Ce concert de l’orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam propose un programme qui a lui seul est un tissu d’échos, échos d’un parcours extraordinaire qui ne peut se conclure que sur la ténébreuse (surtout en ce moment), mais profonde unité de la culture européenne. Songeons: nous sommes en Suisse, écoutant un orchestre hollandais dirigé par un chef letton avec un soliste grec, qui exécutent un programme « austro-hongrois »: un concerto pour violon du plus grand musicien hongrois du XXème siècle, composé pour son ami le violoniste hongrois virtuose, Zoltán Székely (1903-2001), créé à Amsterdam par ce même Concertgebouw en 1939 par Willem Mengelberg, lui-même lié à Lucerne où il a créé un orchestre et un chœur dans les années vingt, lié à la Suisse où il a fini sa vie après la seconde guerre mondiale pour cause de trop proche collaboration avec le régime nazi, et surtout lui-même aussi lié à Gustav Mahler, depuis 1902, dont ce soir on exécute aussi la première symphonie, et qu’il a fortement contribué à diffuser, faisant du Concertgebouw un lieu mahlérien par excellence. La boucle de ce parcours d’échos est bouclée quand on sait que la 1ère Symphonie de Mahler a été créée à…Budapest, où Mahler était directeur de l’opéra en 1889. De Lucerne à Amsterdam en passant par Budapest, voilà la magie de la diffusion de la culture sur un continent où les identités nationales paraît-il s’affirment de plus en plus fortement, et violemment parfois, notamment en Hongrie, alors toute son histoire culturelle n’est que circulation, métissage, inspirations réciproques et correspondances, au sens baudelairien du terme.
La deuxième remarque est la sympathie immédiate qu’inspire Mariss Jansons sur le podium. Ce chef discret est sans nul doute aujourd’hui le plus grand de tous (à part les grands mythes octogénaires ou quasi, les Abbado, Haitink, Boulez), et sur le podium c’est le plus souriant de tous, toujours ce sourire d’une humanité profonde, qui conduit les musiciens, avec une énergie peu commune malgré ses problèmes cardiaques (un ami s’était étonné de voir son geste, qu’il pensait moins démonstratif, plus distancié ou plus sénatorial). Cette joie, elle est communicative, ce sourire, nous l’avions tous au sortir d’un concert contrasté, mais aussi grandiose, un de ces soirs qui comptent dans la vie du mélomane. Quelle semaine! Après le Requiem de Verdi, une première de Mahler anthologique, et un concerto pour violon n°2 de Bartok qui laisse sans doute le goût d’inachevé dans la bouche, non à cause de l’orchestre mais à cause du soliste, mais qui pose de manière crue le problème de l’interprétation et de la sensibilité, à propos d’une musique d’un abord difficile et rèche. Ce soir la sensibilité et le coeur, c’est l’orchestre qui me les a données, un orchestre magnifique, au son épuré, à la finesse exemplaire, dans un concerto où l’aspect acrobatique du violon semble dominer, alors que dès que l’orchestre reprend, on est dans un autre univers, c’est cet écart qui me frappe. Si l’on compare avec le concerto de Berg, de trois ans antérieur, et écouté il y a quelques mois par Isabelle Faust, nous sommes avec Bartok à la frontière du dodécaphonique, qu’il ne franchit pas, mais il est difficile de ne pas rapprocher ces deux expériences violonistiques, où le violon éthéré de Faust n’a rien à voir avec le coup d’archet violent, appuyé, au son plein du Stradivarius de Leonidas Kavakos. Un style techniquement sans reproche, très acrobatique et très dominé: Bartok en bon hongrois sait ce que violon veut dire. A ce jeu et notamment dans le long premier mouvement, Kavakos est très démonstratif et assez extérieur, il ne communique pas une épaisseur, mais un « jeu », rien qu’un jeu, mais il ne dit rien. En tous cas, il ne m’a rien communiqué. Au contraire, et c’est très sensible au deuxième mouvement, andante tranquillo construit en thème et (sept) variations ce qui était l’intention initiale du compositeur quand Zoltán Székely voulait un concerto. Bartok joue entre un certain classicisme formel, mais aussi un jeu où l’orchestre est au premier plan, et ce jeu soliste/orchestre tourne pour moi à l’avantage de l’orchestre, contrebasses somptueuses (1ère variation) harpe (deuxième) mais aussi celesta et timbale. jeu à la fois d’accompagnement et presque de contraste avec le soliste. Grand moment. J’avoue ne pas avoir ressenti le violon de Kavakos, faisant pour moi plus de notes que de musique, avec un côté superficiel quand j’entendais un orchestre bien plus profond. Paganini en bis, il fallait s’y attendre. Dommage; j’attends de réécouter cet artiste de 45 ans, qu’on voit depuis une petite dizaine d’année dans les grandes salles de concert, et qui est l’artiste en résidence de Philharmonique de Berlin cette saison.
Avec Mahler, c’est un tout autre univers, une toute autre trempe, une toute autre profondeur: le son très dense de l’orchestre, rompu à ce répertoire, le soin de Jansons de ménager les contrastes, de rythmer jusqu’à l’imitation ironique le Ländler du second mouvement, de passer violemment d’un attendrissement bouleversant à un grincement insupportable, c’est tout Mahler qu’on ressent, c’est tout un discours qui nous est donné, le discours de l’amertume, déjà, mais aussi et surtout le discours de l’optimisme, de l’union avec la nature, une nature en harmonie, mais la souffrance aussi, et la déchirure: ses années de jeunesse étaient traversées par des crises amoureuses violentes, qui motivent l’envie d’écrire (Das Klagende Lied, Lieder eines fahrenden Gesellen). Ces expériences personnelles accumulées motivent le besoin d’écrire une forme symphonique plus large, d’abord poème symphonique, en cinq moments dont un andante (« Blumine ») qu’il supprime pour, en 1896, lui donner son titre définitif de Première Symphonie, peu à peu acceptée par une critique d’abord sceptique (la critique hongroise avait loué ses dons de chef d’orchestre, mais lui déconseillait de continuer à diriger ses oeuvres). Il y a quelques années, Abbado avait dirigé cette symphonie à Lucerne, un moment sublime comme presque toujours Abbado en donne à Lucerne, et ce soir c’est sublime aussi, mais , et c’est heureux, complètement autre complètement ailleurs. J’avais je crois déjà usé de la métaphore, mais Abbado a l’élégance d’un temple ionique: monumental, élégant, raffiné. Ici Jansons construit une symphonie de style dorique, un dorique maîtrisé comme le Parthénon, avec ses contradictions, ses courbes légères qui corrigent les perspectives, une rigueur massive et en même temps d’une aveuglante clarté, où l’explosif est toujours maîtrisé, les cors, debout comme le demande la partition au dernier mouvement sont somptueux, mais leur son n’est pas envahissant dans une salle à l’acoustique si claire et si généreuse, l’explosion du début du mouvement et même le final restent « maîtrisés » au sens où le son reste compact. Un art consommé des équilibres, de l’élégance, et cela nous fait trembler. Le sommet de ce soir à mon avis, le troisième mouvement, la fameuse marche funèbre au son du Frère Jacques, avec sa terrible ironie, ses sons à la fois sublimes et grinçants, son rythme (percussions extraordinaires), un des moments les plus rares, car l’ironie peu à peu laisse place à l’effroi, l’émotion, l’humain. Mais aussi je l’ai écrit plus haut le second mouvement très « lourd », au rythme saccadé de la danse populaire, non pas sublimée, mais vraiment « terrienne », chtonienne, dirais-je. Enfin, je fais référence au début, les toutes premières secondes de la symphonie furent si magistrales que tout le public a compris à quel événement il lui était donné d’assister. Évidemment à la fin, très vite, standing ovation, sans qu’un seul spectateur ne quitte la salle. Et honte à ceux qui diraient d’un petit air entendu que le Concertgebouw « a toujours le même son »: oui, et c’est tant mieux quand c’est ce son là: à Lucerne, à Amsterdam, dans ces salles à l’acoustique exceptionnelle, ce son se déploie, s’approfondit, se structure en échos, en lignes, en tissu sonore, compact mais clair , massif mais aéré, il met en espace le rêve du mélomane.
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A lire votre joli compte-rendu, un chef et un orchestre que le mélomane qui peut se rendre à Paris en février prochain a hâte d’entendre, dans un programme Strauss (Richard) et Tchaïkovsky (la 5ème)!
Mais quelle vie merveilleuse vous avez! Pouvoir voir et entendre les plus grands chefs, avec les plus grands orchestres, dans les plus grands festivals, je crois que beaucoup d’entre nous vous envient, Guy!
Si jansons passe à Paris, avec le Concertgebouw ou le Bayerischer Rundfunk, il faut y aller.