LA SAISON 2024-2025 DU GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE

Le Grand Théâtre de Genève

Le Grand Théâtre de Genève vient d’annoncer sa nouvelle saison, l’avant-dernière du mandat d’Aviel Cahn, et elle apparaît comme l’une des plus complètes et mieux composées des dernières années, d’abord parce qu’elle propose un véritable éventail d’œuvres de répertoires divers, offrant au spectateur genevois un choix allant du plus populaire (La Traviata) aux expériences scéniques les plus raffinées ou particulières (le Stabat Mater de Pergolesi par Romeo Castellucci ou la Clemenza di Tito vue par Milo Rau).
La deuxième observation porte sur la diversité des répertoires, offrant dans une même saison et pour la première fois du mandat d’Aviel Cahn Richard Wagner (Tristan und Isolde) et Richard Strauss (Salomé), mais aussi plusieurs œuvres du XVIIIe ou du baroque (Dido and Aeneas, Stabat Mater, La Clemenza di Tito), deux œuvres du répertoire italien populaire dont l’une très peu connue hors d’Italie (Fedora de Giordano) compensée par La Traviata qui est le grand standard universel par excellence,  enfin, dans le sillon des productions précédentes du répertoire russe, Guerre et Paix de Prokofiev et Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch, qui font partie des très riches heures de ce théâtre, c’est cette fois-ci Khovantchina de Moussorgski, encore un très grand un chef d’œuvre qui sera à l’affiche, avec la même équipe Alejo Pérez/Calixto Bieito : on ne change pas une équipe qui gagne.

Il faut compléter par deux œuvres chorales inscrites dans la saison d’opéra : c’est depuis longtemps la mode des oratorios mis en scène et cette fois-ci c’est le tour du Stabat Mater de Giovanni Battista Pergolesi qui passera à la moulinette de Romeo Castellucci, prévu dans la Cathédrale de Genève, et pour faire bonne mesure, le temple de Saint Gervais accueillera pour deux concerts plus « intimes », la Petite messe solennelle de Rossini, son dernier chef d’œuvre, qui mériterait d’être plus souvent proposé.

En ce qui concerne les récitals, là encore un florilège de voix de premier plan, de différents types, permettront d’entendre aussi bien contre-ténor que soprano dramatique, liederiste ou belcantiste.
Enfin, la programmation de Sidi Larbi Cherkaoui pour le ballet réunit outre Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet bien connu à Genève, l’immense Sasha Waltz qui proposera son travail à partir de la symphonie n°7 de Beethoven qui a déjà, depuis les temps de Covid, marqué les amateurs de danse.

Cette saison au titre syncrétique de « Sacrifices » à cause des histoires que racontent notamment les opéras, sacrifices, renonciations, déceptions, de Tristan à Fedora, de Dido à Tito, de Traviata à Salomé bénéficie aussi enfin des deux dernières productions « sacrifiées » à cause du Covid, que de très rares privilégiés avaient pu voir en salle lors de leur création et qu’on avait pu voir en streaming, le passionnant travail de Milo Rau sur La Clemenza di Tito, qui va désarçonner sans doute une partie du public, et Dido and Aeneas, remarquable travail de la compagnie Peeping Tom, une production elle-aussi transmise en streaming, deux spectacles dont Wanderersite.com a rendu compte alors (il suffit de suivre les liens Clemenza di Tito et Dido and Aeneas).
Au total, il faut bien dire que chaque production de la saison est digne d’intérêt à des titres divers, même s’il y a dans le détail des éléments qui appellent des commentaires un peu contrastés, mais dans l’ensemble, le public genevois est gâté : autant les prochaines saisons annoncées des différents théâtres cette année apparaissent en demi-teinte (voir Zurich par exemple), voir peu stimulantes, autant celle de Genève est plutôt excitante. Acceptons-en l’augure.

OPÉRAS

Septembre 2024
Richard Wagner : Tristan und Isolde
5 repr. du 15 au 27 sept. 2024 – Dir : Marc Albrecht / MeS : Michael Thalheimer
Avec Elisabet Strid, Gwyn Hughes Jones/Burkhard Fritz, Tareq Nazmi, Kristina Stanek, Craig Colclough, Julien Henric, Emanuel Tomljenović
Orchestre de la Suisse Romande

Coproduction avec le Deutsche Oper Berlin
Après un Parsifal sobre et maîtrisé, mais sans grande originalité, Aviel Cahn fait de nouveau appel à Michael Thalheimer pour Tristan und Isolde, ce qui est de toute manière une garantie de rigueur et de vrai travail scénique. En fosse, Marc Albrecht, autre garantie d’un travail intelligent et de qualité. Au moins ce Tristan fleure bon la solidité.
L’intérêt de la distribution est qu’elle tente de nouveaux noms, à un moment où les Isolde des dernières années terminent leur parcours ainsi que leurs Tristan. Gwyn Hughes Jones n’avait pas convaincu en Calaf à Bastille, voix plate écrasée par l’orchestre, mais c’était en 2021 et depuis les choses ont peut-être évolué. En revanche d’Elisabet Strid nous écrivions (à propos de sa Sieglinde) :  La voix est particulièrement lumineuse, l’engagement est total, l’expressivité maîtrisée, les aigus convaincants, le phrasé magnifique. Tous les espoirs sont donc permis, et Kristina Stanek (Brangäne) avait impressionné en Eboli à Bâle (voix puissante, des aigus triomphants). On connaît suffisamment Tareq Nazmi pour espérer un Marke de grand niveau et en Kurwenal, on découvrira Craig Colclough très familier des rôles italiens aux USA, moins des rôles allemands mais qui a débuté Alberich et chanté Telramund et Kurwenal. Quant à Julien Henric, on le connaît comme très bon ténor du répertoire français, ce sera une découverte en Melot.
Au total : ce devrait être un Tristan au moins très honorable, et donc devrait valoir le voyage. Et Aviel Cahn fait confiance à la production puisqu’il la programme aussi pour la Deutsche Oper Berlin, son prochain poste (en remplacement de celle de Graham Vick…)

Octobre 2024
W.A. Mozart: La Clemenza di Tito
6 repr. du 16 au 29 oct. 2024 (Dir : Tomáš Netopil /MeS : Milo Rau)
Avec Bernard Richter, Serena Farnocchia, Maria Kataeva, Yuliia Zasimova, Giuseppina Bridelli, Justin Hopkins/ Mark Kurmanbayev
Orchestre de la Suisse Romande

C’est une petite déception de ne pas retrouver en fosse Maxim Emelyanychev, un chef particulièrement intéressant dans Mozart. C’est Tomáš Netopil qui officiera, qu’on connaît comme chef de qualité dans Janáček, mais jamais entendu dans Mozart. À chaque étape du tour européen de ce spectacle coproduit, les coproducteurs ont fait appel à des chefs différents (Hengelbrock, Pérez, Biondi), est-ce à dire que l’expérience est douloureuse pour les chefs ? Au moins, ici le tchèque Tomáš Netopil dirigera une œuvre créée à Prague… Retour à la maison en quelque sorte.
Finalement, après Les Flandres, Vienne, Luxembourg, Genève qui a créé le spectacle devant un public réduit à quelques priviléfgiés l’accueille enfin pour l’offrir au public. Inutile de dire qu’il fera polémique (j’ai lu quelque part « c’est Mozart qu’on assassine… »), car c’est un spectacle fort, qui travaille l’œuvre d’une manière totalement inattendue, mais qui au moins est une véritable expérience, plus forte et dérangeante à mon avis que ce que Milo Rau a fait pour Justice. Elle est en tout cas suffisamment singulière pour que tout spectateur qui s’est confronté à cette production, même en streaming, s’en souvienne. Et c’est mon cas.
Distribution partiellement modifiée aussi, puisque si on retrouve l’excellent Bernard Richter (Tito), Serena Farnocchia (Vitellia) et Justin Hopkins en Publio (pour trois représentations seulement), on découvrira en Sesto (où Anna Goryachova avait tant ému) Maria Kitaeva mezzo qui de Palerme à Hambourg, remporte de beaux succès dans le répertoire rossinien et belcantiste. et Yuliia Zasimova en Servilia, jeune chanteuse ukrainienne qu’on commence à entendre dans bien des scènes européennes, quant à Giuseppina Bridelli, c’est un mezzo particulièrement convaincant partout où elle chante, elle sera Annio.
C’est un vrai moment singulier, inhabituel, et surtout pensé, au contraire d’autres productions prétendument modernistes, et c’est un spectacle bien distribué, c’est pourquoi il faut absolument s’y confronter, avec la disponibilité d’un spectateur ouvert.

 

Novembre 2024
Gioachino Rossini: Petite messe solennelle
Chœur du Grand Théâtre de Genève
6 & 8 novembre 2024 – Dir : Mark Biggins
Giulia Bolcato, Maria Kataeva, Omar Mancini, Michael Mofidian
Xavier Dami, Réginald Le Reun et Jean-Paul Pruna (pianos & harmonium)

Le dernier chef d’œuvre de Rossini dans sa version pour deux pianos et harmonium avec quatre jeunes solistes très valeureux, pour mettre en valeur le Chœur du Grand Théâtre et son nouveau chef, Mark Biggins, dans le cadre plus intime du Temple Saint Gervais . Ceux qui connaissent l’œuvre s’y précipiteront, ceux qui ne la connaissent pas devraient s’y précipiter tant l’œuvre est surprenante et originale, déjà « théâtrale » avant le Requiem de Verdi. À ne pas manquer pour tous les mélomanes.


Décembre 2024
Umberto Giordano: Fedora
7 repr. du 12 au 22 déc. – Dir: Antonino Fogliani / MeS: Arnaud Bernard
Avec Roberto Alagna-Alexandra Kurzak/ Najmiddin Mavlyanov-Elena Guseva, Simone del Savio, Yuliia Zasimova, Mark Kurmanbayev etc…
Orchestre de la Suisse Romande.
Bien moins connu que Andrea Chénier, Fedora est représenté surtout en Italie et pas repris au Grand Théâtre depuis la saison 1902-1903. Un opéra pour grandes stars à la fois au sommet et souvent à la fin de leur carrière car la musique les sollicite plus sur le registre central que sur les aigus et demande une grande intensité d’interprétation pour bien fonctionner, sans quoi certaines scènes peuvent sombrer (notamment la fin) dans le ridicule. Pour se faire une idée de ce que peut-être le mélo dans ses excès, écouter séance tenante l’air final de Fedora et sa mort par Licia Albanese sur Youtube (à 5.57min) un monument digne du pavillon de Sèvres.
Deux distributions à Genève, et d’abord le couple Roberto Alagna/Alexandra Kurzak, idéal à ce moment de leur carrière : il faudra y courir. Mais Elena Guseva et Najmiddin Mavlyanov en alternance proposeront un couple plus jeune et sans doute une couleur très différente. En fosse l’excellent Antonino Fogliani, désormais bien connu à Genève avec une mise en scène confiée à Arnaud Bernard, et donc une vision sans doute plus traditionnelle, mais vu l’opéra la trame et le style d’œuvre, c’est loin d’être gênant, d’autant qu’Arnaud Bernard est un metteur en scène plutôt intelligent.
On ne peut manquer cette fête du vérisme tragique et lacrimal, parce qu’on ne reverra pas Fedora de sitôt à Genève.


Janvier-février 2025
Richard Strauss: Salomé
6 repr. 22 janv. du au 2 fév. – Dir: Jukka-Pekka Saraste /MeS: Kornél Mundruczó
Avec Olesya Golovneva, Gábor Bretz, John Daszak, Tanja Ariane Baumgartner, Matthew Newlin, Ena Pongrac etc…
Orchestre de la Suisse Romande
A côté d’interprètes consommés de leur rôle comme Gábor Bretz, Jochanaan à Salzbourg, John Daszak (Herodes) et Tanja Ariane Baumgartner (Herodias) un peu partout, dans le rôle-titre une nouvelle venue dans le marché lyrique qui chante les grands Verdi mais aussi Turandot et travaille en Allemagne, le soprano russe Olesya Golovneva. À l’heure où les grandes interprètes se raréfient par limite d’âge, c’est intéressant de découvrir des voix d’avenir.  En fosse, une très grande chance pour Genève, un remarquable chef qu’on ne voit pas assez souvent à l’opéra, Jukka-Pekka Saraste. Quant à la mise en scène, elle est confiée au plus connu à Genève Kornél Mundruczó qui devrait être très efficace dans cette peinture d’une figure majeure de l’opéra du XXe.
Une production qui s’annonce sous les meilleurs auspices

Février 2025
Henry Purcell : Dido and Aeneas
5 repr. du 20 au 26 fév. 2025 – Dir : Emmanuelle Haïm/MeS : Franck Chartier (Peeping Tom)
Avec Marie-Claude Chappuis, Jarrett Ott, Francesca Aspromonte, Yuliia Zasimova
Le Concert d’Astrée.
Même cheffe qu’en 2021, même orchestre, avec deux changements de distribution, où l’on retrouve Francesca Aspromonte, spécialiste de ce répertoire et remarquable chanteuse.

Voilà ce que dans wanderersite.com, nous écrivions : « On mesurera donc sa chance d’avoir été parmi les happy few, pour assister à ce spectacle singulier, déconcertant et fort qui marquait les débuts à l’opéra de la célèbre compagnie Peeping Tom, et de son co-directeur Franck Chartier qui signait la mise en scène d’un Didon et Enée d’une force particulière. En fosse, pour la première fois à Genève, Le Concert d’Astrée et sa cheffe, Emmanuelle Haïm. Une soirée fascinante, foisonnante et complexe, qui fait honneur à l’institution genevoise, et qui méritait vraiment un public. »

C’est fait, enfin, le public va pouvoir voir ce spectacle vraiment singulier, et c’est une très grande chance.

 


Mars-avril 2025
Modest Moussorgski: Khovantschina
5 repr. du 25 mars au 3 avril – Dir : Alejo Pérez /MeS : Calixto Bieito
Avec Dmitry Ulyanov, Dmitry Golovnin, John Relyea
Raehann Bryce-Davis, Vladislav Sulimsky, Ekaterina Bakanova etc…
Orchestre de la Suisse Romande
Cinq représentations seulement, c’est faire bien peu confiance au public pour un spectacle qui devrait, sur la foi des autres productions russes de la série, attirer quand même la curiosité, d’autant que la distribution entre Ulyanov, Golovnin, Sulimski, Rutkowski affiche parmi les plus belles voix actuelles pour ce répertoire avec une nouvelle venue en Marfa, l’américaine Raehann Bryce-Davis, qui permettra de vérifier si cette voix dont on parle tant passera la promesse des fleurs.
Comme Khovantschina plus que Boris encore a de sérieux problèmes d’édition, Aléjo Pérez a choisi (comme Abbado en son temps à Vienne et comme la plupart des chefs aujourd’hui) la version Chostakovitch avec le final d’Igor Stravinski.
Pas représenté à Genève depuis la saison 1981-1982, Khovantschina pose la question très actuelle du fanatisme religieux face au politique et constitue un des grands chefs d’œuvre de l’opéra à ne manquer sous aucun prétexte.

 

Mai 2025
Giovanni Battista Pergolesi: Stabat Mater
Giacinto Scelsi : Three latin prayers (1970), Quattro pezzi (1959)
6 repr. du 12 au 18 mai 2025 – Dir : Barbara Hannigan/ MeS : Romeo Castellucci

Avec Barbara Hannigan, Jakub Józef Orliński
Chœur il Pomo d’oro
Ensemble Contrechamps
A la Cathédrale Saint Pierre de Genève (sous réserves)
Coproduction avec l’Opera Ballet Vlaanderen, le Teatro dell’Opera di Roma, le Dutch National Opera.

Un des must de la saison à n’en point douter, un spectacle chic et choc avec des noms des sonnent haut, Barbara Hannigan en cheffe et soliste, et Romeo Castellucci en metteur en scène, et pour compléter Jakub Józef Orliński le contreténor qu’on s’arrache…
Si la Cathédrale est concédée, Castellucci ne pourra sans doute pas se permettre de trop « charger la barque » en matière de décor, et si cela reste au Grand Théâtre, alors tout sera permis…
Trêve de plaisanterie, la mode des oratorios mis en scène essaime désormais, dans un retour à un certain XVIIIe où c’était une pratique possible et on doit à Romeo Castellucci un Requiem (de Mozart) mémorable à Aix et une Passion selon Saint Matthieu qui ne l’est pas moins à Hambourg. Alors, gageons que le Stabat Mater, plus court et moins spectaculaire, et mêlé à des pièces plus récentes de Giacinto Scelsi (mort en 1988) un compositeur encore aujourd’hui mystérieux, sera l’occasion d’un grand moment.

 

Juin 2025
Giuseppe Verdi: La Traviata
8 repr. du 14 au 27 juin – Dir : Paolo Carignani /MeS : Karin Henkel
Avec : Ruzan Mantashyan/Jeanine De Bique, Enea Scala/Julien Behr, Luca Micheletti/Tassis Christoyannis, Emanuel Tomljenović, Yuliia Zasimova etc…
Orchestre de la Suisse Romande
La Traviata confiée à une metteuse en scène, c’est assez intéressant et rare (si ce n’est pas Lydia Steier), qui plus est à une spécialiste de Dostoievski, à qui Aviel Cahn avait confié Le Joueur de Prokofiev à l’Opéra des Flandres qui avait été assez bien accueilli, ce peut être encore plus stimulant. Mais ce qui m’intéresse plus dans l’équipe de production, c’est de voir qu’Aleksandar Denić, le génial scénographe de Frank Castorf (Ring de Bayreuth et tant d’autres spectacles), qui actuellement expose dans le pavillon serbe de la Biennale de Venise, va signer le décor. Ça c’est une grande promesse et pour moi un événement…
On connaît Ruzan Mantashyan, un des sopranos lyriques de très bon aloi, elle alternera avec Jeanine De Bique qu’on n’attend pas forcément dans ce répertoire, mais qu’il sera pour cela aussi intéressant d’entendre. Enea Scala est désormais un des ténors qui compte, mais plus intéressant dans Rossini que dans Verdi, et on découvrira Julien Behr en alternance dans ce must du répertoire. Le plus intéressant sans doute, c’est Luca Micheletti, le baryton (et aussi metteur en scène ce qui est presque unique) qui devient l’un des plus réclamés en Italie et qui explose sur les scènes internationales, en Germont, même s’il est encore jeune pour le rôle. Tassis Christoyannis est plus habituel, plus connu, mais lui aussi une garantie dans l’autre distribution.
En fait, il n’y a qu’une inexplicable faute de goût dans ce tableau, c’est de confier la fosse à Paolo Carignani un chef plus connu pour son côté routinier et sans envergure que par ses traits d’originalité. Une manière de dire « de toute manière, Traviata fera le plein, inutile de se gratter la tête pour trouver un chef », alors qu’il y a une foule de bons chefs italiens plus jeunes qui pourraient faire mieux, Diego Ceretta pour ne citer que l’un des plus jeunes et des plus intéressants. Mais les voies du Seigneur Cahn sont impénétrables.

 

Récitals et concerts

Cinq noms qui devraient ne pas avoir de mal à remplir la salle, tant ils sont aujourd’hui des incontournables du chant lyrique, voire des stars.

20 septembre 2024
Jakub Józef Orliński,
contre-ténor
Michał Biel piano

Œuvres du baroque italien, Henry Purcell, Franz Schubert et de compositeurs polonais.

Le fantasque et étourdissant champion de breakdance et contre-ténor polonais proposera un florilège d’air divers et d’ambiances musicales à ne pas manquer, avant de le revoir dans le Stabat Mater de Pergolesi.

3 novembre 2024
Lisette Oropesa,
soprano
Alessandro Praticò, pian
Chansons et airs de Maurice Ravel, Léo Delibes, Jules Massenet, Georges Bizet, Gioachino Rossini, Saverio Mercadante et Guiseppe Verdi.
Star d’aujourd’hui, irremplaçable dans le jeune Verdi et dans le belcanto, disponible, sympathique et surtout fabuleuse en scène, Lisette Oropesa propose un récital fait de mélodie et d’airs du répertoire romantique qui devrait faire monter la salle au paradis.
A ne pas manquer.

31 décembre 2024
Camilla Nylund,
soprano
Concert du Nouvel An
Orchestre Symphonique Bienne Soleure
Yannis Pouspourikas direction musicale
Valses, polonaises, airs et polkas de Johann Strauss II, Franz Lehár et Emmerich Kálmán.
Un programme typique de 31 décembre, mais la présence de la voix wagnérienne la plus importante du moment, qui a récemment explosé à l’heure où les grandes voix wagnériennes finissent leur carrière, ici dans un répertoire qui n’est jamais facile, et où elle aura à montrer la versatilité de son immense talent.

9 février 2025
Aušrinė Stundytė,
soprano
Andrej Hovrin,
piano
Récital mis en espace
Erwartung, monodrame d’Arnold Schönberg, livret de Marie Pappenheim.
Lieder d’Arnold Schönberg, Richard Strauss et Alban Berg.

Il était difficile d’imaginer la bête de scène qu’est Aušrinė Stundytė, seulement enfermée dans les limites d’un récital, fût-il fait de Lieder d’Arnold Schönberg, Richard Strauss et Alban Berg. Elle offre en sus Erwartung de Schönberg, instruite de son expérience munichoise avec Warlikowski dans sa réduction pour piano et ce devrait être fascinant. C’est ce qu’on appelle un must.


15 mai 2025
Benjamin Appl,
baryton
James Bailleau, piano
Lieder de Gustav Mahler, Alma Mahler, George Butterworth, Erich Wolfgang Korngold et autres.
Troisième récital à Genève d’un des seuls authentiques Liederistes de ce temps, dans la tradition des Fischer Dieskau, ou des Thomas Quasthoff. Il est rarissime désormais qu’une carrière de chanteur lyrique se bâtisse sur le Lied ou l’oratorio. Benjamin Appl a cette singularité, même s’il déroge par quelque représentation d’opéra çà et là. Si vous n’avez jamais goûté au véritable récital de Lieder, c’est l’occasion de s’initier, ici dans un programme particulier marqué par le post-romantisme.

 

DANSE

 

Je renvoie au site du Grand Théâtre en attirant l’attention sur la venue de Beethoven 7 de Sasha Waltz qui devrait être un événement (4 repr. du 13 au 16 mars 2025, Bâtiment des Forces Motrices)

 

CONCLUSION

J’ai été suffisamment souvent critique ou dubitatif sur certains choix du Grand Théâtre pour ne pas bouder mon plaisir à affirmer qu’il s’agit là de la meilleure saison de l’institution depuis de longues années, et que le public genevois et frontalier aura du mal à faire des choix dans cette somme d’excellents spectacles et d’un ensemble exceptionnel de récitals. La saison est bien composée, équilibrée, avec des distributions globalement de bon niveau et des choix de chefs pertinents à une exception.
Bien sûr, il faut comme dit Malherbe, que les fruits passent la promesse des fleurs, mais il faut reconnaître que la promesse est vraiment déjà une aube dorée. Alors, au public de faire son travail de public curieux et cette prochaine saison particulièrement gâté.

 

LA SAISON 2022-2023 DU GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE

Le Grand Théâtre de Genève

Introduction
Un peu comme celle de Bogdan Roščić à Vienne, l’arrivée d’Aviel Cahn à Genève a été bousculée par le Covid et c’est seulement pendant la saison 2021-2022 qui se termine qu’on a pu observer l’articulation de son projet pour Genève, et la saison prochaine confirment ces intuitions.
La construction d’une saison est une alchimie, et on doit donc se garder de conclure hâtivement car si c’est sa quatrième saison effective, ce sera sa deuxième complète.
On doit se garder de conclure, encore plus dans un théâtre de système Stagione au nombre de productions limitées où chaque choix pèse plus lourd. Enfin, même si Aviel Cahn a été appelé un peu pour « casser la baraque », il ne pouvait simplement transposer sur les rives du Léman ce qu’il avait réalisé en Flandres.
Les conséquences de la pandémie sont lourdes pour toutes les salles : tous constatent dans la plupart des opéras la difficulté à retrouver les publics d’avant-pandémie ; d’autres habitudes ont été prises, d’autres peurs sont nées, la reprise est fragile, à Genève comme ailleurs et la couleur des saisons, pour la plupart prudentes, s’en ressent.

 

Le Grand Théâtre dans le paysage lyrique européen

La place de Genève est un peu singulière, son théâtre a été voulu par ses habitants sur le modèle du Palais Garnier, avec une capacité un peu surdimensionnée aujourd’hui (1500 places) mais  avec la garantie aujourd’hui d’un public notamment alimenté par les institutions internationales nombreuses sises sur les bords du Léman et un bassin d’habitants à cheval sur la Suisse et sur la France (la Haute Savoie), même si le public français, certes présent, est moins nombreux qu’on ne le pense.

En tant que théâtre d’une ville internationale, il est comparable à La Monnaie de Bruxelles, avec une jauge en spectateurs supérieure (Bruxelles a une jauge de 1150 spectateurs), mais un bassin d’habitants inférieur. Le nombre de productions lyriques est comparable, même si le nombre de représentations par production est supérieur à Bruxelles (salle plus petite, plus de spectateurs potentiels). Du point de vue de la couleur des productions, Bruxelles cherche à rester depuis le temps de Gerard Mortier (années 1980 quand même…) un fer de lance de l’innovation scénique, ce que n’est pas Genève à l’histoire différente.
En termes de comparaison, il peut être aussi mis sur le même plan qu’un Théâtre comme le Teatro Real de Madrid à la jauge légèrement supérieure,  mais au nombre de productions comparables, avec comme Bruxelles, un nombre de représentations supérieur (la population madrilène est nettement plus importante que Genève). En termes productifs, Madrid cherche à rester à l’équilibre entre tradition et innovation, le public espagnol reste assez conservateur et très attaché au répertoire traditionnel notamment italien. Il reste qu’au Teatro Real est passé aussi Gerard Mortier, et que son passage a laissé quelques traces.
Genève est donc un Théâtre en équilibre fragile, qui n‘a pas vraiment de «couleur productive », quelque part entre tradition et modernité depuis
des années, bien avant la pandémie. C’était déjà vrai vers 2008 du temps de Jean-Marie Blanchard qui mena une politique de grande qualité, et assez équilibrée. Le remplissage du Grand Théâtre (1500 places) ne posait guère problème, pas plus que lors des premières années de Tobias Richter qui quant à lui mena une politique peu lisible, plus proche de la tradition des théâtres de répertoire à l’allemande (un comble dans le temple suisse de la stagione !). Pas forcément passionnante. Mais quand la salle est pleine ou à peu près, c’est forcément que ça va bien, et on ne se pose pas de questions…
Les travaux de rénovation qui durèrent quelques années motivèrent un repli dans le théâtre des Nations « éphémère », dont la capacité était de 1000 places.  Pas de problème de remplissage non plus, mais perte d’un tiers de spectateurs potentiels…
Lorsque le Grand Théâtre a rouvert, il a rouvert ses 1500 places et déjà le remplissage s’est fragilisé. Les dernières années nous ont appris que le public captif ça n’existe pas. De plus, pendant les périodes d’ouverture en temps de pandémie avec ses contrôles de pass, de masque etc… bien des spectateurs ont été découragés ou simplement craintifs. Et comme le public genevois n’est pas de toute première jeunesse, il est évidemment sensible aux questions sanitaires : toutes ces raisons cumulées expliquent largement des difficultés actuelles de reconquérir un public qui met du temps à revenir Place de Neuve.

1500 places, c’est aussi la jauge la plus importante de tous les théâtres de Suisse : Zurich en a moins de 1200, Bâle autour de 1000, mais aussi plus que de la plupart des théâtres européens. Les théâtres de très grandes capitales ont autour de 2000 places, les théâtres qui servent un bassin comparable à Genève ont autour de 1000 places. Lyon, qui sert un bassin de population plus important, a par exemple 1100 places.
Enfin, la crise du genre lyrique fait son œuvre, et si l’on pouvait remplir 1500 places à Genève, il y a quelques années, ce n’est plus aussi facile aujourd’hui. Même une salle comme Vienne, traditionnellement remplie à 99% a des difficultés. Et ne parlons pas du MET de New York…
À Genève en plus, il y a la question des tarifs, de l’écart entre les places les moins chères et les plus chères, dans une zone frontalière très mixte où tout le public n’est pas payé en Francs suisses, un Franc suisse dont le taux égale ou dépasse l’Euro .

Comme on le voit, ce sont des questions qui ne tiennent pas à la présence de tel titre, de tels chanteurs, de telles ou telles mise en scène, mais qui tiennent au contexte géographique, sociologique, historique et aussi politique : la question du théâtre est toujours plus politique qu’artistique, c’est d’abord le théâtre de la Cité.
On le voit chez la voisine lyonnaise dont l’Opéra a été une référence culturelle internationale avec un public largement plus diversifié que Genève (et à la billetterie plus de 50% moins chère) mais que la municipalité actuelle (écologiste) ne semble pas vraiment porter dans son cœur tandis que la Région de bord politique opposé, retire aussi de l’argent de manière importante pour des questions de petits jeux internes aux politiques locales. L’Opéra est bien loin.

Dans toute cette complexité, la programmation d’Aviel Cahn – au-delà de l’appréciation sur tel ou tel spectacle, fait honneur au mandat qui lui a été confié : il y a des productions qui n’ont pas bien fonctionné, mais la qualité offerte reste très largement défendable. Elle reste toutefois exploratoire pour l’instant. On commence à peine à voir des lignes de force se dessiner.
Cette programmation est plus disruptive que celle de son prédécesseur, et a sans doute suscité la circonspection, au-delà de la qualité des productions qui n’est pas en cause, d’autant que le contexte du territoire genevois n’est pas celui des Flandres, où Cahn a dirigé l’Opera-Ballet Vlaanderen.

La Flandre, depuis des années, a produit des metteurs en scène et des chorégraphes qui ont illuminé la scène flamande et européenne, et donné un prestige international inédit. À cela, il faut le répéter, le passage de Gerard Mortier à Bruxelles dans les années 1980 n’est pas étranger, bien évidemment, qui a su réveiller la créativité locale. Et la Flandre reste encore aujourd’hui pratiquement quatre décennies plus tard, un territoire de création. Une programmation telle que celle d’Aviel Cahn à Gand-Anvers atteignait un public plutôt accoutumé (ou quelquefois résigné) à ce type de productions.
Le contexte genevois n’est pas comparable, avec un public vieillissant d’un côté, où la présence d’institutions internationales donne aussi à un certain public une couleur un peu mondaine que j’appellerai « internationale-locale » rien à voir avec Gand ou Anvers.
D’ailleurs, aussi bien sous Hugues Gall que Renée Auphan, la politique visait à garantir un niveau musical globalement international et des productions disons consensuelles. Jean-Marie Blanchard a essayé de mener une politique plus avancée sur les productions, en équilibrant l’offre, tout en continuant à défendre un niveau musical qui a longtemps été la marque continue de ce théâtre. Tobias Richter n’a pas réussi à marquer fortement la mémoire artistique, malgré ses dix ans de mandat.

Enfin, Le territoire genevois n’est pas un territoire de création théâtrale, chorégraphique ou lyrique comme l’ont été les Flandres depuis les années 1990.
L’atout de Genève, c’est non pas une histoire théâtrale, mais un passé musical fort, un Grand Théâtre construit à l’imitation de Paris (on voit les ambitions), et une vie musicale riche et variée, avec plusieurs orchestres et un conservatoire de grand prestige international. Cette ville a de telles institutions musicales qu’on se demande comment un projet comme « La Cité de la musique » qui reflète une certaine identité culturelle a pu capoter.
Aviel Cahn a été appelé pour casser un train-train, pour insuffler quelque chose de neuf, et il a trouvé le Covid. La saison qui vient recase du même coup des productions prévues, qui ont quelquefois été répétées sans voir le jour. Ce qui bouscule aussi les profils de saison prévus plusieurs années à l’avance.

Il faut aussi réaffirmer qu’une saison n’est jamais une succession de triomphes où l’on affiche complet, chaque saison a des échecs quelquefois cuisants.  Mais surtout changer les habitudes du public, c’est long, cela dure plusieurs années, quelquefois plusieurs mandats. Genève doit à la fois modifier la couleur de son public, faire évoluer l’offre et garantir encore et toujours le niveau musical du théâtre qui est son ADN. Au total ça fait beaucoup dans la corbeille, cela veut dire tester, risquer, réussir (comme la récente Jenůfa) ou moins réussir, mais cela signifie aussi ne jamais faire de concessions à la qualité. Ce n’est pas une Tosca nouvelle qui fera venir le public régulièrement et remplir le théâtre, ce sera au mieux, une illusion sur un titre : c’est une qualité régulière, et un équilibre continu entre tous les critères qui doit être l’exigence.
C’est la qualité qui paie, et fait venir durablement le public, pas la multiplication des Puccini et Verdi. Et à Genève, la qualité est au rendez-vous.

La saison 2022-2023

Introduction
La saison dernière la thématique choisie était « Faites l’amour », cette année c’est « Mondes en migrations », on semble passer du rose au gris. Mais l’idée de la migration doit être reprise au sens large, migration des peuples, migration intérieure, migration symbolique etc… mais aussi voyages, errances et tous les récits qui les glorifient : Ulysse, le peuple juif, Parsifal, les migrations récentes en sont des exemples.
La thématique est élargie au ballet, où l’événement de l’année est la venue de Sidi Larbi Cherkaoui comme directeur du ballet de Genève, lui aussi un transplanté, belge d’origine marocaine, installé en Flandres qui arrive à Genève.

Le ballet
N’étant pas spécialiste du ballet, je m’abstiendrai de commenter la programmation du nouveau directeur du ballet Sidi Larbi Cherkaoui, avec qui Aviel Cahn a travaillé en Flandres. Mais je noterai plusieurs éléments :

  • En s’installant à Genève, Sidi Larbi Cherkaoui qui est l’un des grands chorégraphes belges et une référence internationale, proche d’Aviel Cahn va contribuer à donner une couleur et une cohérence à l’ensemble de la programmation de la maison
  • De plus, Sidi Larbi Cherkaoui est aussi un metteur en scène d’opéra (on lui doit par exemple une production de grand relief des Indes Galantes à Munich, bien supérieure à celle de Clément Cogitore à Paris et de Lydia Steier à Genève. Il devrait faire aussi de l’opéra à Genève, ce qui est aussi un gage d’originalité du Grand Théâtre que d’avoir dans ses murs un chorégraphe qui soit aussi metteur en scène lyrique.
  • Enfin il a visiblement voulu la saison prochaine signer une saison de ballet qui ait des liens avec la thématique du voyage, mais résolument contemporaine et personnelle, en travaillant notamment avec son complice le chorégraphe Damien Jalet, pour affirmer d’emblée un style . Il sera toujours temps de modifier et d’infléchir les choses les saisons suivantes

Cette manière de tisser le lyrique et le ballet et de ne pas en faire des mondes simplement parallèles et autonomes, c’est aussi un élément d’enrichissement de la programmation. C’est pour moi un signe fort non seulement de la saison, non seulement pour le ballet, mais pour l’ensemble de cette maison que d’accueillir un des grands chorégraphes européens, qui puisse travailler en pleine « intercompréhension » avec Aviel Cahn. Ainsi Genève ne s’affiche pas seulement une machine à produire, mais d’abord comme une machine à créer.

 

Les productions lyriques :

Aviel Cahn propose des séries, des lignes de force, ce qui est aussi un moyen de conquérir d’autres publics, et d’enrichir la compétence des spectateurs. Dans des saisons de stagione, où ce qui est produit l’année X ne sera plus repris, ou ne se reverra pas avant au minimum plusieurs années, il faut créer d’autres habitudes. Les lignes de force, les compositeurs, les artistes qu’on retrouve, les équipes réinvitées, c’est un moyen de poser des pierres miliaires, comme des bornes d’orientation, c’est le cas par exemple de la présence répétée au programme de Janáček. De même faire appel pour certaines productions aux mêmes équipes, c’est aussi créer des repères au public, « le rassurer » en quelque sorte, et contribuer aux équilibres de la saison, à condition que les équipes soient évidemment indiscutables…

2021-2022 a affiché Prokofiev, Monteverdi, Donizetti, Bizet, R.Strauss, Eötvös, Janáček, Puccini.
2022-2023 affiche Halévy, Janáček, Monteverdi, Wagner, Donizetti, Jost, Chostakovitch, Verdi.
Il est certain qu’en huit ou neuf productions on ne peut couvrir l’intégralité du répertoire, y compris sur plusieurs saisons : dans les « musts » on passe de Strauss-Puccini la saison dernière à Verdi-Wagner cette saison et cette bande des quatre ne peut mobiliser chaque année la moitié des productions. Donizetti est aussi un pilier du répertoire, mais il y a des manières différentes d’affirmer une couleur : une année séparent La Juive (1835) de Maria Stuarda (1834), et donc le répertoire romantique occupe environ un quart des choix, et si on ajoute Parsifal et Nabucco le XIXe occupe la moitié des titres, le reste se divisant entre baroque (2), XXe siècle (2) et contemporain (1). La ligne de programmation reste donc une ligne de répertoire traditionnel.
On notera enfin une palette de choix assez subtile entre titres inconnus, titres attendus, créations dans une saison assez classique, convenant a priori au public genevois, et une grande prudence en ce qui concerne le nombre de représentations (environ 6 représentations par production) : le bassin genevois n’est pas extensible.
La saison 2022-2023 apparaît donc diversifiée, avec des distributions solides des artistes qui sont très connus mais très peu de stars (cette année Herlitzius, la saison prochaine Aušriné Stundyte), il serait peut-être pertinent d’afficher un peu plus de grandes références vocales, même s’il faut les retenir bien à l’avance et pas seulement dans des récitals. L’opéra, c’est aussi ce plaisir-là, et pas seulement une plongée dans le sérieux du monde…
N’oublions pas les effets de souvenir : on se rappelle les stars passées à Genève, notamment sous Gall, comme si elles passaient chaque soir alors que sous Gall il fallait aussi jouer sur des équilibres.  Quant aux chefs, ils sont globalement de bon niveau – que je les apprécie ou non- et la nouvelle génération de chefs est suffisamment riche pour permettre à Genève d’être une sorte de rampe de lancement pour des figures nouvelles, à condition qu’on les repère. Cette fonction exploratoire dont je parlais plus haut s’applique aussi au choix des chefs, ce qui est peut-être le plus délicat.

Septembre 2022
Jacques Fromental Halévy
La Juive
(6 repr. du 15 au 28 sept )(Dir :Marc Minkowski /MeS : David Alden)
Avec Ruzan Mantashyan, John Osborn, Ioan Hotea, Elena Tsallagova, Dmitry Ulyanov
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande
Retour de La Juive, pas représentée au Grand Théâtre depuis 1927. Un des musts du XIXe et du début du XXe siècle dans tous les opéras francophones, indirectement célébrée par Proust (Rachel quand du Seigneur). Un retour que Paris a accueilli une fois en 2007, que Lyon a accueilli en 2016. Un Grand-Opéra légendaire, une histoire de tolérance et d’humanité, un énorme succès jusqu’aux années 1920 et une disparition à partir des années 1930, au moment de la montée du nazisme. Hasard ?
John Osborn qui fut un Leopold exceptionnel, chante cette fois Eleazar, et c’est un événement que cette prise de rôle. Ruzan Mantashyan entendue à Genève l’an dernier dans Guerre et Paix sera Rachel et Leopold est confié à Ioan Hotea, un jeune ténor roumain très prometteur, vainqueur du concours Operalia, à l’impeccable phrasé et aux aigus assurés (et nécessaires dans ce rôle). La vibrante Elena Tsallagova sera La princesse Eudoxie, tandis que Dmitry Ulyanov, grande basse devant l’éternel, sera le Cardinal de Brogni. Très belle distribution.
Mise en scène sans doute efficace sinon inventive de David Alden, spécialisé dans ce type de répertoire et surtout pas de risque d’écheveler ni de heurter le public en ce début de saison.
Marc Minkowski dirige ce Grand-Opéra, qui s’en est aussi fait une spécialité (rappelons ses Huguenots), j’aimerais un chef plus raffiné pour une musique qui est plus élégante qu’on ne le croit souvent. Mais on ne peut pas tout avoir. Et Minkowski est un nom qui peut attirer du public.
Ce devrait être de toute manière un beau début de saison et l’occasion de découvrir une œuvre injustement négligée depuis presque un siècle, qui grâce au livret de Scribe, dit des choses fortes sur notre humanité.

L’éclair
(18 septembre 2022 ) Dir : Guillaume Tourniaire.
Avec Éléonore Pancrazi, Claire de Sévigné, Edgardo Rocha, Julien Dran
Orchestre de Chambre de Genève

En prolongement de La Juive, Le GTG propose cet opéra-comique de Halévy, créé la même année (1835) en version de concert. L’idée est séduisante pour faire mieux connaître le compositeur, qui reste pour beaucoup un inconnu, à travers une œuvre qui eut son succès au XIXe.
L’histoire est celle d’un anglais et d’un américain amoureux de deux sœurs, mais l’un des deux hommes devient momentanément aveugle suite à la foudre (« l’éclair »), ce qui complique les choses.
L’Orchestre de Chambre de Genève entame une collaboration avec le Grand Théâtre qu’on espère voir se développer et Guillaume Tourniaire est un chef de très bonne facture.

 

Octobre-novembre 2022
Leoš Janáček
Katia Kabanova
(6 repr. du 21 oct. au 1er nov. 2022)(Dir : Tomáš Netopil /MeS : Tatjana Gürbaca)
Avec Corinne Winters, Aleš Briscein, Elena Zhidkova, Stephan Rügamer, Tómas Tómasson, Sam Furness
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Après la Jenůfa triomphale, et à peine six mois plus tard (toujours en 2022), Aviel Cahn repasse le plat Janáček avec de nouveau une mise en scène de Tatjana Gürbaca et Corinne Winters en héroïne. Quand on aime on ne compte pas. Mais on remarque d’autres noms excellents dans la distribution à commencer par la remarquable Elena Zhidkova qui sera Kabanicha, la belle-mère, et une brochette de remarquables chanteurs, Aleš Briscein, Stephan Rügamer, Tómas Tómasson, Sam Furness. Direction de Tomáš Netopil à prévoir correcte parce que c’est un bon chef, mais sans doute pas aussi imaginatif que Tomáš Hanus qui est l’un des artisans essentiels du triomphe de Jenůfa. Espérons que le succès de Jenůfa attire la curiosité du public pour ce troisième Janáček de l’ère Aviel Cahn  et que le spectacle ait le même accueil.

Novembre 2022
Claudio Monteverdi et contemporains
Combattimento – Les amours impossibles
( 2 repr. les 6 et 7 nov. 2022.)(Dir : Christina Pluhar/Chorégraphie : Rosalba Torres Guerrero et Koen Augustinjen)
Avec Rolando Villazon, Céline Scheen, Giuseppina Bridelli, Valer Sabadus, Krystian Adam…

Aviel Cahn propose à l’instar des années précédentes avec les tournées du Budapest Festival Orchestra dirigé par Ivan Fischer (Orfeo et Incoronazione di Poppea) au succès modéré. Cette fois, il appelle Rolando Villazon, le ténor bien connu qui s’est reconverti dans la répertoire baroque, et qui travaille avec la cheffe Christina Pluhar. Un « spectacle musical » et chorégraphique complété par des vidéos avec des chanteurs de très bon niveau, au-delà de Villazon… Mais soyons clairs, c’est un moyen d’afficher un titre supplémentaire à peu de frais, avec en plus une ex-star du firmament lyrique qui excitera la curiosité… Coup de dés sans grand risque.

Gaetano Donizetti
Maria Stuarda
(6 repr. du 17 au 29 déc. 2022 )(Dir : Stefano Montanari/MeS : Mariame Clément)
Avec Stéphanie d’Oustrac, Elsa Dreisig, Edgardo Rocha, Gianluca Buratto, Simone del Savio
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Aviel Cahn a installé à Genève, nous l’avons dit, des sortes de séries, des rendez-vous avec des artistes qui reviennent, manière éventuelle de fidéliser le public. Après Anna Bolena, Maria Stuarda avec la même équipe. Je n’ai pas aimé le travail de Mariame Clément dans Anna Bolena, j’ai eu quelques doutes sur le cast, et j’ai applaudi à la direction de Stefano Montanari, une véritable chance pour le GTG dans ce répertoire qui vient d’éblouir Munich dans une reprise d’Agrippina de Haendel, et nul doute qu’il animera l’entreprise (c’est à dire en sera l’âme). On retrouve Elsa Dreisig (qui reviendra, auréolée de ses triomphes berlinois dans Fiordiligi et de sa Salomé très attendue d’Aix) qui sera non Maria Stuarda mais Elisabetta (c’est la surprise du chef) tandis que Stéphanie d’Oustrac sera la reine d’Êcosse. Wait and see. Les rôles masculins seront tenus par de solides chanteurs.
C’est à la fois excitant, et en même temps je crains la déception… c’est la glorieuse incertitude de l’opéra.

Janvier-février 2023
Richard Wagner
Parsifal

(6 repr. du 25 janv. au 5 févr. )(Dir : Jonathan Nott/MeS :  Michael Thalheimer)
Avec Daniel Johansson, Christopher Maltman, Tareq Nazmi, Tanja Ariane Baumgartner, Martin Gantner
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

On se souvient que ce Parsifal a été victime du Covid, récupéré partiellement en forme de concert. Le voilà de nouveau programmé, pour le plus grand bonheur des nombreux wagnériens de Genève. L’histoire du Grand Théâtre est jalonnée de succès wagnériens notables. Certes, toutes les saisons ne peuvent afficher Wagner, mais c’est la première production wagnérienne d’Aviel Cahn et à ce titre, elle mérite une grande attention.
Si la direction est assurée par Jonathan Nott, le directeur musical de l’OSR, la mise en scène est confiée à un artiste très connu en Allemagne, mais pratiquement inconnu en aire francophone : Michael Thalheimer.  Il ne faut pas attendre une lecture qui bousculera le public genevois, mais Thalheimer est un metteur en scène de théâtre solide, où il est plus connu qu’à l’opéra (j’avais vu de lui Les Troyens , une production très épurée à Hambourg). C’est une sorte d’ascète de la scène : Parsifal devrait lui convenir.
Je ne suis pas convaincu par le choix de confier Parsifal à Daniel Johansson, chanteur très honnête, mais qui n’a jamais transfiguré les rôles où je l’ai entendu. Bien plus excitant la prise de rôle en Amfortas de Christopher Maltman, un des barytons les plus intéressants du jour, et un acteur exceptionnel dans les rôles de personnages torturés. Kundry sera Tanja Ariane Baumgartner, qu’on a vue en Clytemnestre cette saison, et qui est une véritable actrice (on va attendre avec avidité son deuxième acte). Intéressant aussi le choix de confier Gurnemanz à Tareq Nazmi, une des basses les plus intéressantes du jour, qu’on a bien connu quand il était en troupe à Munich et qui commence à être invité dans des rôles de plus en plus importants. Enfin, Martin Gantner sera Klingsor, ce très bon baryton (il est un Beckmesser remarquable) devrait trouver une voix intéressante d’interprétation du personnage. Au total, c’est un Parsifal très solide par des choix de distribution originaux, sans être capable sur le papier de faire courir les foules wagnériennes d’Europe. Mais ce n’est sans doute pas le but…

Février-mars 2023
Claudio Monteverdi
Il ritorno di Ulisse in patria

( 6 repr. du 27 févr. au 7 mars )(Dir : Fabio Biondi/MeS : FC Bergman)
Avec Marc Padmore, Sara Mingardo, Jorge Navarro Colorado, Elena Zilio etc…
L’Europa Galante

On s’intéresse beaucoup en ce moment et dans pas mal de maisons à Monteverdi et notamment à Ulisse, le troisième opéra après L’Orfeo et l’Incoronazione di Poppea. Dans la vaste salle du Grand Théâtre, c’est peut-être une gageure, mais on y a vu de grandes réussites baroques.
Pour ma part, j’estime que c’est un des projets les plus convaincants, sinon le plus convaincant de la saison, aussi bien musicalement que scéniquement.  Appeler FC Bergman, le groupe flamand anarchiste et poétique, c’est à la fois audacieux et stimulant pour une œuvre difficile, dramaturgiquement moins stimulante que Poppea par exemple. Douce folie poétique sur scène, et en fosse l’un des meilleurs orchestres baroques de la baroquie européenne, et l’un des premiers ensembles italiens à s’imposer à sa fondation au moment même où c’est le Nord de l’Europe et la France qui tenaient le haut du pavé. Le sicilien Fabio Biondi, le fondateur, sera en fosse : c’est un vrai cadeau pour les genevois que cet orchestre et cette équipe de mise en scène. La distribution ne sera pas en reste : avec de grandes vedettes du chant baroque comme Mark Padmore (irremplaçable interprète des Passions de Bach) et Sara Mingardo, qui reste l’une des références de ce répertoire. Et remarquons dans la distribution Elena Zilio (Ericlea, la nourrice de Pénélope) gloire du chant italien des années 1980, qui ne fut jamais dans les grands rôles, mais irremplaçable là où elle était distribuée. Voilà une production où l’on reconnaît une vraie patte, et voilà ce qu’on aimerait voir plus souvent à Genève.

Mars-avril 2023
Christian Jost
Le voyage vers l’espoir

( 5 repr. du 28 mars au 4 avril)(Dir: Gabriel Feltz/MeS : Kornél Mundruczó)
Avec Kartal Karagedik, Rihab Chaieb, Ivan Thirion, Denzil Dehaene
Orchestre de la Suisse Romande

Encore une victime du Covid, cette production était prévue dès la première saison d’Aviel Cahn, et elle a été passée par profits et pertes à cause de la fermeture des théâtres. Bien heureusement, comme Parsifal, cette production réapparaît deux ans après. Elle traite d’un problème hélas d’une tragique actualité, la migration, à travers une famille kurde qui quitte son pays pour gagner la Suisse, un supposé paradis. L’œuvre est fondée sur le film de Xavier Koller, prix au festival de Locarno 1990, et Oscar du meilleur film étranger en 1991.
Le compositeur Christian Jost, compositeur de 9 opéras, dont un Hamlet pour la Komische Oper Berlin et un Egmont pour le Theater an der Wien. Le dixième est donc cet opéra, fondé sur l’histoire du film de Koller.
La mise en scène est confiée à Kornél Mundruczó, lui-même cinéaste, pour sa troisième mise en scène à Genève après ses deux belles productions que sont L’Affaire Makropoulos en 2020 et Sleepless en 2022. Mundruczò commence à essaimer les scènes européennes, comme Hambourg, Munich, Berlin.
C’est l’excellent chef Gabriel Feltz, GMD de Dortmund, qui dirigera, et c’est un nouveau profil pour Genève, un de ces chefs qui dirigent partout en Allemagne, mais peu à l’étranger plutôt attiré à l’opéra par le XXe siècle et le contemporain. Dans la distribution, notons Kartal Karagedic, que j’avais beaucoup apprécié en Chorèbe dans Les Troyens à Hambourg, où il est membre de la troupe.
Ce sont des ingrédients qui devraient garantir une production intéressante.

Mai 2023
Dmitry Chostakovitch
Lady Macbeth de Mzensk

(5 repr. du 30 avril au 9 mai )(Dir : Alejo Pérez/MeS : Calixto Bieito)
Avec Aušriné Stundyte, Dmitry Ulyanov, John Daszak, Ladislav Elgr, Kai Rüütel etc…
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Une fois de plus Aviel Cahn propose des rendez-vous répétés avec des séries, comme nous l’avons déjà souligné, puisque la série russe est marquée par le couple Alejo Pérez, excellent chef qui a convaincu dans Guerre et Paix, et la production déjà ancienne (2014) de Calixto Bieito, venue du OperaBallet Vlaanderen qui avait saisi le public par son univers apocalyptique fait de violence et de sexe. Accueil triomphal à l’époque.
Dans le rôle-titre, la Katerina du moment, qui l’interprète sur toutes les scènes, Aušriné Stundyte, fabuleuse dans les mains de Calixto Bieito. Aucune hésitation, c’est une production phénoménale qui fit date. La revoir à Genève est une chance.

Juin 2023
Giuseppe Verdi
Nabucco

( 8 repr. du 11 au 29 juin )(Dir: Antonino Fogliani/MeS: Christiane Jatahy)
Avec Simone Alaimo, Saioa Hernandez, Riccardo Zanellato, Davide Giusti, Ena Pangrac
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Une prise de rôle est un événement et quand il s’agit de Nicola Alaimo, l’un des plus grands barytons italiens, spécialiste de Rossini et de Bel Canto, qui aborde Nabucco, il faut se précipiter. Saioa Hernandez sera sans nul doute une Abigaille solide. Zanellato n’était pas en grande forme ces derniers mois, espérons qu’il se sera repris car c’est une grande basse. Et Antonino Fogliani est l’un des chefs italiens à suivre en ce moment.
Reste la mise en scène.
Elle est confiée – et c’est une excellente idée – à la brésilienne vivant en France Christiane Jatahy, l’une des artistes les plus intéressantes du théâtre aujourd’hui, qui use avec intelligence et finesse de la vidéo, et qui après un Fidelio à Rio de Janeiro, aborde de nouveau un opéra monumental s’il en est, l’un des musts de Verdi. Si la production est réussie, sa carrière sera sans doute lancée à l’opéra.
Alaimo et Jatahy, deux motifs puissants pour faire de ce Nabucco la deuxième nouvelle production totalement stimulante de la saison.

Au total, aucun des titres, aucune des productions n’est dénuée d’intérêt, soit par la rareté, soit par les choix artistiques, chacune se justifie.
Mais pour ma part, trois me rendent impatient : Il ritorno di Ulisse in patria, Lady Macbeth de Mzensk et Nabucco.

Concert du Nouvel An
Marina Viotti, Stanislas de Barbeyrac
Marc Leroy
Orchestre de chambre de Genève

Deuxième concert avec l’Orchestre de chambre de Genève dirigé par Marc Leroy pour le Nouvel An avec deux des voix les plus intéressante du panorama aujourd’hui, Marina Viotti, mezzo de plus en plus réclamée et particulièrement musicale, figlia d’arte puisque fille du chef suisse Marcello Viotti et sœur de Lorenzo Viotti. Mais si elle a un nom effectivement connu, elle s’est fait un très solide prénom.
Et puis le ténor français mozartien (et bientôt beethovénien) Stanislas de Barbeyrac, une des voix françaises les plus en vue, et les plus intéressantes.
Joli cadeau pour le Nouvel An

Récitals

Diana Damrau (24 septembre)
Bryn Terfel
(26 novembre)
Nina Stemme
(4 février)
Simon Keenlyside
(4 mars)
Anne Sofie von Otter
(16 juin) 

C’est courageux dans la période actuelle de programmer une série de récitals, un art qui peine à survivre hors du monde germanophone, même si tous les chanteurs invités sont des stars. L’art du récital est très spécifique : on a vu certains s’écrouler en récital alors qu’ils dominaient les scènes. Bien sûr, il faudra aller écouter Bryn Terfel, l’un des phares de l’opéra des vingt dernières années, les stars Damrau et Stemme, et d’authentiques spécialistes de la mélodie, Anne Sofie von Otter et Simon Keenlyside (qui se souvient de son Pelléas magique à Genève ?) savent installer un univers et une chaleur dans une salle quand ils abordent la mélodie.
Un choix équilibré, qui justifie qu’on aille à chaque concert, mais on aimerait aussi voir l’une de ces stars dans une production d’opéra… Genève le vaut bien.

SALZBURGER FESTSPIELE 2016: FAUST de Charles GOUNOD le 20 AOÛT 2016 (Dir.mus: Alejo PÉREZ; Ms en Sc: Reinhard von der THANNEN)

"Gloire immortelle de nos aïeux" ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
“Gloire immortelle de nos aïeux” ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Deux créations scéniques à Salzbourg : West Side Story, dont nous avons évoqué la production et le Faust de Gounod, pourtant fameux dans le monde entier et particulièrement dans le monde germanique (et pour cause ! l’œuvre de Goethe y est fondatrice) où il est connu sous le titre Margarethe.
Gounod a eu les honneurs de Salzbourg avec Roméo et Juliette, présenté trois fois depuis les années 2000, en version de concert (2002) et dans une version scénique de Barlett Sher (2008-2010). Mais Faust, l’un des opéras les plus représentés au monde (plus de 2600 représentations à l’opéra de Paris), n’avait jamais eu les honneurs du Festival. Il est vrai que la vocation d’un Festival est d’aller vers des œuvres moins connues que les théâtres d’opéra hésitent à monter (c’est le cas cette saison de Die Liebe der Danae de Strauss), mais quelque production qui attire le public permet aussi de remplir les caisses. Ainsi donc de ce Faust, confié à Reinhard von der Thannen, le décorateur de Hans Neuenfels, on lui doit notamment le décor du Lohengrin “des rats” du Festival de Bayreuth. Il signe là la première mise en scène, suivant les exemples de grands décorateurs passés à la mise en scène, Jürgen Rose, Pier Luigi Pizzi, Yannis Kokkos.
J’ai beaucoup de tendresse pour le Faust de Gounod. Je lis les sourires crispés d’un certain nombre de mes meilleurs amis, mais j’ai eu la chance d’entrer en Faust avec la production magnifique de Jorge Lavelli au Palais Garnier (puis à Bastille), accueillie comme il se doit par un scandale (le public parisien toujours lucide…) puis par une grève. C’était donc deux signes que la production durerait, d’autant qu’elle a été portée sur les fonds baptismaux par Michel Plasson, Nicolaï Gedda, Nicolaï Ghiaurov (puis Roger Soyer – il y eut aussi José Van Dam), et Mirella Freni. Il y avait là de quoi faire aimer Gounod…
Une erreur de Mortier fut d’ailleurs de détruire le décor qui dormait dans les réserves de Bastille : il était en effet impossible de démonter la fameuse verrière qui encombrait l’espace, car elle avait été fixée pour des raisons de sécurité. Cette production pouvait parfaitement faire office de production-emblème de Paris, à l’instar des Nozze di Figaro de Strehler.
J’ai donc vu Faust des dizaines de fois, et l’en connais même bien le texte (personne n’est parfait !) et je l’écoute avec plaisir.
C’est donc confiant et armé que j’ai vu cette production salzbourgeoise.
Comme la tradition de l’opéra français n’est pas toujours bien connue, on fait souvent l’erreur de croire que Faust a été d’abord un opéra-comique et procède de cette tradition, sans doute due à la présence de dialogues parlés à la création (Théâtre Lyrique, 1859).
Mais pour moi, Faust, dont la gestation remonte aux années 1840, procède beaucoup plus dans sa forme lorsqu’il entra à l’Opéra de Paris en 1869 du Grand-Opéra à la française dont on trouve tous les ingrédients :

  • Tous les types de voix dans les rôles principaux ou secondaires : Ténor (Faust), basse (Méphisto), baryton (Valentin), soprano (Marguerite), mezzosoprano (Dame Marthe)
  • Présence d’un rôle travesti (Siebel)
  • Des moments vocaux virtuoses (Faust, Marguerite)
  • Abondance de chœurs importants
  • Inscription dans une période historique à la mode (le Moyen âge)
  • Présence d’un ballet, l’un des plus connus du répertoire (la nuit de Walpurgis)
  • Une longueur respectable, d’autant plus que Gounod avait vraiment prévu grand et qu’il a dû couper quelques scènes.

Toute mise en scène de Faust doit à mon avis tenir compte de ces aspects formels, à commencer par un pittoresque et un spectaculaire qui font partie du style de l’œuvre: le Faust de Goethe et ses questions métaphysiques ne sont pas vraiment le centre de l’histoire (à peine évoquées dans le premier monologue de Faust « Rien, en vain j’interroge en mon ardente veille, la nature et le créateur… »), mais c’est en fait l’histoire de Marguerite qui est centrale, une histoire tragique digne des grands opéras romantiques…Et les allemands ne s’y sont pas trompés en proposant pour titre de la version allemande Margarethe .

"La jeunesse t'appelle, ose la regarder"©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
“La jeunesse t’appelle, ose la regarder”©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Reinhard von der Thannen, en bon disciple de Hans Neuenfels, pose une question théorique, voire philosophique, comme point de départ, c’est le sens de « Rien » en lettres gigantesques au-dessus de la scène, c’est le sens aussi d’un espace abstrait, de costumes totalement indifférenciés, d’éléments symboliques qui effacent au contraire tout pittoresque et ignorent volontairement la forme et l’histoire du genre. Il met en scène un Faust, dans une tradition goethéenne et moins l’histoire de Faust et Marguerite, avec des références très distanciées et abstraites, qui exigent de la part du spectateur un effort pour donner du sens à ce qu’il voit…

Tout blanc: Marguerite (Maria Agresta) Faust (Piotr Beccala) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Tout blanc: Marguerite (Maria Agresta) Faust (Piotr Beccala) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Dans le sens de l’abstraction, cet espace unique, blanc, qui rappelle vaguement par son style le décor du Lohengrin de Bayreuth (auquel on pourra aussi se référer à d’autres moments), avec des ogives stylisées de chaque côté (vague espace médiévisant), avec au centre un œil immense et un praticable par lesquels passent la plupart des personnages. Le rideau se lève sur cet espace au centre duquel Faust se désespère au milieu de ses grimoires et au-dessus, un immense « Rien » soulignant évidemment la vacuité des choses et des espaces, la vacuité du monde qui a perdu tout sens. Méphisto est une sorte de Wanderer qui parcourt le monde en quête de victimes, muni qu’une malle de voyage gigantesque marquée d’un M dans un médaillon (qui rappellerait presque un logo de parfum et qui pourrait tout aussi bien référer à Marguerite) une malle de voyage qui est une sorte de loge d’artiste, où l’on s’habille, où l’on se mire. Voilà l’objet transitionnel qui va occuper latéralement et par moments l’espace scénique. Il y a évidemment quelque chose d’un théâtre itinérant, le théâtre itinérant du diable, le théâtre diabolique (car le théâtre est un monde diabolique). Un théâtre  du monde qui est un théâtre-cirque. L’univers du cirque est lourdement marqué, un peu comme dans la Manon Lescaut de Hans Neuenfels…Tout le chœur est vêtu de combinaisons qui rappellent par leur forme celles des rats de Lohengrin et par leur couleur le jaune qui est couleur diabolique…mais par leur allure le monde circassien : une vision d’un monde uniforme collectif, un monde suggéré plus que « réel », qui sort de cet œil gigantesque, un monde ordonné aussi : le chœur chante de manière chorégraphiée et assez bien réglée d’ailleurs pour un chœur qui effectue des mouvements tirés au cordeau (chorégraphie de Giorgio Madia) : bien sûr, tout cela renvoie à ce qui était déjà développé par Neuenfels d’un peuple indifférencié, mécanisé, qui ne pense pas (et dans Faust le chœur ne fait guère que commenter l’action et la déplorer sans jamais vraiment participer) : le chœur est dans le Faust de Gounod purement décoratif. Mais cela renvoie aussi à un monde théorique et artificiel réuni sur ce plateau par la seule volonté de Méphisto : le Monde comme volonté et comme représentation…de Méphisto. La présence de Méphisto, substitut du metteur en scène, va organiser l’histoire, les mouvements, les péripéties. Le cirque du diable en quelque sorte.
La seule question qu’on se pose est « tout ça pour ça ? » car la trame de Gounod vaut-elle tant de pensée passée au prisme de la philosophie et de la théorie : c’était bien le génie du travail de Lavelli jadis d’avoir proposé un regard historié, fondé sur la réception de l’œuvre et son public originel, qui transformait les aventures sans jamais quitter un certain pittoresque du XIXème, en abandonnant le pittoresque médiéval. Martinoty dans sa mise en scène de 2011 avait essayé de mélanger vision philosophique et pittoresque, avec le résultat malheureux que l’on sait. Ici le choix est clair, mais est-il pour autant utile ? Sert-il l’œuvre ou la projette-t-il dans un univers qui n’est pas la sienne. Von der Thannen veut montrer un Faust, mais Gounod écrit-il vraiment un Faust avec ses références philosophiques et ses racines goethéennes ou bien raconte-t-il une histoire ?
D’une certaine manière, une mise en scène de ce type conviendrait peut-être mieux à La Damnation de Faust de Berlioz qui par sa forme, par la succession de ses tableaux, peut-être traitée de manière beaucoup plus abstraite que le Faust de Gounod. Ainsi, le travail de von der Thannen (aidé de son épouse Birgit von der Thannen et de Giorgio Madia) me paraît-il mal ciblé, à côté de l’histoire, malgré des qualités esthétiques indéniables, des lumières splendides (de Franck Evin) certaines idées (la question du double Faust/Méphisto, déjà d’ailleurs traitée ailleurs) et une tenue d’ensemble qui en fait un spectacle de niveau incontestable, mais sans véritable intérêt ; il n’apprend rien sur l’œuvre sinon qu’elle s’ouvre et qu’elle se clôt sur « rien » c’est-à-dire qu’on nous dit » que tout cela n’a servi à rien » ou que « beaucoup de bruit pour rien ».
Ceci dit, il y a de jolis tableaux et des scènes intéressantes visuellement. Le chœur  “gloire immortelle de nos aïeux”  sous un gigantesque squelette par exemple:  on se souvient que Lavelli en avait fait un chœur d’éclopés qui à l’époque avait choqué, pour montrer l’espace ironique entre un chœur triomphant et les réalités de la guerre. Ici, c’est un chœur de clowns petits soldats surmonté d’un squelette, autre réalisation de la même idée.

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Autre belle image, celle de la maison et l’église, au 4ème acte au retour de Valentin : une immense Marguerite (la fleur) suspendue montre par cette métaphore l’enjeu de l’acte et les personnages (Faust) poussent une maison et un clocher, sorte de jouets de bois figurant le décor, un peu comme dans des représentations de tréteaux ou un peu comme des jeu de gamins.  Evidemment, ce tableau nous montre la scène sous le regard et la manipulation de Méphisto, démiurge qui voit ces hommes qui s’agitent comme un jeu d’enfants qui se battent, dans un monde faussement enfantin, qui est monde de violence tout autant que celui des adultes.

Scène de l'église Marguerite (Maria Agresta) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Scène de l’église Marguerite (Maria Agresta) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Dernière image intéressante, celle de la scène de l’église où Marguerite est entourée d’ombres menaçantes, mais aussi de tuyaux d’orgues tombés du ciel, comme si l’orgue figurait l’arrêt des destins et sanctionnait celui de Marguerite: l’orgue comme substitut du divin, comme instrument de la musique divine, pour une musique qui dans l’église semble effectivement à la fois monter vers le ciel (l’instrument) et descendre vers les hommes (le son).
Ces trois exemples montrent la limite de ce travail : c’est le visuel qui gouverne le travail scénique, qui donne les « indications » au spectateur. Au-delà, le travail sur l’acteur est assez fruste : seuls certains s’en sortent par leurs qualités propres (Marie-Ange Todorovitch en Dame Marthe par exemple, voire à la limite la Marguerite de Maria Agresta). Reinhard von der Thannen a montré une fois de plus ses belles qualités de faiseur d’images ; pour la question spécifique de la mise en scène , cela reste à confirmer, même si au moins une scène a bien fonctionné, celle du jardin où les quatre protagonistes sont sur le lit et chantent en alternance : le jeu des échanges désopilant, est très bien réussi.

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Le double: Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Musicalement les choses sont tout aussi contrastées : la distribution sur le papier n’appelle pas de commentaires, on y trouve trois des grandes vedettes du chant du moment, une des meilleures basses, (Ildar Abdrazakov) un des meilleurs ténors (Piotr Beczala), un soprano qui désormais fait partie des chanteuses de référence (Maria Agresta), entourés de très bons seconds rôles: Alexey Markov en Valentin, Tara Erraught en Siebel et Marie Ange Todorovitch en Dame Marthe ainsi que le Wagner de Paolo Rumetz. Dans la fosse le Philharmonique de Vienne et sur le podium un des chefs de la jeune génération qu’on commence à considérer. Un tel générique devrait satisfaire les plus difficiles.

La messe (c’est le cas de le dire pour cet opéra méphistophélique !) est-elle dite pour autant. Non évidemment parce que Méphisto a fait son œuvre…

L’auditeur français est évidemment plus sourcilleux que d’autres sur le côté idiomatique et sur la diction. Un compagnon de jury de concours de chant m’avait lancé un jour après une audition assez brouillonne de l’air des lettres de Werther « Ah, pour vous les français, il n’y a que la diction qui compte! » . C’est sûr qu’on est moins regardant sur le tchèque chanté dans Katia Kabanova. C’est un aspect néanmoins qu’il faut considérer, justement pour souligner que pour la plupart des protagonistes, il n’y a rien à redire, Piotr Beczala, quelle que soit la langue a toujours une diction claire et très attentive, Maria Agresta est aussi assez compréhensible (même si pour les italiens le français est souvent difficile), Tara Erraught en bonne chanteuse d’école anglo-saxonne chante un français d’une clarté cristalline, et Marie-Ange Todorovitch bien sûr, n’est pas en reste, même si…Ildar Abdrazakov en revanche, qui a mon avis était dans un mauvais soir, n’était pas vraiment au point sous ce rapport.

Il reste que la langue française n’était pas un obstacle, et que la compréhension du texte était très correcte dans l’ensemble, on peut d’ailleurs dire de même pour le chœur, particulièrement clair.

Du point de vue de la vocalité, il en va peut-être un peu autrement : Paolo Rumetz en Wagner à la voix fatiguée est un choix surprenant, pas de projection, pas d’aigus, diction brouillonne, mais le rôle est limité.

Tara Erraught (Siebel) et le Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Tara Erraught (Siebel) et le Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Tara Erraught était Siebel, un rôle travesti. Tara Erraught chante souvent les travestis, elle a chanté Octavian à Glyndebourne, Orlofsky, Hansel, Sesto et toujours avec bien du succès. La chanteuse irlandaise commence à être assez connue pour se produire désormais un peu partout. Elle débutait à Salzbourg dans Siebel. On regrette simplement qu’on l’ait affublée d’un costume disgracieux qui ne tienne pas compte de son physique et qui l’engonce d’une manière regrettable y compris pour le confort de son chant. Un chant très frais, très bien mené, très attentif, avec une diction parfaite, et qui a été particulièrement bienvenu dans son deuxième air souvent coupé : la romance « Versez vos chagrins dans mon âme » .
Marie-Ange Todorovitch, rompue au répertoire français et pour cause, propose une Dame Marthe désopilante et bien caricaturale comme il se doit. je n’ai pas trouvé cependant que la diction était aussi claire que souhaité, mais l’orchestre était un peu fort; ceci étant, elle a été un personnage très présent. Je dois dire que dans ce rôle il y a une artiste irremplaçable et irremplacée : Jocelyne Taillon, disparue en 2004, que des jeunes générations ne connaissent pas et qui avait aussi bien la voix que le caractère, la couleur et la diction. Un de ces seconds rôles inoubliables qui vous remplissent la scène et la mémoire.

Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) et la malle de voyage ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) et la malle de voyage ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Valentin est un rôle ingrat, il apparaît peu et seulement au 2ème acte pour partir et pour la catastrophe de son retour au 4ème acte. Alors on lui a rajouté un air pour la première londonienne en 1863, le fameux et creux « Avant de quitter ses lieux » sur la musique du prélude. On ne peut pas dire qu’Alexey Markov ait vraiment la couleur du baryton Martin, mais on est frappé par le soin apporté au chant, le contrôle, les paroles qui sont bien prononcées malgré un petit  problème d’émission (slavisante). Les différentes prestations que j’ai entendues d’Alexey Markov, tant dans Tomski à Amsterdam avec Jansons que dans « Les Cloches » à Lucerne montrent un chanteur très attentif au texte, très contrôlé. Même impression ici, avec une prestation formellement impeccable, ce n’est pas tout à fait Valentin, mais c’est un vrai baryton, dont les prestations sont à suivre avec attention.

Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Je viens de l’évoquer, Ildar Abdrazakov, un chanteur que j’aime beaucoup, entendu souvent (Attila, Le Prince Igor…) ne m’est pas apparu au mieux de sa forme. Outre une diction un peu empâtée et un français peu clair, la puissance vocale et les aigus me sont apparus insuffisants, systématiquement couverts par l’orchestre et ses morceaux de bravoure (« Le veau d’Or ! » ) sont un peu tombés à plat, y compris au niveau de l’accueil du public. Seule « Vous qui faites l’endormie ! » au quatrième acte (où Méphisto joue les Don Giovanni) se distinguait par une certaine délicatesse : le reste n’a pas été du tout convaincant. Mais sans doute l‘artiste était-il un peu fatigué. Méphisto peut être confié à une basse slave (Christoff, Ghiaurov!), mais il faut un minimum d’éclat qu’Abdrazakov n’avait pas ce soir-là. Jadis un Roger Soyer, avec une voix moins puissante mais une émission parfaite (sans parler de la diction) faisait un Méphisto de très grande classe… Il y a donc là de ma part une déception certaine.

Maria Agresta était Marguerite. La (encore) jeune soprano lyrique, qui commence à s’attaquer aux rôles plus lourds (Norma) a une voix qui effectivement s’est étoffée. C’est une artiste qu’on a entendue soit dans des rôles de Bel Canto (Norma ou Elvira de Puritani) mais aussi des rôles pucciniens (Liù, Mimi, Suor Angelica) ou verdiens (Amelia de Simon Boccanegra, Desdemona, Amalia de I Masnadieri, Leonora de Il Trovatore). Marguerite est je crois une prise de rôle, qui du point de vue vocal correspond à un type de répertoire qu’elle chante, lirico-colorature, demandant puissance mais aussi agilité. Mirella Freni qui chantait beaucoup de rôles qu’aujourd’hui Maria Agresta chante, fut une des grandes Marguerite du dernier XXème siècle. Il n’y a donc aucune contre-indication. Le rôle est dans sa voix ou dans ses cordes. Marguerite n’est pas un rôle léger.

Maria Agresta (Marguerite) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Maria Agresta (Marguerite) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Certains m’ont dit avoir été un peu déçus par la prestation. Ce n’est pas mon cas: sa Marguerite est sensible, bien contrôlée, avec une diction correcte, et surtout une chaleur et une rondeur notables. Toute sa dernière partie vraiment tendue et engagée, montre une belle personnalité scénique et un certain sens des couleurs. Il faudra qu’elle chante le rôle encore pour affiner l’expression, polir ici ou là un rôle qui a plusieurs facettes (le troisième acte – scène du jardin – requiert agilité et brillance, les quatrième et cinquième sont bien plus dramatiques ) mais Marguerite est un de ces rôles polymorphes qui par ses exigences se rapproche de certains rôles du Grand Opéra ou du jeune Verdi. La mise en scène n’exige pas trop du rôle, sorte d’ange (vêtu de blanc) descendu sur terre qui va être souillée (et qu’on va ensuite habiller de noir – scène de l’église -…c’est classique); victime, elle est relativement passive, sauf au moment où elle appelle Faust « Viens, viens! »   dans la scène du jardin où le désir fait son oeuvre. La composition dans son ensemble est intéressante même si perfectible. Elle peut devenir une grande Marguerite.

Plus discutable est Piotr Beczala dans Faust. C’est un rôle qu’il a chanté à Paris, à Barcelone, à New York, à Vienne. Il chante d’ailleurs d’autres rôles français (Roméo, Werther) et bien qu’il ne parle pas français, il le chante avec un souci de clarté et d’exactitude qu’on doit saluer : sa diction est pratiquement impeccable. Beczala est un travailleur, qui a le souci de la précision, qui ne rate pas ses aigus, qui chante de nombreux répertoires: je me souviens d’un duc de Mantoue de Rigoletto au MET peut-être pas idiomatique, mais sans fautes de chant ; -c’est le cas de son Riccardo de Ballo in maschera, de son Alfredo injustement hué de Traviata à Milan et de son récent Lohengrin à Dresde. Impeccablement en place. Il chante les notes, il fait parfaitement le job et à ce titre c’est vraiment l’une des voix les plus sûres aujourd’hui. Je ne suis pas certain qu’il soit pour autant un musicien, et qu’il fasse de la musique. Il chante, il est sérieux et appliqué c’est évident. Mais pour mon goût, il chante un peu tout de la même manière, sans marquer l’expression, sans vraiment colorer, sans dessiner un univers. Un chant pour moi interchangeable et au total assez plat. Je trouve ses prestations intéressantes (son Riccardo de Bal masqué est vraiment travaillé), mais jamais passionnantes. J’avais eu la même impression dans Lohengrin.
Pour Faust, j’ai été élevé au lait Gedda, si j’ose m’exprimer ainsi, c’est à dire un chant techniquement impeccable, un style unique, une diction miraculeuse et une expressivité, une personnalité vocale hors pair qui habitaient le personnage. Pour Faust, il y a pour moi une manière d’attaquer les aigus non pas droite et fixe, à la manière d’un Canio de Pagliacci, mais au contraire subtile en soignant les passages. Les aigus ici, dans son Faust sont négociés comme n’importe quels aigus, ne donnant pas l’ambiance ni la couleur tout de même plus romantique (voire belcantiste) voulue. Il y a une élégance impersonnelle dans ce chant, un chant presque « prêt à porter de luxe » mais pas « haute couture » . Certains vont me trouver sévère, mais pour ne pas plonger dans le passé, un Roberto Alagna a un style et une manière de chanter ça bien autrement passionnante, bien autrement expressive (même avec les difficultés qu’il peut avoir aujourd’hui sur certains aigus). Si l’on devait trouver des Faust non français aujourd’hui, je pense qu’il faudrait chercher du côté de Francesco Meli, qui a l’élégance et le contrôle voulus, et surtout la culture du répertoire ou même Juan-Diego Florez qui s’attaque à Werther. Ce qui est curieux chez Beczala, c’est qu’il a une culture du chant français, et une volonté de se positionner sur ce répertoire, mais qu’il n’en travaille pas la couleur. Chanter les notes n’est pas tout (et il les chante bien et juste), il y a tout le reste. Pour tout dire, Beczala ne me fait jamais rêver ; voilà un chanteur qui aurait grand intérêt à chanter du Lied, à travailler le mot, à travailler l’univers sonore et musical, pour enrichir sa palette interprétative, et peut-être en dépit de tout resserrer sa palette de répertoire, bien qu’il ne s’attaque jamais à un rôle qu’il n’ait pas vraiment en gorge. Comme la tête et les jambes chez les sportifs, il y a la tête et la gorge chez les chanteurs. Il lui manque une vraie personnalité, qui puisse embrasser un rôle dans sa totalité et nous n’y sommes pas.

Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Le Chœur Philharmonia de Vienne (préparé par Walter Zeh) a été fondé au temps de Mortier, sans doute pour élargir la possibilité d’en appeler à un chœur, puisque Salzbourg emploie pour l’essentiel le Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, c’est à dire l’association qui gère les prestations du chœur de l’opéra de Vienne en dehors de la Staatsoper. C’est donc un chœur qui se compose ad-hoc, pour tel ou tel projet, très adaptable, sans doute aussi très ductile au niveau scénique.
Dans une œuvre qui demande une présence forte du chœur, sur scène et en coulisses, sans doute un chœur d’opéra rompu à ce répertoire et à l’habitude eût été plus efficace, même si le Philharmonie Chor de Vienne participe à de nombreux projets et productions dans de nombreux festivals . Le chœur m’a semblé quelquefois  pas toujours bien audible en coulisses, pas toujours non plus en mesure et en phase avec la fosse, avec quelques moments cependant très réussis et spectaculaires (« Gloire immortelle… » bien mis en relief et en scène).

Enfin l’orchestre, le Philharmonique de Vienne, ne pouvait pas faillir à sa réputation : sous la direction très claire d’Alejo Pérez, on entend des phrases musicales, des moments instrumentaux inédits, qu’on n’avait jamais remarqués dans une œuvre que je croyais pourtant connaître par le menu. Il y a des raffinements, des jeux musicaux aux bois notamment qui laissent pour le moins méditatifs, et qui montrent aussi que Gounod n’est pas toujours celui que certains méprisent un peu. Les Wiener Philharmoniker font en fosse un travail magnifique, parce qu’ils sont un orchestre d’exception. Alejo Pérez fait aussi un travail singulier sur le podium, très contrasté, au rythme assez lent, fouillant la partition et lui donnant un relief inattendu, mais sans vraiment avoir une vision globale de l’oeuvre. Il manque à cette approche quelque chose de plus fluide, de plus élégant, de moins appuyé, moins marqué: c’est une direction qui tire plutôt vers un univers plus tardif, au bord du vérisme, là où quelquefois on aimerait entendre des moirures à la Auber. C’est très dramatique, très appuyé plus que lyrique. Plus Gros Opéra que Grand Opéra.

Fallait-il éliminer le ballet de la Nuit de Walpurgis? Eternelle discussion. Musicalement c’eût donné quelque chose de plus dansant qui eût peut-être irrigué le reste de l’approche. Si je me réfère à Lavelli, il avait plaqué le ballet lors de la première série de représentations pour en faire quelque chose de complètement détaché de l’opéra (si je me souviens bien c’était Balanchine qui avait réglé le ballet), qu’on ne revit pas après la première saison. Dans l’optique de cette mise en scène « sérieuse » sans doute la suppression du ballet prend-elle son sens, mais dans l’optique d’une première production de Faust à Salzbourg, peut-être une version complète eût-elle été bienvenue. Un opéra qui a triomphé à l’Opéra de Paris sans son ballet, c’est toujours un peu dommage, mais si l’Opéra de Paris lui-même au nom de la modernité (stupide motif) y renonce, peut-on en vouloir à Salzbourg?

Ainsi donc les anges radieux sont-ils rentrés à Salzbourg pour la première fois, dans une production en demi-teinte, qui ne rend pas totalement justice à l’œuvre : une production respectable, même si oubliable.[wpsr_facebook]

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

 

 

 

 

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2014-2015: DIE GEZEICHNETEN/LES STIGMATISÉS de Franz SCHREKER le 13 MARS 2015 (Dir.mus: Alejo PÉREZ; Ms en scène: David BÖSCH)

Acte III © Stofleth
Acte III © Stofleth

Le Festival annuel est dédié cette année à un étrange thème : « Les jardins enchantés », c’est à dire à ces espaces qui figurant un idéal de nature, et aussi de culture, posent la question du statut de notre monde et du rapport réel/irréel, permis/interdit, vie/mort. Pour illustrer ce thème, sans doute choisi en fonction de la création de Michael van der Aa Sunken garden « le jardin englouti », Serge Dorny propose aussi Les Stigmatisés et son île paradisiaque devenue un enfer et l’étrange voyage d’Orphée dans le monde des morts chanté par Gluck dans Orfeo ed Euridice (puisque c’est la version italienne de Calzabigi et non celle, française, de Moline, qui est présentée).
Die Gezeichneten (Les stigmatisés) de Franz Schreker créé en 1918 , a connu dès sa création à Francfort un triomphe et une très belle carrière, interrompue dès la fin des années 20 par l’évolution de la musique (deuxième école de Vienne) qui remisait Schreker au rang des compositeurs kitsch, puis par la disparition de son auteur en 1934, alliée à l’arrivée du nazisme en Allemagne. Schreker a disparu de l’horizon musical, classé dans les dégénérés, même si on a continué aujourd’hui à représenter son chef d’œuvre, Der ferne Klang, et de loin en loin, Die Gezeichneten, qui ont fait l’objet de reprises à Cologne, à Stuttgart ou à Amsterdam (qui a représenté aussi récemment Der Schatzgräber dans une production d’Ivo van Hove). En France, Schreker est terra incognita, la mère des Arts n’ayant jamais trouvé de lieu pour une création scénique : c’est ainsi que Lyon, 97 ans après la Première mondiale, en propose la création scénique française, dans une mise en scène du jeune David Bösch, un des espoirs les plus courus de la scène allemande, qui a déjà réalisé à Lyon un bon Simon Boccanegra, avec une direction musicale du jeune chef argentin Alejo Pérez.
C’est dire l’intérêt de cette production qui porte enfin sur un plateau français l’une des œuvres les plus marquantes du début du siècle.
A l’origine, c’est Zemlinsky qui passa commande à Schreker du livret, qui devait porter sur la tragédie de la laideur, mais celui-ci en l’écrivant, s’est pris d’intérêt pour l’histoire et décida de la porter lui-même en musique. Zemlinsky, alors, sur le même thème, composera Der Zwerg.

© Stofleth
© Stofleth

L’histoire est assez simple. Alviano, richissime mais d’une repoussante laideur s’est interdit l’amour, persuadé qu’il ne peut aimer ni être aimé. Il a offert aux génois une île paradisiaque, l’Elysée, dédiée à la beauté. Mais cette île où Alviano s’est interdit de pénétrer de peur de la ternir est utilisée à son insu(?) par la noblesse pour des orgies où des jeunes filles de la bourgeoisie sont enlevées, puis violées. Face à lui, le jeune noble Tamare, à qui tout réussit et sublime de beauté organise avec ses amis les orgies. Alviano tombe amoureux de Carlotta, jeune femme peintre, au cœur fragile, fille du podestat, issue de la bourgeoisie. Cet amour est partagé parce que Carlotta a deviné en Alviano une grande âme dans un corps difforme, un silène en sorte…Mais Alviano hésite et la jeune fille va croiser sur sa route Tamare dont elle va tomber amoureuse, tiraillée entre la beauté physique et la beauté morale.
Alviano le découvre et tue Tamare, qui a conduit Carlotta sur l’île et avec qui il a passé une nuit brûlante, bouleversant la jeune fille fragile. Apprenant la mort de Tamare, elle en meurt de désespoir et Alviano devenu fou s’éloigne pour toujours.
Tout se déroule sur fond d’opposition de classe entre la bourgeoisie et la noblesse (comme dans Simon Boccanegra, autre opéra « génois »), luttes de pouvoir, excès de la noblesse, qui finalement prend en otage les jeunes bourgeoises, et impunité décrétée par le Doge, un aristocrate, pour éviter une insurrection ou des luttes politiques trop âpres.
On sent comment un tel livret, au texte d’ailleurs particulièrement dense et vraiment réussi, peut être utilisé en relation aux débuts de la psychanalyse, mais aussi aux relations sociales et politiques entre noblesse et bourgeoisie, où même en approfondissant le caractère d’Alviano dont la fascination presque morbide pour la beauté confine à la paranoïa : c’est d’ailleurs un personnage d’une grande épaisseur, grand naïf ou grand pervers, manipulateur ou bienfaiteur. David Bösch finalement ne répond pas aux questions sociales, politiques, psychanalytiques que pose le livret et propose la vision esthétiquement cohérente d’un opéra nocturne, dans un espace de hangar sombre, sur un sol jonché d’objets, avec des reliques de festins qui sembleraient presque étranges (décor de Falko Herold). Cet univers s’étend aux premier et second acte – le second acte se limitant pour l’essentiel à la scène, pivot il est vrai, du portrait d’Alviano par Carlotta dans son atelier où l’amour de la jeune fille explose ayant découvert l’extraordinaire beauté d’âme de cet homme au physique hideux.
Ainsi la structure de la pièce est-elle symétrique : une première partie qui expose à la fois l’attitude d’Alviano et celle des jeunes nobles, et qui pose la situation sociale et morale, l’acte II est centré sur Alviano et Carlotta et l’acte III est l’acte de résolution où à la fois l’amour physique de Carlotta pour Tamare explose et où Alviano devient fou après la mort de la jeune fille.

L’organisation dramaturgique de l’œuvre est certes un peu bancale, avec une première partie qui crée les nœuds (acte I et II) et qui les dénoue assez brutalement au troisième acte, et un acte II à peu près réduit à une scène.
David Bösch  change donc d’ambiance, plus onirique pour le troisième acte, où le décor est parsemé de bosquets lumineux vaguement kitsch (on a accusé cette musique de l’être) sous lequel des orgies se passent, espace assez mystérieux, presque pesant, traversé par des ombres, par des gens du peuple, par des familles, où les femmes sont piégées, qu’elles soient pubères ou matures, où les hommes sont à l’affût, qui font disparaître les victimes dans une trappe (la fameuse grotte artificielle souterraine où se passent tous les méfaits).

Scène finale (acte III) © Stofleth
Scène finale (acte III) © Stofleth

La partie finale n’est pas sans rappeler Falstaff, mais un Falstaff où le monde ne serait pas burla mais tragedia: l’isolement d’Alviano peut renvoyer à cette figure là.

Acte II © Stofleth
Acte II © Stofleth

David Bösch utilise aussi la vidéo, images  vaguement psychédéliques (un bleu Yves Klein pour la scène de l’atelier…) mais c’est pendant l’ouverture que la vidéo est utilisée de manière la plus intelligente pour mettre le spectateur « dans l’ambiance » avec la projection de multiples avis de recherche de jeunes filles disparues, mais aussi d’enfants, posant directement le crime comme le centre du propos, puis projetant un petit film évoquant assez crûment les violences faites aux jeunes adolescentes.
Mais cette crudité affichée laissait attendre un travail plus violent: son travail scénique reste plus évocatoire et plus suggestif que réaliste, faisant d’Alviano quelquefois une sorte de Monsieur Loyal (avec ses costumes qui rappellent un peu le monde du cirque) et donc suggérant presque l’idée que l’histoire toute entière est suscitée par les fantasmes pervers du héros. Mais ce n’est que suggéré, car ce qui manque à cette mise en scène par ailleurs remarquable de précision dans la direction d’acteurs et dessinant un univers très cohérent, c’est un point de vue plus distancié, plus conceptuel, plus réflexif, menant le spectateur à une clef plus claire. Tel qu’il est ce travail est d’une grande rigueur et d’un grand classicisme,  globalement plus illustratif qu’analytique. C’est d’autant plus dommage que le texte est d’une grande densité et souvent d’une très grande beauté, que la période (1918) appelle une épaisseur qui manque un peu ici. Je peux comprendre aussi que certains apprécient ce choix, parce que décider de poser un univers évocatoire plutôt qu’une transposition analytique à la mode du Regietheater est évidemment un choix assumé.
Il est servi par une distribution très nombreuse, faites de petits rôles confiés à des artistes du chœur ou à des membres de l’opéra studio, et dans l’ensemble vraiment engagée et très juste.
Markus Marquardt est très solide en duc Adorno (on est à Gênes, les Adorno sont une famille aristocratique qu’on retrouve dans Simon Boccanegra de Verdi dans le personnage de Gabriele ), c’est un des barytons de bonne facture de la scène allemande qui sans faire une carrière de star, se retrouve engagé sur des scènes de référence comme Stuttgart, Dresde ou Leipzig, voix forte, jolie diction : une bonne prestation pour un rôle important  qui reste épisodique. Mais l’opéra s’appuie sur les trois rôles principaux de Carlotta (Magdalena Anna Hoffmann), Alviano (Charles Workman) et Tamare (Simon Neal), trois chanteurs qui sont habitués à Lyon.
La Carlotta de Magdalena Anna Hoffmann est tendue, engagée, à la fois solide et fragile : elle est incontestablement le personnage, avec son aspect passionnel, mais aussi quelquefois réservé, tendre : elle arrive a proposer des facettes très différentes du personnage, aussi grâce à la précision de la direction théâtrale de David Bösch. Du point de vue vocal, elle assume la partition, mais il m’a semblé que la voix était un peu en retrait par rapport à d’autres prestations (Erwartung !) et notamment les notes très aiguës manquaient de rondeur, et montraient quelque stridence et acidité.

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth

Aucune acidité chez Charles Workman, au timbre suave, doux, clair, qui colle si bien au personnage : la laideur apparente et la voix ensorceleuse. Workman est prodigieux en scène, dans un personnage à la tenue aristocratique et à l’aspect repoussant : il réussit à rendre la dualité par une manière de se déplacer, un port altier et en même temps une très grande tendresse dans la voix qui le fragilise. Une véritable incarnation dont l’un des sommets est son arrivée au troisième acte, traversant la scène avec un pas décomposé hallucinant. Vocalement toutefois, la voix accuse la fatigue dans les notes de passage, avec de nombreux problèmes de justesse, notamment dans les moments tendus et qui exigent une tenue plus longue. Mais ces problèmes, réels, sont moins marquants que la prestation d’ensemble, la présence, l’élégance. On connaît le chanteur depuis très longtemps, on connaît son style, son sérieux, son engagement : c’est cela qu’il faut saluer. Il faut saluer aussi ce choix, parce que souvent le rôle est confié à un ténor de caractère, un Mime ou un Loge (Robert Brubaker dans l’enregistrement de James Conlon par exemple), un peu comme le rôle du nain dans Der Zwerg de Zemlinsky. Le choix de Charles Workman est assez inattendu et pourtant parfaitement cohérent.

Simon Neal (Acte I) © Stofleth
Simon Neal ( Tamare, sur la table) et Markus Marquardt (Adorno, appuyé) © Stofleth

Quant à Simon Neal, je reste encore sur son Jago phénoménal à Bâle en janvier dernier dans la production de Calixto Bieito. Et son Tamare confirme dans la même veine un chanteur à la diction impeccable, à l’engagement scénique remarquable, il joue une sorte d’aristo qui a mal tourné, sûr de lui et dominateur, et donne au texte qu’il chante une présence, une couleur, et malgré tout une élégance frappantes. Il réussit à montrer la noirceur, le mépris, l’énergie dans le mal, et en même temps garde du style, en scène et dans la voix, un exemple de grand seigneur très méchant homme : son changement de ton vaguement teinté à la fois de désespérance et d’exigence lorsqu’il est face à Carlotta, c’est vraiment du grand art.

Magdalena Anna Hoffman (Carlotta) et Simon Neal (Tamare) © Stofleth
Magdalena Anna Hoffman (Carlotta) et Simon Neal (Tamare) © Stofleth

C’est vraiment une grande réussite de la production que de s’être concentré sur les personnages, plus que sur les situations, des personnages qui me font irrésistiblement penser à l’univers d’Egon Schiele, un Egon Schiele qui serait regardé par Céline, ou quelquefois d’un Klimt qui aurait renoncé aux ors pour choisir les noirs.

Alejo Pérez © Ishka Michoka
Alejo Pérez © Ishka Michoka

Mais la grande réussite de la soirée, c’est de faire découvrir au public cette musique extraordinaire, luxuriante, rutilante quelquefois, sombre et obscure, changeant sans cesse de reflet, à la fois multiple et miroitante, très ronde et très chaleureuse, quelquefois rèche aussi, mais toujours riche, profonde, tendue, tenant l’auditeur en haleine, qui reconnaît là Strauss, ici Wagner, quelquefois aussi, c’est très net, Debussy : bien sûr il n’y a pas d’imitation, mais une inspiration due à la fréquentation d’un monde musical lui-même ouvert varié et riche : rien de moins kitsch dans cette musique, pas plus en tous cas que certains moments de Die Frau ohne Schatten des mêmes années. Le prélude est vraiment prodigieux, et j’y ai entendu des choses que je n’avais pas remarquées, notamment dans les toutes premières mesures grâce à la direction d’Alejo Pérez, d’une grande clarté, qui rend l’orchestre moins sec, moins tranchant que d’habitude, avec une rondeur et un éclat qu’on ne lui connaissait pas. Voilà un chef à inscrire sur les tablettes de l’excellence, il a réussi à créer une ambiance, à faire ressortir les couleurs multiples de la partition, avec toujours le tempo juste, relevant çà et là les innovations (il dirige souvent du contemporain), mais aussi insistant sur la chatoyance, sur la diversité, sans jamais exagérer (ce qui pour une telle musique serait aisé) ni souligner ce qui pourrait être perçu comme des vulgarités : lui aussi, comme les chanteurs et comme la mise en scène, malgré cette histoire torturée, il a choisi de travailler l’élégance, non pas superficielle, mais l’élégance vécue, ressentie, communiquée. Grand moment musical, qui fait du chef le grand architecte de la soirée, et l’artisan de la réussite de cette Première d’une production qui n’en doutons pas, sera un grand succès.
Strasbourg avait proposé en 2012 Der Ferne Klang, alors, il ne nous reste plus qu’à réclamer à Lyon  Der Schatzgräber .
Au total une ouverture de Festival de style assez classique, et de grande tenue, pour une soirée qui emporte la conviction par la musique, par l’engagement, où la mise en scène, qui ne m’a pas totalement convaincu, épouse plus qu’elle ne divise ou ne clive.
Musiktheater mit Regie plus que Regietheater.[wpsr_facebook]

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth