SALZBURGER FESTSPIELE 2016: FAUST de Charles GOUNOD le 20 AOÛT 2016 (Dir.mus: Alejo PÉREZ; Ms en Sc: Reinhard von der THANNEN)

"Gloire immortelle de nos aïeux" ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
“Gloire immortelle de nos aïeux” ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Deux créations scéniques à Salzbourg : West Side Story, dont nous avons évoqué la production et le Faust de Gounod, pourtant fameux dans le monde entier et particulièrement dans le monde germanique (et pour cause ! l’œuvre de Goethe y est fondatrice) où il est connu sous le titre Margarethe.
Gounod a eu les honneurs de Salzbourg avec Roméo et Juliette, présenté trois fois depuis les années 2000, en version de concert (2002) et dans une version scénique de Barlett Sher (2008-2010). Mais Faust, l’un des opéras les plus représentés au monde (plus de 2600 représentations à l’opéra de Paris), n’avait jamais eu les honneurs du Festival. Il est vrai que la vocation d’un Festival est d’aller vers des œuvres moins connues que les théâtres d’opéra hésitent à monter (c’est le cas cette saison de Die Liebe der Danae de Strauss), mais quelque production qui attire le public permet aussi de remplir les caisses. Ainsi donc de ce Faust, confié à Reinhard von der Thannen, le décorateur de Hans Neuenfels, on lui doit notamment le décor du Lohengrin “des rats” du Festival de Bayreuth. Il signe là la première mise en scène, suivant les exemples de grands décorateurs passés à la mise en scène, Jürgen Rose, Pier Luigi Pizzi, Yannis Kokkos.
J’ai beaucoup de tendresse pour le Faust de Gounod. Je lis les sourires crispés d’un certain nombre de mes meilleurs amis, mais j’ai eu la chance d’entrer en Faust avec la production magnifique de Jorge Lavelli au Palais Garnier (puis à Bastille), accueillie comme il se doit par un scandale (le public parisien toujours lucide…) puis par une grève. C’était donc deux signes que la production durerait, d’autant qu’elle a été portée sur les fonds baptismaux par Michel Plasson, Nicolaï Gedda, Nicolaï Ghiaurov (puis Roger Soyer – il y eut aussi José Van Dam), et Mirella Freni. Il y avait là de quoi faire aimer Gounod…
Une erreur de Mortier fut d’ailleurs de détruire le décor qui dormait dans les réserves de Bastille : il était en effet impossible de démonter la fameuse verrière qui encombrait l’espace, car elle avait été fixée pour des raisons de sécurité. Cette production pouvait parfaitement faire office de production-emblème de Paris, à l’instar des Nozze di Figaro de Strehler.
J’ai donc vu Faust des dizaines de fois, et l’en connais même bien le texte (personne n’est parfait !) et je l’écoute avec plaisir.
C’est donc confiant et armé que j’ai vu cette production salzbourgeoise.
Comme la tradition de l’opéra français n’est pas toujours bien connue, on fait souvent l’erreur de croire que Faust a été d’abord un opéra-comique et procède de cette tradition, sans doute due à la présence de dialogues parlés à la création (Théâtre Lyrique, 1859).
Mais pour moi, Faust, dont la gestation remonte aux années 1840, procède beaucoup plus dans sa forme lorsqu’il entra à l’Opéra de Paris en 1869 du Grand-Opéra à la française dont on trouve tous les ingrédients :

  • Tous les types de voix dans les rôles principaux ou secondaires : Ténor (Faust), basse (Méphisto), baryton (Valentin), soprano (Marguerite), mezzosoprano (Dame Marthe)
  • Présence d’un rôle travesti (Siebel)
  • Des moments vocaux virtuoses (Faust, Marguerite)
  • Abondance de chœurs importants
  • Inscription dans une période historique à la mode (le Moyen âge)
  • Présence d’un ballet, l’un des plus connus du répertoire (la nuit de Walpurgis)
  • Une longueur respectable, d’autant plus que Gounod avait vraiment prévu grand et qu’il a dû couper quelques scènes.

Toute mise en scène de Faust doit à mon avis tenir compte de ces aspects formels, à commencer par un pittoresque et un spectaculaire qui font partie du style de l’œuvre: le Faust de Goethe et ses questions métaphysiques ne sont pas vraiment le centre de l’histoire (à peine évoquées dans le premier monologue de Faust « Rien, en vain j’interroge en mon ardente veille, la nature et le créateur… »), mais c’est en fait l’histoire de Marguerite qui est centrale, une histoire tragique digne des grands opéras romantiques…Et les allemands ne s’y sont pas trompés en proposant pour titre de la version allemande Margarethe .

"La jeunesse t'appelle, ose la regarder"©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
“La jeunesse t’appelle, ose la regarder”©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Reinhard von der Thannen, en bon disciple de Hans Neuenfels, pose une question théorique, voire philosophique, comme point de départ, c’est le sens de « Rien » en lettres gigantesques au-dessus de la scène, c’est le sens aussi d’un espace abstrait, de costumes totalement indifférenciés, d’éléments symboliques qui effacent au contraire tout pittoresque et ignorent volontairement la forme et l’histoire du genre. Il met en scène un Faust, dans une tradition goethéenne et moins l’histoire de Faust et Marguerite, avec des références très distanciées et abstraites, qui exigent de la part du spectateur un effort pour donner du sens à ce qu’il voit…

Tout blanc: Marguerite (Maria Agresta) Faust (Piotr Beccala) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Tout blanc: Marguerite (Maria Agresta) Faust (Piotr Beccala) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Dans le sens de l’abstraction, cet espace unique, blanc, qui rappelle vaguement par son style le décor du Lohengrin de Bayreuth (auquel on pourra aussi se référer à d’autres moments), avec des ogives stylisées de chaque côté (vague espace médiévisant), avec au centre un œil immense et un praticable par lesquels passent la plupart des personnages. Le rideau se lève sur cet espace au centre duquel Faust se désespère au milieu de ses grimoires et au-dessus, un immense « Rien » soulignant évidemment la vacuité des choses et des espaces, la vacuité du monde qui a perdu tout sens. Méphisto est une sorte de Wanderer qui parcourt le monde en quête de victimes, muni qu’une malle de voyage gigantesque marquée d’un M dans un médaillon (qui rappellerait presque un logo de parfum et qui pourrait tout aussi bien référer à Marguerite) une malle de voyage qui est une sorte de loge d’artiste, où l’on s’habille, où l’on se mire. Voilà l’objet transitionnel qui va occuper latéralement et par moments l’espace scénique. Il y a évidemment quelque chose d’un théâtre itinérant, le théâtre itinérant du diable, le théâtre diabolique (car le théâtre est un monde diabolique). Un théâtre  du monde qui est un théâtre-cirque. L’univers du cirque est lourdement marqué, un peu comme dans la Manon Lescaut de Hans Neuenfels…Tout le chœur est vêtu de combinaisons qui rappellent par leur forme celles des rats de Lohengrin et par leur couleur le jaune qui est couleur diabolique…mais par leur allure le monde circassien : une vision d’un monde uniforme collectif, un monde suggéré plus que « réel », qui sort de cet œil gigantesque, un monde ordonné aussi : le chœur chante de manière chorégraphiée et assez bien réglée d’ailleurs pour un chœur qui effectue des mouvements tirés au cordeau (chorégraphie de Giorgio Madia) : bien sûr, tout cela renvoie à ce qui était déjà développé par Neuenfels d’un peuple indifférencié, mécanisé, qui ne pense pas (et dans Faust le chœur ne fait guère que commenter l’action et la déplorer sans jamais vraiment participer) : le chœur est dans le Faust de Gounod purement décoratif. Mais cela renvoie aussi à un monde théorique et artificiel réuni sur ce plateau par la seule volonté de Méphisto : le Monde comme volonté et comme représentation…de Méphisto. La présence de Méphisto, substitut du metteur en scène, va organiser l’histoire, les mouvements, les péripéties. Le cirque du diable en quelque sorte.
La seule question qu’on se pose est « tout ça pour ça ? » car la trame de Gounod vaut-elle tant de pensée passée au prisme de la philosophie et de la théorie : c’était bien le génie du travail de Lavelli jadis d’avoir proposé un regard historié, fondé sur la réception de l’œuvre et son public originel, qui transformait les aventures sans jamais quitter un certain pittoresque du XIXème, en abandonnant le pittoresque médiéval. Martinoty dans sa mise en scène de 2011 avait essayé de mélanger vision philosophique et pittoresque, avec le résultat malheureux que l’on sait. Ici le choix est clair, mais est-il pour autant utile ? Sert-il l’œuvre ou la projette-t-il dans un univers qui n’est pas la sienne. Von der Thannen veut montrer un Faust, mais Gounod écrit-il vraiment un Faust avec ses références philosophiques et ses racines goethéennes ou bien raconte-t-il une histoire ?
D’une certaine manière, une mise en scène de ce type conviendrait peut-être mieux à La Damnation de Faust de Berlioz qui par sa forme, par la succession de ses tableaux, peut-être traitée de manière beaucoup plus abstraite que le Faust de Gounod. Ainsi, le travail de von der Thannen (aidé de son épouse Birgit von der Thannen et de Giorgio Madia) me paraît-il mal ciblé, à côté de l’histoire, malgré des qualités esthétiques indéniables, des lumières splendides (de Franck Evin) certaines idées (la question du double Faust/Méphisto, déjà d’ailleurs traitée ailleurs) et une tenue d’ensemble qui en fait un spectacle de niveau incontestable, mais sans véritable intérêt ; il n’apprend rien sur l’œuvre sinon qu’elle s’ouvre et qu’elle se clôt sur « rien » c’est-à-dire qu’on nous dit » que tout cela n’a servi à rien » ou que « beaucoup de bruit pour rien ».
Ceci dit, il y a de jolis tableaux et des scènes intéressantes visuellement. Le chœur  “gloire immortelle de nos aïeux”  sous un gigantesque squelette par exemple:  on se souvient que Lavelli en avait fait un chœur d’éclopés qui à l’époque avait choqué, pour montrer l’espace ironique entre un chœur triomphant et les réalités de la guerre. Ici, c’est un chœur de clowns petits soldats surmonté d’un squelette, autre réalisation de la même idée.

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Autre belle image, celle de la maison et l’église, au 4ème acte au retour de Valentin : une immense Marguerite (la fleur) suspendue montre par cette métaphore l’enjeu de l’acte et les personnages (Faust) poussent une maison et un clocher, sorte de jouets de bois figurant le décor, un peu comme dans des représentations de tréteaux ou un peu comme des jeu de gamins.  Evidemment, ce tableau nous montre la scène sous le regard et la manipulation de Méphisto, démiurge qui voit ces hommes qui s’agitent comme un jeu d’enfants qui se battent, dans un monde faussement enfantin, qui est monde de violence tout autant que celui des adultes.

Scène de l'église Marguerite (Maria Agresta) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Scène de l’église Marguerite (Maria Agresta) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Dernière image intéressante, celle de la scène de l’église où Marguerite est entourée d’ombres menaçantes, mais aussi de tuyaux d’orgues tombés du ciel, comme si l’orgue figurait l’arrêt des destins et sanctionnait celui de Marguerite: l’orgue comme substitut du divin, comme instrument de la musique divine, pour une musique qui dans l’église semble effectivement à la fois monter vers le ciel (l’instrument) et descendre vers les hommes (le son).
Ces trois exemples montrent la limite de ce travail : c’est le visuel qui gouverne le travail scénique, qui donne les « indications » au spectateur. Au-delà, le travail sur l’acteur est assez fruste : seuls certains s’en sortent par leurs qualités propres (Marie-Ange Todorovitch en Dame Marthe par exemple, voire à la limite la Marguerite de Maria Agresta). Reinhard von der Thannen a montré une fois de plus ses belles qualités de faiseur d’images ; pour la question spécifique de la mise en scène , cela reste à confirmer, même si au moins une scène a bien fonctionné, celle du jardin où les quatre protagonistes sont sur le lit et chantent en alternance : le jeu des échanges désopilant, est très bien réussi.

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Le double: Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Musicalement les choses sont tout aussi contrastées : la distribution sur le papier n’appelle pas de commentaires, on y trouve trois des grandes vedettes du chant du moment, une des meilleures basses, (Ildar Abdrazakov) un des meilleurs ténors (Piotr Beczala), un soprano qui désormais fait partie des chanteuses de référence (Maria Agresta), entourés de très bons seconds rôles: Alexey Markov en Valentin, Tara Erraught en Siebel et Marie Ange Todorovitch en Dame Marthe ainsi que le Wagner de Paolo Rumetz. Dans la fosse le Philharmonique de Vienne et sur le podium un des chefs de la jeune génération qu’on commence à considérer. Un tel générique devrait satisfaire les plus difficiles.

La messe (c’est le cas de le dire pour cet opéra méphistophélique !) est-elle dite pour autant. Non évidemment parce que Méphisto a fait son œuvre…

L’auditeur français est évidemment plus sourcilleux que d’autres sur le côté idiomatique et sur la diction. Un compagnon de jury de concours de chant m’avait lancé un jour après une audition assez brouillonne de l’air des lettres de Werther « Ah, pour vous les français, il n’y a que la diction qui compte! » . C’est sûr qu’on est moins regardant sur le tchèque chanté dans Katia Kabanova. C’est un aspect néanmoins qu’il faut considérer, justement pour souligner que pour la plupart des protagonistes, il n’y a rien à redire, Piotr Beczala, quelle que soit la langue a toujours une diction claire et très attentive, Maria Agresta est aussi assez compréhensible (même si pour les italiens le français est souvent difficile), Tara Erraught en bonne chanteuse d’école anglo-saxonne chante un français d’une clarté cristalline, et Marie-Ange Todorovitch bien sûr, n’est pas en reste, même si…Ildar Abdrazakov en revanche, qui a mon avis était dans un mauvais soir, n’était pas vraiment au point sous ce rapport.

Il reste que la langue française n’était pas un obstacle, et que la compréhension du texte était très correcte dans l’ensemble, on peut d’ailleurs dire de même pour le chœur, particulièrement clair.

Du point de vue de la vocalité, il en va peut-être un peu autrement : Paolo Rumetz en Wagner à la voix fatiguée est un choix surprenant, pas de projection, pas d’aigus, diction brouillonne, mais le rôle est limité.

Tara Erraught (Siebel) et le Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Tara Erraught (Siebel) et le Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Tara Erraught était Siebel, un rôle travesti. Tara Erraught chante souvent les travestis, elle a chanté Octavian à Glyndebourne, Orlofsky, Hansel, Sesto et toujours avec bien du succès. La chanteuse irlandaise commence à être assez connue pour se produire désormais un peu partout. Elle débutait à Salzbourg dans Siebel. On regrette simplement qu’on l’ait affublée d’un costume disgracieux qui ne tienne pas compte de son physique et qui l’engonce d’une manière regrettable y compris pour le confort de son chant. Un chant très frais, très bien mené, très attentif, avec une diction parfaite, et qui a été particulièrement bienvenu dans son deuxième air souvent coupé : la romance « Versez vos chagrins dans mon âme » .
Marie-Ange Todorovitch, rompue au répertoire français et pour cause, propose une Dame Marthe désopilante et bien caricaturale comme il se doit. je n’ai pas trouvé cependant que la diction était aussi claire que souhaité, mais l’orchestre était un peu fort; ceci étant, elle a été un personnage très présent. Je dois dire que dans ce rôle il y a une artiste irremplaçable et irremplacée : Jocelyne Taillon, disparue en 2004, que des jeunes générations ne connaissent pas et qui avait aussi bien la voix que le caractère, la couleur et la diction. Un de ces seconds rôles inoubliables qui vous remplissent la scène et la mémoire.

Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) et la malle de voyage ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) et la malle de voyage ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Valentin est un rôle ingrat, il apparaît peu et seulement au 2ème acte pour partir et pour la catastrophe de son retour au 4ème acte. Alors on lui a rajouté un air pour la première londonienne en 1863, le fameux et creux « Avant de quitter ses lieux » sur la musique du prélude. On ne peut pas dire qu’Alexey Markov ait vraiment la couleur du baryton Martin, mais on est frappé par le soin apporté au chant, le contrôle, les paroles qui sont bien prononcées malgré un petit  problème d’émission (slavisante). Les différentes prestations que j’ai entendues d’Alexey Markov, tant dans Tomski à Amsterdam avec Jansons que dans « Les Cloches » à Lucerne montrent un chanteur très attentif au texte, très contrôlé. Même impression ici, avec une prestation formellement impeccable, ce n’est pas tout à fait Valentin, mais c’est un vrai baryton, dont les prestations sont à suivre avec attention.

Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Je viens de l’évoquer, Ildar Abdrazakov, un chanteur que j’aime beaucoup, entendu souvent (Attila, Le Prince Igor…) ne m’est pas apparu au mieux de sa forme. Outre une diction un peu empâtée et un français peu clair, la puissance vocale et les aigus me sont apparus insuffisants, systématiquement couverts par l’orchestre et ses morceaux de bravoure (« Le veau d’Or ! » ) sont un peu tombés à plat, y compris au niveau de l’accueil du public. Seule « Vous qui faites l’endormie ! » au quatrième acte (où Méphisto joue les Don Giovanni) se distinguait par une certaine délicatesse : le reste n’a pas été du tout convaincant. Mais sans doute l‘artiste était-il un peu fatigué. Méphisto peut être confié à une basse slave (Christoff, Ghiaurov!), mais il faut un minimum d’éclat qu’Abdrazakov n’avait pas ce soir-là. Jadis un Roger Soyer, avec une voix moins puissante mais une émission parfaite (sans parler de la diction) faisait un Méphisto de très grande classe… Il y a donc là de ma part une déception certaine.

Maria Agresta était Marguerite. La (encore) jeune soprano lyrique, qui commence à s’attaquer aux rôles plus lourds (Norma) a une voix qui effectivement s’est étoffée. C’est une artiste qu’on a entendue soit dans des rôles de Bel Canto (Norma ou Elvira de Puritani) mais aussi des rôles pucciniens (Liù, Mimi, Suor Angelica) ou verdiens (Amelia de Simon Boccanegra, Desdemona, Amalia de I Masnadieri, Leonora de Il Trovatore). Marguerite est je crois une prise de rôle, qui du point de vue vocal correspond à un type de répertoire qu’elle chante, lirico-colorature, demandant puissance mais aussi agilité. Mirella Freni qui chantait beaucoup de rôles qu’aujourd’hui Maria Agresta chante, fut une des grandes Marguerite du dernier XXème siècle. Il n’y a donc aucune contre-indication. Le rôle est dans sa voix ou dans ses cordes. Marguerite n’est pas un rôle léger.

Maria Agresta (Marguerite) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Maria Agresta (Marguerite) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Certains m’ont dit avoir été un peu déçus par la prestation. Ce n’est pas mon cas: sa Marguerite est sensible, bien contrôlée, avec une diction correcte, et surtout une chaleur et une rondeur notables. Toute sa dernière partie vraiment tendue et engagée, montre une belle personnalité scénique et un certain sens des couleurs. Il faudra qu’elle chante le rôle encore pour affiner l’expression, polir ici ou là un rôle qui a plusieurs facettes (le troisième acte – scène du jardin – requiert agilité et brillance, les quatrième et cinquième sont bien plus dramatiques ) mais Marguerite est un de ces rôles polymorphes qui par ses exigences se rapproche de certains rôles du Grand Opéra ou du jeune Verdi. La mise en scène n’exige pas trop du rôle, sorte d’ange (vêtu de blanc) descendu sur terre qui va être souillée (et qu’on va ensuite habiller de noir – scène de l’église -…c’est classique); victime, elle est relativement passive, sauf au moment où elle appelle Faust « Viens, viens! »   dans la scène du jardin où le désir fait son oeuvre. La composition dans son ensemble est intéressante même si perfectible. Elle peut devenir une grande Marguerite.

Plus discutable est Piotr Beczala dans Faust. C’est un rôle qu’il a chanté à Paris, à Barcelone, à New York, à Vienne. Il chante d’ailleurs d’autres rôles français (Roméo, Werther) et bien qu’il ne parle pas français, il le chante avec un souci de clarté et d’exactitude qu’on doit saluer : sa diction est pratiquement impeccable. Beczala est un travailleur, qui a le souci de la précision, qui ne rate pas ses aigus, qui chante de nombreux répertoires: je me souviens d’un duc de Mantoue de Rigoletto au MET peut-être pas idiomatique, mais sans fautes de chant ; -c’est le cas de son Riccardo de Ballo in maschera, de son Alfredo injustement hué de Traviata à Milan et de son récent Lohengrin à Dresde. Impeccablement en place. Il chante les notes, il fait parfaitement le job et à ce titre c’est vraiment l’une des voix les plus sûres aujourd’hui. Je ne suis pas certain qu’il soit pour autant un musicien, et qu’il fasse de la musique. Il chante, il est sérieux et appliqué c’est évident. Mais pour mon goût, il chante un peu tout de la même manière, sans marquer l’expression, sans vraiment colorer, sans dessiner un univers. Un chant pour moi interchangeable et au total assez plat. Je trouve ses prestations intéressantes (son Riccardo de Bal masqué est vraiment travaillé), mais jamais passionnantes. J’avais eu la même impression dans Lohengrin.
Pour Faust, j’ai été élevé au lait Gedda, si j’ose m’exprimer ainsi, c’est à dire un chant techniquement impeccable, un style unique, une diction miraculeuse et une expressivité, une personnalité vocale hors pair qui habitaient le personnage. Pour Faust, il y a pour moi une manière d’attaquer les aigus non pas droite et fixe, à la manière d’un Canio de Pagliacci, mais au contraire subtile en soignant les passages. Les aigus ici, dans son Faust sont négociés comme n’importe quels aigus, ne donnant pas l’ambiance ni la couleur tout de même plus romantique (voire belcantiste) voulue. Il y a une élégance impersonnelle dans ce chant, un chant presque « prêt à porter de luxe » mais pas « haute couture » . Certains vont me trouver sévère, mais pour ne pas plonger dans le passé, un Roberto Alagna a un style et une manière de chanter ça bien autrement passionnante, bien autrement expressive (même avec les difficultés qu’il peut avoir aujourd’hui sur certains aigus). Si l’on devait trouver des Faust non français aujourd’hui, je pense qu’il faudrait chercher du côté de Francesco Meli, qui a l’élégance et le contrôle voulus, et surtout la culture du répertoire ou même Juan-Diego Florez qui s’attaque à Werther. Ce qui est curieux chez Beczala, c’est qu’il a une culture du chant français, et une volonté de se positionner sur ce répertoire, mais qu’il n’en travaille pas la couleur. Chanter les notes n’est pas tout (et il les chante bien et juste), il y a tout le reste. Pour tout dire, Beczala ne me fait jamais rêver ; voilà un chanteur qui aurait grand intérêt à chanter du Lied, à travailler le mot, à travailler l’univers sonore et musical, pour enrichir sa palette interprétative, et peut-être en dépit de tout resserrer sa palette de répertoire, bien qu’il ne s’attaque jamais à un rôle qu’il n’ait pas vraiment en gorge. Comme la tête et les jambes chez les sportifs, il y a la tête et la gorge chez les chanteurs. Il lui manque une vraie personnalité, qui puisse embrasser un rôle dans sa totalité et nous n’y sommes pas.

Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Le Chœur Philharmonia de Vienne (préparé par Walter Zeh) a été fondé au temps de Mortier, sans doute pour élargir la possibilité d’en appeler à un chœur, puisque Salzbourg emploie pour l’essentiel le Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, c’est à dire l’association qui gère les prestations du chœur de l’opéra de Vienne en dehors de la Staatsoper. C’est donc un chœur qui se compose ad-hoc, pour tel ou tel projet, très adaptable, sans doute aussi très ductile au niveau scénique.
Dans une œuvre qui demande une présence forte du chœur, sur scène et en coulisses, sans doute un chœur d’opéra rompu à ce répertoire et à l’habitude eût été plus efficace, même si le Philharmonie Chor de Vienne participe à de nombreux projets et productions dans de nombreux festivals . Le chœur m’a semblé quelquefois  pas toujours bien audible en coulisses, pas toujours non plus en mesure et en phase avec la fosse, avec quelques moments cependant très réussis et spectaculaires (« Gloire immortelle… » bien mis en relief et en scène).

Enfin l’orchestre, le Philharmonique de Vienne, ne pouvait pas faillir à sa réputation : sous la direction très claire d’Alejo Pérez, on entend des phrases musicales, des moments instrumentaux inédits, qu’on n’avait jamais remarqués dans une œuvre que je croyais pourtant connaître par le menu. Il y a des raffinements, des jeux musicaux aux bois notamment qui laissent pour le moins méditatifs, et qui montrent aussi que Gounod n’est pas toujours celui que certains méprisent un peu. Les Wiener Philharmoniker font en fosse un travail magnifique, parce qu’ils sont un orchestre d’exception. Alejo Pérez fait aussi un travail singulier sur le podium, très contrasté, au rythme assez lent, fouillant la partition et lui donnant un relief inattendu, mais sans vraiment avoir une vision globale de l’oeuvre. Il manque à cette approche quelque chose de plus fluide, de plus élégant, de moins appuyé, moins marqué: c’est une direction qui tire plutôt vers un univers plus tardif, au bord du vérisme, là où quelquefois on aimerait entendre des moirures à la Auber. C’est très dramatique, très appuyé plus que lyrique. Plus Gros Opéra que Grand Opéra.

Fallait-il éliminer le ballet de la Nuit de Walpurgis? Eternelle discussion. Musicalement c’eût donné quelque chose de plus dansant qui eût peut-être irrigué le reste de l’approche. Si je me réfère à Lavelli, il avait plaqué le ballet lors de la première série de représentations pour en faire quelque chose de complètement détaché de l’opéra (si je me souviens bien c’était Balanchine qui avait réglé le ballet), qu’on ne revit pas après la première saison. Dans l’optique de cette mise en scène « sérieuse » sans doute la suppression du ballet prend-elle son sens, mais dans l’optique d’une première production de Faust à Salzbourg, peut-être une version complète eût-elle été bienvenue. Un opéra qui a triomphé à l’Opéra de Paris sans son ballet, c’est toujours un peu dommage, mais si l’Opéra de Paris lui-même au nom de la modernité (stupide motif) y renonce, peut-on en vouloir à Salzbourg?

Ainsi donc les anges radieux sont-ils rentrés à Salzbourg pour la première fois, dans une production en demi-teinte, qui ne rend pas totalement justice à l’œuvre : une production respectable, même si oubliable.[wpsr_facebook]

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

 

 

 

 

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2015-2016 à L’OPÉRA DES NATIONS: FALSTAFF de Giuseppe VERDI le 30 JUIN 2016 (Dir.mus: John FIORE; Ms en scène: Lukas HEMLEB)

Falstaff, dernier acte ©Carole Parodi
Falstaff, dernier acte ©Carole Parodi

La saison de Genève s’est achevée par une production de Falstaff, prévue pour l’Opéra des Nations, la structure (l’ex-théâtre provisoire de la Comédie Française) qui pendant deux ans sera la scène du Grand Théâtre. L’espace plus réduit, le rapport scène salle très différent, les machineries scéniques très réduites imposent des productions à un format inhabituel pour les spectateurs d’un Grand Théâtre dont la scène est la plus vaste de Suisse. Le lieu, que je visitais à Genève pour la première fois, est assez chaleureux et l’aménagement en est suffisamment réussi pour qu’on ne s’y sente pas mal.
Ce lieu impose aussi un répertoire radicalement différent des grandes machines pour lesquelles le Grand Théâtre a été construit. C’est aussi l’occasion d’élargir le répertoire et de proposer pendant quelques années une couleur différente à la programmation : il faut faire de l’inconvénient un avantage. On n’a pas de pétrole, mais on a des idées.
Ce Falstaff ne restera pas comme une production mémorable, pour des raisons diverses, qui tiennent aussi bien à la musique, au théâtre et aux chanteurs. Même si paradoxalement c’est un spectacle qui passe sans (trop) lasser, et qui au total se laisse voir, ce n’est pas un très grand Falstaff. Falstaff est une œuvre complexe, qui entretient pour moi un rapport familial avec Die Meistersinger von Nürnberg. C’est une comédie en musique, c’est un Verdi neuf, qui met en tête non la performance musicale ou vocale mais le dialogue, les paroles et les situations, c’est enfin une adaptation de Shakespeare, tout comme Otello six ans auparavant, et peut-être plus difficile encore. C’est un opéra de chef, avant que d’être un opéra de voix : les chanteurs se fondent dans un opera omnia qui pourrait bien être une Gesamtkunstwerk wagnérienne, d’où l’importance de la mise en scène.

Falstaff, ces dames ©Carole Parodi
Falstaff, ces dames ©Carole Parodi

C’est Lukas Hemleb qui a assuré la mise en scène. Un artiste formé à l’école allemande, et en même temps très international, qui vit et travaille aussi en France. Il a conçu un dispositif unique (d’Alexander Polzin), un bloc de roche qui tourne et qui selon les scènes peut être l’intérieur de l’auberge ou le terrible chêne de Herne, c’est à dire un décor minimaliste, uniformément gris, et les personnages sont maquillés à la mode vaguement expressionniste ; c’est donc un Falstaff un peu inquiétant et débarrassé de son contexte médiéval qui est présenté.
Habituellement le monde de la comédie demande un décor très historié, une sorte de réalisme qu’on voit dans la plupart des mises en scène de l’œuvre, que ce soit celle de Carsen (Londres, Amsterdam, Milan…) ou jadis celle de Strehler à la Scala, ou de Ronconi à Salzbourg. Ici, Opéra des nations oblige, décor quasi unique. Tout repose donc sur la mise en scène et la sveltesse des chanteurs, mais aussi d’une direction musicale suffisamment alerte qui doit remplir l’espace vide (qui n’est pas ici, hélas, celui de Peter Brook). Lukas Hemleb se repose sur deux références essentielles, d’une part la référence à un théâtre simple, épuré, un théâtre de tréteaux qui n’est pas sans évoquer ce qu’on pense être l’ambiance du Théâtre du Globe, et d’autre part, par les maquillages et les couleurs (tant de variations de gris) un certain absurde beckettien. Il en résulte un travail assez léger, non dépourvu de poésie, qui laisse initiative aux acteurs et qui plaît au public par sa souriante simplicité, même si la dernière scène (le chasseur noir et les esprits dans la nuit) est plutôt réussie dans le genre sabbat inquiétant.

Falstaff, dernier acte, Maija Kovalevska (Alice Ford) Franco Vassallo (Falstaff) ©Carole Parodi
Falstaff, dernier acte, Maija Kovalevska (Alice Ford) Franco Vassallo (Falstaff) ©Carole Parodi

Il s’agit donc d’un spectacle globalement assez traditionnel, adapté pour les conditions plus basiques de l’Opéra des Nations, adapté aussi à une relation un peu plus intime avec le public. Un travail respectable, mais sans grande invention.
Musicalement, la direction de John Fiore, qu’on a plus entendu dans du répertoire germanique, marque les qualités de ce chef : clarté, musicalité, travail de précision avec l’orchestre dont on n’entend aucune scorie, travail sur la couleur aussi.
Toutefois, on aimerait plus d’italianità dans ce travail, plus de dynamique, plus de rythme, plus de légèreté. Verdi se souvient de Rossini dans les ensembles (le double quatuor, dans la vélocité des dialogues et du chant, dans les crescendos).  Il s’en souvient aussi par le grand raffinement de ces dialogues fugués. Il n’y en a pas beaucoup de trace dans le travail précis, mais loin d’être idiomatique, de John Fiore, et l’espace réduit de la salle, ajouté au volume relativement important de l’orchestre, ne joue évidemment pas en sa faveur. Falstaff est une bonne grosse farce, une vaste « burla », mais tout en ciselures et tout en fragilité cristalline. Et ici, on est assez loin de cette fragilité-là et c’est dommage, car le volume de la salle s’y prêtait idéalement.
Du côté du plateau, on a étrangement un plateau marqué par l’école slave. Avec les qualités de cette école : voix solides, sens du théâtre, mais aussi les défauts, notamment dans le répertoire italien : problèmes de phrasé, problèmes de dynamique, émission souvent poitrinée. Bien sûr, il y a Franco Vassallo, qu’on retrouve avec plaisir, très déluré, très à l’aise dans un rôle qui lui va bien, sans avoir une voix si large, ni si profonde, il a le phrasé, il a le style, il a surtout des années de Rossini derrière lui, c’est à dire l’habitude de la dynamique et du rythme. Mais surtout, il a le texte et son style, la couleur parce qu’il est italien et que cela n’a pas de secret pour lui.
Autre vieux routier, Raúl Giménez dans Caïus : encore un chanteur élevé au lait rossinien, au lait de l’émission rossinienne, du phrasé rossinien et du répertoire italien qu’il a fréquenté de l’intérieur et dans tant de rôles baroques ou belcantistes. Même s’il est argentin, il a l’italianità et le style dans le sang et le gosier, et même s’il est au crépuscule de la carrière, il lui reste un incomparable style, y compris bouffe, qui en font un personnage, par la voix et par la présence.
Pour le reste, entre les membres du studio du Grand Théâtre (troupe des jeunes solistes en résidence) comme Erlend Tvinnereim en Bardolfo , Alexander Milev en Pistola, la gracieuse Amelia Scicolone en Nanetta séduisante par moments, manquant de fermeté dans la ligne dans d’autres (meilleure en fin d’opéra qu’au début), et la solide Meg Page de Ahlima Mhamdi (même si le rôle est assez mince), on notera l’impressionnante Marie-Ange Todorovitch, en Quickly puissante, aux graves ravageurs : on est toujours heureux d’entendre cette artiste qui reste une valeur du chant français, dans un rôle où elle peut développer sa vis comica et dans une salle très adaptée à ses moyens.
Alice Ford est Maija Kovalevska, incontestablement une voix, bien plantée, bien posée, bien projetée, mais avec des problèmes de phrasé, plus slave qu’italien, et d’un jeu sur la couleur qui ne m’a pas séduit. On n’entendrait en Tatiana ou Lisa, cela sonnerait merveilleusement. En Alice Ford, avec le débit nécessaire et le style demandé, c’est moins convaincant.
Ford est un très jeune chanteur, Konstantin Shushakov. C’est incontestablement un chanteur de valeur, sans doute un véritable avenir devant lui car il a d’éminentes qualités de style, de projection, de puissance aussi. Mais il n’a ni la couleur, ni l’autorité d’un Ford, version bourgeoise de Falstaff. Le timbre est trop clair, trop jeune surtout face à Vassallo. Il faut pour Ford non un baryton qui chante bien, ce qui est le cas de Shushakov, mais un baryton a la voix faite, mûre, puissante ce qui n’est que partiellement le cas ici. Dans un Falstaff de jeunes chanteurs, il n’y aurait rien à redire, mais dans une production de Falstaff face à Vassallo, cela ne fonctionne pas, et c’est dommage vu les qualités de l’artiste. C’est un problème d’alchimie de distribution…
Enfin le Fenton de Medet Chotabaev est pour moi une erreur de distribution. Pourquoi aller chercher si loin un Fenton qu’on peut largement trouver chez les italiens ou les américains. Medet Chotabaev chante, mais la voix n’est pas celle d’un Fenton, un tantinet trop lourde pour cela, elle n’a pas la couleur d’un Fenton (chant monocorde), et le timbre n’est pas celui exigé par le rôle. De plus le chant et le style ne correspondent pas. Il faut pour Fenton un chanteur bel cantiste, un ténor rossinien, un chanteur qui sache alléger, qui ait cette légèreté juvénile. De plus, il n’est pas très alerte scéniquement, et donc n’est pas vraiment le personnage. C’est un choix d’autant plus maladroit que Fenton, avec Nanetta, est le seul à avoir un air dans l’œuvre, un vrai air traditionnel…Malvenu de mettre en exposition une voix si peu faite pour ce rôle et ce répertoire.
Malgré ces réserves, l’ensemble fonctionne quand même, passe bien auprès du public visiblement satisfait. C’est un Falstaff de consommation passable qu’on a vu là, pas scandaleux, mais pas stimulant : il en faut pour remplir les calendriers, mais rien de mémorable.[wpsr_facebook]

Falstaff et ces dames (acte II) ©Carole Parodi
Falstaff et ces dames (acte II) ©Carole Parodi

SALZBURGER FESTSPIELE 2015: DIE EROBERUNG VON MEXICO, de Wolfgang RIHM le 10 AOÛT 2015 (Dir.mus: Ingo METZMACHER;Ms en scène: Peter KONWITSCHNY)

Le dispositif général ©Monika Rittershaus
Le dispositif général ©Monika Rittershaus

Il y a une tradition à Salzbourg de création contemporaine ou du moins d’une production contemporaine par saison, ce fut Al gran sole carico d’amore de Nono en 2009 (Metzmacher, Mitchell), Dionysus de Wolfgang Rihm (création mondiale) en 2010, aussi dirigé par Ingo Metzmacher à la Haus für Mozart, puis Die Soldaten de Zimmermann en 2012 (Metzmacher, Hermanis), puis Gawain de Harrison Birtswistle (Metzmacher, Hermanis) en 2013, l’an dernier ce fut Charlotte Salomon, de Marc-André Dalbavie (Dalbavie, Bondy) en première mondiale, et cette année une nouvelle production de Die Eroberung von Mexico (la conquête du Mexique) de Rihm (Metzmacher, Konwitschny) qui est une production Pereira puisque l’intendant a été poussé dehors l’an dernier lorsqu’il a repris la Scala, pour cause de dépassements budgétaires et de conflit avec le Conseil d’administration du Festival conduit depuis 1995 et jusque 2017 par Helga Rabl-Stadler passée par la politique et par la Chambre de Commerce de Salzbourg , un parcours qui conduit tout naturellement à la présidence du festival. Les intendants passent (entre intendants et interims, il y a eu Mortier, Ruzicka, Flimm, Hinterhäuser, Pereira, Bechtolfchtoolf) et madame Rabl-Stadler reste. Metzmacher aussi d’ailleurs qui semble être ici le chef plus ou moins attitré des ouvrages du dernier XXème siècle. Nous ne nous en plaindrons pas.

Jeu vidéo ©Monika Rittershaus
intime/virtuel/épique ©Monika Rittershaus

Cette production comme quelques autres bénéficie du cadre unique de la Felsenreitschule: vu la beauté du lieu, il est assez rare de rater totalement une production (La Fura dels Baus y avait raté sa Damnation de Faust du temps de Mortier, Hermanis n’y a pas réussi son Gawain malgré un décor somptueux mais ses Soldaten furent considérés comme une réussite avant les productions Bieito (Zurich-Berlin) et Kriegenburg (Munich) qui ont tout remis en question et en perspective.
Salle pleine et gros succès pour cet opéra plus spectaculaire encore musicalement que scéniquement. Il s’est reconstitué pour cette production une équipe Metzmacher/Konwistchny qui avait très bien fonctionné quand Metzmacher était GMD à Hambourg où ils ont fait ensemble Lulu, Meistersinger, Moses und Aron qui furent d’énormes succès.
Peter Konwitschny (né en 1945) est l’un des grands de la scène allemande, fils du chef Franz Konwitschny, il a grandi à Leipzig et a commencé sa carrière à l’Est, il est l’un des assistants de Ruth Berghaus au Berliner Ensemble : comme Castorf, comme Berghaus, comme Friedrich, comme Kupfer, il fait partie de cette génération d’hommes de théâtre solidement formés à l’Est à l’école brechtienne, et devenus naturellement des références culturelles essentielles après la chute du mur dans l’Allemagne réunifiée, mais Konwitschny n’a jamais porté en drapeau comme Castorf son « Ossitude » (Ossis , ainsi a-t-on appelé très vite les habitants de l’ex DDR). Comme tous les grands hommes de théâtre allemands, c’est un désosseur de textes : on comprend que cet opéra de Rihm construit sur des textes d’Artaud et d’Octavio Paz l’ait fasciné.
Quant à Ingo Metzmacher, c’est le créateur de l’œuvre à l’Opéra de Hambourg en 1992 avec le Philharmonisches Staatsorchester Hamburg dans la mise en scène de Peter Mussbach. Autant dire qu’il est chez lui dans ce répertoire.
De conquête du Mexique il est peu question dans cette œuvre et en même temps, elle en est vraiment à la fois le prétexte mais aussi le centre. Rappelons rapidement les éléments historiques : Hernan Cortez arrive avec ses hommes dans la ville aztèque de Tenochtitlan en 1519 et guidé par l’empereur Montezuma il en découvre éberlué les merveilles : il dit lui même « Il prit ma main et il me montra les merveilles de sa ville : des marchés grouillants, de somptueux palais en pierre blanche, d’immenses jardins, des œuvres de génie jamais vues. » . Un peu moins de deux ans après, Cortez conquit la ville dont il ne resta rien.
La conquête du Mexique est un des grands drames de l’histoire et la rencontre Cortez-Montezuma l’une de ces rencontres ironiquement tragiques où se jouent les regards sur l’autre, les émerveillements, les jalousies, les peurs.
Artaud connaît le Mexique. Il y est parti en 1936 chez les Tarahumaras pour essayer de comprendre la culture des indiens et de se faire initier au culte du soleil et au Peyotl, un cactus utilisé depuis des siècles chez les amérindiens, contenant une substance hallucinogène sous l’influence de laquelle Artaud comme d’autres a écrit.
L’expérience du Mexique est un basculement chez Artaud qui déclare « ce n’est pas Jésus Christ que je suis allé chercher chez les Taharumaras mais moi-même hors d’un utérus que je n’avais que faire » . Selon J.Paul Gavard-Perret , près de la montagne Tahamura il pense s’approcher au plus près de son pur être débarrassé (enfin) des forces masculines et féminines par ce coït tellurique au sein « non d’une mère mais de la MÈRE ».
La question du masculin/féminin est centrale dans l’œuvre d’Artaud, et centrale dans le travail de Rihm sur le texte d’Artaud. Dans son œuvre, Montezuma est chanté par un soprano dramatique : part féminine, part masculine, homme-femme, l’échange est tout à la fois violent et indispensable.

B.Skhovus (Cortez) A.Denoke(Montezuma) M.A.Todorovitch (Mezzo) ©Monika Rittershaus
B.Skhovus (Cortez) A.Denoke(Montezuma) M.A.Todorovitch (Mezzo) ©Monika Rittershaus

La question de la parole chez Artaud est essentielle également : une parole qui est voix avant d’être parole, qui est d’abord expression physique avant que d’être sens, l’importance de la perception physique et de la prise de conscience corporelle dans tous ses éléments est centrale chez Artaud, mais est aussi déterminante à l’opéra puisque la parole chantée est d’abord exercice physique avant d’être vecteur de sens. Et d’ailleurs, le spectateur ne comprend pas toujours ce qui est chanté, mais perçoit le chant physiquement. C’était, par une hardie simplification, l’effet qu’Artaud voulait produire dans son théâtre. En s’intéressant à Artaud, Rihm essaie évidemment de travailler sur les limites : il flanque des deux personnages principaux (et seuls personnages au sens théâtral du terme) de personnages-voix, notamment un mezzosoprano et un soprano colorature suraigu aux aigus si extrêmes qu’ils sont à la limite de la souffrance pour l’auditeur, expérience purement issue du théâtre de la cruauté, à voir, à subir, à entendre, à vivre dans son corps.

Mariage ©Monika Rittershaus
Mariage ©Monika Rittershaus

Konwitschny propose donc un travail sur le masculin/féminin comme expérience de l’étranger dans tous les possibles où l’étrange relation entre Montezuma et Cortez et devient emblématique de tout ce que recouvre le couple moi/autrui, masculin/féminin, tendresse violence, sexe, où la Conquête du Mexique devient théâtre de la cruauté. Mais plus encore que l’altérité vécue comme combat : c’est la question générale de l’autre et de l’étranger qui est posée, sa découverte, sa séduction, ses similitudes, ses différences, et les inévitables conflits qui dégénèrent : le couple n’est qu’alors que la rencontre de deux « étrangers » irréductibles qui ne peuvent fusionner. La conquête du Mexique démonte ces mécanismes-là, en suivant parfaitement les 4 moments de l’opéra, Die Vorzeichen (les premiers signes, les signes avant-coureurs), Bekenntnis (confession), Die Umwälzungen (les bouleversements), Die Abdankung (l’abdication). Et l’œuvre joue sans cesse entre le général et l’intime, et la mise en scène entre l’énorme volume de la Felsenreitschule, les vidéos qui montrent soit le monde soit les représentations du monde dans les films ou les images, et l’intime de cette pièce unique où se retrouve le couple et où quelquefois le chœur et tous les participants se serrent.

Un des moments les plus cyniques et en même temps les plus amusants, mais pas forcément le plus original est l’accouchement de Montezuma, dont l’enfant est en fait une succession de tablettes et d’Ipad, sur lesquels se précipite Cortez pour s’abstraire dans une communication qui désormais ne passe que par l’outil numérique : c’est drôle parce que le public est interloqué de cette venue au monde des Ipad (gloussements divers), c’est terrible car cela décuple les blocages de la communication, et en même temps on a déjà vu ça dans d’autres mises en scène avec ou sans Ipad, mais avec les téléphones mobiles etc…Il reste que cet élément pour Konwitschny concourt à l’âpreté des relations humaines : on préfère l’autre quand il est lointain et virtuel et on s’enferme dans une sorte d’autisme. Tous les éléments qui dessinent des tics de notre société (jeux vidéos, notamment les plus violents, tablettes, automobiles de luxe) sont à un moment des outils de consommation pour séduire ou combattre.(l’image de la Porsche rutilante en première partie et épave en seconde partie est assez parlante).
Konwitschny travaille aussi en profondeur les relation interpersonnelles, les attitudes, la violence de chaque petit détail, le tout sous le regard central d’un tableau de Frida Kahlo, mexicaine, qui a connu les vicissitudes agitées du couple avec son mari Diego Rivera (dont elle divorcera et qu’elle réépousera).

Frida Kahlo: The wounded (little) deer
Frida Kahlo: The wounded (little) deer

Ce tableau, de 1946, à la fin de sa carrière (la fin de sa vie sera marquée par des problèmes de santé plus lourds encore que ceux qu’elle a connus toute sa vie), s’appelle The little deer ou The wounded deer et représente un cerf à visage féminin blessé par des flèches : une image terrible de la relation de l’homme à la femme qui ne se résout que par le supplice ou le martyre (Saint Sébastien) et la mort.
Les deux personnages ne se parlent jamais, chaque parole proférée l’est dans le vide de la salle, chaque parole est proférée mais pas adressée. Il en résulte une sorte de ballet, de chorégraphie d’une relation à la fois intimiste et presque épique, c’est à dire prise entre un espace du moi et un espace sidéral qu’Artaud cherchait.
Pour installer cette relation dialectique sans dialogue, Konwitschny et son décorateur Johannes Leiacker avec l’aide les éclairages du légendaire Manfred Voss auteur des éclairages du Ring de Chéreau à Bayreuth ont conçu dans l’espace de la Felsenreitschule, déjà en lui-même imposant un dispositif où un salon blanc assez clos (genre salon d’expo IKEA ou maison de poupée grandeur nature) repose sur un cimetière de voitures sombre, embourbé, déjà en voie de fossilisation.

Séduire grâce à Porsche ©Monika Rittershaus
Séduire grâce à Porsche ©Monika Rittershaus

Les voitures, mortes, devenues matières après avoir été symboles sont là, phares allumés comme des yeux énormes assistant au drame. La Porsche rouge rutilante avec laquelle Cortez entre à un moment (tous les artifices de séduction sont bons) devient elle même épave dans la deuxième partie, complètement méconnaissable.

Jeu vidéo ©Monika Rittershaus
Jeu vidéo ©Monika Rittershaus

Les vidéos, tantôt circonscrites à la pièce aux murs d’une blancheur aveuglante, tantôt embrassant tout l’espace, les lumières jouant sur la scène et la salle, tout concourt à spatialiser le drame au maximum et à le concentrer sur les deux personnages dans un dedans/dehors permanent, dans un scène/salle permanent, dans un téléobjectif /grand angle panoramique permanent et ainsi se dessine aussi une sorte d’épique de l’intimité, rejoignant la grande histoire des massacres espagnols au Mexique, et celles des hommes assoiffés de sexe et de violence : la scène où Montezuma livre en pâture des créatures de rêve (dans la mise en scène des sortes de danseuses de Moulin Rouge) et où les hommes deviennent des bêtes en proie au désir, la scène de l’orgie où le chœur se tord de désir pendant que Montezuma se tord de douleur sont des moments magnifiques de composition scénique.

Désir et douleur ©Monika Rittershaus
Désir et douleur ©Monika Rittershaus

Osons le mot, au théâtre ou à l’opéra  nous avons très rarement un sentiment de Gesamtkunswerk, d’œuvre d’art totale: Die Soldaten dans cette même salle séparait presque violemment la vie et la vue du spectateur et celle de la scène. Ici, scène et salle sont mêlées, des moments très forts se déroulent dans la salle où le chœur dispersé prend place parmi les spectateurs les obligeant à se lever pour passer, où Montezuma parcourt avec la mezzo soprano et la soprano les travées, en dérangeant les spectateurs, les prenant à partie ( une habitude très « années 70 ») où l’orchestre est éclaté en quatre éléments, où les violons solos sont sur scène et les voix des récitants et du soprano et mezzo soprano en fosse, puis les violons vont en fosse et les voix vont sur scène, deviennent non plus des voix mais des personnages, comme des projections des sentiments des personnages, comme des ombres qui les accompagnent (un peu le principe du Rheingold de Cassiers à Berlin et à la Scala), et nous sommes aussi en plein dans les problématiques d’Artaud, car tout le corps est sollicité, l’audition est quelquefois très douloureuse tellement elle est forte, et aussitôt elle devient à peine perceptible : cette œuvre est pour le spectateur une expérience physique.
Metzmacher fait un travail magnifique, fantastique même avec l’ORF Symphonieorchester : le début avec les percussions qui ont déjà commencé à jouer avant l’arrivée du chef, qui se poursuivent ensuite de manière inquiétante, obsessionnelle, répétitive et menaçante en une sorte de crescendo, avec une précision d’horloge. Comme beaucoup de spectateurs, je n’ai pas l’habitude de cette musique, mais je l’ai trouvé prenante, cohérente, et surtout j’ai trouvé l’œuvre vraiment dramaturgiquement achevée, ce qui est très rare dans l’opéra contemporain (enfin, créé il y a 23 ans quand même…). Artaud fonctionne mieux à l’opéra qu’à la scène (les rares fois où on le joue encore) car le chanter est un exercice physique qui fait de la voix l’instrument, qui fait souffrir, pousser, s’efforcer, projeter. Il faut évidemment des voix toujours au bord de l’extrême pour pareil travail : les voix avec le soprano ahurissant de Susanna Anderson avec des aigus à déchirer le tympan, le mezzo profond de Marie-Ange Todorovitch, qu’on est très heureux de retrouver ici, et les récitants, dont la litanie est à elle seule un exercice impossible, litanie avec des ruptures de volume et de rythme, avec des respirations où à l’extrême du souffle.

Bo Skhovus ©Monika Rittershaus
Bo Skhovus ©Monika Rittershaus

Evidemment Bo Skhovus n’est jamais aussi bon que dans ces personnages border line, violents, tendres, démonstratifs, enfermés en eux mêmes, qui sont tout et son contraire. La voix est suffisamment opaque, avec sa manière de forcer, d’éructer quelquefois pour réussir la performance, et quel personnage en scène ! C’est un rôle qu’il n’interprète pas, où il est dans une profonde vérité physique.

 

 

 

 

 

En entendant Angela Denoke (qui chantait déjà Montezuma à Ulm en 1993) , je me disais qu’elle aurait dû être à Bayreuth pour Brünnhilde et qu’elle avait eu raison de renoncer. Ce n’est pas un rôle pour elle. Mais en revanche Montezuma est fait pour cette voix ductile, quelquefois au bord de la rupture, au bord de la justesse, juste au bord, et pourtant toujours en phase avec la musique et capable d’incroyables acrobaties vocales tout en gardant un jeu d’une vérité et d’une rigueur phénoménales. Elle réussit des moments d’une lyrisme étonnant, avec une voix adoucie, ronde, jamais agressive ou métallique et puis sans transition des cris rauques, menaçants, des sons terribles et presque inouïs (au sens propre, jamais entendus) : ses premières entrées sont stupéfiantes.

Elle a à la fois une figure de jeunesse (c’est en scène une jeune fille proprette) et d’innocence, de fraîcheur même, et aussi de maturité, la première scène où elle prépare sa maison, ajuste les objets pendant que Cortez frappe à la porte est d’une vérité et d’une simplicité presque touchantes. Mais les scènes se suivent et les situations se succèdent, chacune emblématique des moments clés d’une relation de couple, et même de toute relation humaine, avec ses tendresses, ses excès et ses violences comme le jeu de la mariée et du mannequin que Cortez déchire.

Mariée, mannequin, Ipad©Monika Rittershaus
Mariée, mannequin, Ipad©Monika Rittershaus

Enfin quand l’un et l’autre, abordent ensemble le final d’une retenue, d’une poésie impensable à peine 30 minutes auparavant, un final qui renvoie à la tradition de Bach et aux grandes œuvres aériennes de la littérature religieuse, un duo éthéré, un duo de deux personnages déjà morts, déjà en suspension, c’est un moment inoubliable.
Du très grand art, et pour l’un et pour l’autre.
Du très grand art aussi pour ce chœur mobile époustouflant, qui n’est pas un chœur constitué apparemment puisque les participants sont tous nommés dans la distribution, un jeu d’une variété et d’une précision rares (notamment lorsqu’ils se rassemblent sur scène en un mouvement presque pictural), un chant puissant y compris dans les gradins, une mobilité étonnante, des sauts, des escaliers dévalés : jamais vu pour ma part quelque chose de tel (le chœur enregistré est celui du Teatro Real en 1993).
Enfin, l’orchestre dirigé par un Ingo Metzmacher extraordinaire, un orchestre de fosse, essentiellement des percussions des bois et des vents, et trois petites formations, deux latérales et l’une en haut des gradins : la musique arrive de tous les côtés, avec une netteté et une précision incroyables, mais aussi une fluidité et une clarté étonnantes, ce qui est indispensable vu la concentration nécessaire. Le geste du chef a tantôt l’élégance du volute ionien, aérien, céleste, tantôt la brutalité terrienne. Tantôt des moments de rêve à peine audibles, à écouter le silence, et tantôt un déchaînement tellurique de toutes ces masses. Pas une scorie, pas une attaque approximative : un travail métronomique d’un côté et d’une vie, d’une agilité, d’une ductilité indicible. Dans cette production, toute la salle est orchestre, toute la salle est chœur, et les solistes se baladent au milieu. Tout bouge tout le temps avec en même temps et paradoxalement une impression de fixité monumentale.
Ce fut une expérience passionnante dont je suis sorti enthousiasmé : on sait que Wolfgang Rihm est l’un des plus grands compositeurs de notre époque. Et c’est un opéra qui n’aurait aucun mal à être inscrit au répertoire de tous les théâtres susceptibles d’accueillir un tel gigantisme, tant livret, situation, disposition orchestrale, systèmes d’écho, images sonores et espaces sonores et tant full immersion dans la musique, électronique ou non, et dans une musique toujours en tension mettent le spectateur au centre de l’exécution et en disponibilité totale pour voir et entendre. Pour moi, c’est la plus grande réussite du Festival 2015 et c’est une production qui devrait intéresser les grands théâtres capables de monter ça, bien plus réussie que Die Soldaten d’Hermanis.
Allez Paris, du courage ![wpsr_facebook]

Fantasmes de conquête ©Monika Rittershaus
Fantasmes de conquête ©Monika Rittershaus

OPERA DE PARIS 2011-2012: FAUST, de Charles GOUNOD (Dir.mus.: Alain ALTINOGLU, ms en scène: Jean-Louis MARTINOTY avec Roberto ALAGNA) le 16 octobre 2011

Beaucoup de bruit pour “rien”

A lire certains articles ou blogs, on allait avoir affaire à une représentation “indigne”, ce n’est pas le cas. Cette mise en scène n’est pas indigne, mais elle est globalement ratée. Au sortir de ce Faust, on n’est certes pas enthousiaste, à aucun niveau, mais certes pas scandalisé non plus, on a vu bien pire. La mise en scène de Jean-Louis Martinoty pèche par excès, par  accumulation  et finit par se noyer.
Martinoty n’est pas un provocateur, c’est un metteur en scène sérieux d’une grande culture germanique, qui a fait des spectacles corrects (les Mozart de Vienne, le Pelléas du théâtre des Champs Elysées, et quelques autres qui m’avaient séduit en leur temps (une belle Ariane à Naxos couleur Klimt en 1986 à l’Opéra Comique, si je me souviens bien) .
Monter Faust n’est pas particulièrement facile à l’Opéra de Paris (souvenons-nous de Lavelli) et justement, venir après Lavelli n’est pas si facile non plus, tant le public des vieux habitués a encore la production en tête (elle date de 1975 et elle a duré 28 ans, dernière en 2003, passant de Garnier à Bastille sans encombres, au contraire des Nozze di Figaro de Strehler qui ont dû subir transformation et affadissement).  En tous cas, si ce spectacle ne m’a pas  plu, il ne m’a pas (trop) gêné, et si j’y ai vu des choses un peu ridicules ou mal fichues (le final notamment), j’y ai vu aussi de bonnes idées, et même quelques beaux moments.
Commençons donc par cette mise en scène,  qui a horrifié une certaine partie du public et de la presse. Martinoty propose une vision très didactique de l’œuvre, qui va souligner à gros traits des éléments constitutifs du mythe.  Faust est un scientifique, son cabinet est donc une gigantesque bibliothèque, un capharnaüm où l’on distingue un globe terrestre, une lunette, une sorte de jardin en miniature sous globe, un piédestal où apparaîtra le jeune Faust, un Rhinocéros (en fait une horloge monumentale) de bronze doré (aux cornes phalliques?) supportant un obélisque translucide où apparaîtra l’ombre de Marguerite, un portrait de Mephisto en costume traditionnel. Bon c’est beaucoup, mais c’est aussi la représentation des cabinets de curiosités qui devaient ressembler à ça… L’espace est assez impressionnant, semi-circulaire rappelant nettement l’espace lavellien  – galeries circulaires, fer forgé, colonnettes – tout se passera sur l’espace central  comme chez Lavelli, sorte d’espace tragique dévolu à l’action,  il est dominé par une gigantesque croix qui écrase l’ensemble des scènes -sauf Walpurgis, évidemment-. En fond de scène, en disant “rien”, Faust éclairera un énorme “Rien” qui luira (ou non) tout au long de l’opéra. L’idée de ce premier acte? Faire chanter le Faust-vieillard par un autre chanteur, âgé, Rémy Corazza, que j’ai vu chanter des petits rôles à Garnier dans les années 70. il ne s’en sort pas si mal et cette voix un peu vieillie finalement donne cohérence à ce début. Ainsi l’apparition qui fait s’écrier “Ô merveille!” à Faust n’est pas celle de Marguerite, mais celle du Faust jeune, vêtu d’un tee shirt couleur or, qui apparaît un peu comme un jeune Dieu. C’est une image de Marguerite, une statue (ombre) sous verre dissimulée dans l’obélisque (voir plus haut). L’idée n’est pas mauvaise, allez. L’acte suivant, de la kermesse, est assez semblable d’esprit à ce qu’on voyait chez Lavelli, défilé de la bourgeoisie provinciale, ici plus marquée par l’ambiance où évolue Faust, universitaires, jeunes médecins ou étudiants en médecine, soldats (légionnaires…) dans une ambiance de danse macabre, sous un christ-squelette gigantesque couronné de fleurs. Valentin est ainsi un légionnaire en partance et Marguerite est vêtue d’une petite robe et d’une coiffe de petite fille bien sage. Le veau d’or est chanté traditionnellement au milieu de cette assemblée, rien de terriblement neuf.
La scène du jardin se déroule dans une sorte de reproduction du jardin sous verre dont on parlait plus haut, vision luxuriante de ce que pourrait être un jardin d’Eden à la Cranach, avec un lit (recouvert de feuillages) au milieu. Ce lit central dit bien l’espace du désir, un des points centraux de la mise en scène, aux dires de Martinoty dans le programme de salle. Effectivement, Marguerite étendue dans ce lit et saisie (tordue?) de désir irrépressible appellera Faust à la fin de l’acte (Viens! Viens!). une seule bonne idée, mais vraiment bien réussie dans cet acte: c’est Mephisto qui habille Marguerite des fameux bijoux, en une sorte de ballet déjà vaguement érotique.
La scène de l’église est transposée après le choeur “Gloire immortelle de nos aïeux”, on verra pourquoi. et au lieu du jardin d’Eden au centre du dispositif, un jardin mort, arbres morts, et branchages au lieu de la luxuriance précédente. De Cranach on passe à Kaspar David Friedrich…Le chœur est réglé de manière très démonstrative: des bourgeois rutilants, un accueil de sous-préfecture et l’arrivée d’un corbillard recouvert d’un drapeau et de quelques éclopés (merci Lavelli) qui reçoivent une décoration. C’est la même idée, de manière plus lourdement démonstrative, que chez Lavelli. Autre bonne idée cependant, pas de duel entre Valentin et Faust, mais une illusion de duel conduite par Mephisto qui fait se battre Valentin seul contre le vent, et qui donne à Faust au dernier moment l’épée meurtrière qui agit presque avant que de toucher Valentin.
La scène de l’église dans cette mise en scène, est en fait la scène des obsèques de Valentin, d’où son déplacement après le meurtre: Marguerite en est exclue, regardée, méprisée par tous ceux qui pénètrent dans la nef, dont Siebel , et Méphisto, vêtu en prêtre tient à Marguerite le discours d’exclusion de l’église: discours de Satan et discours de l’église se rejoignent: ça aussi, c’est une bonne idée. Marguerite pénètre dans l’église quand tous sont sortis et poignarde son bébé sur le cercueil du frère (mmoui, un peu exagéré dans le genre mélo).
La croix qui dominait le décor descend au sol pour la nuit de Walpurgis (pas de ballet…Gounod lui même le détestait), et devient la passerelle qui permet à Faust de se mêler aux reines de l’antiquité: il se couche sur une croix (une autre) et se laisse crucifier de désir par ces dames qui le déshabillent (enfin…commencent à…) . Si le dôme de verre de Lavelli était descendu, on se serait presque cru revenir trente ans en arrière.
Dernière acte, comme chez Lavelli, Marguerite est en camisole de force, et dans la même position (et la même coiffure) que jadis Freni, dans un décor où bonne partie des livres qui garnissaient la bibliothèque du début jonchent le sol. Mais libérée par Faust, après avoir chanté “Anges purs, anges radieux” elle tire vers elle une guillotine gigantesque, s’offre au couperet, le Moine qui est là se découvre, c’est Valentin qui va accueillir sa sœur au cieux après l’avoir promise au bourreau. Une procession portant alors la relique de sa tête passe en chantant “Christ est ressuscité”, Faust la suit, rentrant “littéralement” dans le rang et au loin Méphisto observe.
Mais beaucoup de maladresses et trop de personnages: pourquoi Siebel prend-il l’eau bénite du troisième acte auprès d’un prêtre et de deux enfants de chœur qui passaient par là? Pourquoi ces scènes au lavoir où on lave des linges tachés de sang(tiens tiens, d’où vient cette idée légère…) les amies de Marguerite l’écoutent chanter la chanson du roi de Thulé, puis la lamentation initiale du quatrième acte. Au total trop de lourdeur, trop de volonté démonstrative, trop de nuisances qui troublent l’audition et n’apportent pas grand chose. car au total, on en n’a pas plus appris qu’il y a 36 ans avec Lavelli, c’est très largement le même propos, avec un peu plus de fatras, et beaucoup moins de poésie, et encore moins d’émotion.

L’émotion est-elle née de la musique et du chant? Pas plus. Non que les protagonistes n’aient pas le niveau requis, loin de là, mais ils n’arrivent pas à faire vibrer un seul instant.

D’abord, de bons points pour  le Siebel très frais d’Angélique Holdus (sera-t-elle la Renée Auphan d’aujourd’hui,  qui marqua tant le rôle) et surtout la Dame Marthe si bien caractérisée par Marie Ange Todorovitch qu’on est très heureux de retrouver, et qui semble prête à succéder à Jocelyne Taillon dans les Marthe mythiques, en version moins charnue que la grande Jocelyne!
Tassis Christoyannis (excellent Monfort l’an dernier à Genève dans les Vêpres siciliennes) est là aussi  excellent, très intense, très contrôlé même si la couleur n’est pas celle d’un baryton Martin: c’est lui qui remporte avec justice le plus grand succès.
Paul Gay est un Méphisto de belle allure, très bon acteur, il campe un personnage vif, ironique, distancié, avec une diction impeccable, une bonne voix (notamment dans la scène de l’église, où il est vraiment magnifique). Mais la voix est pour mon goût un peu trop claire. J’aime des basses profondes dans ce rôle. Il reste que la prestation est très satisfaisante. Un très beau chanteur.
Inva Mula chante la partie de Marguerite sans difficulté (sauf dans le suraigu, très tendu: la voix n’a plus de réserves) et donne à son interprétation une certaine intensité, mais ne réussit jamais à se départir d’une certaine froideur, avec une diction douteuse, et donc n’arrive jamais à émouvoir (à m’émouvoir, au moins). Cette chanteuse, de qualité certes, ne m’a jamais touché…et dans Marguerite, l’ombre de Mirella Freni dont chaque note palpitait et respirait le drame et l’émotion est encore trop présente (je vous renvoie à l’enregistrement de Prêtre, pourtant pas extraordinaire).
Le cas de Roberto Alagna est plus délicat à mon avis: la voix a perdu beaucoup de son timbre magique, même si l’aigu reste solide. Pour attaquer les notes, le timbre change, comme si la voix avait perdu en homogénéité, en couleur, en velouté. Et il n’y a plus de grave, complètement détimbré dans la cavatine “Salut, demeure chaste et pure”. L’aspect du personnage est toujours  juvénile, vif en scène, mais le chanteur a perdu beaucoup de ce qui en faisait un artiste d’exception. Quand on écoute Domingo chez Prêtre, pourtant dans un rôle qui n’est pas vraiment fait pour lui, on est frappé justement par l’unicité de cette voix, qui est distille la même lumière dans tous les registres; ici, on sent que la voix souffre, qu’il n’y a plus cette même facilité insolente. Au jeu des comparaisons, quand on pense à ce que faisait jadis Nicolai Gedda, fabuleux (jamais je n’entendis une cavatine aussi bien dite) et même Alain Vanzo, on est un peu triste pour Alagna. Ce n’est pas lui qui remporte le plus grand succès, et je ne suis pas sûr que ce type de rôle lui convienne encore.

Déception également pour le chœur: exactement comme la semaine dernière pour Tannhäuser, il m’a semblé que le chœur n’avait pas la présence, la vaillance et le brillant habituels sur cette scène. On avait envie de plus d’énergie, de plus d’engagement, de plus d’éclat. Rien de tout cela mais une prestation appliquée sans plus.
Enfin, Alain Altinoglu, qui a remplacé Alain Lombard parti avant terme, dirige l’orchestre avec attention, précision, et souci du détail. Mais là aussi, je trouve un certain manque d’énergie et un tempo un tantinet trop lent pour moi. Il en résulte une interprétation un peu pâle, et sans vrai relief pour mon goût, sans vibration, sans poésie, même si l’ensemble reste très honorable.

Au total, dans un écrin sans bijoux mais débordant d’excès, on est passé à côté: Martinoty a voulu trop en faire, trop en dire:  à trop charger la barque elle chavire. Tout finit par sonner creux. L’équipe musicale est de bon niveau, mais on est quand même assez loin du très  grand niveau. Ce fut une matinée d’un dimanche ensoleillé où le temps a glissé assez agréablement, sans rien, de ce rien tant répété dans cette œuvre, sans rien pour accrocher vraiment l’oreille et surtout le cœur. Et donc beaucoup de bruit pour rien.

NB: A réécouter pour l’éternité Gedda/Los Angeles/Christoff avec un André Cluytens comme toujours au rendez-vous.