Représentation dédiée à Patrice Chéreau, qui fut sept ans directeur du TNP de Villeurbanne.
“Nous avons cru à l’amour de Dieu pour nous”, cette phrase, inscrite sur le fond du décor unique de Dialogues des Carmélites dont la Première a eu lieu hier 12 octobre à l’Opéra de Lyon, est une variation sur une expression de la première Lettre de Saint Jean « Nous avons reconnu et nous avons cru que l’amour de Dieu est parmi nous » (1 Jn 4, 16). Elle est aussi le point de départ central de l’encyclique de Benoît XVI, “Deus est caritas”, dont je vous renvoie au texte et qui dit en substance dans son introduction: Jean nous offre pour ainsi dire une formule synthétique de l’existence chrétienne : «Nous avons reconnu et nous avons cru que l’amour de Dieu est parmi nous».
La question de l’amour de Dieu est au centre de l’œuvre de Bernanos, il faut d’ailleurs faire justice à la grammaire: le génitif “de Dieu” est à la fois objectif et subjectif, c’est l’amour de Dieu vers nous, et l’Amour que nous portons à Dieu qui va faire l’objet du Dialogue et des débats qui essaiment l’œuvre. C’est d’ailleurs, un relatif obstacle pour rentrer dans la réalité du texte que sa transformation en opéra: la nature des échanges favorise évidemment le renvoi au texte théâtral: un passage aussi fondamental que la dernière rencontre de la vieille prieure et de Blanche “Oh, il y a bien des sortes de pauvreté, jusqu’à la plus misérable, et c’est de celle-là que vous serez rassasiée…” (scène VIII) qui pose des questions fondamentales sur le sens de l’agonie du Christ et du Martyre, mérite audition, lecture et relecture. À l’opéra, la musique, la performance vocale, le texte sont dilués ensemble et éparpillent l’attention du spectateur, qui doit être très sollicitée intellectuellement.
L’Encyclique de Benoît XVI date de Noël 2005, elle est inscrite dans l’actualité du monde contemporain . C’est une réflexion de cet ordre qui a conduit sans doute Christophe Honoré à placer l’opéra dans un contexte moderne, ces Carmélites sont des femmes d’aujourd’hui, recluses dans une sorte de loft ouvert sur Paris par une grande baie, mais séparées de la ville par une béance, un trou béant (délimité par deux murs de briques partiellement recouverts de chaux, avec des fenêtres dont la construction ont été abandonnées) dont on verra l’usage plus tard. Ce loft recouvert de plaques de bois n’est pas vraiment un loft entretenu, des plaques ont disparu, laissant voir le crépi et la structure: une installation très frustre, presque un squat, où les femmes vivent en groupe, toujours en groupe, toujours sous l’oeil l’une de l’autre, elles travaillent, elles dorment, elles prient toujours dans le même espace, accédant à l’extérieur par une porte grillagée à gauche.
La réflexion de Christophe Honoré nous ramène donc immédiatement à nous et à cette question sans réponse: que nous disent ces femmes et ces débats sur Dieu, la mort, la liberté aujourd’hui?
Mais aussi sur la jeunesse des révolutions, question tellement forte aujourd’hui dans les pays arabes, qui est traitée ici à la fois par le texte et par l’intrigue – l’irruption de la Révolution et des révolutionnaires dans ces vies recluses-, et par l’insistance de Christophe Honoré qui fait lire en prélude au spectacle un texte de Bernanos sur la jeunesse par une choriste qui précise au public que la jeunesse renvoie non seulement aux jeunes, mais la jeunesse des pays en révolution. Tout cela évidemment stimule le spectateur amené, voire contraint de faire des liens divers avec le bruit du monde.
Le monde, il est présent, et tellement violemment, dans la première scène, qui représente dans le même espace, l’hôtel particulier du Marquis de la Force: le Chevalier son fils fait irruption dans sa chambre, suivi d’une foule au statut brumeux, alors que le père s’ébat avec une jeune femme aux seins nus dans un lit bien défait; voilà qui fait sonner de manière toute particulière la première réplique du père “Pourquoi diable ne le demandez-vous à ses femmes, au lieu d’entrer chez moi, sans crier gare, comme un turc”. Tous les spectateurs ne peuvent qu’être troublés, voire dérangés par la crudité de la scène: on s’attendrait peu à voir une scène d’une telle intimité dans la pièce de Bernanos. C’est incontestablement une violence, d’autant plus que le dispositif scénique donne un statut particulier au “quatrième mur”: le spectateur se retrouve non spectateur mais voyeur, à la fois de l’intimité du Marquis de la Force, mais aussi ensuite de la communauté recluse des carmélites. Et cette position est vraiment dérangeante. Sur scène,au lever de rideau, un groupe silencieux regarde le dialogue entre le jeune Chevalier et le marquis de la Force, pendant qu’il se rhabille ainsi que sa compagne (qui se trouve être sans doute la gouvernante de la maison ou quelque chose d’approchant) et les spectateurs sont dans la même position, voyeurs-spectateurs d’une intimité, ici des corps, et plus avant des âmes.
Le monde, c’est aussi un marquis de la Force libertin, plutôt ouvert, qui évoque les premiers soubresauts de révolte dès le mariage du Dauphin (1770), correspondant exactement à la naissance de Blanche, un monde que Christophe Honoré voit toujours sous les yeux de tous, qu’il soit l’Hôtel particulier des La Force, ou l’espace reclus du Carmel: il n’y a pas plus d’intimité des corps que des âmes, pas de scènes à deux, rien que des moments où tout est mis sous les yeux du public, ce qui ne manque pas non plus d’être dérangeant: que ce soient les carmélites ou le groupe de la première scène, tout se déroule sous les yeux de ce chœur antique silencieux qui visiblement n’en pense pas moins dans cet espace unique qui est surtout espace tragique: “le héros tragique dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à lui”, rarement cette affirmation ne m’est apparue plus vraie, plus forte, plus urgente.
Le rideau se lève sur une scène, il faut le dire, qui en a surpris, voire choqué plus d’un, mais une scène rendue sans doute nécessaire pour marquer les contrastes entre le dehors et le dedans, le monde et le carmel, et souligner en même temps les parallèles: les débats ou les dialogues sous les regards de tous, les intimités violées (à ce titre, la mort de la prieure est à mettre en parallèle avec la première scène), les relations humaines et leurs faiblesses, aussi bien dehors que dedans, tout est impudiquement exposé.
Christophe Honoré a accordé une attention très subtile, très précise, très millimétrée aux gestes, au théâtre, au naturel: c’est l’avantage du cinéaste de poser un regard au microscope sur le réel. Il n’y a pas un personnage qui soit négligé, pas un détail qui ne soit omis, pas un geste qui ne soit juste, ou justifié. Tout fait sens. Dans sa volonté de marquer l’actualité de cette communauté, au sens moderne du terme, il en fait une communauté religieuse qui travaille pour se financer on le voit à l’ordinateur dans un coin de l’espace qui doit servir à la gestion de la machine économique, on le voit aussi jusqu’à la manière dont est représenté l’aumônier, Loïc Félix (remarquable), un prêtre de couleur, allusion à la réalité d’aujourd’hui où de nombreux prêtres en France viennent d’Afrique pour compenser la crise européenne des vocations. Un travail enraciné dans l’aujourd’hui, avec une attention aux personnages qui stupéfie.
Les costumes de Thibault Vancraenenbroeck, insistent sur la simplicité, ce sont des costumes de “ménagères” de plus ou moins de cinquante ans, les carmélites ont toutes des sandales (les révolutionnaires leur apporteront des chaussures à talons
, symbole de leur retour à la féminité) des robes simples de travailleuses, avec des blouses ou des tabliers, un peu comme dans la mise en scène de Dimitri Tcherniakov à Munich;
elles portent toutes le voile à un moment ou à un autre, mais rarement ensemble, elles revêtent leur vêtement blanc, mais seulement au moment des offices et ce jeu des costumes renforce l’impression de réalisme, voire de crudité et impose une mise en proximité (entendue comme opposée à tout ce qui serait mise à distance) du spectateur, d’autant que l’espace relativement réduit de la salle de Lyon et sa couleur noire renforcent cette intimité collective.
En choisissant d’inscrire dans le présent cette histoire du passé (j’emploie inscrire dans le présent et non actualiser à dessein: le mot actualiser me suggère un simple habillage, le mot inscrire m’invite à me mettre en question, me met en miroir), Christophe Honoré ne fait que continuer ce qu’il a si intelligemment fait avec la Princesse de Clèves dans son film La belle personne.
Mais s’agit-il d’une mise au présent d’une histoire passée? Après tout, Bernanos utilise la nouvelle La Dernière à l’Échafaud (Die Letzte am Schafott) de Gertrud von Le Fort, publiée en 1931 (elle même inspirée des écrits de soeur Marie de L’Incarnation, la seule à avoir échappé à la mort) pour écrire un scénario pour le cinéma en 1948, qui est adapté pour le théâtre par Jacques Hébertot en 1952, inscrivant définitivement l’oeuvre dans l’urgence du présent, et dans le débat intérieur de Bernanos lui-même: le passé est un prétexte pour lire notre monde, pour nous lire nous-mêmes.
Dans le travail de Christophe Honoré, on est aussi frappé par l’élargissement du débat, notamment à la fin quand interviennent les révolutionnaires: ces révolutionnaires, qui cassent la citation “Nous avons cru à l’amour de Dieu pour nous” pour ne laisser que les lettres qui composent “Nous avons l’amour de nous” tout en envoyant à la mort ces femmes, pour des raisons idéologiques. Sont-ils des méchants? Discours complexe s’il en est, tant des révolutionnaires ressemblent ou à des partisans, (il y a quelque chose d’une ambiance “seconde guerre mondiale”) ou à des représentants d’une idéologie totalitaire désemparés face à la simplicité du témoignage de ces femmes, apparemment inoffensives en réalité redoutables dans un contexte où tous les esprits doivent s’uniformiser: éradiquer tout ce qui ne serait pas la nouvelle norme, éradiquer ce qui est autre, éradiquer ce qui est résistance, voilà qui nous renvoie à bien d’autres contextes anciens, modernes ou contemporains.
On le voit, la prise de position de Christophe Honoré est particulièrement complexe, et fait qu’on ne vit pas ce travail comme un spectacle, mais comme une interrogation qui renvoie aux tréfonds de l’individu et donc qui renvoie à soi: il fait du théâtre un miroir de nos doutes, de nos certitudes, de notre être au monde: ce que le théâtre est, normalement, ce qu’il oublie d’être, quelquefois, pour n’être que spectacle.
C’est particulièrement sensible dans la scène finale: deux groupes, côté jardin, les spectateurs de l’exécution, à droite côté cour, les carmélites chantant le Salve Regina, ponctué par les coups de percussion marquant les têtes qui tombent. Christophe Honoré en fait une exécution sans rituel, sans guillotine, comme une justice expéditive qui utilise les moyens du bord: on ouvre les fenêtres (obscurcies par une palissade de bois), les portes sont ouvertes sur le trou béant qu’on avait remarqué dès le départ dans le décor, entre le “loft” et la baie vitrée donnant sur Paris, et une à une on pousse dans le trou les Carmélites, et les corps tombent. Mais chaque corps tombe à sa manière, raide et en arrière pour Madame Lidoine, apeurée ou hésitante pour d’autres, résolue aussi, avec le moment ultime où Constance et Blanche émergée de la foule se fixent, et par de petits gestes, se font comprendre mutuellement ce qui va être leur destin commun, prévu depuis longtemps par Constance, qui se jette, apaisée, dans le vide pendant que Constance va tomber, en arrière, comme Madame Lidoine, mais dans la foule et non dans le vide. Magnifique fin, images puissantes, ponctuées par un orchestre extraordinairement mené par Kazushi Ono.
Alors, au service de ce point de vue, je l’ai dit, un travail d’une rare précision sur les personnages, servi par des chanteurs pleinement engagés dans l’opération.
Ce qui caractérise Lyon, ce sont des distributions équilibrées, souvent très homogènes, et rarement erronées: cela se vérifie une fois de plus. Il n’y a pas de hiatus dans ce plateau, où tous les chanteurs, où tous les artistes (y compris le chœur) ont quelque chose à faire, un rôle à tenir, et pas seulement à être là. De plus, une distribution à dominante française, ce qui montre la vitalité actuelle du chant en France.
La première prieure de Sylvie Brunet-Grupposo est imposante par une voix qui sonne bien dans l’espace de Lyon, une voix puissante de mezzo, pas toujours homogène cependant, mais émouvante, mais déchirante notamment dans la scène de la mort et de son refus. La lyonnaise Sylvie Brunet (qui fut jadis un soprano) faisait là sa première apparition sur la scène de l’opéra de Lyon. Le public l’a abondamment remerciée et saluée, avec justice. Une hésitation cependant, qui ne tient pas à la performance de l’artiste, mais à la lecture par Honoré du personnage: madame de Croissy est une aristocrate, la nouvelle prieure, Madame Lidoine, ne l’est pas. En fait Honoré inverse les positionnements des rôles, aussi bien physiquement, que dans la gestuelle, que dans la manière de dire le texte, que dans le costume: Madame de Croissy apparaît bien plus comme une femme simple qu’issue de l’aristocratie, comme si à l’approche de la mort, elle se débarrassait des oripeaux sociaux; au contraire Madame Lidoine, Sophie Marin-Degor, voix très présente, vibrante même, acquiert immédiatement une distance, une grandeur simple qui la mène à l’héroïsme: sa manière de mourir est un vrai chef d’œuvre, c’est une aristocrate du cœur. Anaïk Morel, en Mère Marie de l’Incarnation, est aussi une très belle surprise, un mezzo puissant, charnu, rond, une tenue de scène altière et en même temps simple, donnant une étonnante vérité au personnage . Cette chanteuse qui a fait plusieurs années de troupe à Munich commence à apparaître dans les grands rôles (bientôt Carmen à Stuttgart), ce n’est que justice car dans ce rôle un peu ingrat, celui de la gardienne de la règle, intègre et loyale, et un peu intégriste, elle est d’une grande justesse, dans sa modestie même, lorsqu’on devine qu’elle aimerait devenir Mère Supérieure et que ses compagnes élisent Madame Lidoine.
La Blanche de la canadienne Hélène Guilmette (qui chantait Constance à Munich dans la production de Tcherniakov) est un personnage, très juste, adulte mais pas trop, qui ne cesse d’habiller ses doutes, qui arrive pleine de volonté d’héroïsme quand la soumission, la simple soumission est la règle. Elle est juste, mais rarement émouvante. Le chant est correct, avec des aigus cependant quelquefois un peu criés, sans être toujours exemplaire, mais sans jamais être vraiment pris en défaut. Elle laisse un sentiment mitigé et elle n’arrive pas à convaincre, elle ne marque pas.
Il est vrai qu’elle pâlit devant la vraie triomphatrice de la soirée, une sorte de soleil qui irradie dès son apparition, Sabine Devieilhe, qui va devenir sans doute très vite une coqueluche des scènes d’opéra. Elle m’avait frappé en Reine de la Nuit, mais la Reine de la Nuit n’est pas vraiment un rôle, tant ses apparitions sont limitées à deux airs, elle frappe ici par sa présence incroyable: on n’a d’yeux que pour elle dès qu’elle intervient: elle transmet fraîcheur, optimisme, jeunesse, sourire: non seulement la voix est somptueuse, colorée, menée avec suprême intelligence, mais le personnage est vu avec une telle immédiateté, une telle vérité qu’elle laisse pantois et qu’elle provoque l’enthousiasme: l’opposition Constance/Blanche est criante, aveuglante. Quels moments!
Dans cet opéra de femmes, les hommes ont des rôles de complément, sauf peut-être l’aumônier de Loïc Félix, très présent dans la dernière partie, dont l’humanité est ici marquée: il apparaît d’abord en Prêtre, avec la distance voulue, puis en habit civil (un prêtre sous la révolution n’est pas fort bienvenu), il est alors d’une banale humanité, fume comme un humain parmi d’autres, presque humain avant d’être prêtre, avec un discours d’une justesse et d’une douceur particulières. Sa voix de ténor, apaisée, toujours égale, sa manière de colorer, tout cela rend sa prestation vraiment excellente, sans apprêt, sans effet, il séduit. Très joli moment.
Le Marquis de la Force de Laurent Alvaro permet de retrouver sa belle voix de baryton sonore et puissante (que j’avais bien appréciée dans La Muette de Portici à l’Opéra Comique) dans un rôle devenu un peu ingrat vu la situation décrite plus haut, dont il se sort avec beaucoup de naturel.
Le chevalier de Sébastien Guèze est intéressant à plus d’un titre, en premier lieu une jolie voix, un timbre séduisant, une belle technique; c’est un ténor qui commence à chanter dans les opéras internationaux (dont Dresde, futur terrain de Serge Dorny qui, on le sait quitte Lyon en 2015). Au niveau scénique, il a une fraîcheur et un naturel notables, et cet engagement dans le personnage se marque dans des moments très émouvants, dès le départ avec le père, mais surtout dans la scène des retrouvailles avec Blanche, à travers la porte grillagée, très bien réglée par la mise en scène avec cette main qui passe dans l’interstice, avec une Blanche d’abord distante, puis qui se laisse aller complètement à ses sentiments, dans une relation très affective, voire légèrement trouble qu’on lit dans les gestes entre les deux personnages. Guèze a la nervosité de la jeunesse, mais jamais l’excès qu’on voit quelquefois dans le Chevalier de la Force, en bref, un chanteur intelligent et sensible. À suivre avec attention, le bon ténor étant un produit rare.
Notons enfin deux rôles secondaires, le 1er commissaire de Rémy Mathieu, voix intéressante au timbre velouté et donc joli chant (salué à la fin par le public), et Nabil Suliman, habitué de Lyon, à la jolie voix de baryton, peut-être un tantinet plus en difficulté dans le geôlier, mais au timbre toujours séduisant.
Ce qui caractérise tous les protagonistes de cette production, c’est, sans doute aussi grâce à Christophe Honoré, l’extrême naturel des attitudes et de la diction, jamais déclamatoire, jamais artificielle, qui donne beaucoup de fluidité à l’ensemble et une grande puissance théâtrale. Cela vaudrait reprise vidéo, sous la réalisation de Christophe Honoré, bien sûr, car cette vérité-là passerait très bien à l’écran.
On doit enfin souligner le magnifique travail de Kazushi Ono avec l’orchestre de l’Opéra de Lyon. Laissons de côté les quelques scories au niveau des cuivres, pour remarquer d’abord l’extraordinaire lisibilité de cette approche, servie, pour une fois, par l’acoustique sèche de la salle, une lecture tour à tour glaciale ou sensible, toujours attentive à ce qui se déroule en scène, et qui laisse identifier avec une précision remarquable les filiations de cette musique: j’ai été stupéfait, je ne l’avais jamais remarqué à ce point, par la filiation magistrale (c’est à dire “référée à un maître”) de Poulenc à Moussorgski, et du même coup à Debussy (n’oublions pas que Debussy avait sans cesse son Boris sur le piano). D’abord dans la première scène de Constance, puis dans son dialogue amer avec Blanche, où l’accompagnement orchestral me renvoie à l’univers moussorgskien, puis dans l’utilisation des bois notamment à la fin, hautbois, cor anglais, clarinette, qui nous plonge dans un univers à la Khovanchtchina: et de fait, si l’on y prend garde, l’histoire de Khovanchtchina et surtout des Vieux Croyants est à rapprocher de celle de ces Carmélites, surtout à la fin quand ils décident le martyre pour échapper à Pierre le Grand.
La parenté musicale évidente m’a frappé ici, grâce au traitement particulièrement raffiné de la partition par Kazushi Ono.
Dans les versions contemporaines, j’avais jusque là privilégié l’approche de Riccardo Muti dans la belle production très ritualisée de Robert Carsen à la Scala (au Teatro degli Archimboldi) en 2000 et 2004 dont il existe un DVD avec Anja Silja, Dagmar Schellenberger et Laura Aikin.
Je suis décidément très séduit par ce que j’ai entendu hier à Lyon, qui continue la tradition locale puisqu’en 1990, Kent Nagano avait déjà repris l’oeuvre dans une version remarquée qui a fait l’objet d’un enregistrement paru en 1992.
On va voir en décembre prochain une production au théâtre des Champs Elysées, sans doute très différente, mise en scène par Olivier Py (un artiste rare sur nos scènes en cet automne….) avec une distribution très attirante, voire de très grand luxe (Rosalind Plowright, Sophie Koch, Patricia Petibon, Sandrine Piau, Véronique Gens, Topi Lehtipuu), on pourra comparer aussi l’approche de Jérémie Rhorer avec celle de Kazushi Ono.
Mais ce qui se voit à Lyon vaut d’autant plus le voyage, car c’est une tout autre option sans aucun doute; Christophe Honoré signe là son premier opéra et réussit un beau spectacle, surprenant, profond, qui interroge. Kazushi Ono confirme qu’il excelle dans ce type de répertoire, et Serge Dorny sait construire une distribution engagée, équilibrée, intelligente. À la puissance publique de lui trouver un remplaçant de son niveau.
Je ne puis que très vivement conseiller le voyage de Lyon, pour rentrer dans cette œuvre que certains dédaignent, et que j’ai vraiment redécouverte hier: il n’est jamais trop tard.
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