LUCERNE FESTIVAL 2012: MARISS JANSONS DIRIGE L’ORCHESTRE DU CONCERTGEBOUW le 1er SEPTEMBRE 2012 (BARTOK, MAHLER) avec Leonidas KAVAKOS

©Peter Fischli/Lucerne Festival

Ce concert de l’orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam propose un programme qui a lui seul est un tissu d’échos, échos d’un parcours extraordinaire qui ne peut se conclure que sur la ténébreuse (surtout en ce moment), mais profonde unité de la culture européenne. Songeons: nous sommes en Suisse, écoutant un orchestre hollandais dirigé par un chef letton avec un soliste grec, qui exécutent un programme “austro-hongrois”: un concerto pour violon du plus grand musicien hongrois du XXème siècle, composé pour son ami le violoniste hongrois virtuose,  Zoltán Székely (1903-2001), créé à Amsterdam par ce même Concertgebouw en 1939 par Willem Mengelberg, lui-même lié à Lucerne où il a créé un orchestre et un chœur dans les années vingt, lié à la Suisse où il a fini sa vie après la seconde guerre mondiale pour cause de trop proche collaboration avec le régime nazi, et surtout lui-même aussi lié à Gustav Mahler, depuis 1902, dont ce soir on exécute aussi la première symphonie,  et qu’il a fortement contribué à diffuser, faisant du Concertgebouw un lieu mahlérien par excellence. La boucle de ce parcours d’échos est bouclée quand on sait que la 1ère Symphonie de Mahler a été créée à…Budapest, où Mahler était directeur de l’opéra en 1889. De Lucerne  à  Amsterdam en passant par Budapest, voilà  la magie de la diffusion de la culture sur un continent où les identités nationales paraît-il s’affirment de plus en plus fortement, et violemment parfois, notamment en Hongrie, alors toute son histoire culturelle n’est que circulation, métissage, inspirations réciproques et correspondances, au sens baudelairien du terme.
La deuxième remarque est la sympathie immédiate qu’inspire Mariss Jansons sur le podium. Ce chef discret est sans nul doute aujourd’hui le plus grand de tous (à part les grands mythes octogénaires ou quasi, les Abbado, Haitink, Boulez), et sur le podium c’est le plus souriant de tous, toujours ce sourire d’une humanité profonde, qui conduit les musiciens, avec une énergie peu commune malgré ses problèmes cardiaques (un ami s’était étonné de voir son geste, qu’il pensait moins démonstratif, plus distancié ou plus sénatorial). Cette joie, elle est communicative, ce sourire, nous l’avions tous au sortir d’un concert contrasté, mais aussi grandiose, un de ces soirs qui comptent dans la vie du mélomane. Quelle semaine! Après le Requiem de Verdi, une première de Mahler anthologique, et un concerto pour violon n°2 de Bartok qui laisse sans doute le goût d’inachevé dans la bouche, non à cause de l’orchestre mais à cause du soliste, mais qui pose de manière crue le problème de l’interprétation et de la sensibilité, à propos d’une musique d’un abord difficile et rèche. Ce soir la sensibilité et le coeur, c’est l’orchestre qui me les a données, un orchestre magnifique, au son épuré, à la finesse exemplaire, dans un concerto où l’aspect acrobatique du violon semble dominer, alors que dès que l’orchestre reprend, on est dans un autre univers, c’est cet écart qui me frappe. Si l’on compare avec le concerto de Berg, de trois ans antérieur, et écouté il y a quelques mois par Isabelle Faust, nous sommes avec Bartok à la frontière  du dodécaphonique, qu’il ne franchit pas, mais il est difficile de ne pas rapprocher ces deux expériences violonistiques, où le violon éthéré de Faust n’a rien à voir avec le coup d’archet violent, appuyé, au son plein du Stradivarius de Leonidas Kavakos. Un style techniquement sans reproche, très acrobatique et très dominé: Bartok en bon hongrois sait ce que violon veut dire. A ce jeu et notamment dans le long premier mouvement, Kavakos est très démonstratif et assez extérieur, il ne communique pas une épaisseur, mais un “jeu”, rien qu’un jeu, mais il ne dit rien. En tous cas, il ne m’a rien communiqué. Au contraire, et c’est très sensible au deuxième mouvement, andante tranquillo construit en thème et (sept) variations ce qui était l’intention initiale du compositeur quand Zoltán Székely voulait un concerto. Bartok joue entre un certain classicisme formel, mais aussi un jeu où l’orchestre est au premier plan, et ce jeu soliste/orchestre tourne pour moi à l’avantage de l’orchestre, contrebasses somptueuses (1ère variation) harpe (deuxième) mais aussi celesta et timbale. jeu à la fois d’accompagnement et presque de contraste avec le soliste. Grand moment. J’avoue ne pas avoir ressenti le violon de Kavakos, faisant pour moi plus de notes que de musique, avec un côté superficiel quand j’entendais un orchestre bien plus profond. Paganini en bis, il fallait s’y attendre. Dommage; j’attends de réécouter cet artiste de 45 ans, qu’on voit depuis une petite dizaine d’année dans les grandes salles de concert, et qui est l’artiste en résidence de Philharmonique de Berlin cette saison.
Avec Mahler, c’est un tout autre univers, une toute autre trempe, une toute autre profondeur: le son très dense de l’orchestre, rompu à ce répertoire, le soin de Jansons de ménager les contrastes, de rythmer jusqu’à l’imitation ironique le Ländler du second mouvement, de passer violemment d’un attendrissement bouleversant à un grincement insupportable, c’est tout Mahler qu’on ressent, c’est tout un discours qui nous est donné, le discours de l’amertume, déjà, mais aussi et surtout le discours de l’optimisme, de l’union avec la nature, une nature en harmonie, mais la souffrance aussi, et la déchirure: ses années de jeunesse étaient traversées par des crises amoureuses violentes, qui motivent l’envie d’écrire (Das Klagende LiedLieder eines fahrenden Gesellen). Ces expériences personnelles accumulées motivent le  besoin d’écrire une forme symphonique plus large, d’abord poème symphonique, en cinq moments dont un andante (“Blumine”) qu’il supprime pour, en 1896, lui donner son titre définitif de Première Symphonie, peu à peu acceptée par une critique d’abord sceptique (la critique hongroise avait loué ses dons de chef d’orchestre, mais lui déconseillait de continuer à diriger ses oeuvres). Il y a quelques années, Abbado avait dirigé cette symphonie à Lucerne, un moment sublime comme presque toujours Abbado en donne à Lucerne, et ce soir c’est sublime aussi, mais , et c’est heureux, complètement autre complètement ailleurs. J’avais je crois déjà usé de la métaphore, mais Abbado a l’élégance d’un temple ionique: monumental, élégant, raffiné. Ici Jansons construit une symphonie de style dorique, un dorique maîtrisé comme le Parthénon, avec ses contradictions, ses courbes légères qui corrigent les perspectives, une rigueur massive et en même temps d’une aveuglante clarté, où l’explosif est toujours maîtrisé, les cors, debout comme le demande la partition au dernier mouvement sont somptueux, mais leur son n’est pas envahissant dans une salle à l’acoustique si claire et si généreuse, l’explosion du début du mouvement et même le final restent “maîtrisés” au sens où le son reste compact. Un art consommé des équilibres, de l’élégance, et cela nous fait trembler. Le sommet de ce soir à mon avis, le troisième mouvement, la fameuse marche funèbre au son du Frère Jacques, avec sa terrible ironie, ses sons à la fois sublimes et grinçants, son rythme (percussions extraordinaires), un des moments les plus rares, car l’ironie peu à peu laisse place à l’effroi, l’émotion, l’humain. Mais aussi je l’ai écrit plus haut le second mouvement très “lourd”, au rythme saccadé de la danse populaire, non pas sublimée, mais vraiment “terrienne”, chtonienne, dirais-je. Enfin, je fais référence au début, les toutes premières secondes de la symphonie furent si magistrales que tout le public a compris à quel événement il lui était donné d’assister. Évidemment à la fin, très vite, standing ovation, sans qu’un seul spectateur ne quitte la salle. Et honte à ceux qui diraient d’un petit air entendu que le Concertgebouw “a toujours le même son”:  oui, et c’est tant mieux quand c’est ce son là: à Lucerne, à Amsterdam, dans ces salles à l’acoustique exceptionnelle, ce son se déploie, s’approfondit, se structure en échos, en lignes, en tissu sonore, compact mais clair , massif mais aéré, il met en espace le rêve du mélomane.
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LUCERNE FESTIVAL 2011: Andris NELSONS dirige l’orchestre du CONCERTGEBOUW (WAGNER, STRAUSS, CHOSTAKOVITCH) le 4 septembre 2011

 

Royal Concertgebouw Orchestra (Mariss Jansons au centre)
Photo: Simon van Boxtel

 

 

Évidemment, j’aurais secrètement voulu entendre Mariss Jansons diriger son orchestre du Concertgebouw. Mais j’ai beaucoup d’intérêt pour Andris Nelsons, et je suis curieux de l’entendre dans le répertoire le plus large, pour me faire une idée complète de ses talents. Et puis, j’ ai moins l’occasion d’entendre l’orchestre du Concertgebouw que d’autres grandes phalanges: le même jour Pollini et le Concertgebouw à Lucerne, cela ne se refuse pas.
C’est un programme éclectique qu’a proposé ce soir le l’orchestre du Concertgebouw, une première partie brève (25 minutes) faite de l’ouverture de Rienzi de Wagner et de la Danse des sept voiles de Salomé, de Richard Strauss, et en seconde partie la Symphonie n°8 de Chostakovitvch appelée quelquefois “Stalingrad”.
L’ouverture de Rienzi est le morceau le plus connu du “Grand Opéra” de Wagner, interdit de Bayreuth (en 2013, si les financements sont trouvés, Christian Thielemann dirigera Rienzi sous une tente, où seront aussi donnés les autres opéras de jeunesse, les Fées, et la Défense d’aimer, avant le Festival.) On en connaît un enregistrement de référence, dirigé par Wolfgang Sawallisch, chez Orfeo, écho de représentations munichoises. Andris Nelsons dirige avec un tempo plus lent (cette lenteur qu’on a aussi remarqué dans Lohengrin), détaillant l’architecture avec une grande précision, et exaltant les différents niveaux sonores, comme s’il voulait montrer combien le grand Wagner est déjà présent dans cette œuvre appelée le “meilleur opéra de Meyerbeer”, il en résulte une fresque symphonique somptueuse, très rythmée, et très sensible: l’émotion est là, oui, même dans cette musique un peu méprisée.
Un moment éclatant et épique, qui contraste un peu avec le second extrait, la Danse des Sept voiles de Salomé de Richard Strauss, dont Nelsons fait une sorte de suite d’orchestre, très impressionnante. L’absence de scène (et l’on sait que ce morceau est toujours très attendu) amène l’auditeur à se concentrer sur la musique, qui devient sous la baguette de Nelsons, un festival de couleurs, de toutes sortes, loin du décadentisme, et très proche de ce XXème siècle commençant qui va porter très vite à l’Ecole de Vienne. Une vision  très symphonique, diffractée en sons qui explosent, et où les bois éblouissants de l’orchestre du Concertgebouw stupéfient. Moment grandiose.
           Andris Nelsons (Photo Marco Borggreve)

Andris Nelsons est un chef d’opéra, il l’a prouvé là où il est passé, et dernièrement à Bayreuth pour Lohengrin. Il fut aussi le lointain successeur de Richard Wagner puisqu’il eut lui-aussi la charge de directeur musical de l’Opéra de Riga, capitale de la Lettonie, sa patrie. Compatriote de Mariss Jansons, il en fut aussi l’élève (privé), et sans doute sa formation musicale le prédispose à diriger Chostakovitch. En effet, d’une famille de musiciens, lui-même trompettiste dans l’orchestre de Lettonie, il a étudié la direction d’orchestre à Saint Petersbourg, comme les grands musiciens des états baltes, à commencer par Mariss Jansons lui-même, qui fut l’assistant de Evgueni Mravinski au Philharmonique de Leningrad. La tradition interprétative de Chostakovitch part évidemment de Saint Petersbourg et de Mravinski, créateur de la Symphonie n°8 en novembre 1943. Ainsi, Andris Nelsons, formé à l’école de Saint Petersbourg et à celle de Jansons a-t-il sans doute profité de cette grande tradition qui, partie de Mravinski, passe par ses deux assistants successifs Kurt Sanderling et Mariss Jansons. Il était donc intéressant d’écouter un représentant de la nouvelle génération des chefs issus de la tradition petersbourgeoise.
Andris Nelsons est un chef démonstratif, dont les gestes et le corps accompagnent la musique et les rythmes sur le podium, il rappelle bien sur Mariss Jansons, par sa manière de tenir la baguette notamment, et par la manière de se mouvoir, tête, expression faciale, gestes des épaules. Tout concourt à indiquer aux musiciens l’expression, là où chez Abbado tout passe par la main gauche et le visage, là où chez Rattle tout passe par une expression  grimaçante du visage. Cette énergie dépensée sur le podium souligne sa jeunesse (il est né en 1978), mais sa manière de diriger est très différente de celle de Gustavo Dudamel, dont le long passage par l’orchestre des  jeunes du Venezuela, a donné certes beaucoup d’énergie et d’expression du corps, mais surtout une précision du geste et du regard qui doit donner aux orchestres une très grande sécurité. Nelsons, c’est d’abord une boule d’énergie.
Et il faut bien reconnaître que l’interprétation de la Symphonie n°8 fut, évidemment grâce au concours de cet orchestre magique, un immense moment musical, vraiment bouleversant. Cette symphonie, classée parmi les symphonies de guerre (elle succède à la Symphonie Leningrad) n’est pas vraiment une symphonie à programme, même s’il a plu aux exégètes de créer une succession créatrice de sens (n°7 Leningrad, n°8 Stalingrad) puisque le parcours proposé est une vision évidemment tragique de la guerre, mais qui se termine par des rappels de l’adagio initial qui envisagent un apaisement ou un futur plus serein né des victoires de l’armée rouge. Le début décrit une tension entre le drame (contrebasses et violoncelles) et une mélodie presque mahlérienne aux violons. Si les deux premiers mouvements sont bien identifiés, les trois derniers s’enchaînent sans interruption et la symphonie se termine par un allegretto qui mélange des échos tragiques du passé, des mélodies populaires d’inspiration plutôt pastorale, et des rappels du premier mouvement, adagio. Les mesures finales s’abîment jusqu’au silence de notes à peine effleurées. Extraordinaire.
Nelsons ménage de violents contrastes, retient l’orchestre et le fait murmurer (les violoncelles et les contrebasses sont phénoménaux), ou exploser, et sa lecture est d’une très grande clarté, et fait très nettement émerger les architectures, loin d’être une lecture massive, c’est au contraire une lecture très dynamique, qui exalte aussi les sons individuels. Cela permet d’entendre et d’exalter les solistes de l’orchestre et surtout les cuivres et les bois sublimes notamment dans le solo initial pris à un tempo très lent, du dernier mouvement (rappelons pour mémoire que Lucas Macias Navarro, Hautbois solo, est aussi le Hautbois solo du Lucerne Festival Orchestra). La Symphonie ménage des moments très marquants aux solistes de l’orchestre et cela permet évidemment de vérifier que l’Orchestre du Concertgebouw est tout simplement stupéfiant.
Sans diminuer le mérite du chef, on se demande avec pareille phalange si l’on peut faire autre chose que du sublime. Précision redoutable, engagement, mais aussi  très grande simplicité d’approche et de comportements, pas de gestes spectaculaires générateurs d’applaudissements triomphaux, ils jouent, simplement, ils font de la musique avec cette sécurité d’âme que seuls les authentiques artistes possèdent et qui naît sans doute de la tradition musicale hollandaise
Est-ce le plus grand orchestre du monde actuellement comme le disent certains ? Force est de constater qu’à chaque fois que je l’entends (il y a deux ans à Londres dans Mahler, il y a trois mois à Amsterdam dans Tchaïkovski, ce soir à Lucerne), c’est une vraie stupéfaction. La présence à leur tête de Mariss Jansons, chef médiatiquement discret, souriant, chaleureux et humain,  immense musicien, y est sans doute pour quelque chose, et ils ont été  précédemment dirigés pendant des années par un autre chef d’envergure qui fait penser à Jansons par sa discrétion et ses qualités musicales, Bernard Haitink (la relation à Chailly, prédécesseur de Jansons, fut plus contrastée).
Andris Nelsons bénéficie donc à la fois de cet orchestre proprement miraculeux, et de la tradition dont il a hérité par ses maîtres et sa famille: cela donne une soirée marquante, soldée par un triomphe mérité  (standing ovation, longs applaudissements, mais pas de bis…). Il fallait une fois de plus aller à Lucerne ce soir là, le ciel noir au dessus du lac fut illuminé par cette extraordinaire flaque d’éternité.

NB: je vous conseille d’écouter cette symphonie dans l’enregistrement de Jansons dirigeant le Pittsburgh Symphony Orchestra, avec un bonus qui montre Jansons en répétition: vous comprendrez sans doute ce que j’entends par “chef discret, souriant, chaleureux et humain,  immense musicien”.

PS: Après plus de 10 jours, la symphonie de Chostakovitch me poursuit, et j’ai des souvenirs intenses de ce concert. Quelques amis croisés à Lucerne qui ont vu beaucoup de concerts du festival 2011 considèrent que ce dimanche 4 septembre fut le sommet de cette année. Ce fut vraiment un très grand moment. Mes souvenirs recréent l’émotion qui m’a étreint, et même la multiplient.

DE NEDERLANDSE OPERA AMSTERDAM 2010-2011: EUGENE ONEGUINE, de P.I.TCHAIKOVSKY le 18 juin 2011 (Dir.mus: Mariss JANSONS,Ms en scène: Stefan HERHEIM)


Foto Forster

 

Lors de l’Eugène Onéguine du festival de Lucerne, ce printemps, j’avais crié mon enthousiasme devant l’impressionnante direction de Mariss Jansons, la très belle distribution réunie et la prestation tout à fait extraordinaire de l’Orchestre de la Radio Bavaroise. Je terminais mon compte rendu par ces mots: “Alors c’est dire quelle hâte j’ai de voir la production d’Amsterdam, avec le merveilleux Concertgebouw et dans la mise en scène de Stefan Herheim, c’est dire avec quelle chaleur je vous suggère de faire le voyage d’Amsterdam entre mi juin et le 10 juillet…”
Je ne peux que persévérer dans ma suggestion: Amsterdam est à 3h18 de Paris en Thalys et ce spectacle vaut vraiment le voyage.
Il faut d’abord saluer à nouveau la performance tout à fait extraordinaire de Mariss Jansons et d’un Orchestre du Concertgebouw en état de grâce. On ne sait que louer: la rondeur du son, la chaleur de l’interprétation, la précision des instruments solistes, les bois superlatifs, les notes émises sur un fil de son, la clarté de l’espace sonore. L’extraordinaire cohérence de cette approche, qui sait rendre palpable la poésie de certains moments (les monologues de Lenski par exemple, où l’orchestre  accompagnant le merveilleux chanteur qu’est Andrej Dunaev est absolument magnifique) mais aussi le tragique (scène finale) et tous les moments attendus, comme la Polonaise du 3ème acte, prise avec un tempo plus lent, mais avec un sens du rythme et des équilibres sonores époustouflants. Un travail mémorable, anthologique, qui  me fait placer définitivement Onéguine au-dessus des autres grands chefs d’oeuvres lyriques de Tchaïkovski:  à Pâques, et ce soir, j’ai découvert toute l’épaisseur, toute la profondeur de cette œuvre à laquelle pendant longtemps j’ai préféré La Dame de Pique.
A cette interprétation fulgurante, répond une mise en scène d’une intelligence exceptionnelle et d’une complexité tout à fait inattendue pour une œuvre au livret apparemment linéaire. Stefan Herheim a habituellement 100 idées à la minute. Il en a eu cette fois 200 au bas mot. Il y a eu des critiques allemands (Der Tagesspiegel, de Berlin) qui lui ont reproché ce trop plein, et une complexité qui finit par gêner les chanteurs. Je ne partage pas ce point de vue. Herheim qui “contextualise” à l’extrême les œuvres qu’il met en scène, et qui s’appuie souvent sur de grandes références historiques dans lesquelles les œuvres s’insèrent (comme Parsifal à Bayreuth, par exemple) a choisi ici de placer l’action dans le contexte de la Russie éternelle, et d’une Russie grande mais amère, tout en plaçant  l’échec de tous les protagonistes au centre du drame: Onéguine perd ami, amour et gloire, Lenski perd la vie, Tatiana refuse l’amour et vivra dans la médiocrité de luxe représentée par un Grémine jeune, oligarque probablement poutinien de son état.
Le spectacle commence par l’arrivée inopinée, à salle encore éclairée, du chef, qui attend. Le rideau s’ouvre, et dans le silence arrivent des invités dans un hôtel de très grand luxe de la Russie d’aujourd’hui, puis on entend au fond la musique du troisième acte. Les ascenseurs (photo de Tchaïkovski à l’intérieur) déversent des invités très chics de la haute société, puis arrive enfin Onéguine, un peu déphasé,  et le couple Grémine/Tatiana, échange de regards, intenses, et l’opéra commence…

Acte I, Foto Forster

Le dispositif scénique de Philipp Fürhofer comprend au centre une sorte de cage de verre, aux cloisons mobiles, qui abrite un espace qui sera souvent l’espace du passé, où les protagonistes vont projeter leurs souvenirs et leur fantasmes: car tout le propos est là, Onéguine désormais  amoureux de Tatiana et Tatiana encore amoureuse d’Onéguine vont revivre, ensemble ou non, les épisodes des actes précédents (ils revivent “les choses de leur vie”), et à la Tatiana  folle amoureuse d’hier répond l’Onéguine dévoré par la passion d’aujourd’hui. Ainsi se construit un jeu complexe où se mélangent hier et aujourd’hui, dans une Russie d’hier pleine de clichés, et celle d’aujourd’hui, où dominent violence des rapports et médiocrité. L’évocation commence par une séparation du chœur en deux, à droite, les russes d’aujourd’hui dans leur comédie sociale, à gauche, des paysans en costume folklorique, comme dans des opérettes, qui entament le chœur de la première scène, pendant que Madame Larina et Filipjevna font des confitures. La Tatiana mûre repense à sa jeunesse et se dédouble, se regarde faire, et va bientôt se confondre avec son double jeune. Lenski et Onéguine sont vêtus en costume vaguement cosaque, bottes, pantalons larges, tuniques: on est dans une Russie  tchékhovienne , un bon vieux temps mythique, et Herheim a eu de très belles idées, comme celle de faire chanter Lenski (dans son air fameux “Ia tebe Lioubliou”, “je t’aime”) face à Olga, en présence d’Onéguine et de Tatiana, qui par un jeu de regards et quelques gestes, semble répéter silencieusement à un Onéguine indifférent ce que Lenski chante à Olga. Moment très émouvant et d’une grande délicatesse.


Foto Forster

Le jeu du passé et du présent culmine au moment de la scène de la lettre. Tatiana est avec Grémine, qui dort dans un luxueux lit, elle revoit sa chambre de jeune fille, elle se revoit écrire cette lettre et se réinstalle sur un bureau, mais bientôt apparaît Onéguine, – on ne sait si c’est en parallèle ou dans le fantasme de Tatiana- qui se met à écrire une lettre à Tatiana, sans doute la lettre qu’elle lui écrivit jadis, puisqu’à un moment elle semble la lui dicter. A la fin de la scène, se lève du lit non plus Grémine, mais Onéguine lui-même, rejoignant ensuite Tatiana dans le petit lit de sa jeunesse, à l’intérieur de l’espace des fantasmes. Évidemment, on devine ce que cela nécessite comme mouvements, apparitions disparitions, dédoublements, changements rapides de costumes (de Gesine Völlm, très beaux). Il faut aussi bien dominer le livret pour pouvoir suivre les méandres de l’intrigue, revue par le regard de Herheim, mais les trouvailles m’apparaissent vraiment pleines de sens, comme ce petit livre rouge, symbole de tous ces personnages romantiques du XIXème, symbolisés notamment par le Childe Harold pilgrimage de Byron par exemple, dont le dramaturge de Herheim, Alexander Meier-Dörzenbach parle beaucoup dans le programme.

Autre moment étonnant: la colère de Lenski lors de l’anniversaire de Tatiana (invités goulus, buffet somptueux, Monsieur Triquet enflammant sa perruque lorsque monte au ciel une gigantesque étoile enflammée, voir photo ci-dessous) qui se meut en colère révolutionnaire dont Lenski se fait le porte parole dans sa colère contre Onéguine: c’est la fin de la Russie du folklore, l’apparition d’une Russie grise, et glacée. Et à cette guerre là, il est tué par Onéguine qui du même coup devient un paria.
Ainsi, on voit que toute l’intrigue “amoureuse”, toute l’histoire se déroulent sur fond d’histoire russe, de la Russie fin de siècle de Tchékhov à la révolution et à la Russie soviétique et post soviétique dans un schéma qui pourrait être :
– un premier acte qui est celui des souvenirs et des regrets , c’est un monde à la Tchékhov, complètement fantasmé, qui s’oppose au monde du présent (le luxe superficiel et facile), c’est l’acte de la découverte des amours, des premières déceptions, et des retours rêvés sur ces moments par les personnages qui désormais ont vieilli ou perdu leurs illusions.
– un deuxième acte qui s’inscrit comme la fin de ce monde, irruption de la révolution russe dans un monde aristocratique en fin de course. La colère de Lenski contre Onéguine est presque idéologique, et se retourne sur la société entière, dont Onéguine semble être le symbole honni.
-un troisième acte fortement partagé en deux parties bien distinctes, la Polonaise initiale est une vision totalement fantasmée de la Russie éternelle et des clichés qui y sont rattachés: moujiks, archevêques orthodoxes, paysans folkloriques, tsar, soldats révolutionnaires, cosmonautes, athlètes olympiques,  ballets russes (un danseur entre un cygne noir et un cygne blanc, autre œuvre de Tchaïkovski symbolique de l’âme russe) et un ours!


Foto Forster

Cette vision se clôt sur un Grémine tsarisé, en beau prince charmant tout chamarré et tout de blanc vêtu, et une Tatiana alle aussi tout en blanc, comme dans un conte de fées. C’est dans ce contexte que l’air de Grémine est magnifiquement chanté par Mikhail Petrenko: Grémine n’est plus un vieillard noble, mais un homme jeune et vigoureux, un Prince Charmant qui présente sa femme à un Onéguine transfiguré. On passe cependant aussitôt après au présent, au réel, qui,  après tous ces moments rêvés, fantasmés, regrettés, qui ont parcouru les deux autres actes, se relie aux premiers moments du lever de rideau, écrin de l’échange dramatique entre Tatiana et Onéguine, interrompu par un Grémine qui lance ses gardes du corps contre un Onéguine, paria, chassé, refusé, désespéré, à qui il tend un pistolet qu’il a déchargé (roulette russe?): quand Onéguine se pointe son pistolet contre sa tempe, il tire et il n’y pas de balle:  il rate même son suicide. Il a tout raté. Tatiana toujours amoureuse l’a rejeté, Lenski son meilleur ami est mort. Tout est vain, tout est inutile, reste en scène une Russie de parvenus, mondaine et superficielle dans un luxe vulgaire dont la reine est…Tatiana.
On a peine a rappeler toutes les idées de mise en scène qui illustrent le livret et qui bien sûr vont bien au-delà: la vision d’un Lenski révolutionnaire est sans doute extrême, mais en même temps, sanctionne une fin: la fin des jeux, la fin de l’aristocratie, la fin des Onéguine. Seulement, Herheim nous montre qu’en passant des Onéguine aux Oligarques, cette Russie là n’y gagne pas. Cette lecture est particulièrement cruelle car loin d’impliquer seulement le personnage d’Onéguine, elle implique toute une vision d’une destinée russe, une lecture d’un Tchaïkovski qui se rêverait Moussorgski.
Dans une telle complexité, dans un tel écheveau de niveaux de lectures, très stimulantes pour le spectateur, et se traduisant évidemment par des effets scéniques spectaculaires, surprenants, multiples,


Foto Forster

jeux de reflets qui se superposent, jeux d’ombres, jeux d’éclairages, le travail des chanteurs est évidemment rendu lui aussi complexe, puisqu’ils doivent sans cesse passer d’un monde réel à un monde rêvé, passer dans le monde de la mémoire, tout en étant “dans l’aujourd’hui”. Ils s’en sortent remarquablement, à commencer par Bo Skhovus, qui promène un personnage qui ressemble un peu au Don Giovanni de Tcherniakov à Aix, complètement défait dès le départ, et dont la voix un peu voilée fait merveille, notamment lorsqu’au troisième acte explose une violence désespérée tout à fait extraordinaire. Si au concert son premier acte semblait un peu en deçà de ce qu’on pouvait attendre , ici tout apparaît en cohérence. Un Onéguine à la fois vaincu et pathétique, une composition phénoménale.
La Tatiana de Krassimira Stoyanova n’a pas la fraîcheur, la spontanéité juvénile et bouleversante de la jeune Veronika Dzhioeva à Lucerne. Dans le contexte d’une Tatiana plus mûre revoyant sa jeunesse perdue, et chantant en femme mûre l’ensemble de l’oeuvre dans ce va et vient exigé par le metteur en scène, cela se comprend mieux: ou alors il eût fallu deux Tatiana (il y en a quelquefois  deux mais l’une mime et l’autre chante…). Mais si elle n’a pas la fraîcheur, elle a le dramatisme et la voix tragique, elle a la puissance et compose elle aussi un beau personnage. J’ai quand même préféré la jeune  Dzhioeva, vraiment touchante.
Le Grémine de Mikhail Petrenko est  totalement en cohérence avec le rôle voulu par Herheim. Habituellement distribué à des basses en fin de carrière (Ghiaurov fulgurant dans les années 90 avec une bouleversante Freni),  Grémine est ici dans la force de l’âge, avec une voix claire, jeune, d’une intensité rare: il confirme,  ce que nous avions compris depuis quelque temps, qu’il est l’une des grandes basses d’aujourd’hui, doué d’une intelligence du texte et du chant exceptionnelle.
Lenski est confié au ténor Andrej Dunaiev, qui chante avec intensité, intelligence, poésie: voix claire, émission modèle, diction parfaite, projection, technique, subtilité, mais aussi une véritable prise de risque dans son rôle de révolutionnaire: là aussi, c’est magnifique notamment dans l’air du second acte “Kuda, Kuda”, rarement chanté avec cette intensité..
Les autres rôles sont défendus de manière exemplaire, à commencer par la Olga d’Elena Maximova, toute  fraîcheur et jeunesse, mais surtout toute  justesse de ton, n’oublions ni Olga Savova (Madame Larina) ni surtout la très belle et très émouvante Filipjevna de Nina Romanova.
Notons enfin la composition  cocasse et si juste de


Foto Forster

Gilles de Mey en Monsieur Triquet, et le chœur magnifique dirigé par Martin Wright, qui se prête à toutes les fantaisies du metteur en scène, avec un engagement, une justesse et  une précision remarquables (mais depuis Moïse et Aaron dans la mise en scène de Peter Stein avec Boulez, on sait de quoi ce choeur est capable…).
Vous aurez compris que je suis totalement séduit par ce spectacle, qui peut désarçonner, mais dont on doit reconnaître l’intelligence: travail sur l’histoire et l’imaginaire, sur la psyché des individus et d’une société, il fait d’Eugène Onéguine une œuvre non plus mélancolique, mais authentiquement tragique, aidé en cela par un orchestre et un chef de rêve…Allez, encore une fois, c’est jusqu’au 10 juillet, à 3h18 de Paris par le Thalys. Qu’attendez-vous pour vous précipiter? A défaut, ou en guise de hors d’oeuvre, regardez la retransmission sur MEZZO le 23 juin à 20h ( sans doute préannonciatrice d’un futur DVD). Et regardez toujours en tous cas la programmation toujours stimulante d’Amsterdam.

PS: Dernière nouvelle, La Monnaie de Bruxelles  reprend la saison prochaine l’extraordinaire Rusalka de Dvorak, mise en scène du même Stefan Herheim et dirigée par Adam Fischer. A ne manquer sous aucun prétexte.

LUCERNE FESTIVAL 2010: Mariss JANSONS dirige l’orchestre du CONCERTGEBOUW le 3 septembre 2010 (MAHLER: Symphonie n°3)

 

Beaucoup de Mahler à Lucerne cette année. Outre Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra, qui ont proposé la 9ème Symphonie, Sir Simon Rattle et le Berliner Philharmoniker ont joué la Symphonie n°1, Pierre Boulez fera la Symphonie n°6 avec les jeunes du Lucerne Festival Academy Orchestra, et Mariss Jansons a proposé ce soir 3 septembre la monumentale Symphonie n°3 avec le Concertgebouw d’Amsterdam.

On ne peut s’empêcher d’éprouver une légère déception. Soyons honnêtes, le concert a été magnifique, et s’est terminé sur un énorme succès avec « standing ovation ». Mais nous avons en tête à la fois Claudio Abbado (dans cette salle en août 2007, avec le Lucerne Festival Orchestra) et Pierre Boulez (à Carnegie Hall à New York, en octobre 2007, avec le Lucerne Festival Orchestra et en remplacement d’Abbado, malade). Pierre Boulez avait proposé une vision d’une grandeur inouïe, avec un tempo très lent (plus de dix minutes de plus qu’Abbado) et d’une intensité qui avait stupéfié critiques et public. Claudio Abbado a une vision de Mahler plus sombre : dans ses interprétations, c’est la souffrance ou l’amertume qui dominent, la nostalgie ou la mélancolie, y compris dans les symphonies dites « positives », comme la Troisième ou même, comme l’an dernier, la Première. Ce qui nous avait frappés, c’est que cette Première semblait proche de la Septième ou de la Neuvième…

Ainsi, dans cette même Troisième, tous les auditeurs se souviennent du corps de postillon, cet instrument de la nature montagnarde et rude, que Mahler affectionne, dissimulé en coulisse, lointain, éthéré, mélancolique à en pleurer, qui nous avait bouleversés. Le même cor chez Jansons est certes en coulisses, et interprété à la perfection, mais le son est proche, presque trop fort, en tous cas si présent, et si réel qu’il n’a rien d’éthéré, ni de bouleversant, mais qu’il offre bien plutôt un son presque joyeux.

Le premier mouvement est très violent, presque agressif, et les cordes enivrantes du Concertgebouw sont à la fête (les cuivres, tout au long du concert, l’ont été un peu moins, il y a eu çà et là de menues erreurs) : c’est presque stravinskien, oserais-je dire, il est vrai que la Symphonie n°3 est une sorte du préfiguration du Sacre du Printemps, qui observe la nature dans son cycle vital, naissance et mort (il y a comme une marche funèbre dans le premier mouvement), le son n’est pas aérien comme chez Abbado, il est au contraire compact, serré, urgent comme souvent chez Jansons. Ainsi, cette musique pour le cosmos, qui devait selon Mahler donner cette sorte de terreur sacrée du Monde et de Dieu semble t-elle au départ plus « chtonienne ». La présence de la nature, des fleurs, des pâturages, des montagnes est évidemment prégnante, on est dans le monde des « Correspondances » baudelairiennes .

Mahler compose la symphonie en deux étés en montagne (le cor, dont nous parlions, est un instrument de la montagne, paysage inséparable de Mahler). Pan et Dionysos, les dieux favoris de Nietzsche, sont partout présents en ce début, et les mouvements deux et trois (Tempo di minuetto(3), et Comodo.Scherzando(4) dans l’interprétation de Jansons, ne sont pas amers, ni grotesques comme souvent les danses chez Mahler (pensons à la sorte de danse macabre de la Neuvième), mais au contraire plutôt positifs et souriants. C’est aussi frappant dans le « O Mensch », ce Lied sublime sur le texte de Nietzsche chanté ici de manière stupéfiante par Anna Larsson. Le son ne rend pas vraiment le « Misterioso » demandé par le texte. C’est en effet moins mystérieux, beaucoup moins nocturne qu’à l’accoutumé. Ce Minuit chanté par Larsson est plutôt accompagné de la lumière de la pleine Lune, aussi est-on moins surpris de l’enchaînement (« Lustig im Tempo… ») avec les joyeuses voix d’enfants (Luzerner Knaben Kantorei) et de femmes (Dames du Schweizer Kammerchor), et le dialogue avec la voix de l’alto semble presque « naturel ».
Dans une interprétation plus immédiate, plus énergique, plus claire, plus ouverte, le dernier mouvement, l’adagio (Langsam. Ruhevoll. Empfunden) ouvre sur un autre espace. En le reliant par de lointains échos au mouvement lent de l’opus 135 de Beethoven et au Tristan de Wagner, Mahler affirme au final de sa symphonie la prééminence de l’amour. Chez Abbado, cet amour contient en lui-même les déceptions du futur. Rien ne permet de le dire ici : nous sommes bien dans un univers de l’amour heureux, qui respire de plus en plus largement. Il y a là pour Jansons un Mahler heureux, mais de ce bonheur ou de cette joie profonde et intense qui n’a rien à voir avec une explosion. L’audition du final, tout d’intensité, mais aussi tout de bonheur profond, surprend, puis prend l’auditeur. Il est clair que c’est ce moment qui est le plus marquant du concert, celui où nous sommes « dedans », complètement. Le public d’ailleurs l’a bien senti se retenant par un court silence, puis applaudissant à tout rompre.

En conclusion, même si sans doute l’approche « nostalgique » d’Abbado me séduit plus et parle plus à une sensibilité « à fleur de peau », l’approche de Jansons, moins sensible et plus « terrienne », plus rude aussi, finit elle aussi par nous emporter. Car il ya eu joie, une joie profonde. Jansons, qui sort de problèmes de santé délicats (il a de lourds problèmes cardiaques), nous est apparu souriant, engagé. Avec sa gestique expressive et sans doute épuisante – il suait abondamment -, il fait presque peur. Mais il nous a rendus heureux.

MARISS JANSONS dirige la Symphonie n°2 de Mahler (Résurrection) au Barbican Centre de Londres (13 décembre 2009)

 

J’ai longtemps considéré la Symphonie n°2 (Résurrection) dirigée par Bernstein (la première version avec NewYork surtout) comme l’absolue référence. Puis vint en 2003, l’incroyable interprétation d’Abbado à Lucerne (il y en a un CD et un DVD), notamment lors de la répétition générale, qui nous avait tous assommés. Je me souviens de mon voisin (il y avait deux cents personnes en salle) qui ne cessait de murmurer “toll, toll” (en allemand, extra, formidable, génial!) les larmes aux yeux. Un miracle de ce type n’est plus jamais revenu, et j’ai attendu six ans pour réécouter en concert une Symphonie “Résurrection” (Dudamel, à Lucerne). Cette saison, Abbado y revient cette saison lors de son concert de retour à la Scala de Milan: l’attente est immense comme on le sait. Alors, j’ai voulu entendre ce que Mariss Jansons en faisait, lui qui est avec Boulez le chef que j’admire le plus après Abbado aujourd’hui. C’est ce qui a justifié une petite virée londonienne, toujours agréable par ailleurs, puisque je ne pouvais être à Pleyel le 17 décembre; c’était d’ailleurs moins cher à Londres, bien moins cher même, avec un prix maximum de 55£ (110€ à Paris: on ne commentera pas…).

Ce que l’on peut dire d’emblée c’est que ce concert à lui seul valait le voyage. D’abord parce qu’on reste frappé par la perfection technique de l’orchestre, à qui il est beaucoup demandé: la présence en coulisse d’un grand nombre de pupitres, notamment des vents, construit un système d’écho coulisses/salle qui amène le public à se concentrer d’une manière inhabituelle sur ces parties de l’œuvre qui du fait même  des musiciens jouant en coulisse, renforce l’attention et fait découvrir des éléments qu’on n’avait pas forcément remarqués (notamment des phrases à la limite de l’atonalité) et rend tellement forte la célèbre phrase de Wagner dans ParsifalZum Raumwird hier dieZeit“. C’est justement l’espace sonore qui se démultiplie dans une constante perfection et impose au déroulé de la symphonie une nouvelle couleur. Jansons construit avec une rigueur implacable l’architecture du texte: il isole par une pause très longue le premier mouvement (que Mahler avait d’abord appelé “Totenfeier“-cérémonie funèbre-) du reste de l’œuvre comme si ce premier mouvement, à lui seul autonome, construisait un socle, et que le reste était le parcours vers la lumière et la Résurrection. Dès le début, l’atmosphère est tendue: Jansons retient le son jusqu’à la limite du possible et de l’audible. Ainsi les fortissimi n’apparaissent qu’en contraste avec les sons à peine effleurés, pas de fioritures, des sons nets, souvent cassants, puis un développement mélodique d’une lenteur inattendue (1h35),  qui met le spectateur en tension permanente lui aussi et qui crée les conditions d’une intense émotion. On ne cesserait de trouver des perfections nouvelles, le dialogue du premier violon et de la flûte, tous les bois et les cordes  époustouflants, les harpes toujours mises en valeur, tout cela rend chaque phrase musicale  isolée et chargée de sens et en même temps en permanente écho avec le reste dans une solution de continuité d’une rare homogénéité. Le second mouvement est absolument magique, même si les fameux pizzicati étaient encore plus éthérés et suspendus chez Abbado; il est vrai aussi qu’Abbado a une conception plus aérienne de la symphonie, alors que la vision de Jansons est, au départ au moins, pleinement chthonienne, pour s’élever peu à peu vers l’Ether. Ainsi pourrait-on s’étonner du contrôle qu’il exerce sur chaque pupitre, de cette machine à la fois parfaitement huilée, qui pourrait être un peu mécaniste, qui dès le départ a un sens, une âme, un souffle, parce qu’on sent une intime liaison entre chaque musicien et son chef et l’on ne fait pas simplement des notes, mais on fait ensemble de la musique. Cette vision est animée de bout en bout et conduit le spectateur qui est de plus en plus tendu avec une force inattendue et surprenante vers un final à couper le souffle: les trente dernières minutes créent une tension insupportable à cause de la rétention permanente du son, dans une vision majestueuse et grandiose que renforcent les interventions des deux solistes, BernardaFink et RicardaMerbeth: BernardaFink est magnifique, la voix a une grande étendue, une grande pureté, et son intervention dès “Urlicht” accentue la couleur de l’attente grave de la dernière partie de l’œuvre. RicardaMerbeth reste un peu moins expressive, mais son intervention finale reste spectaculaire. Le LondonSymphony Chorus quant à lui est un bon chœur qui intervient de manière correcte, sans plus, et qui marque une distance avec l’incroyable orchestre que nous entendons, dans une salle  à l’acoustique malheureusement  trop sèche, comme je le remarquais hier, qui aujourd’hui gêne encore plus et empêche l’expansion de cette musique céleste.

Au total, une attente récompensée au delà de nos espérances. Certes on sait combien le répertoire mahlérien est dans les gènes du Concertgebouw depuis  Mengelberg (et poursuivi par tous les chefs qui le dirigèrent), mais nous avons eu là, au-delà de la démonstration technique qui confirme à mon avis la toute première place de cet orchestre dans le panthéon mondial, un moment musical d’exception, un des plus grands concerts qui nous ait été donné d’entendre, sur des présupposés opposés à ceux d’Abbado, mais avec un résultat bien proche en terme d’émotion. Sans doute pour moi l’exécution d’Abbado en 2003 à Lucerne reste la référence miraculeuse et sans doute un peu magique, mais ce 13 décembre au Barbican Centre, grâce à Mariss Jansons et à l’orchestre du Concertgebouw, le public (debout, en délire)  a vécu un de ces moments pour lesquels il vaut la peine de vivre.

MARISS JANSONS dirige Smetana, Martinu, Brahms à Londres (12 décembre 2009)

Mariss Jansons est un chef peu médiatique, discret, mais qui là où il passe, traîne après lui tous les coeurs…A Munich, il fait exploser les abonnements de l’Orchestre de la Radio Bavaroise, tandis que le Münchner Philharmoniker connaît une crise importante et renonce à prolonger le contrat de Christian Thielemann, un chef pour moi trop bien considéré pour ce qu’il apporte vraiment à la musique. A Amsterdam, où il dirige le Concertgebouw, Jansons a réussi en quelques années à le reporter au sommet de la hiérarchie des orchestres, après une période Chailly un peu mouvementée. Le Concertgebouw est ce week end à Londres, au Barbican Center, pour deux concerts: ce soir, l’ouverture de la Fiancée vendue, de Smetana, le concerto pour deux orchestres à corde, piano et percussion de Martinu, et la 4ème symphonie de Brahms, demain après-midi, la Symphonie n°2 de Mahler “Résurrection”. Je venais à Londres pour Mahler et Jansons, et puis il restait des places excellentes et peu chères (12 £) pour ce soir, je n’ai pas hésité, et j’ai eu raison ô combien. D’abord, parce que j’ai découvert une oeuvre que je ne connaissais pas (Martinu) et ensuite parce que Brahms a été littéralement grandiose.

Dès les premières mesures de l’ouverture de la Fiancée Vendue, on remarque l’infinie légèreté des cordes, qui émettent un son à peine audible, tout le début jouant sur le contraste entre l’audible et l’inaudible, puis se développe en un crescendo impressionnant, très difficileà jouer. Manière de présenter l’incroyable qualité de cet orchestre, que d’aucuns n’hésitent pas à mettre au premier rang mondial, devant Vienne et Berlin. Le concerto de Martinu est une pièce symbolique de la période où Martinu (dont la veine de compositeur a succcessivement puisé dans la musique populaire de Moravie ou de Bohème,  chez Dvorak ou Debussy qu’il admirait tout particulièrement,  mais aussi chez les madrigalistes anglais)  s’intéresse au baroque et à la forme du concerto. Voulant composer une pièce marquant son retour au pays (nous sommes en 1938), l’histoire s’engouffre dans la composition puisque la Tchécoslovaquie disparaît (avec Munich) et c’est en Suisse en 1940 que l’oeuvre sera créée. Ainsi l’ambiance de l’écriture qui devait être positive et optimiste, devient plus sombre et même pathétique. Le premier mouvement est vif, dynamique, immédiat exige beaucoup des cordes, cela ressemble apr moments à du Chostakovitch, le largo est sans doute le meilleur moment de la partition, laisse entrer la mélancolie, la tristesse (le début est saisissant) et le piano est omniprésent, comme une sorte d’obsession. Le dernier mouvement retrouve la dynamique du premier, mais après le largo, c’est une certaine dissonnance qui domine, avec une fin complètement suspendue. Jansons arrive à dessiner ces différents moments, en marquant fortement la présence du piano (au centre du dispositif entre les deux orchestres), et soulignant la déconstruction qui domine le dernier mouvement. Une oeuvre à découvrir et à réécouter.

Dans Brahms, j’ai l’habitude d’écouter Abbado (comme dans Mahler d’ailleurs, d’où ma curiosité pour demain) que je trouve toujours “juste”. Abbado est un architecte inventif: si c’était un architecte (jouons au portrait chinois!), ce serait sans doute Borromini, avec ses formes légères, sa créativité, sa liberté de ton, ses acrobaties techniques et sa virtuosité. Si Jansons était architecte, ce serait Bernin, avec sa force, son sens aigu de la forme,  son regard grandiose sur le monde, mais aussi son humour et lui aussi sa virtuosité.

C’est ce grandiose qui frappe dans l’approche de Brahls par Jansons. Au début la lenteur surprend (elle m’avait même gênée il ya deux ans pour un Deutsches Requiem à Lucerne, un peu trop terrestre et appliqué pour mon goût). Il n’y a pas aujourd’hui d’application, il n’y a que de la construction géniale, qui fait ressortir les moindres détails, qui soigne d’une manière incroyablement précise les équilibres sonores, et les différentes strates de la partition. Il est servi par un orchestre (les bois font merveille!) complètement engagé dans l’aventure, au son chaleureux, rond (on déplore l’acoustique un peu sèche de la salle, en rêvant à celle, miraculeuse, du Concertgebouw d’Amsterdam), et large en même temps. Ce Brahms respire de grandes étendues, on est au seuil de Sibelius. Certes Brahms surprit, notamment dans le dernier mouvement, inspiré par des formes baroques de la passacaille ou de la chaconne, et très novateur dans sa variation finale. C’est ce que Schönberg admira notamment dans cette symphonie. Jansons imprime largeur des sonorités, étendue des tempi, avec une précision diabolique dans les détails, sans jamais faire jouer trop fort, dans un miracle d’équilibre et d’émotion (l’andante et le scherzo -allegro giocoso-  m’ont complètement bouleversé). Triomphe à la fin du concert et deux bis en cohérence, deux danses étourdissantes (la très fameuse Danse hongroise n°1 de Brahms, et la Danse slave n°7 de Dvorak) , qui ont fini de tournebouler le public (souvent jeune et très “cool” d’ailleurs, vive Londres!). J’attends avec d’autant plus d’impatience le concert de demain (en matinée, à 15h).