs intéressant que le site du Festival d’Aix s’enrichisse d’archives en ligne, c’est très intrigant de constater qu’en France, la relation à l’histoire des institutions culturelles (voir le site incomplet Memopera parisien) est laissée en friche, comme si seul comptait le hic et nunc. Quand on veut être une institution culturelle de référence, riche de mémoire, et assise dans le paysage, il faut s’en donner les moyens.
Enfin, Massimo Bogianckino à l’Opéra de Paris, en présentant Moïse (Georges Prêtre, Luca Ronconi, Shirley Verrett, Cecilia Gasdia…) en ouverture de mandat (un triomphe) puis Le siège de Corinthe, moins réussi,  a largement contribué également à la redécouverte de ce répertoire.
Il Turco in Italia (1814) est resté assez peu représenté, malgré des enregistrements de très haut niveau, dont certains bien antérieurs à la Rossini Renaissance : je pense à celui de Callas en 1954, suite à des représentations scaligères, dans une distribution exceptionnelle (Nicola Rossi-Lemeni, Mariano Stabile, Nicolai Gedda). Riccardo Chailly, on l’oublie trop souvent a enregistré plusieurs opéras de Rossini, et deux fois Il Turco in Italia, une fois en 1982 (il n’avait pas encore trente ans) avec Montserrat Caballé, Samuel Ramey,  Jane Berbié et Leo Nucci et l’autre en 1998 avec Cecilia Bartoli, Michele Pertusi, Laura Polverelli, Ramon Vargas et déjà Alessandro Corbelli dans Don Geronio. C’est cette dernière version que je privilégie.
On comprend ce qui peut décider un théâtre à produire Il Turco in Italia s’il a les chanteurs à disposition, c’est le livret, qui permet à un metteur en scène imaginatif de construire un rêve de régie, les Hermann (Karl Heinz et Ursel) en ont proposé une qui a marqué à La Monnaie, avec Fabbriccini d’une intelligence et d’une intuition folles, mais à la voix finissante (1995 je crois, avec une reprise deux ou trois ans après).
Le metteur en scène américain, Christopher Alden a des références scéniques qui vont de Ponnelle et Chéreau à Peter Stein et surtout Ruth Berghaus, oubliée aujourd’hui mais qui mit à feu et à sang certaines scènes allemandes (Francfort) lorsqu’elle se dédia à l’Opéra. c’est elle qui mit en scène à Vienne le Fierrabras de Schubert  dirigé par Claudio Abbado à l’origine de la renaissance de cette œuvre.
Pour Alden, le livret de Il Turco in Italia de Felice Romani (le futur librettiste favori de Bellini avait alors 25-26 ans) est intéressant par le regard sur l’intrigue, médiatisé par la figure centrale du poète Prosdocimo qui permet aussi de jouer sur la distance et la distanciation: l’intrigue en train de se construire et en train d’être commentée, les personnages qui naissent dans l’imagination du poète tout en étant toujours à la frontière du réel et du rêvé, dedans et dehors, et qui prennent distance et autonomie, dans une vision fortement marquée par Pirandello.

Il y a donc plusieurs niveaux de lectures qui peuvent d’ailleurs troubler la compréhension, Alden jouant à plaisir sur clarté et confusion, sur réalité et rêve, sur imagination créatrice et  médiocrité de la réalité : à ce titre, le retour au final de l’image initiale montre bien qu’on s’est promené (ou qu’on a été promené) pour revenir à la case départ, dans cette vaste salle (décors de Andrew Liebermann) aux carreaux de céramique qu’on croirait appartenir à un restaurant à Kebab, avec du café à disposition dans un coin de table, voire une salle d’attente, où s’installent des Bohémiens plus vagabonds que bohémiens, avec qui Alden joue dans un second moment en déguisant les femmes en gitanes, pour rester conforme aux images d’Épinal. Qu’il y ait en arrière plan des histoires d’immigration (look de Selim) bien de notre temps, c’est possible, mais peu exploité car le propos est ailleurs, il est vraiment théâtral et pas politique. Encore qu’à la fin la bohémienne revient avec le turc et les européens restent entre eux…
Évidemment pareil parti pris libère le plateau et les personnages, jouant à la fois à être les choses du poète, ici metteur en scène d’opéra (arborant d’ailleurs le carré rouge de défense des intermittents), mais aspirant, comme de vrais personnages de Pirandello, à être eux-mêmes, à s’affranchir, à se libérer (choeur compris) jusqu’à la folie de la fête du second acte où l’excellent Ensemble vocal Aedes (dirigées par Mathieu Romano) se déshabille en scène pour se vêtir de voiles et de plumes ambigus : hommes ? femmes ? une fois de plus la théorie du genre a frappé.
Il y a d’ailleurs dans ce travail une nette différence entre la première et la seconde partie.

Adrian Sâmpetrean, Olga Peretyatko, Lawrence Brownlee, Alessandro Corbelli
Adrian Sâmpetrean, Olga Peretyatko, Lawrence Brownlee, Alessandro Corbelli

Dans la première, le metteur en scène (Pietro Spagnoli plus vrai que nature) conçoit une histoire qui se déroule devant lui en parallèle, il pense et regarde en même temps, intervient peu, sinon pour donner des ordres au rythme d’une machine à écrire qui semble aussi créer la musique car il tape souvent au tempo musical voulu. Mais l’histoire qui se déroule est bien celle du Turco in Italia : la proue géante qui envahit l’espace est bien métonymique de ce navire d’où débarque Selim puis sert de décor dormant ou remisé, qu’on sort pour permettre aux personnages de se distribuer sur l’espace, en long en large en travers et en hauteur.  Les personnages restent soumis aux diktats du poète, hésitent, ne savent que faire, se laissent convaincre. Mais le metteur en scène n’est pas satisfait, il le dit d’ailleurs, il faut inventer plus, un acte ne suffit pas.
Dans la seconde partie, l’invention va partir en tous sens, les personnages ont pris leur envol et leur existence et ils échappent à leur créateur qui devient une sorte de Gepetto ayant sculpté plusieurs Pinocchio qui découvrent à leur tour le monde. On s’amusait au premier acte, sans prétention et au deuxième acte, personnage et metteur en scène après avoir découvert la mécanique du théâtre vont découvrir la mécanique du sentiment, vont se construire eux mêmes les situations les plus ambiguës, vont se créer les conditions de la découverte de soi. Don Geronio va chasser Fiorilla, elle va se retrouver sola perduta abbandonata, devant retourner à Sorrento et noyer son chagrin auprès de ses parents (sans doute dans le Limoncello). Et elle commence à mesurer les avantages d’un mariage socialement confortable, même si bien peu excitant. Selim va lui-même saisir le danger qu’il y a à épouser une Fiorilla essentiellement désireuse de changement et appartenant à un autre monde. Il lui préfèrera, avec regrets sans doute, Zaïde, la bohémienne, elle aussi symbole d’un ailleurs structurel et permanent, mais fidèle, comme le montre sa relation sage avec Albazar son compagnon d’infortune.
Légèreté, sans nul doute, mais aussi un peu de mélancolie  dans un opéra intitulé dramma buffo (rappel du dramma giocoso mozartien) qui laisse donc espace à autre chose que la simple farce:  le dernier air de Fiorilla Squallida veste e bruna, les interventions d’un Narciso loin du sémillant jeune premier, mais plutôt vieil acteur américain tout tordu, ce qui oblige d’ailleurs l’excellent Lawrence Brownlee à des contorsions peu idoines pour chanter les aigus redoutables concoctés par un jeune Cygne de Pesaro d’à peine 22 ans. Sans doute Alden, faisant de cet avorton l’amant de Fiorilla veut-il souligner qu’à la jeune et pétulante Fiorilla, tout fait ventre, plutôt que de rester auprès de son vieillard de mari.
Quelques moments très bien trouvés parsèment ce travail, j’ai adoré celui où évoquant Apollon et donc l’inspiration, le Poète metteur en scène brandit la machine à écrire avec ses deux bras au dessus de sa tête, imitant ainsi la lyre apollinienne, instrument symbole du poète. J’ai beaucoup aimé aussi Narciso complètement déglingué et fragile qui se promène avec un couteau assassin (sur la figure du metteur en scène) ou suicidaire (contre lui-même), Lawrence Brownlee est d’ailleurs ici complètement engagé dans son personnage, là où il nous apparaissait souvent en scène un peu emprunté.
Ce voyage des comédiens, imaginaire et mental, explose évidemment en folie rossinienne dans les ensembles, grâce à six chanteurs déjantés, même le jeune Juan Sancho dans Albazar explose son personnage : lorsque le metteur en scène est dépassé par les événements et submergé par les initiatives des uns et des autres, ne voilà pas qu’il s’impose malgré le poète, qui refuserait toute intrusion parce que l’air n’est pas de Rossini,  en un Fred Astaire meneur de revue, faisant basculer le tout dans une parodie de Broadway à la fois incongrue, mais cohérente avec le tout est possible voulu par la déglingue rossinienne et la révolte des personnages qui se rêvent (je m’voyais déjà..).
Voilà donc un travail intelligent, plus profond qu’il n’y paraît, laissant aux personnages le soin de se construire et de n’être pas qu’une mécanique vocale au service du crescendo rossinien, une mécanique cependant qu’il ne faut jamais oublier : Rossini est à l’opéra ce que Feydeau est au théâtre, du mécanique dans de l’humain.
Et justement, cette mécanique ne m’est pas apparue dans toute sa précision dans l’accompagnement musical des Musiciens du Louvre sous la direction de Marc Minkowski. J’ai trouvé le continuo de Francesco Corti totalement convaincant, plein d’humour, plein de distance, en phase totale avec le Rossini que nous aimons. La direction de Marc Minkowski est rapide, comme d’habitude, énergique et rythmée, mais pas toujours en phase parfaite avec le plateau, il y a toujours de menus décalages et le calibrage des volumes ne correspond pas toujours pour mon goût à ce que j’attends ou à ce qui me ravit dans Rossini, c’est sensible dans les crescendos qui naissent à volume déjà trop assis, c’est sensible aussi au volume des cordes pour moi insuffisant. Enfin, le son de l’Orchestre, toujours un peu raide (mais moins que l’Ensemble Matheus dans Cenerentola à Salzbourg) n’est pas aussi clair qu’on ne le voudrait au Théâtre de l’Archevêché, à l’acoustique certes difficile et mate. Mais j’ai beaucoup aimé les bois, la trompette, et même les effets des percussions, inattendus, qui marquent une vision différente de cette musique. Malgré ma grande distance avec ce chef et cette manière de diriger, je dois reconnaître qu’il y a de la verve, du rythme et du sourire dans ce travail, et que, même si je préfère d’autres chefs et d’autres sons dans ce répertoire (Chailly !), je n’ai certes pas été séduit, mais je n’ai pas non plus de quoi être horriblement déçu. Cependant, quitte à avoir des instruments anciens, puisque c’est la mode dans Rossini, peut-être eussé-je été plus emporté si dans la fosse j’avais entendu les Freiburger Barockorchester. Il reste que je m’interroge toujours sur la réelle plus value des orchestres baroques dans ce répertoire.

Il y a peu de choses à (re)dire du plateau vocal réuni, comprenant les rossiniens les plus aguerris, presque tous frappés du sigle de Pesaro.
À commencer par l’époustouflant Alessandro Corbelli : à 62 ans la voix n’est évidemment plus celle d’antan, mais le rythme, mais la diction (toujours parfaite chez lui en italien comme en français d’ailleurs, où il a pris ses leçons chez Claude Thiolas), mais le style sont incomparables : vous voulez du style rossinien, en voilà : voilà une science accomplie de la projection, de l’émission, voilà une vélocité incroyable, une ductilité modèle, et un vrai personnage, à la fois bouffe et touchant, un modèle quoi. Le duo avec Selim D’un bell’uso di Turchia dans un décor où les personnages silencieux et méditatifs sont disposés autour de tables  dans une vision à la Marthaler est un des grands moments de la soirée. Qui osera d’ailleurs confier un Rossini à Marthaler ?
Pietro Spagnoli, 50 ans cette année, affiche sa voix de baryton sonore, large, sa diction claire, impeccable, sa musicalité, et surtout une aisance insolente en scène, qu’il ne quitte pas de tout l’opéra. Voilà un chanteur qui honore lui aussi l’italianità, et qui est pleinement dans le style et dans le rythme rossiniens. C’est aussi le cas d’Adrian Sâmpetrean, basse roumaine de 31 ans, autre génération formée en Roumanie dont la tradition lyrique n’est plus à prouver, mais qui travaille essentiellement en Allemagne. Son Selim a la largeur requise, la diction est impeccable et l’agilité sans problèmes, c’est un très bon Selim, très engagé en scène, et qui sait aussi être émouvant. Il complète particulièrement bien cette brochette de basses et de barytons.

Lawrence Browlee dans Narciso
Lawrence Browlee dans Narciso

Deux ténors viennent s’y rajouter, Lawrence Brownlee en Narciso, que j’avais découvert au MET dans Almaviva . Il se soumet parfaitement aux exigences du metteur en scène qui le fait chanter dans les positions les plus invraisemblables. Son légendaire vibrato est moins envahissant, ses aigus et suraigus toujours aussi sûrs et triomphants, notamment dans son air Tu seconda il mio disegno de l’acte II où il remporte un franc succès, très mérité, tant la mise en scène le force à en faire. C’est musicalement très maîtrisé, et même si le timbre n’est pas forcément des plus agréables, cela reste une grande démonstration de mécanique de précision.

J'm voyais déjà...à Broadway, Juan Sancho dans Albazar © Patrick Berger/ArtcomArt
J’m voyais déjà…à Broadway, Juan Sancho dans Albazar © Patrick Berger/ArtcomArt

Plus jeune, et moins policé, l’Albazar de Juan Sancho ; la voix n’a pas (encore) les séductions des grands ténors hispaniques, il se sort de son unique air (non écrit par Rossini) Ah, sarebbe troppo dolce par une jolie imitation de Fred Astaire, mais l’aigu reste rêche, et difficile, et le timbre n’a pas de séductions particulières. C’est encore très jeune, et pas tout à fait au point, même s’il s’impose scéniquement avec une grande aisance tout au long des deux actes.

Cecelia Hall et Olga Peretyatko © Patrick Berger/ArtcomArt
Cecelia Hall et Olga Peretyatko © Patrick Berger/ArtcomArt

 

Du côté des dames, passons sur la Zaïda de Cecelia Hall, sans grande projection, sans grande personnalité, qui rentre peu dans le personnage. Je pense qu’on aurait pu trouver des Zaïda tout aussi séduisantes sinon plus, vers des rivages plus proches.

Olga Peretyatko  © Patrick Berger/ArtcomArt
Olga Peretyatko © Patrick Berger/ArtcomArt

Reste Olga Peretyatko. Épouse installée en Italie du chef d’orchestre Michele Mariotti, et donc bru de Gianfranco Mariotti, le sovrintendente du Festival de Pesaro depuis sa création, elle même ex-membre de l’Accademia rossiniana, on ne peut dire qu’elle n’ait pas le style rossinien, ni la diction requise, elle n’est certes pas née dans la marmite (elle est de Saint Petersbourg) mais elle y a plongé et elle y nage avec délices.
De fait sa Fiorilla est d’abord d’une confondante aisance scénique, avec ses perruques blondes ou brunes et ses lunettes noires de Star d’Hollywood années cinquante, ses costumes mettant en valeur des formes avantageuses, sa manière délurée de se déplacer, ondulant de la croupe. Tout cela est parfaitement dominé. Du point de vue vocal, la voix s’est élargie, parfaitement maîtrisée du grave au medium, pour un rôle chanté souvent par des voix au registre étendu (Callas, Caballé) ou même un mezzo comme Bartoli. Peretyatko affiche une santé insolente avec un soin apporté aux vocalises, au contrôle vocal qui permet des piani et pianissimi de rêve. Une seule réserve, le passage au suraigu presque systématiquement se traduit par des problèmes de justesse assez nets et un son moins assuré. Il reste que son air final Squallida veste e bruna est un feu d’artifice de variations pyrotechniques inattendues totalement bluffantes, que sont deux ou trois suraigus mal attaqués face à une telle maîtrise ?

Voilà une troisième production qui confirme que les opéras 2014 d’Aix en Provence sont globalement une réussite, il y a certes des réserves, qui pour les voix, qui pour les orchestres, qui pour les mises en scène, mais les discussions sont admirablement bien distribuées et ne remettent que rarement en cause l’ensemble d’un spectacle . Ariodante fait débat, Il Turco in Italia moins. Et la Flûte enchantée  pas du tout. Je doute cependant que la production de Christopher Alden ait été vraiment approfondie, elle n’a pas été prise au sérieux alors qu’elle pose des questions sur la création, sur la relation du créateur à ses personnages, sur ses doutes, et qu’elle alimente l’imaginaire rossinien d’images proches du nous, quelquefois gênantes, sans le souligner et avec une certaine finesse malgré les apparences. Mais que voulez-vous, ce Rossini n’est ni sérieux, ni consistant : le seul Rossini consistant, c’est le Tournedos.[wpsr_facebook]

Acte II © AFP/Boris-Horvat
Acte II © AFP/Boris-Horvat

 

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: Царская невеста/LA FIANCÉE DU TSAR de Nicolas RIMSKI-KORSAKOV (Dir.Mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

La fiancée du tsar, dispositif (Berlin) © Monika Rittershaus
La fiancée du tsar, dispositif (Berlin) © Monika Rittershaus

À trois jours de distance, deux mises en scène de Dmitri Tcherniakov, très différentes, l’une plus épique (Le Prince Igor), l’autre plus intime (La fiancée du Tsar), l’une racontant une histoire, l’autre l’adaptant. L’une répondant au doute de l’homme de pouvoir « pourquoi ai-je mené mon peuple à la ruine ? » l’autre à une interrogation plus générale sur le pouvoir : « quel pouvoir oppressant d ‘aujourd’hui pourrait remplacer les terribles Opričniks, la garde prétorienne d’Ivan le Terrible, le Tsar qui cherche sa fiancée ?». La première question qui touche la profondeur de l’individu, et la seconde touche à la nature de notre société contemporaine et à son totalitarisme soft.
La Fiancée du Tsar, créé à Moscou en 1899, sur un livret de Rimski-Korsakov et de Il’ya Fyodorovich Tyumenev d’après le drame de Lev Aleksandrovich Mey passe pour être un opéra destiné à satisfaire les amoureux du style italien et du bel canto. L’histoire s’appuie sur la mort prématurée de la troisième femme d’Ivan IV le Terrible, Marfa Vassilievna Sobakina décédée 13 jours près son mariage peut-être par empoisonnement. Elle avait été choisie pour sa beauté incomparable parmi les 12 dernières prétendantes qui restaient sur deux mille.
L’histoire de l’opéra cherche à justifier cet empoisonnement : Marfa Sobakina (soprano) aime le jeune Ivan Lykov (ténor lyrique) qu’elle connaît depuis l’enfance, mais Grigorij Grigor’evič  Grjaznoj (baryton-basse) en est aussi éperdument amoureux : il cherche à se l’attacher grâce à un philtre fabriqué par l’alchimiste médecin du tsar Elisej Bomelij (ténor de caractère), mais Ljubaša (mezzo-soprano) sa maîtresse folle de passion, pour empêcher cette trahison fait fabriquer par le même médecin (en échange du don de son corps) un poison lent qui fera dépérir la jeune fille avant de la faire mourir. Le baryton invité aux fiançailles d’Ivan Lykov et de Marfa (le mariage ne peut avoir lieu avant que le Tsar n’ait choisi son élue) verse la poudre de mort qu’il croit être d’amour. Mais sur ces entrefaites on apprend que le Tsar (qui apparaît  dans l’opéra de manière fugace, mais ne chante pas) a choisi la jeune Marfa. Elle accepte d’être Tsarine (on dirait Don Carlo) mais à peine mariée, les effets du poison se font sentir.
Grigorij a tué Ivan en l’accusant de l’empoisonnement : il l’avoue à Marfa qui en devient folle (Merci Lucia), et le confond avec Ivan : épouvanté de la situation il s’accuse, puis Ljubaša à son tour raconte la vérité et ces aveux à répétitions conduisent Marfa à s’enfoncer dans la folie, et à la mort (Merci à tous les sopranos morts pour l’opéra).

Une mise en scène exemplaire

Dmitri Tcherniakov lit dans ce livret un peu bancal deux histoires, l’une celle du pouvoir oppressant et invisible d’Ivan, qui n’est nulle part mais en même temps partout présent : il parle par la voix des Opričniks dont on sait qu’ils écumaient le territoire et faisaient régner violence et abus, et une histoire d’amour contrariée deux fois, par Grjaznoj éperdument amoureux, qui veut conquérir Marfa par l’artifice à défaut de le faire par l’ordinaire, et par le tsar, qui la choisit comme tsarine alors qu’elle est sur le point d en épouser un autre.

En interrogeant ces deux histoires dans le rapport qu’elles peuvent tisser avec notre monde, Tcherniakov part de ce tsar invisible et omniprésent, de cette existence réelle et virtuelle : un Tsar au XVIème siècle, comme un Roi au XVIIème, est à la fois omniprésent et lointain. On se souvient du fameux essai de Louis Marin, Le portrait du Roi, où il analyse l’image du Roi Soleil, lointain et absent, à travers les signes de son pouvoir, notamment son portrait frappé sur les pièces de monnaie. Le signe du pouvoir, puis sa manifestation, Tcherniakov le voit aujourd’hui par l’omniprésence médiatique, qui influe sur l’individu et peut réussir à le détruire.
Ainsi du décor, que, comme toujours, il conçoit lui même : sur une tournette, une salle de réunion, une régie qui ressemble aussi à une salle de contrôle de la NASA, un contrôle systématique de chaque détail et de chaque effet, et un studio dont le décor est dominé par la couleur verte, ce vert Pantone 354 qui est la couleur qui permet de surimprimer toute image vidéo.

De fait, avant le début du spectacle, on voit projetés sur un écran des personnages habillés en russes du XVIème siècle se promener dans un décor de ville russe traditionnelle: on découvrira dès le début que les personnages sont dans un studio, et qu’ils évoluent devant ce mur vert sur lequel apparaît en vidéo la ville russe. Lorsque la scène montre studio et régie, on voit sur les écrans l’image finale, composée, et dans le studio le trucage de composition.
Dans ce monde de la pure apparence, sinon de la pure virtualité, dans cette caverne platonicienne d’aujourd’hui, les concepteurs du produit médiatique dans un « chat » appelé « chat des Opričniks » chattent ensemble et imaginent un tsar virtuel, dont l’image serait composée d’un mix de plusieurs figures du passé dont Ivan le Terrible, ou Eltsine qu’on va afficher comme tsar à la fois idéal, imaginaire, mais médiatiquement réel, élément de scénario d’une quelconque émission de téléréalité, dans laquelle on va placer face au tsar virtuel une tsarine réelle, choisie à l’avance dans un panel de jeunes filles destinées à ce tsar numérisé.

Maquillage...Acte IV © Monika Rittershaus
Maquillage…Acte IV © Monika Rittershaus

En suivant le déroulement même de l’opéra de Rimski-Korsakov, Tcherniakov en fait une histoire scénarisée qui va enlever à sa vie réelle une jeune fille pour la projeter dans le monde de l’image virtuelle destructrice. Grigori Grjaznoj qui est probablement le directeur du studio a sans doute contribué au choix de Marfa, dont il est amoureux, et qu’il veut posséder.
Dans le récit qui alors se développe, la jeune fille va vivre une histoire qu’elle croit vraie et qui n’est qu’un scénario qui peu à peu va la ronger.
D’où deux lieux : celui de la fabrication de l’émission, décrit plus haut, et celui de la famille de Marfa, le monde d’en bas, celui qui regarde les émissions sur son écran plat, celui qui regarde le tsar à la TV, celui qui va offrir à ce moloch ses victimes désignées : les jeunes filles à marier, dans un appartement vu du mur extérieur d’une maison bourgeoise, dont une fenêtre ouverte laisse voir l’intérieur. Dispositif oppressant et adapté à l’espace réduit de la Staatsoper de Berlin, installée, comme on le sait dans le Schiller Theater, qui dans la vaste Scala oppresse moins évidemment.

Acte III © Teatro alla Scala
Acte III © Teatro alla Scala

Quand c’est l’intérieur de la maison Sobakine qui est montré, le mur devient aussi autant que de besoin un écran sur lequel on projette des images, il suffit aussi d’une porte pour planter le décor de la demeure de Bomelij, délimitant un espace extérieur, la rue où passent Bomelij et Ljubaša, et l’appartement de la fenêtre duquel Marfa regarde Ljubaša avec vague inquiétude.
Trois espaces pour trois points de vue :

–       la rue, domaine de Ljubaša et de Bomelij,
–       l’appartement, domaine de Marfa, et de la fête des fiançailles, et donc domaine des manipulés
–       le monde du studio de la régie, le monde des manipulateurs de la réalité, derrière l’écran constitué par le mur.

La géographie de la scène comme géographie du monde : derrière le réel au pouvoir virtuel sur les choses se cache le virtuel au pouvoir réel.
Ainsi les relations entre les êtres se lisent à l’aune de cette organisation sociale. Grigori Grjaznoj et Ljubaša travaillent probablement ensemble, le groupe des Opričniks devient une sorte d’assemblée des cadres de la société de télévision. La famille Sobakine une famille de bonne bourgeoisie qui va s’allier avec Ivan Lykov, à la fois cadre et collègue de Grigori Grjaznoj.

 Folie de Marfa © Monika Rittershaus
Folie de Marfa © Monika Rittershaus

Ces transpositions seraient anecdotiques, ou inutiles, si Tcherniakov ne s’intéressait pas à la machine médiatique et à ses effets sur les gens, à travers l’aventure de Marfa, s’il n’analysait pas les effets de l’image dans notre quotidien. Ainsi, le seul moment où le tsar passe et remarque Marfa dans l’opéra est transformé par Tcherniakov en un regard du tsar à la TV sur Marfa (comme tout regard télévisuel, on a l’impression qu’il vous est destiné personnellement) et qui provoque sur elle un effet délétère :

Apparition du Tsar à l'acte II © Monika Rittershaus
Apparition du Tsar à l’acte II (« qu’est ce qui m’arrive? ») © Monika Rittershaus

Qu’est ce qui m’arrive ?
Mon cœur s’est arrêté
.

Son regard sévère s’est posé sur mon âme comme une pierre
Quel qu’il soit, son regard est effrayant,
Effrayant

La destruction commence antérieurement à la prise du poison.

Le travail de Tcherniakov réussit à la fois à raconter l’histoire dans sa linéarité, et raconter notre histoire, l’histoire d’une société mangée par la dictature médiatique et de l’image qui arrive à faire se fondre réel et virtuel : ainsi blogs, amours virtuels à travers chat et sites de rencontres, avatars virtuels, second life prennent ici une effrayante réalité.
C’est dans la dernière partie que cette construction prend tout son relief et, pour le coup, sa réalité : d’une part on nous montre dans le studio au fond vert (pantone 354) la silhouette qui sert de modèle au tsar, pendant qu’à gauche sur l’écran apparaît le tsar virtuel, (voir photo ci-dessus) puis la scène finale montre Marfa qui commence à se détruire, au milieu de l’assemblée, alors qu’elle doit apparaître souriante et tsarifiée. C’est à ce moment que Marfa accuse Grjaznoj  de se jouer d’elle, et lui de répondre : Un jeu ? Soit, et Grjaznoj veut mettre fin à ce jeu.  Alors Grigori Grjaznoj bientôt suivi de Ljubaša, épouvantés par la destruction programmée de Marfa qu’ils n’avaient pas prévue tout en l’ayant provoquée avouent chacun leur forfait, en une confession publique digne de « Confessions intimes » où l’on choisit la TV pour afficher ses turpitudes. Marfa, qui devient folle et qui prend Grigori Grjaznoj pour son Ivan perdu, finit par s’écrouler, pendant que sur l’écran et pour toujours, son visage souriant de tsarine comblée s’affiche.

Acte IV © Teatro alla Scala
Acte IV © Teatro alla Scala

The show must go on.

Terrible vision d’un monde où un système médiatique totalitaire nous fait sans cesse prendre vessies pour lanternes.
Même si la thèse exprimée est assez commune : nous savons que le système médiatique exerce aujourd’hui un poids, une pression, une dictature qui risque de se transformer en désastre social et individuel : chaque jour la vie politique nous le révèle où toute parole devient événement pour faire buzz. La vision de Tcherniakov et la précision avec laquelle il démonte la perversion du système sont sans concessions jusque dans les détails, les figurants costumés en russes du XVIème siècle qui miment les chœurs orthodoxes, puis se déshabillent et quittent le set, ou la salle de régie où Grigori Grjaznoj poignarde Ljubaša sous l’écran sur lequel Tsar et Tsarine tout sourire triomphent pendant que Marfa la vraie se ronge.

 

Johannes Martin Kränzle (Grjaznoj) Olga Peretyatko (Marfa) Acte IV © Teatro alla Scala
Johannes Martin Kränzle (Grjaznoj) Olga Peretyatko (Marfa) Acte IV © Teatro alla Scala

Cette opposition image/réel, sur laquelle est fondée toute la construction de mise en scène, finit par devenir insupportable, notamment quand toute cette machinerie détruit une banale histoire d’amour d’une banale famille, honorée du choix du tsar, qui détruit l’autre projet de mariage, qui détruit la proie pour prendre l’ombre.
Tcherniakov fait de cette histoire assez conventionnelle écrite pour satisfaire les amoureux du style italien une tragédie moderne dans un monde perverti. C’est une production forte, intelligente, complexe qui nous est présentée ici, et qui a évidemment provoqué dans le public de la première à la Scala les habituelles huées des 10 ou 12 irréductibles fossiles, mais qui n’aurait pas cette force sans la réalisation musicale impressionnante, dans la fosse comme sur le plateau d’une équipe cohérente et emportée, animée par le travail magnifique de Daniel Barenboim, qui signe là un très grand moment d’opéra.

Une direction musicale somptueuse

Il dirige cette œuvre sans complaisance envers ce qui la rend populaire à savoir le côté russe dans ce qu’il pourrait avoir de pittoresque, mais au contraire en en soulignant les aspérités, le drame. C’est une approche dynamique, d’une grande clarté instrumentale : la harpe à un moment surprend par sa violence, – je dis bien, violence-, et où domine  très grande énergie, sans qu’on puisse identifier une direction germanique comme on l’a écrit. Une fois de plus, Barenboim nous saisit de surprise, dans un répertoire qu’il aborde peu (rappelons néanmoins  que son Eugène Onéguine à Salzbourg en 2007 était déjà notable) et signe là (autant qu’avec ses récents Ring) l’un de ses meilleurs moments ces dernières années.
Ce travail est d’autant plus remarquable qu’il tient compte de la mise en scène, en l’accompagnant, qu’il reste très attentif aux chanteurs, et que cette cohérence d’ensemble rend le spectacle passionnant dans sa totalité.

Une distribution convaincante et totalement engagée

Il est évidemment aidé par un chœur souvent élégiaque, bien préparé (Bruno Casoni) et par un plateau visiblement convaincu par le travail de Tcherniakov, tant il est vrai que chaque rôle est vraiment incarné : à commencer l’ensemble des rôles plus secondaires (notamment la Petrovna de Carola Höhn) et surtout par les deux vétérans du plateau, Anna Tomowa-Sintow et Anatoli Kotscherga.
Anna Tomowa-Sintow, qui dans cette salle fut l’Elsa de Claudio Abbado en 1982, et dans d’autres celle de Karajan, dont elle fut aussi une Maréchale, une Comtesse, une Anna,  est ici Domna Ivanovna Saburova, la mère de Dunjaša, l’amie de Marfa. On est heureux de la retrouver…
Il est intéressant de noter que la distribution réunie affiche des chanteurs qui ont peu ou prou l’âge de leur rôle. Il est de même pour Anatoli Kotscherga. Anna Tomowa-Sintow n’a évidemment plus la belle voix large d’antan (que je trouvais à l’époque assez inexpressive), mais il y a encore dans cette voix une puissance à l’aigu notable et une belle présence: le rôle de Domna Ivanovna et celui de Sobakine  ne sont pas des rôles de comparses, ils ont chacun un moment fort (final de l’acte III pour elle et pour Sobakine l’air initial de l’acte IV). Anna Tomowa-Sintow tient sa place et s’affirme comme un vrai personnage.
Anatoli Kotscherga, il y a quelques années encore remarquable (dans Mazeppa à Lyon) par la profondeur et le métal, a perdu fortement en projection et en éclat. La voix de basse est devenue un peu voilée, même si elle garde une certaine puissance mais la prestation reste honorable et le rôle, bien défendu, lui garantit un succès certain au rideau final.
Johannes Martin Kränzle est Grigorij Grigor’evič  Grjaznoj, qui nourrit pour Marfa une passion éperdue, d’autant plus qu’il n’a plus l’âge du temps de ses conquêtes : c’est le sens de son premier air, en lever de rideau (où as-tu fini, mon ancienne audace ?). C’est un artiste considéré aujourd’hui comme l’un des très bons barytons wagnériens, un Alberich, un Gunther, un Beckmesser. C’est ici un très bon Grjaznoj, d’une très grande présence scénique, véritable incarnation du personnage. La voix puissante et expressive, sert une interprétation impressionnante, et qui fait vibrer  le spectateur : son quatrième acte est remarquable, servi par une clarté d’expression et une diction exceptionnelles, même si le russe n’est pas sa langue (et cela s’entend). Son Grjaznoj n’est jamais le méchant : il reste toujours un peu pathétique et surtout d’une frappante humanité.
Tout comme évidemment la Ljubaša de Marina Prudenskaia, qui a une incroyable réserve à l’aigu, large, bien tenu, au volume qui s’élargit peu à peu. C’est d’autant plus impressionnant que l’interprétation est d’une très grande vérité : on sent les résultats du travail d’orfèvre de Dmitri Tcherniakov sur les personnages, tous d’un naturel confondant. Marina Prudenskaia face à Johannes Martin Kränzle composent tous deux un couple d’une intensité rare et d’une vérité criante : on admire, au deuxième acte face à Bomelij (Stephan Rügamer), la manière dont peu à peu la Ljubaša de Marina Prudenskaia  fait sentir qu’elle vacille et qu’elle est prête à tout pour accomplir son dessein : les gestes qu’elle fait pour faire comprendre qu’elle se donnera au médecin cynique, sont précis, calibrés, et en même temps engagés et d’une vérité qui laisse rêveur. Très grands moments.

Elisej Bomelij le médecin est Stephan Rügamer,  ténor de caractère qu’on avait déjà remarqué dans Mime, et qui appartient à la troupe de la Staatsoper de Berlin. Il révèle encore ici une capacité à varier les couleurs, à moduler la voix, à sussurer, à jouer sur les volumes d’une manière magistrale. Très belle prestation.
Une petite déception pour l’opričnik Maljuta de Tobias Schnabel, la voix semble mal se projeter dans le vaste vaisseau de la Scala, même si le personnage est bien maîtrisé. Cette voix semble avoir des difficultés à s’affirmer : peut-être passait-elle mieux dans la salle du Schiller Theater, bien plus intime, au volume bien plus contenu.
Venons-en à la génération des fiancés, à commencer par la charmante Dunjaša de Anna Lapkovskaia, au très joli timbre, et au ténor Pavel Černoch (Ivan Lykov), à la voix bien posée, mais à la personnalité vocale un peu pâle, un peu claire,  qui à mon avis manque un peu de corps pour un rôle dans lequel j’entendrais mieux un Beczala, plus affirmé et moins effacé. Rien que la voix en fait une victime du devoir… destinée à perdre (devant le tsar il est vrai), ce que ne dit pas, au contraire, la voix  de l’incomparable Marfa d’Olga Peretyatko.
On ne sait que louer : l’aigu triomphant, d’une grande sûreté et d’une grande pureté, la fraicheur vocale, la puissance lyrique, la présence et la qualité de l’interprétation, à la fois très jeune fille et déjà femme. Elle fait un peu penser à la Netrebko des premières années : une homogénéité vocale exemplaire, une technique parfaitement dominée, une puissance d’émotion non indifférente. Elle est magnifique de vérité, elle aussi, notamment dans le troisième et quatrième acte. Mais je la préfère presque  dans les deuxième et troisième acte, où elle fait preuve d’un naturel et d’une immédiateté très émouvants, que dans le quatrième où la folie semble  très légèrement surjouée. Il reste que c’est une interprétation tout à fait marquante qu’il nous été donné de voir. Exceptionnel.
On aura compris que cette représentation fut un vrai moment de grâce : l’opéra comme on l’aimerait chaque jour. Il est vrai que le Prince Igor du MET et cette Fiancée du Tsar à la Scala ont permis de voir des facettes différentes du travail de Tcherniakov, mais surtout de constater qu’on a su dans les deux cas réunir la juste distribution et qu’une fois de plus, la Scala réussit mieux dans ce qui n’est pas son répertoire. Quand tout se conjugue et que les trois pieds du trépied lyrique fonctionnent, c’est la fête de tous les Wanderer.[wpsr_facebook]

Fiançailles Acte III © Monika Rittershaus
Fiançailles Acte III © Monika Rittershaus

 

OPERA DE LYON 2010-2011: LE ROSSIGNOL ET AUTRES FABLES d’Igor STRAVINSKY (Dir:Kazushi ONO, Ms.en scène: Robert LEPAGE)

Le spectacle de l’Opéra de Lyon est en train de faire le tour du Monde. Après Toronto et Aix, et avant New York, il ouvre la saison 2010-2011 de l’opéra de Lyon. entre annulations pour cause de grève et incroyable succès de l’opération, il est très difficile, mais pas impossible, d’avoir un billet.
De fait, ce spectacle est un enchantement à tous les niveaux.

rossignol_clip1_thumb.1287305402.jpgOn pouvait craindre que l’enchaînement de pièce instrumentales (Ragtime) de petits poèmes chantés, du bref « Renard » en première partie, suivis du Rossignol en deuxième partie, ne nuise à une certaine homogénéité de la soirée et ne dilue l’attention. Il n’en est rien. le dispositif scénique aide évidemment par sa cohérence à rentrer immédiatement dans la logique du spectacle, russe dans sa première partie, chinois dans sa seconde partie, mais usant de formes à la fois populaires (théâtre d’ombres, danseurs, marionnettes sur l’eau) et simples (au moins apparemment), avec l’orchestre sur scène tout au long de la soirée, qui marque aussi une certaine cohérence de dispositif.
rossignol_thumb.1287305433.jpgAinsi, une fois de plus, Robert Lepage montre que pour tout cle répertoire qui s’appuie sur des histoires, des contes, des récits, il est sans rival: il montre l’histoire, sans en rechercher les substrats idéologiques ou politiques, mais il la montre totalement, avec son sens de la poésie, avec son imagination avec son humour (les saynètes de théâtre d’ombres sont étonnantes et pleines de sourires, le lièvre qui a soif, le buveur de bière, le chat qui dort et qui passe de bras en bras…).
Au lieu de faire du Rossignol une chinoiserie, il choisit la forme à la fois ancrée dans une tradition, qui nous est totalement étrangère, et donc complètement distanciée des marionnettes sur l’eau, actionnées par les chanteurs eux mêmes, plongés dans cette piscine à 23° construite en lieu et place de la fosse d’orchestre. Du même coup, on a une impression d’authenticité qu’on n’aurait sûrement pas si l’on s’était contenté de voir des chanteurs jouer l’histoire. Le jeu des marionnettes est aussi parfaitement adapté au temps de l’histoire, 3 actes d’un quart d’heure chacun. Un micromonde enchanté pour un micro opéra. Les solutions trouvées pour les transitions (le rideau tenu par deux machinistes de chaque côté de dispositif), les idées extraordinaires (par exemple le lit du roi malade avec un baldaquin qui en réalité est la mort), tout nous parle, tout finit par émouvoir. O n s’aperçoit à peine que le troisième acte, celui de la mort, n’est plus vraiment du théâtre de marionnettes, mais du théâtre tout simplement avec de vrais personnages, qui rejoignent ainsi le seul personnage qui soit à la fois marionnette et personnage, le Rossignol éblouissant de Olga Peretyatko.
Car à cette perfection esthétique, qui laisse littéralement sous le charme, correspond un travail musical de très haute qualité et de grande valeur. la musique de Stravinsky est complexe, les petites pièces doivent en quelques minutes exprimer une couleur, dessiner une scène. Renard est à ce titre un petit chef d’oeuvre. La précision de l’orchestre et la qualité des instrumentistes (notamment la clarinette de Jean-Michel Bertelli pour les pièces pour clarinette solo), l’ambiance « chambriste », même lorsque tout l’orchestre est convoqué (pour Le Rossignol), et la familiarité du chef Kazushi Ono pour ce répertoire, tout concourt à construire un univers dont il est difficile de se détacher. Quelle aubaine pour Lyon d’avoir pu débaucher ce chef remarquable à sa sortie de Bruxelles !

Quant aux chanteurs, il n’y a vraiment rien à dire: de nouveau il faut saluer la performance technique et l’extraordinaire poésie du chant de Olga Peretyatko, mais aussi la cuisinière de Elena Semenova, très convaincante, et Svetlana Shilova, beau mezzo qui chante la Mort dans le Rossignol et quelques poèmes dans la première partie. On revoit aussi des chanteurs habituels à Lyon, la belle voix du baryton syrien Nabil Suliman, déjà remarqué dans « Moscou, quartier des cerises), ou Edgaras Montvidas,qui aussi bien dans Renard que dans le pêcheur (Le Rossignol) donne à sa prestation une grande présence. Un beau ténor qu’il faut suivre. Ilya Bannik déçoit un tout petit peu dans l’Empereur et le reste de la distribution, ainsi que le chœur sont sans reproches.

Voilà, encore une belle soirée à Lyon, qui depuis l’arrivée de Serge Dorny propose des productions d’un très haut niveau, toujours très soignées au niveau des mises en scène et des distribution, et qui est toujours plein, mais plein de jeunes.On ne peut que se réjouir que les jeunes présents dans le cadre de « Lycéens à l’Opéra »,dispositif financé par la Région Rhône-Alpes et qui permet à des classes très éloignées géographiquement (la région couvre deux académies, Lyon et Grenoble, et l’académie de Grenoble est très vaste, puisqu’elle va de Genève aux portes d’Orange et qu’elle couvre Drôme, Ardèche, Isère, Savoie et Haute Savoie) de venir à l’Opéra, d’en visiter les coulisses et de bénéficier d’une journée de préparation.Avec ce spectacle, nul doute que toutes les idées préconçues sur l’Opéra s’écroulent, et que le public en sort totalement conquis.

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Photos et vidéos de ce spectacle sur les sites de l’Opéra de Lyon et de Culture Lyon