Très belle réussite que ce Tristan und Isolde lyonnais. C’est pourtant un spectacle qui a connu quelques vicissitudes, annulation du metteur en scène prévu initialement, annulation pour cause de maladie du ténor américain Gary Lehmann prévu pour Tristan (c’est lui qui devrait être le Siegfried du Ring New Yorkais. C’est Alex Ollé, l’un des deux metteurs en scène de la Fura dels Baus, qui a pris la relève de l’un, et Clifton Forbis celle de l’autre. Monter Tristan n’est jamais une mince affaire. Et on note dans le public de Lyon à la fois un comportement inhabituel (quelques départs aux entractes plus nombreux ) et des applaudissements très chaleureux, cadencés, mais qui n’atteignent pas certains triomphes des années précédentes. Wagner est rare à Lyon, et l’initiative de Serge Dorny est d’autant plus méritoire. L’an prochain d’ailleurs, ce sera le tour de Parsifal, dirigé par Kazushi Ono, dans une mise en scène de François Girard (et coproduit avec le MET). Quand un Tristan est programmé, dans une production qui promet, et avec un chef de cette envergure, il n’y a pas à tergiverser, on y va.
C’est Alex Ollé qui assure la mise en scène, et non Carlos Padrissa, le plus échevelé des deux. Dans une œuvre essentiellement faite de duos, sans vraie scène d’ensemble (même si le final du premier acte est quelquefois l’occasion d’introduire une note de spectaculaire comme chez Sellars ou Chéreau). Alex Ollé choisit de se concentrer sur le symbolique et sur les protagonistes, ainsi ne voit-on pas Marke arriver à la toute fin du premier acte, tout se passe en « off » et Tristan reste seul en scène. Dans un espace essentiel, un plateau tournant pour le bateau, un fond de ciel nocturne (avec étoiles filantes…) puis une demie »austère », dit le programme de salle, sphère apparaît, qui est une lune, ou une simple tache de lumière, un Maquette du 1er acte, photo la Fura dels baus
cyclorama sur lequel sont projetées des images de mer houleuse, brumeuse ou calme. Les chanteurs sont bien dirigés, et Alex Ollé propose des mouvements plutôt vifs, notamment dans le traitement de Brangäne, jeune, nerveuse, vive. Une image inhabituelle de la servante et confidente d’Isolde, tout comme Kurwenal, plus ironique, plus méprisant plus violent avec les deux femmes, avec des gestes correspondant plus nettement au texte chanté.
Au Maquette du deuxième acte (Photo la Fura dels baus)
deuxième acte, la sphère est sur la scène, côté interne, et figure le château du Roi Marke, avec ses meurtrières, ses portes étroites ses escaliers qui se démultiplient par les jeux d’ombres et de lumière en des formes presque abstraites. Cette sphère semble entourer, protéger les amants de l’extérieur et, dit le metteur en scène, elle reflète (par des vidéos qui sont projetées) refléter leur imaginaire.
Au troisième acte, la sphère est retournée, et elle n’offre qu’un mur écrasant à voir, où Tristan est rejeté vers l’extérieur, comme écrasé. Ainsi ce sont des images qui nous sont offertes, des images souvent fortes, esthétiquement belles, avec un traitement des personnages assez vif (Marke par exemple) et quelques libertés: ici on se tue à coup de fusils, avec des balles qui claquent. Un travail sage, mais dans l’ensemble très cohérent, et assez beau à regarder. Avec de très beaux moments (mort d’Isolde, entrée de Marke, duo d’amour). Un bel écrin pour une équipe de chanteurs très honorable: Ann Petersen ne m’avait pas du tout convaincue dans Freia à Paris il y a une année. La voix est aiguë, assez stridente, et ne semblait pas avoir la ressource nécessaire pour ce rôle qu’elle chante à Lyon pour la première fois: au premier acte, quelques cris désagréables, quelques problèmes de justesse. Peu à peu, les choses s’améliorent, la voix s’élargit, le registre central est plein, elle nous gratifie de très beaux et surprenants piani et pianissimi filés (avec un orchestre il est vrai supérieur dans l’art de les accompagner) et au total, la prestation d’Ann Petersen est vraiment intéressante, et le personnage est rendu dans sa vérité. Le premier acte m’a beaucoup moins convaincu que le deuxième. quelques difficultés mineures dans la « Liebestod », sans doute dues à la fatigue, mais l’ensemble est très honorable et souvent convaincant. Clifton Forbis dans Tristan peine aussi à rentrer dans le personnage au premier acte, mais cela s’améliore au deuxième et surtout au troisième, vraiment magnifique, avec des moments de très grande intensité…Tristan convient mieux à cette voix que Florestan, qu’il avait chanté il y a quelques années avec Abbado (Baden-Baden, Reggio Emilia…) et dans lequel il s’était perdu. Même si la voix a un peu vieilli, il a pour Tristan la force, la projection et un assez joli timbre. Marke est Christoph Fischesser, noté dans Rocco à Lucerne avec Abbado l’an dernier (voir l’article d’août 2010). Belle présence scénique, jeu émouvant, et engagement avec une voix bien posée, une diction modèle et une belle puissance. Le Kurwenal de Jochen Schmeckenbecher est lui aussi doué d’une belle présence, et la qualité du jeu est notable, avec une très belle voix de baryton, une belle diction, et de la puissance aussi. A noter le Melot du jeune Nabil Suleiman, au timbre de très grande qualité, un habitué de Lyon où j’ai plusieurs fois noté la qualité de cet artiste. La toute jeune Brangäne (là aussi une prise de rôle) de Stella Grigorian a de belles qualités de volume et une jolie pâte vocale, mais elle n’a peut-être pas l’épaisseur requise pour le rôle, cela se sent particulièrement au deuxième acte dans les « Habet Acht « . les autres rôles sont très correctement tenus par le ténor Viktor Antipenko (Ein junger Seemann, ein Hirt) et par le jeune baryton Laurent Laberdesque (Ein Steuermann).
Mais c’est évidemment la direction exceptionnelle de Kirill Petrenko, dont la carrière devient vraiment importante (en 2013, il succède à Kent Nagano à la Bayerische Staatsoper, il dirigera aussi le Ring du bicentenaire de Wagner à Bayreuth). Sa direction très adaptée à l’ambiance relativement intime de l’Opéra de Lyon, accentue les moments de pur lyrisme, fait entendre des phrases souvent rarement mises en valeur, la manière dont le violoncelle solo du prologue du 3ème est mise en valeur, exaltée même, donne une couleur bouleversante à ce moment. Les grands moments symphoniques ne produisent jamais de gros son, mais au contraire tous les équilibres sont respectés, les voix jamais couvertes, le début du second acte, et l’introduction du duo en crescendo passionnel rappelle l’approche d’Abbado, exceptionnelle en ce début de second acte qui sera exceptionnel de bout en bout On note aussi une très grande élégance dans le geste (la main gauche), bref, un chef qui simplement fait de la musique, et d’une manière tout à fait extraordinaire.
La conclusion s’impose donc, rien que pour écouter l’approche de Petrenko, ce Tristan vaut le voyage, mais pour tout le reste aussi, si vous aimez Wagner, si vous êtes curieux d’artistes encore jeunes abordant ces rôles écrasants, si vous aimez les belles productions solides alors, courez-y, il y a je crois encore quelques places (jusqu’au 22 juin).