LA SAISON 2024-2025 DU GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE

Le Grand Théâtre de Genève

Le Grand Théâtre de Genève vient d’annoncer sa nouvelle saison, l’avant-dernière du mandat d’Aviel Cahn, et elle apparaît comme l’une des plus complètes et mieux composées des dernières années, d’abord parce qu’elle propose un véritable éventail d’œuvres de répertoires divers, offrant au spectateur genevois un choix allant du plus populaire (La Traviata) aux expériences scéniques les plus raffinées ou particulières (le Stabat Mater de Pergolesi par Romeo Castellucci ou la Clemenza di Tito vue par Milo Rau).
La deuxième observation porte sur la diversité des répertoires, offrant dans une même saison et pour la première fois du mandat d’Aviel Cahn Richard Wagner (Tristan und Isolde) et Richard Strauss (Salomé), mais aussi plusieurs œuvres du XVIIIe ou du baroque (Dido and Aeneas, Stabat Mater, La Clemenza di Tito), deux œuvres du répertoire italien populaire dont l’une très peu connue hors d’Italie (Fedora de Giordano) compensée par La Traviata qui est le grand standard universel par excellence,  enfin, dans le sillon des productions précédentes du répertoire russe, Guerre et Paix de Prokofiev et Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch, qui font partie des très riches heures de ce théâtre, c’est cette fois-ci Khovantchina de Moussorgski, encore un très grand un chef d’œuvre qui sera à l’affiche, avec la même équipe Alejo Pérez/Calixto Bieito : on ne change pas une équipe qui gagne.

Il faut compléter par deux œuvres chorales inscrites dans la saison d’opéra : c’est depuis longtemps la mode des oratorios mis en scène et cette fois-ci c’est le tour du Stabat Mater de Giovanni Battista Pergolesi qui passera à la moulinette de Romeo Castellucci, prévu dans la Cathédrale de Genève, et pour faire bonne mesure, le temple de Saint Gervais accueillera pour deux concerts plus « intimes », la Petite messe solennelle de Rossini, son dernier chef d’œuvre, qui mériterait d’être plus souvent proposé.

En ce qui concerne les récitals, là encore un florilège de voix de premier plan, de différents types, permettront d’entendre aussi bien contre-ténor que soprano dramatique, liederiste ou belcantiste.
Enfin, la programmation de Sidi Larbi Cherkaoui pour le ballet réunit outre Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet bien connu à Genève, l’immense Sasha Waltz qui proposera son travail à partir de la symphonie n°7 de Beethoven qui a déjà, depuis les temps de Covid, marqué les amateurs de danse.

Cette saison au titre syncrétique de « Sacrifices » à cause des histoires que racontent notamment les opéras, sacrifices, renonciations, déceptions, de Tristan à Fedora, de Dido à Tito, de Traviata à Salomé bénéficie aussi enfin des deux dernières productions « sacrifiées » à cause du Covid, que de très rares privilégiés avaient pu voir en salle lors de leur création et qu’on avait pu voir en streaming, le passionnant travail de Milo Rau sur La Clemenza di Tito, qui va désarçonner sans doute une partie du public, et Dido and Aeneas, remarquable travail de la compagnie Peeping Tom, une production elle-aussi transmise en streaming, deux spectacles dont Wanderersite.com a rendu compte alors (il suffit de suivre les liens Clemenza di Tito et Dido and Aeneas).
Au total, il faut bien dire que chaque production de la saison est digne d’intérêt à des titres divers, même s’il y a dans le détail des éléments qui appellent des commentaires un peu contrastés, mais dans l’ensemble, le public genevois est gâté : autant les prochaines saisons annoncées des différents théâtres cette année apparaissent en demi-teinte (voir Zurich par exemple), voir peu stimulantes, autant celle de Genève est plutôt excitante. Acceptons-en l’augure.

OPÉRAS

Septembre 2024
Richard Wagner : Tristan und Isolde
5 repr. du 15 au 27 sept. 2024 – Dir : Marc Albrecht / MeS : Michael Thalheimer
Avec Elisabet Strid, Gwyn Hughes Jones/Burkhard Fritz, Tareq Nazmi, Kristina Stanek, Craig Colclough, Julien Henric, Emanuel Tomljenović
Orchestre de la Suisse Romande

Coproduction avec le Deutsche Oper Berlin
Après un Parsifal sobre et maîtrisé, mais sans grande originalité, Aviel Cahn fait de nouveau appel à Michael Thalheimer pour Tristan und Isolde, ce qui est de toute manière une garantie de rigueur et de vrai travail scénique. En fosse, Marc Albrecht, autre garantie d’un travail intelligent et de qualité. Au moins ce Tristan fleure bon la solidité.
L’intérêt de la distribution est qu’elle tente de nouveaux noms, à un moment où les Isolde des dernières années terminent leur parcours ainsi que leurs Tristan. Gwyn Hughes Jones n’avait pas convaincu en Calaf à Bastille, voix plate écrasée par l’orchestre, mais c’était en 2021 et depuis les choses ont peut-être évolué. En revanche d’Elisabet Strid nous écrivions (à propos de sa Sieglinde) :  La voix est particulièrement lumineuse, l’engagement est total, l’expressivité maîtrisée, les aigus convaincants, le phrasé magnifique. Tous les espoirs sont donc permis, et Kristina Stanek (Brangäne) avait impressionné en Eboli à Bâle (voix puissante, des aigus triomphants). On connaît suffisamment Tareq Nazmi pour espérer un Marke de grand niveau et en Kurwenal, on découvrira Craig Colclough très familier des rôles italiens aux USA, moins des rôles allemands mais qui a débuté Alberich et chanté Telramund et Kurwenal. Quant à Julien Henric, on le connaît comme très bon ténor du répertoire français, ce sera une découverte en Melot.
Au total : ce devrait être un Tristan au moins très honorable, et donc devrait valoir le voyage. Et Aviel Cahn fait confiance à la production puisqu’il la programme aussi pour la Deutsche Oper Berlin, son prochain poste (en remplacement de celle de Graham Vick…)

Octobre 2024
W.A. Mozart: La Clemenza di Tito
6 repr. du 16 au 29 oct. 2024 (Dir : Tomáš Netopil /MeS : Milo Rau)
Avec Bernard Richter, Serena Farnocchia, Maria Kataeva, Yuliia Zasimova, Giuseppina Bridelli, Justin Hopkins/ Mark Kurmanbayev
Orchestre de la Suisse Romande

C’est une petite déception de ne pas retrouver en fosse Maxim Emelyanychev, un chef particulièrement intéressant dans Mozart. C’est Tomáš Netopil qui officiera, qu’on connaît comme chef de qualité dans Janáček, mais jamais entendu dans Mozart. À chaque étape du tour européen de ce spectacle coproduit, les coproducteurs ont fait appel à des chefs différents (Hengelbrock, Pérez, Biondi), est-ce à dire que l’expérience est douloureuse pour les chefs ? Au moins, ici le tchèque Tomáš Netopil dirigera une œuvre créée à Prague… Retour à la maison en quelque sorte.
Finalement, après Les Flandres, Vienne, Luxembourg, Genève qui a créé le spectacle devant un public réduit à quelques priviléfgiés l’accueille enfin pour l’offrir au public. Inutile de dire qu’il fera polémique (j’ai lu quelque part « c’est Mozart qu’on assassine… »), car c’est un spectacle fort, qui travaille l’œuvre d’une manière totalement inattendue, mais qui au moins est une véritable expérience, plus forte et dérangeante à mon avis que ce que Milo Rau a fait pour Justice. Elle est en tout cas suffisamment singulière pour que tout spectateur qui s’est confronté à cette production, même en streaming, s’en souvienne. Et c’est mon cas.
Distribution partiellement modifiée aussi, puisque si on retrouve l’excellent Bernard Richter (Tito), Serena Farnocchia (Vitellia) et Justin Hopkins en Publio (pour trois représentations seulement), on découvrira en Sesto (où Anna Goryachova avait tant ému) Maria Kitaeva mezzo qui de Palerme à Hambourg, remporte de beaux succès dans le répertoire rossinien et belcantiste. et Yuliia Zasimova en Servilia, jeune chanteuse ukrainienne qu’on commence à entendre dans bien des scènes européennes, quant à Giuseppina Bridelli, c’est un mezzo particulièrement convaincant partout où elle chante, elle sera Annio.
C’est un vrai moment singulier, inhabituel, et surtout pensé, au contraire d’autres productions prétendument modernistes, et c’est un spectacle bien distribué, c’est pourquoi il faut absolument s’y confronter, avec la disponibilité d’un spectateur ouvert.

 

Novembre 2024
Gioachino Rossini: Petite messe solennelle
Chœur du Grand Théâtre de Genève
6 & 8 novembre 2024 – Dir : Mark Biggins
Giulia Bolcato, Maria Kataeva, Omar Mancini, Michael Mofidian
Xavier Dami, Réginald Le Reun et Jean-Paul Pruna (pianos & harmonium)

Le dernier chef d’œuvre de Rossini dans sa version pour deux pianos et harmonium avec quatre jeunes solistes très valeureux, pour mettre en valeur le Chœur du Grand Théâtre et son nouveau chef, Mark Biggins, dans le cadre plus intime du Temple Saint Gervais . Ceux qui connaissent l’œuvre s’y précipiteront, ceux qui ne la connaissent pas devraient s’y précipiter tant l’œuvre est surprenante et originale, déjà « théâtrale » avant le Requiem de Verdi. À ne pas manquer pour tous les mélomanes.


Décembre 2024
Umberto Giordano: Fedora
7 repr. du 12 au 22 déc. – Dir: Antonino Fogliani / MeS: Arnaud Bernard
Avec Roberto Alagna-Alexandra Kurzak/ Najmiddin Mavlyanov-Elena Guseva, Simone del Savio, Yuliia Zasimova, Mark Kurmanbayev etc…
Orchestre de la Suisse Romande.
Bien moins connu que Andrea Chénier, Fedora est représenté surtout en Italie et pas repris au Grand Théâtre depuis la saison 1902-1903. Un opéra pour grandes stars à la fois au sommet et souvent à la fin de leur carrière car la musique les sollicite plus sur le registre central que sur les aigus et demande une grande intensité d’interprétation pour bien fonctionner, sans quoi certaines scènes peuvent sombrer (notamment la fin) dans le ridicule. Pour se faire une idée de ce que peut-être le mélo dans ses excès, écouter séance tenante l’air final de Fedora et sa mort par Licia Albanese sur Youtube (à 5.57min) un monument digne du pavillon de Sèvres.
Deux distributions à Genève, et d’abord le couple Roberto Alagna/Alexandra Kurzak, idéal à ce moment de leur carrière : il faudra y courir. Mais Elena Guseva et Najmiddin Mavlyanov en alternance proposeront un couple plus jeune et sans doute une couleur très différente. En fosse l’excellent Antonino Fogliani, désormais bien connu à Genève avec une mise en scène confiée à Arnaud Bernard, et donc une vision sans doute plus traditionnelle, mais vu l’opéra la trame et le style d’œuvre, c’est loin d’être gênant, d’autant qu’Arnaud Bernard est un metteur en scène plutôt intelligent.
On ne peut manquer cette fête du vérisme tragique et lacrimal, parce qu’on ne reverra pas Fedora de sitôt à Genève.


Janvier-février 2025
Richard Strauss: Salomé
6 repr. 22 janv. du au 2 fév. – Dir: Jukka-Pekka Saraste /MeS: Kornél Mundruczó
Avec Olesya Golovneva, Gábor Bretz, John Daszak, Tanja Ariane Baumgartner, Matthew Newlin, Ena Pongrac etc…
Orchestre de la Suisse Romande
A côté d’interprètes consommés de leur rôle comme Gábor Bretz, Jochanaan à Salzbourg, John Daszak (Herodes) et Tanja Ariane Baumgartner (Herodias) un peu partout, dans le rôle-titre une nouvelle venue dans le marché lyrique qui chante les grands Verdi mais aussi Turandot et travaille en Allemagne, le soprano russe Olesya Golovneva. À l’heure où les grandes interprètes se raréfient par limite d’âge, c’est intéressant de découvrir des voix d’avenir.  En fosse, une très grande chance pour Genève, un remarquable chef qu’on ne voit pas assez souvent à l’opéra, Jukka-Pekka Saraste. Quant à la mise en scène, elle est confiée au plus connu à Genève Kornél Mundruczó qui devrait être très efficace dans cette peinture d’une figure majeure de l’opéra du XXe.
Une production qui s’annonce sous les meilleurs auspices

Février 2025
Henry Purcell : Dido and Aeneas
5 repr. du 20 au 26 fév. 2025 – Dir : Emmanuelle Haïm/MeS : Franck Chartier (Peeping Tom)
Avec Marie-Claude Chappuis, Jarrett Ott, Francesca Aspromonte, Yuliia Zasimova
Le Concert d’Astrée.
Même cheffe qu’en 2021, même orchestre, avec deux changements de distribution, où l’on retrouve Francesca Aspromonte, spécialiste de ce répertoire et remarquable chanteuse.

Voilà ce que dans wanderersite.com, nous écrivions : « On mesurera donc sa chance d’avoir été parmi les happy few, pour assister à ce spectacle singulier, déconcertant et fort qui marquait les débuts à l’opéra de la célèbre compagnie Peeping Tom, et de son co-directeur Franck Chartier qui signait la mise en scène d’un Didon et Enée d’une force particulière. En fosse, pour la première fois à Genève, Le Concert d’Astrée et sa cheffe, Emmanuelle Haïm. Une soirée fascinante, foisonnante et complexe, qui fait honneur à l’institution genevoise, et qui méritait vraiment un public. »

C’est fait, enfin, le public va pouvoir voir ce spectacle vraiment singulier, et c’est une très grande chance.

 


Mars-avril 2025
Modest Moussorgski: Khovantschina
5 repr. du 25 mars au 3 avril – Dir : Alejo Pérez /MeS : Calixto Bieito
Avec Dmitry Ulyanov, Dmitry Golovnin, John Relyea
Raehann Bryce-Davis, Vladislav Sulimsky, Ekaterina Bakanova etc…
Orchestre de la Suisse Romande
Cinq représentations seulement, c’est faire bien peu confiance au public pour un spectacle qui devrait, sur la foi des autres productions russes de la série, attirer quand même la curiosité, d’autant que la distribution entre Ulyanov, Golovnin, Sulimski, Rutkowski affiche parmi les plus belles voix actuelles pour ce répertoire avec une nouvelle venue en Marfa, l’américaine Raehann Bryce-Davis, qui permettra de vérifier si cette voix dont on parle tant passera la promesse des fleurs.
Comme Khovantschina plus que Boris encore a de sérieux problèmes d’édition, Aléjo Pérez a choisi (comme Abbado en son temps à Vienne et comme la plupart des chefs aujourd’hui) la version Chostakovitch avec le final d’Igor Stravinski.
Pas représenté à Genève depuis la saison 1981-1982, Khovantschina pose la question très actuelle du fanatisme religieux face au politique et constitue un des grands chefs d’œuvre de l’opéra à ne manquer sous aucun prétexte.

 

Mai 2025
Giovanni Battista Pergolesi: Stabat Mater
Giacinto Scelsi : Three latin prayers (1970), Quattro pezzi (1959)
6 repr. du 12 au 18 mai 2025 – Dir : Barbara Hannigan/ MeS : Romeo Castellucci

Avec Barbara Hannigan, Jakub Józef Orliński
Chœur il Pomo d’oro
Ensemble Contrechamps
A la Cathédrale Saint Pierre de Genève (sous réserves)
Coproduction avec l’Opera Ballet Vlaanderen, le Teatro dell’Opera di Roma, le Dutch National Opera.

Un des must de la saison à n’en point douter, un spectacle chic et choc avec des noms des sonnent haut, Barbara Hannigan en cheffe et soliste, et Romeo Castellucci en metteur en scène, et pour compléter Jakub Józef Orliński le contreténor qu’on s’arrache…
Si la Cathédrale est concédée, Castellucci ne pourra sans doute pas se permettre de trop « charger la barque » en matière de décor, et si cela reste au Grand Théâtre, alors tout sera permis…
Trêve de plaisanterie, la mode des oratorios mis en scène essaime désormais, dans un retour à un certain XVIIIe où c’était une pratique possible et on doit à Romeo Castellucci un Requiem (de Mozart) mémorable à Aix et une Passion selon Saint Matthieu qui ne l’est pas moins à Hambourg. Alors, gageons que le Stabat Mater, plus court et moins spectaculaire, et mêlé à des pièces plus récentes de Giacinto Scelsi (mort en 1988) un compositeur encore aujourd’hui mystérieux, sera l’occasion d’un grand moment.

 

Juin 2025
Giuseppe Verdi: La Traviata
8 repr. du 14 au 27 juin – Dir : Paolo Carignani /MeS : Karin Henkel
Avec : Ruzan Mantashyan/Jeanine De Bique, Enea Scala/Julien Behr, Luca Micheletti/Tassis Christoyannis, Emanuel Tomljenović, Yuliia Zasimova etc…
Orchestre de la Suisse Romande
La Traviata confiée à une metteuse en scène, c’est assez intéressant et rare (si ce n’est pas Lydia Steier), qui plus est à une spécialiste de Dostoievski, à qui Aviel Cahn avait confié Le Joueur de Prokofiev à l’Opéra des Flandres qui avait été assez bien accueilli, ce peut être encore plus stimulant. Mais ce qui m’intéresse plus dans l’équipe de production, c’est de voir qu’Aleksandar Denić, le génial scénographe de Frank Castorf (Ring de Bayreuth et tant d’autres spectacles), qui actuellement expose dans le pavillon serbe de la Biennale de Venise, va signer le décor. Ça c’est une grande promesse et pour moi un événement…
On connaît Ruzan Mantashyan, un des sopranos lyriques de très bon aloi, elle alternera avec Jeanine De Bique qu’on n’attend pas forcément dans ce répertoire, mais qu’il sera pour cela aussi intéressant d’entendre. Enea Scala est désormais un des ténors qui compte, mais plus intéressant dans Rossini que dans Verdi, et on découvrira Julien Behr en alternance dans ce must du répertoire. Le plus intéressant sans doute, c’est Luca Micheletti, le baryton (et aussi metteur en scène ce qui est presque unique) qui devient l’un des plus réclamés en Italie et qui explose sur les scènes internationales, en Germont, même s’il est encore jeune pour le rôle. Tassis Christoyannis est plus habituel, plus connu, mais lui aussi une garantie dans l’autre distribution.
En fait, il n’y a qu’une inexplicable faute de goût dans ce tableau, c’est de confier la fosse à Paolo Carignani un chef plus connu pour son côté routinier et sans envergure que par ses traits d’originalité. Une manière de dire « de toute manière, Traviata fera le plein, inutile de se gratter la tête pour trouver un chef », alors qu’il y a une foule de bons chefs italiens plus jeunes qui pourraient faire mieux, Diego Ceretta pour ne citer que l’un des plus jeunes et des plus intéressants. Mais les voies du Seigneur Cahn sont impénétrables.

 

Récitals et concerts

Cinq noms qui devraient ne pas avoir de mal à remplir la salle, tant ils sont aujourd’hui des incontournables du chant lyrique, voire des stars.

20 septembre 2024
Jakub Józef Orliński,
contre-ténor
Michał Biel piano

Œuvres du baroque italien, Henry Purcell, Franz Schubert et de compositeurs polonais.

Le fantasque et étourdissant champion de breakdance et contre-ténor polonais proposera un florilège d’air divers et d’ambiances musicales à ne pas manquer, avant de le revoir dans le Stabat Mater de Pergolesi.

3 novembre 2024
Lisette Oropesa,
soprano
Alessandro Praticò, pian
Chansons et airs de Maurice Ravel, Léo Delibes, Jules Massenet, Georges Bizet, Gioachino Rossini, Saverio Mercadante et Guiseppe Verdi.
Star d’aujourd’hui, irremplaçable dans le jeune Verdi et dans le belcanto, disponible, sympathique et surtout fabuleuse en scène, Lisette Oropesa propose un récital fait de mélodie et d’airs du répertoire romantique qui devrait faire monter la salle au paradis.
A ne pas manquer.

31 décembre 2024
Camilla Nylund,
soprano
Concert du Nouvel An
Orchestre Symphonique Bienne Soleure
Yannis Pouspourikas direction musicale
Valses, polonaises, airs et polkas de Johann Strauss II, Franz Lehár et Emmerich Kálmán.
Un programme typique de 31 décembre, mais la présence de la voix wagnérienne la plus importante du moment, qui a récemment explosé à l’heure où les grandes voix wagnériennes finissent leur carrière, ici dans un répertoire qui n’est jamais facile, et où elle aura à montrer la versatilité de son immense talent.

9 février 2025
Aušrinė Stundytė,
soprano
Andrej Hovrin,
piano
Récital mis en espace
Erwartung, monodrame d’Arnold Schönberg, livret de Marie Pappenheim.
Lieder d’Arnold Schönberg, Richard Strauss et Alban Berg.

Il était difficile d’imaginer la bête de scène qu’est Aušrinė Stundytė, seulement enfermée dans les limites d’un récital, fût-il fait de Lieder d’Arnold Schönberg, Richard Strauss et Alban Berg. Elle offre en sus Erwartung de Schönberg, instruite de son expérience munichoise avec Warlikowski dans sa réduction pour piano et ce devrait être fascinant. C’est ce qu’on appelle un must.


15 mai 2025
Benjamin Appl,
baryton
James Bailleau, piano
Lieder de Gustav Mahler, Alma Mahler, George Butterworth, Erich Wolfgang Korngold et autres.
Troisième récital à Genève d’un des seuls authentiques Liederistes de ce temps, dans la tradition des Fischer Dieskau, ou des Thomas Quasthoff. Il est rarissime désormais qu’une carrière de chanteur lyrique se bâtisse sur le Lied ou l’oratorio. Benjamin Appl a cette singularité, même s’il déroge par quelque représentation d’opéra çà et là. Si vous n’avez jamais goûté au véritable récital de Lieder, c’est l’occasion de s’initier, ici dans un programme particulier marqué par le post-romantisme.

 

DANSE

 

Je renvoie au site du Grand Théâtre en attirant l’attention sur la venue de Beethoven 7 de Sasha Waltz qui devrait être un événement (4 repr. du 13 au 16 mars 2025, Bâtiment des Forces Motrices)

 

CONCLUSION

J’ai été suffisamment souvent critique ou dubitatif sur certains choix du Grand Théâtre pour ne pas bouder mon plaisir à affirmer qu’il s’agit là de la meilleure saison de l’institution depuis de longues années, et que le public genevois et frontalier aura du mal à faire des choix dans cette somme d’excellents spectacles et d’un ensemble exceptionnel de récitals. La saison est bien composée, équilibrée, avec des distributions globalement de bon niveau et des choix de chefs pertinents à une exception.
Bien sûr, il faut comme dit Malherbe, que les fruits passent la promesse des fleurs, mais il faut reconnaître que la promesse est vraiment déjà une aube dorée. Alors, au public de faire son travail de public curieux et cette prochaine saison particulièrement gâté.

 

LA SAISON 2022-2023 DU GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE

Le Grand Théâtre de Genève

Introduction
Un peu comme celle de Bogdan Roščić à Vienne, l’arrivée d’Aviel Cahn à Genève a été bousculée par le Covid et c’est seulement pendant la saison 2021-2022 qui se termine qu’on a pu observer l’articulation de son projet pour Genève, et la saison prochaine confirment ces intuitions.
La construction d’une saison est une alchimie, et on doit donc se garder de conclure hâtivement car si c’est sa quatrième saison effective, ce sera sa deuxième complète.
On doit se garder de conclure, encore plus dans un théâtre de système Stagione au nombre de productions limitées où chaque choix pèse plus lourd. Enfin, même si Aviel Cahn a été appelé un peu pour « casser la baraque », il ne pouvait simplement transposer sur les rives du Léman ce qu’il avait réalisé en Flandres.
Les conséquences de la pandémie sont lourdes pour toutes les salles : tous constatent dans la plupart des opéras la difficulté à retrouver les publics d’avant-pandémie ; d’autres habitudes ont été prises, d’autres peurs sont nées, la reprise est fragile, à Genève comme ailleurs et la couleur des saisons, pour la plupart prudentes, s’en ressent.

 

Le Grand Théâtre dans le paysage lyrique européen

La place de Genève est un peu singulière, son théâtre a été voulu par ses habitants sur le modèle du Palais Garnier, avec une capacité un peu surdimensionnée aujourd’hui (1500 places) mais  avec la garantie aujourd’hui d’un public notamment alimenté par les institutions internationales nombreuses sises sur les bords du Léman et un bassin d’habitants à cheval sur la Suisse et sur la France (la Haute Savoie), même si le public français, certes présent, est moins nombreux qu’on ne le pense.

En tant que théâtre d’une ville internationale, il est comparable à La Monnaie de Bruxelles, avec une jauge en spectateurs supérieure (Bruxelles a une jauge de 1150 spectateurs), mais un bassin d’habitants inférieur. Le nombre de productions lyriques est comparable, même si le nombre de représentations par production est supérieur à Bruxelles (salle plus petite, plus de spectateurs potentiels). Du point de vue de la couleur des productions, Bruxelles cherche à rester depuis le temps de Gerard Mortier (années 1980 quand même…) un fer de lance de l’innovation scénique, ce que n’est pas Genève à l’histoire différente.
En termes de comparaison, il peut être aussi mis sur le même plan qu’un Théâtre comme le Teatro Real de Madrid à la jauge légèrement supérieure,  mais au nombre de productions comparables, avec comme Bruxelles, un nombre de représentations supérieur (la population madrilène est nettement plus importante que Genève). En termes productifs, Madrid cherche à rester à l’équilibre entre tradition et innovation, le public espagnol reste assez conservateur et très attaché au répertoire traditionnel notamment italien. Il reste qu’au Teatro Real est passé aussi Gerard Mortier, et que son passage a laissé quelques traces.
Genève est donc un Théâtre en équilibre fragile, qui n‘a pas vraiment de «couleur productive », quelque part entre tradition et modernité depuis
des années, bien avant la pandémie. C’était déjà vrai vers 2008 du temps de Jean-Marie Blanchard qui mena une politique de grande qualité, et assez équilibrée. Le remplissage du Grand Théâtre (1500 places) ne posait guère problème, pas plus que lors des premières années de Tobias Richter qui quant à lui mena une politique peu lisible, plus proche de la tradition des théâtres de répertoire à l’allemande (un comble dans le temple suisse de la stagione !). Pas forcément passionnante. Mais quand la salle est pleine ou à peu près, c’est forcément que ça va bien, et on ne se pose pas de questions…
Les travaux de rénovation qui durèrent quelques années motivèrent un repli dans le théâtre des Nations « éphémère », dont la capacité était de 1000 places.  Pas de problème de remplissage non plus, mais perte d’un tiers de spectateurs potentiels…
Lorsque le Grand Théâtre a rouvert, il a rouvert ses 1500 places et déjà le remplissage s’est fragilisé. Les dernières années nous ont appris que le public captif ça n’existe pas. De plus, pendant les périodes d’ouverture en temps de pandémie avec ses contrôles de pass, de masque etc… bien des spectateurs ont été découragés ou simplement craintifs. Et comme le public genevois n’est pas de toute première jeunesse, il est évidemment sensible aux questions sanitaires : toutes ces raisons cumulées expliquent largement des difficultés actuelles de reconquérir un public qui met du temps à revenir Place de Neuve.

1500 places, c’est aussi la jauge la plus importante de tous les théâtres de Suisse : Zurich en a moins de 1200, Bâle autour de 1000, mais aussi plus que de la plupart des théâtres européens. Les théâtres de très grandes capitales ont autour de 2000 places, les théâtres qui servent un bassin comparable à Genève ont autour de 1000 places. Lyon, qui sert un bassin de population plus important, a par exemple 1100 places.
Enfin, la crise du genre lyrique fait son œuvre, et si l’on pouvait remplir 1500 places à Genève, il y a quelques années, ce n’est plus aussi facile aujourd’hui. Même une salle comme Vienne, traditionnellement remplie à 99% a des difficultés. Et ne parlons pas du MET de New York…
À Genève en plus, il y a la question des tarifs, de l’écart entre les places les moins chères et les plus chères, dans une zone frontalière très mixte où tout le public n’est pas payé en Francs suisses, un Franc suisse dont le taux égale ou dépasse l’Euro .

Comme on le voit, ce sont des questions qui ne tiennent pas à la présence de tel titre, de tels chanteurs, de telles ou telles mise en scène, mais qui tiennent au contexte géographique, sociologique, historique et aussi politique : la question du théâtre est toujours plus politique qu’artistique, c’est d’abord le théâtre de la Cité.
On le voit chez la voisine lyonnaise dont l’Opéra a été une référence culturelle internationale avec un public largement plus diversifié que Genève (et à la billetterie plus de 50% moins chère) mais que la municipalité actuelle (écologiste) ne semble pas vraiment porter dans son cœur tandis que la Région de bord politique opposé, retire aussi de l’argent de manière importante pour des questions de petits jeux internes aux politiques locales. L’Opéra est bien loin.

Dans toute cette complexité, la programmation d’Aviel Cahn – au-delà de l’appréciation sur tel ou tel spectacle, fait honneur au mandat qui lui a été confié : il y a des productions qui n’ont pas bien fonctionné, mais la qualité offerte reste très largement défendable. Elle reste toutefois exploratoire pour l’instant. On commence à peine à voir des lignes de force se dessiner.
Cette programmation est plus disruptive que celle de son prédécesseur, et a sans doute suscité la circonspection, au-delà de la qualité des productions qui n’est pas en cause, d’autant que le contexte du territoire genevois n’est pas celui des Flandres, où Cahn a dirigé l’Opera-Ballet Vlaanderen.

La Flandre, depuis des années, a produit des metteurs en scène et des chorégraphes qui ont illuminé la scène flamande et européenne, et donné un prestige international inédit. À cela, il faut le répéter, le passage de Gerard Mortier à Bruxelles dans les années 1980 n’est pas étranger, bien évidemment, qui a su réveiller la créativité locale. Et la Flandre reste encore aujourd’hui pratiquement quatre décennies plus tard, un territoire de création. Une programmation telle que celle d’Aviel Cahn à Gand-Anvers atteignait un public plutôt accoutumé (ou quelquefois résigné) à ce type de productions.
Le contexte genevois n’est pas comparable, avec un public vieillissant d’un côté, où la présence d’institutions internationales donne aussi à un certain public une couleur un peu mondaine que j’appellerai « internationale-locale » rien à voir avec Gand ou Anvers.
D’ailleurs, aussi bien sous Hugues Gall que Renée Auphan, la politique visait à garantir un niveau musical globalement international et des productions disons consensuelles. Jean-Marie Blanchard a essayé de mener une politique plus avancée sur les productions, en équilibrant l’offre, tout en continuant à défendre un niveau musical qui a longtemps été la marque continue de ce théâtre. Tobias Richter n’a pas réussi à marquer fortement la mémoire artistique, malgré ses dix ans de mandat.

Enfin, Le territoire genevois n’est pas un territoire de création théâtrale, chorégraphique ou lyrique comme l’ont été les Flandres depuis les années 1990.
L’atout de Genève, c’est non pas une histoire théâtrale, mais un passé musical fort, un Grand Théâtre construit à l’imitation de Paris (on voit les ambitions), et une vie musicale riche et variée, avec plusieurs orchestres et un conservatoire de grand prestige international. Cette ville a de telles institutions musicales qu’on se demande comment un projet comme « La Cité de la musique » qui reflète une certaine identité culturelle a pu capoter.
Aviel Cahn a été appelé pour casser un train-train, pour insuffler quelque chose de neuf, et il a trouvé le Covid. La saison qui vient recase du même coup des productions prévues, qui ont quelquefois été répétées sans voir le jour. Ce qui bouscule aussi les profils de saison prévus plusieurs années à l’avance.

Il faut aussi réaffirmer qu’une saison n’est jamais une succession de triomphes où l’on affiche complet, chaque saison a des échecs quelquefois cuisants.  Mais surtout changer les habitudes du public, c’est long, cela dure plusieurs années, quelquefois plusieurs mandats. Genève doit à la fois modifier la couleur de son public, faire évoluer l’offre et garantir encore et toujours le niveau musical du théâtre qui est son ADN. Au total ça fait beaucoup dans la corbeille, cela veut dire tester, risquer, réussir (comme la récente Jenůfa) ou moins réussir, mais cela signifie aussi ne jamais faire de concessions à la qualité. Ce n’est pas une Tosca nouvelle qui fera venir le public régulièrement et remplir le théâtre, ce sera au mieux, une illusion sur un titre : c’est une qualité régulière, et un équilibre continu entre tous les critères qui doit être l’exigence.
C’est la qualité qui paie, et fait venir durablement le public, pas la multiplication des Puccini et Verdi. Et à Genève, la qualité est au rendez-vous.

La saison 2022-2023

Introduction
La saison dernière la thématique choisie était « Faites l’amour », cette année c’est « Mondes en migrations », on semble passer du rose au gris. Mais l’idée de la migration doit être reprise au sens large, migration des peuples, migration intérieure, migration symbolique etc… mais aussi voyages, errances et tous les récits qui les glorifient : Ulysse, le peuple juif, Parsifal, les migrations récentes en sont des exemples.
La thématique est élargie au ballet, où l’événement de l’année est la venue de Sidi Larbi Cherkaoui comme directeur du ballet de Genève, lui aussi un transplanté, belge d’origine marocaine, installé en Flandres qui arrive à Genève.

Le ballet
N’étant pas spécialiste du ballet, je m’abstiendrai de commenter la programmation du nouveau directeur du ballet Sidi Larbi Cherkaoui, avec qui Aviel Cahn a travaillé en Flandres. Mais je noterai plusieurs éléments :

  • En s’installant à Genève, Sidi Larbi Cherkaoui qui est l’un des grands chorégraphes belges et une référence internationale, proche d’Aviel Cahn va contribuer à donner une couleur et une cohérence à l’ensemble de la programmation de la maison
  • De plus, Sidi Larbi Cherkaoui est aussi un metteur en scène d’opéra (on lui doit par exemple une production de grand relief des Indes Galantes à Munich, bien supérieure à celle de Clément Cogitore à Paris et de Lydia Steier à Genève. Il devrait faire aussi de l’opéra à Genève, ce qui est aussi un gage d’originalité du Grand Théâtre que d’avoir dans ses murs un chorégraphe qui soit aussi metteur en scène lyrique.
  • Enfin il a visiblement voulu la saison prochaine signer une saison de ballet qui ait des liens avec la thématique du voyage, mais résolument contemporaine et personnelle, en travaillant notamment avec son complice le chorégraphe Damien Jalet, pour affirmer d’emblée un style . Il sera toujours temps de modifier et d’infléchir les choses les saisons suivantes

Cette manière de tisser le lyrique et le ballet et de ne pas en faire des mondes simplement parallèles et autonomes, c’est aussi un élément d’enrichissement de la programmation. C’est pour moi un signe fort non seulement de la saison, non seulement pour le ballet, mais pour l’ensemble de cette maison que d’accueillir un des grands chorégraphes européens, qui puisse travailler en pleine « intercompréhension » avec Aviel Cahn. Ainsi Genève ne s’affiche pas seulement une machine à produire, mais d’abord comme une machine à créer.

 

Les productions lyriques :

Aviel Cahn propose des séries, des lignes de force, ce qui est aussi un moyen de conquérir d’autres publics, et d’enrichir la compétence des spectateurs. Dans des saisons de stagione, où ce qui est produit l’année X ne sera plus repris, ou ne se reverra pas avant au minimum plusieurs années, il faut créer d’autres habitudes. Les lignes de force, les compositeurs, les artistes qu’on retrouve, les équipes réinvitées, c’est un moyen de poser des pierres miliaires, comme des bornes d’orientation, c’est le cas par exemple de la présence répétée au programme de Janáček. De même faire appel pour certaines productions aux mêmes équipes, c’est aussi créer des repères au public, « le rassurer » en quelque sorte, et contribuer aux équilibres de la saison, à condition que les équipes soient évidemment indiscutables…

2021-2022 a affiché Prokofiev, Monteverdi, Donizetti, Bizet, R.Strauss, Eötvös, Janáček, Puccini.
2022-2023 affiche Halévy, Janáček, Monteverdi, Wagner, Donizetti, Jost, Chostakovitch, Verdi.
Il est certain qu’en huit ou neuf productions on ne peut couvrir l’intégralité du répertoire, y compris sur plusieurs saisons : dans les « musts » on passe de Strauss-Puccini la saison dernière à Verdi-Wagner cette saison et cette bande des quatre ne peut mobiliser chaque année la moitié des productions. Donizetti est aussi un pilier du répertoire, mais il y a des manières différentes d’affirmer une couleur : une année séparent La Juive (1835) de Maria Stuarda (1834), et donc le répertoire romantique occupe environ un quart des choix, et si on ajoute Parsifal et Nabucco le XIXe occupe la moitié des titres, le reste se divisant entre baroque (2), XXe siècle (2) et contemporain (1). La ligne de programmation reste donc une ligne de répertoire traditionnel.
On notera enfin une palette de choix assez subtile entre titres inconnus, titres attendus, créations dans une saison assez classique, convenant a priori au public genevois, et une grande prudence en ce qui concerne le nombre de représentations (environ 6 représentations par production) : le bassin genevois n’est pas extensible.
La saison 2022-2023 apparaît donc diversifiée, avec des distributions solides des artistes qui sont très connus mais très peu de stars (cette année Herlitzius, la saison prochaine Aušriné Stundyte), il serait peut-être pertinent d’afficher un peu plus de grandes références vocales, même s’il faut les retenir bien à l’avance et pas seulement dans des récitals. L’opéra, c’est aussi ce plaisir-là, et pas seulement une plongée dans le sérieux du monde…
N’oublions pas les effets de souvenir : on se rappelle les stars passées à Genève, notamment sous Gall, comme si elles passaient chaque soir alors que sous Gall il fallait aussi jouer sur des équilibres.  Quant aux chefs, ils sont globalement de bon niveau – que je les apprécie ou non- et la nouvelle génération de chefs est suffisamment riche pour permettre à Genève d’être une sorte de rampe de lancement pour des figures nouvelles, à condition qu’on les repère. Cette fonction exploratoire dont je parlais plus haut s’applique aussi au choix des chefs, ce qui est peut-être le plus délicat.

Septembre 2022
Jacques Fromental Halévy
La Juive
(6 repr. du 15 au 28 sept )(Dir :Marc Minkowski /MeS : David Alden)
Avec Ruzan Mantashyan, John Osborn, Ioan Hotea, Elena Tsallagova, Dmitry Ulyanov
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande
Retour de La Juive, pas représentée au Grand Théâtre depuis 1927. Un des musts du XIXe et du début du XXe siècle dans tous les opéras francophones, indirectement célébrée par Proust (Rachel quand du Seigneur). Un retour que Paris a accueilli une fois en 2007, que Lyon a accueilli en 2016. Un Grand-Opéra légendaire, une histoire de tolérance et d’humanité, un énorme succès jusqu’aux années 1920 et une disparition à partir des années 1930, au moment de la montée du nazisme. Hasard ?
John Osborn qui fut un Leopold exceptionnel, chante cette fois Eleazar, et c’est un événement que cette prise de rôle. Ruzan Mantashyan entendue à Genève l’an dernier dans Guerre et Paix sera Rachel et Leopold est confié à Ioan Hotea, un jeune ténor roumain très prometteur, vainqueur du concours Operalia, à l’impeccable phrasé et aux aigus assurés (et nécessaires dans ce rôle). La vibrante Elena Tsallagova sera La princesse Eudoxie, tandis que Dmitry Ulyanov, grande basse devant l’éternel, sera le Cardinal de Brogni. Très belle distribution.
Mise en scène sans doute efficace sinon inventive de David Alden, spécialisé dans ce type de répertoire et surtout pas de risque d’écheveler ni de heurter le public en ce début de saison.
Marc Minkowski dirige ce Grand-Opéra, qui s’en est aussi fait une spécialité (rappelons ses Huguenots), j’aimerais un chef plus raffiné pour une musique qui est plus élégante qu’on ne le croit souvent. Mais on ne peut pas tout avoir. Et Minkowski est un nom qui peut attirer du public.
Ce devrait être de toute manière un beau début de saison et l’occasion de découvrir une œuvre injustement négligée depuis presque un siècle, qui grâce au livret de Scribe, dit des choses fortes sur notre humanité.

L’éclair
(18 septembre 2022 ) Dir : Guillaume Tourniaire.
Avec Éléonore Pancrazi, Claire de Sévigné, Edgardo Rocha, Julien Dran
Orchestre de Chambre de Genève

En prolongement de La Juive, Le GTG propose cet opéra-comique de Halévy, créé la même année (1835) en version de concert. L’idée est séduisante pour faire mieux connaître le compositeur, qui reste pour beaucoup un inconnu, à travers une œuvre qui eut son succès au XIXe.
L’histoire est celle d’un anglais et d’un américain amoureux de deux sœurs, mais l’un des deux hommes devient momentanément aveugle suite à la foudre (« l’éclair »), ce qui complique les choses.
L’Orchestre de Chambre de Genève entame une collaboration avec le Grand Théâtre qu’on espère voir se développer et Guillaume Tourniaire est un chef de très bonne facture.

 

Octobre-novembre 2022
Leoš Janáček
Katia Kabanova
(6 repr. du 21 oct. au 1er nov. 2022)(Dir : Tomáš Netopil /MeS : Tatjana Gürbaca)
Avec Corinne Winters, Aleš Briscein, Elena Zhidkova, Stephan Rügamer, Tómas Tómasson, Sam Furness
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Après la Jenůfa triomphale, et à peine six mois plus tard (toujours en 2022), Aviel Cahn repasse le plat Janáček avec de nouveau une mise en scène de Tatjana Gürbaca et Corinne Winters en héroïne. Quand on aime on ne compte pas. Mais on remarque d’autres noms excellents dans la distribution à commencer par la remarquable Elena Zhidkova qui sera Kabanicha, la belle-mère, et une brochette de remarquables chanteurs, Aleš Briscein, Stephan Rügamer, Tómas Tómasson, Sam Furness. Direction de Tomáš Netopil à prévoir correcte parce que c’est un bon chef, mais sans doute pas aussi imaginatif que Tomáš Hanus qui est l’un des artisans essentiels du triomphe de Jenůfa. Espérons que le succès de Jenůfa attire la curiosité du public pour ce troisième Janáček de l’ère Aviel Cahn  et que le spectacle ait le même accueil.

Novembre 2022
Claudio Monteverdi et contemporains
Combattimento – Les amours impossibles
( 2 repr. les 6 et 7 nov. 2022.)(Dir : Christina Pluhar/Chorégraphie : Rosalba Torres Guerrero et Koen Augustinjen)
Avec Rolando Villazon, Céline Scheen, Giuseppina Bridelli, Valer Sabadus, Krystian Adam…

Aviel Cahn propose à l’instar des années précédentes avec les tournées du Budapest Festival Orchestra dirigé par Ivan Fischer (Orfeo et Incoronazione di Poppea) au succès modéré. Cette fois, il appelle Rolando Villazon, le ténor bien connu qui s’est reconverti dans la répertoire baroque, et qui travaille avec la cheffe Christina Pluhar. Un « spectacle musical » et chorégraphique complété par des vidéos avec des chanteurs de très bon niveau, au-delà de Villazon… Mais soyons clairs, c’est un moyen d’afficher un titre supplémentaire à peu de frais, avec en plus une ex-star du firmament lyrique qui excitera la curiosité… Coup de dés sans grand risque.

Gaetano Donizetti
Maria Stuarda
(6 repr. du 17 au 29 déc. 2022 )(Dir : Stefano Montanari/MeS : Mariame Clément)
Avec Stéphanie d’Oustrac, Elsa Dreisig, Edgardo Rocha, Gianluca Buratto, Simone del Savio
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Aviel Cahn a installé à Genève, nous l’avons dit, des sortes de séries, des rendez-vous avec des artistes qui reviennent, manière éventuelle de fidéliser le public. Après Anna Bolena, Maria Stuarda avec la même équipe. Je n’ai pas aimé le travail de Mariame Clément dans Anna Bolena, j’ai eu quelques doutes sur le cast, et j’ai applaudi à la direction de Stefano Montanari, une véritable chance pour le GTG dans ce répertoire qui vient d’éblouir Munich dans une reprise d’Agrippina de Haendel, et nul doute qu’il animera l’entreprise (c’est à dire en sera l’âme). On retrouve Elsa Dreisig (qui reviendra, auréolée de ses triomphes berlinois dans Fiordiligi et de sa Salomé très attendue d’Aix) qui sera non Maria Stuarda mais Elisabetta (c’est la surprise du chef) tandis que Stéphanie d’Oustrac sera la reine d’Êcosse. Wait and see. Les rôles masculins seront tenus par de solides chanteurs.
C’est à la fois excitant, et en même temps je crains la déception… c’est la glorieuse incertitude de l’opéra.

Janvier-février 2023
Richard Wagner
Parsifal

(6 repr. du 25 janv. au 5 févr. )(Dir : Jonathan Nott/MeS :  Michael Thalheimer)
Avec Daniel Johansson, Christopher Maltman, Tareq Nazmi, Tanja Ariane Baumgartner, Martin Gantner
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

On se souvient que ce Parsifal a été victime du Covid, récupéré partiellement en forme de concert. Le voilà de nouveau programmé, pour le plus grand bonheur des nombreux wagnériens de Genève. L’histoire du Grand Théâtre est jalonnée de succès wagnériens notables. Certes, toutes les saisons ne peuvent afficher Wagner, mais c’est la première production wagnérienne d’Aviel Cahn et à ce titre, elle mérite une grande attention.
Si la direction est assurée par Jonathan Nott, le directeur musical de l’OSR, la mise en scène est confiée à un artiste très connu en Allemagne, mais pratiquement inconnu en aire francophone : Michael Thalheimer.  Il ne faut pas attendre une lecture qui bousculera le public genevois, mais Thalheimer est un metteur en scène de théâtre solide, où il est plus connu qu’à l’opéra (j’avais vu de lui Les Troyens , une production très épurée à Hambourg). C’est une sorte d’ascète de la scène : Parsifal devrait lui convenir.
Je ne suis pas convaincu par le choix de confier Parsifal à Daniel Johansson, chanteur très honnête, mais qui n’a jamais transfiguré les rôles où je l’ai entendu. Bien plus excitant la prise de rôle en Amfortas de Christopher Maltman, un des barytons les plus intéressants du jour, et un acteur exceptionnel dans les rôles de personnages torturés. Kundry sera Tanja Ariane Baumgartner, qu’on a vue en Clytemnestre cette saison, et qui est une véritable actrice (on va attendre avec avidité son deuxième acte). Intéressant aussi le choix de confier Gurnemanz à Tareq Nazmi, une des basses les plus intéressantes du jour, qu’on a bien connu quand il était en troupe à Munich et qui commence à être invité dans des rôles de plus en plus importants. Enfin, Martin Gantner sera Klingsor, ce très bon baryton (il est un Beckmesser remarquable) devrait trouver une voix intéressante d’interprétation du personnage. Au total, c’est un Parsifal très solide par des choix de distribution originaux, sans être capable sur le papier de faire courir les foules wagnériennes d’Europe. Mais ce n’est sans doute pas le but…

Février-mars 2023
Claudio Monteverdi
Il ritorno di Ulisse in patria

( 6 repr. du 27 févr. au 7 mars )(Dir : Fabio Biondi/MeS : FC Bergman)
Avec Marc Padmore, Sara Mingardo, Jorge Navarro Colorado, Elena Zilio etc…
L’Europa Galante

On s’intéresse beaucoup en ce moment et dans pas mal de maisons à Monteverdi et notamment à Ulisse, le troisième opéra après L’Orfeo et l’Incoronazione di Poppea. Dans la vaste salle du Grand Théâtre, c’est peut-être une gageure, mais on y a vu de grandes réussites baroques.
Pour ma part, j’estime que c’est un des projets les plus convaincants, sinon le plus convaincant de la saison, aussi bien musicalement que scéniquement.  Appeler FC Bergman, le groupe flamand anarchiste et poétique, c’est à la fois audacieux et stimulant pour une œuvre difficile, dramaturgiquement moins stimulante que Poppea par exemple. Douce folie poétique sur scène, et en fosse l’un des meilleurs orchestres baroques de la baroquie européenne, et l’un des premiers ensembles italiens à s’imposer à sa fondation au moment même où c’est le Nord de l’Europe et la France qui tenaient le haut du pavé. Le sicilien Fabio Biondi, le fondateur, sera en fosse : c’est un vrai cadeau pour les genevois que cet orchestre et cette équipe de mise en scène. La distribution ne sera pas en reste : avec de grandes vedettes du chant baroque comme Mark Padmore (irremplaçable interprète des Passions de Bach) et Sara Mingardo, qui reste l’une des références de ce répertoire. Et remarquons dans la distribution Elena Zilio (Ericlea, la nourrice de Pénélope) gloire du chant italien des années 1980, qui ne fut jamais dans les grands rôles, mais irremplaçable là où elle était distribuée. Voilà une production où l’on reconnaît une vraie patte, et voilà ce qu’on aimerait voir plus souvent à Genève.

Mars-avril 2023
Christian Jost
Le voyage vers l’espoir

( 5 repr. du 28 mars au 4 avril)(Dir: Gabriel Feltz/MeS : Kornél Mundruczó)
Avec Kartal Karagedik, Rihab Chaieb, Ivan Thirion, Denzil Dehaene
Orchestre de la Suisse Romande

Encore une victime du Covid, cette production était prévue dès la première saison d’Aviel Cahn, et elle a été passée par profits et pertes à cause de la fermeture des théâtres. Bien heureusement, comme Parsifal, cette production réapparaît deux ans après. Elle traite d’un problème hélas d’une tragique actualité, la migration, à travers une famille kurde qui quitte son pays pour gagner la Suisse, un supposé paradis. L’œuvre est fondée sur le film de Xavier Koller, prix au festival de Locarno 1990, et Oscar du meilleur film étranger en 1991.
Le compositeur Christian Jost, compositeur de 9 opéras, dont un Hamlet pour la Komische Oper Berlin et un Egmont pour le Theater an der Wien. Le dixième est donc cet opéra, fondé sur l’histoire du film de Koller.
La mise en scène est confiée à Kornél Mundruczó, lui-même cinéaste, pour sa troisième mise en scène à Genève après ses deux belles productions que sont L’Affaire Makropoulos en 2020 et Sleepless en 2022. Mundruczò commence à essaimer les scènes européennes, comme Hambourg, Munich, Berlin.
C’est l’excellent chef Gabriel Feltz, GMD de Dortmund, qui dirigera, et c’est un nouveau profil pour Genève, un de ces chefs qui dirigent partout en Allemagne, mais peu à l’étranger plutôt attiré à l’opéra par le XXe siècle et le contemporain. Dans la distribution, notons Kartal Karagedic, que j’avais beaucoup apprécié en Chorèbe dans Les Troyens à Hambourg, où il est membre de la troupe.
Ce sont des ingrédients qui devraient garantir une production intéressante.

Mai 2023
Dmitry Chostakovitch
Lady Macbeth de Mzensk

(5 repr. du 30 avril au 9 mai )(Dir : Alejo Pérez/MeS : Calixto Bieito)
Avec Aušriné Stundyte, Dmitry Ulyanov, John Daszak, Ladislav Elgr, Kai Rüütel etc…
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Une fois de plus Aviel Cahn propose des rendez-vous répétés avec des séries, comme nous l’avons déjà souligné, puisque la série russe est marquée par le couple Alejo Pérez, excellent chef qui a convaincu dans Guerre et Paix, et la production déjà ancienne (2014) de Calixto Bieito, venue du OperaBallet Vlaanderen qui avait saisi le public par son univers apocalyptique fait de violence et de sexe. Accueil triomphal à l’époque.
Dans le rôle-titre, la Katerina du moment, qui l’interprète sur toutes les scènes, Aušriné Stundyte, fabuleuse dans les mains de Calixto Bieito. Aucune hésitation, c’est une production phénoménale qui fit date. La revoir à Genève est une chance.

Juin 2023
Giuseppe Verdi
Nabucco

( 8 repr. du 11 au 29 juin )(Dir: Antonino Fogliani/MeS: Christiane Jatahy)
Avec Simone Alaimo, Saioa Hernandez, Riccardo Zanellato, Davide Giusti, Ena Pangrac
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Une prise de rôle est un événement et quand il s’agit de Nicola Alaimo, l’un des plus grands barytons italiens, spécialiste de Rossini et de Bel Canto, qui aborde Nabucco, il faut se précipiter. Saioa Hernandez sera sans nul doute une Abigaille solide. Zanellato n’était pas en grande forme ces derniers mois, espérons qu’il se sera repris car c’est une grande basse. Et Antonino Fogliani est l’un des chefs italiens à suivre en ce moment.
Reste la mise en scène.
Elle est confiée – et c’est une excellente idée – à la brésilienne vivant en France Christiane Jatahy, l’une des artistes les plus intéressantes du théâtre aujourd’hui, qui use avec intelligence et finesse de la vidéo, et qui après un Fidelio à Rio de Janeiro, aborde de nouveau un opéra monumental s’il en est, l’un des musts de Verdi. Si la production est réussie, sa carrière sera sans doute lancée à l’opéra.
Alaimo et Jatahy, deux motifs puissants pour faire de ce Nabucco la deuxième nouvelle production totalement stimulante de la saison.

Au total, aucun des titres, aucune des productions n’est dénuée d’intérêt, soit par la rareté, soit par les choix artistiques, chacune se justifie.
Mais pour ma part, trois me rendent impatient : Il ritorno di Ulisse in patria, Lady Macbeth de Mzensk et Nabucco.

Concert du Nouvel An
Marina Viotti, Stanislas de Barbeyrac
Marc Leroy
Orchestre de chambre de Genève

Deuxième concert avec l’Orchestre de chambre de Genève dirigé par Marc Leroy pour le Nouvel An avec deux des voix les plus intéressante du panorama aujourd’hui, Marina Viotti, mezzo de plus en plus réclamée et particulièrement musicale, figlia d’arte puisque fille du chef suisse Marcello Viotti et sœur de Lorenzo Viotti. Mais si elle a un nom effectivement connu, elle s’est fait un très solide prénom.
Et puis le ténor français mozartien (et bientôt beethovénien) Stanislas de Barbeyrac, une des voix françaises les plus en vue, et les plus intéressantes.
Joli cadeau pour le Nouvel An

Récitals

Diana Damrau (24 septembre)
Bryn Terfel
(26 novembre)
Nina Stemme
(4 février)
Simon Keenlyside
(4 mars)
Anne Sofie von Otter
(16 juin) 

C’est courageux dans la période actuelle de programmer une série de récitals, un art qui peine à survivre hors du monde germanophone, même si tous les chanteurs invités sont des stars. L’art du récital est très spécifique : on a vu certains s’écrouler en récital alors qu’ils dominaient les scènes. Bien sûr, il faudra aller écouter Bryn Terfel, l’un des phares de l’opéra des vingt dernières années, les stars Damrau et Stemme, et d’authentiques spécialistes de la mélodie, Anne Sofie von Otter et Simon Keenlyside (qui se souvient de son Pelléas magique à Genève ?) savent installer un univers et une chaleur dans une salle quand ils abordent la mélodie.
Un choix équilibré, qui justifie qu’on aille à chaque concert, mais on aimerait aussi voir l’une de ces stars dans une production d’opéra… Genève le vaut bien.

STAATSOPER HAMBURG 2015-2016: LES TROYENS d’Hector BERLIOZ le 9 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Kent NAGANO; Ms en scène: Michael THALHEIMER)

Du sang et des larmes ©Hans Jörg Michel
Du sang et des larmes, une Troie biblique ©Hans Jörg Michel

Moment important pour l’Opéra de Hambourg, une institution historique dont Gustav Mahler fut premier chef d‘orchestre entre 1891 et 1897 : un nouvel intendant, Georges Delnon, qui depuis 2006 dirigeait le Theater Basel et en a fait l’une des scènes de référence en pays germanophone (Théâtre de l’année pour Opernwelt en 2008/2009 et 2009/2010), et un nouveau directeur musical, Kent Nagano prennent les rênes de la Staatsoper. Il s’agit par la première nouvelle production, d’afficher des orientations. Ainsi c’est pour la maison un moment stratégique, d’autant qu’elle semblait marquer le pas depuis quelques années, même si Simone Young avait fait un très beau travail à la tête de l’orchestre. Kent Nagano, après avoir laissé la Bayerische Staatsoper en 2013, passe ainsi de la métropole du Sud à celle du Nord, avec charge d’insuffler un vent musical nouveau.
Kent Nagano aime la musique française ; il a été directeur musical de l’Opéra de Lyon de 1989 à 1998, (aux temps de Jean-Pierre Brossmann et Louis Erlo) et ce n’est pas un hasard qu’il propose d’ouvrir sa première saison hambourgeoise par Les Troyens de Berlioz, une œuvre qui n’est pas si fréquente, même en Allemagne où a été créée la version complète.

Proposer Les Troyens, ce n’est pas choisir la facilité : la troupe de l’opéra n’est pas forcément habituée à ce type d’œuvre, dont la monumentalité demande un gros travail au chœur (dirigé par Eberhard Friedrich, le chef du chœur de Bayreuth, ce qui est à tout le moins une garantie), une mobilisation extrême de l’orchestre, pour un répertoire qui ne lui est pas familier, et une distribution difficile à établir, tant les exigences vocales sont fortes, pour une grande partie des rôles et pas seulement des « grands » rôles.
Les Troyens, c’est une de ces œuvres hybrides où les exigences du compositeur sont celles de voies nouvelles pour la musique, mais qui malgré tout garde des formes qui sont celles du Grand Opéra, genre presque dépassé en 1858, quand Berlioz en termine la composition et en 1863, quand l’œuvre est partiellement créée au Théâtre Lyrique: à cette époque, Wagner a déjà très clairement en tête la musique de l’avenir et les drames musicaux. Verdi présente quant à lui Un ballo in maschera en 1859, qui est un peu son adieu au genre « Grand Opéra » dans une œuvre qui déjà appelle les Forza del Destino, les Macbeth, les Aida, même si Don Carlos en 1867 en est la dernière  survivance composé, il est vrai, pour Paris.
Les Troyens avec ses masses ses ballets, ses exigences et sa durée reste un Grand Opéra, monumental, hérité à la fois de Shakespeare et de Virgile, qui essaie de retrouver à la fois l’épopée et la tragédie antiques dans la Prise de Troie, en s’appuyant en revanche sur les ressorts du drame shakespearien pour évoquer dans les Troyens à Carthage  les amours de Didon et Enée, un des épisodes les plus fameux de l’Enéide, déjà magnifié par Purcell, mais aussi évoqué dans la peinture (Le Lorrain par exemple) : c’est en fait un des topos de l’art, et Berlioz entend bien s’appuyer sur une histoire bien connue du public, et créer à partir de l’épopée virgilienne une sorte de grande épopée lyrique française.

La prise de Troie (image finale) ©Hans Jörg Michel
La prise de Troie (image finale) ©Hans Jörg Michel

La Prise de Troie (les deux premiers actes) a été moins souvent représentée (la création a lieu en allemand à Karlsruhe en 1890, où Felix Mottl dirige pour la première fois l’intégrale) la musique en est plus ingrate, plus syncopée, plus moderne peut-être que celle des Troyens à Carthage, qui elle, est plus lyrique, plus consensuelle aussi.
La première partie met au centre le personnage de Cassandre, qui selon le mythe, s’étant refusée à Apollon, fut condamnée à voir l’avenir, mais à ne jamais être crue y compris de ses proches.

Les Troyens à Carthage affichent Didon et Énée, deux personnages principaux, unis par un amour qu’on pourrait appeler a priori romantique.
La Prise de Troie fait de Cassandre le personnage central, les autres (Enée, Chorèbe, etc…) demeurant (presque) secondaires et apparaissant de manière plus sporadique. Même si elle n’a pas la notoriété d’autres héroïnes de la guerre de Troie, Cassandre est un personnage connu de la mythologie, qui n’a pas eu les honneurs comme d’autres, de la tragédie ou de l’opéra. Seules quelques œuvres ont fait de Cassandre l’héroïne, une cantate de Benedetto Marcello, Berlioz dans Les Troyens, et surtout Vittorio Gnecchi, qui écrivit un opéra, Cassandra en 1905, et qui fut étrangement accusé de plagiat de l’Elektra de Richard Strauss, qui date pourtant de 1909, hasards des calendriers et des intertextualités musicales sans doute. Curieusement, c’est un personnage qui semble plus intéresser le XXème siècle où plusieurs auteurs en littérature ou en musique, l’ont mis en scène.
La prise de Troie est donc un long lamento de Cassandre, sur fond de catastrophe : les grecs, malgré ses avertissements, se précipitant sur le fatal cheval pour le faire rentrer en ville. Situation typiquement tragique de celui qui voit au milieu des aveugles, et qui ainsi semble enfermé dans un chemin sans issue.
Michael Thalheimer qui est un ascète du théâtre, habitué à n’en relever que les lignes directrices sans se perdre dans les détails du pittoresque, conçoit Les Troyens comme une sorte d ‘épure, que le décor unique de Olaf Altmann illustre : une boite immense (qui rappelle la boite de Barrie Kosky pour Castor et Pollux) en bois, deux cloisons latérales fixes et un fond mobile se levant régulièrement pour laisser voir ou passer le chœur qui avance ou recule, ou tournant sur lui même, déversant d’impressionnants flots de sang ou des trombes d’eau. Rien d’autre. Rien de trop, Μηδὲν ἄγαν selon le bon vieux précepte delphique, et même le minimum, laissant les personnages dans cette clôture, en éliminant tout ce qui pourrait être pittoresque, c’est à dire « picturesque », ou qui pourrait faire envoler l’imagination du spectateur vers le rivage troyen ou les rives carthaginoises plus riantes (kennst du das Land… ?).
A ce titre, nous sommes à l’opposé, au Nadir même d’une conception à la Mc Vicar (à Londres et à la Scala) fortement figurative, fortement spectaculaire et colorée, et de toutes les reconstitutions Péplum qui ont pu essaimer les rares productions de l’opéra géant de Berlioz.
Géant ? pas tant que ça, puisqu’au nettoyage scénique correspond un nettoyage musical effectué par Pascal Dusapin à la demande de Kent Nagano, un nettoyage d’importance, qui élimine tout ce qui n’est pas essentiel, tout le décoratif, réduit airs ou duos, adieu les ballets, adieu les chœurs inutiles (au trou l’entrée de Didon, « Gloire à Didon ») pour ne garder que le parcours tragique des personnages singuliers. On ne garde que ce qui fait avancer l’action, on se débarrasse de ce qui l’arrête, on se débarrasse surtout de tout spectaculaire. On se débarrasse du Grand Opéra foisonnant pour se concentrer sur le l’essence du drame. Moyennant quoi, on reconstruit un livret plus fondé sur des dialogues entre les personnages et concentré sur les singularités et non sur des scènes épiques, et on ne maintient les chœurs que lorsqu’ils justifient l’action.
Je ne suis pas très favorable aux coupures, par principe : les œuvres sont ce qu’elles sont notamment lorsqu’elles n’ont pas connu de fortune scénique, il vaut mieux les présenter telles que. C’est le cas des Troyens qui n’ont pas eu les honneurs des théâtres sauf peut-être en Allemagne, même si l’opéra est un peu plus régulièrement présenté depuis une quarantaine d’années. C’est une raison à mon avis pour ne pas l’écorner . De plus, il y a des œuvres dont on ne coupe pas la musique et d’autres qui sont offertes au bistouri. Ce n’est pas l’acte de couper qui me choque, on l’a plus ou moins toujours fait (voir les airs coupés dans Don Giovanni ou Le nozze di Figaro, voire dans Lohengrin) mais c’est l’usage qu’on en fait de nos jours : il y a des œuvres sacrales intouchables, et d’autres dédiées à la chirurgie pseudo-réparatrice. Entre les musiques coupées du Guillaume Tell de Genève et celles des Troyens de Hambourg, il y a de quoi faire un troisième opéra complet…Ceci étant, on peut mieux défendre des Troyens intégraux à Paris (où l’intégrale dans la production de Pier Luigi Pizzi a ouvert en 1990 l’Opéra Bastille avec Shirley Verrett et Grace Bumbry) qu’à Hambourg, où une telle production demande un travail conséquent, sans l’assurance d’un public régulier, notamment dans le cadre du système du répertoire où les reprises ne font pas l’objet de répétitions.
Michael Thalheimer a donc voulu ramener l’œuvre à l’essentiel, à savoir les situations tragiques des deux femmes en sont les héroïnes : Enée l’intéresse beaucoup moins que Cassandre ou Didon. Je vais être taxé de cruauté en ajoutant que ça tombe bien, parce que Torsten Kerl est un Enée inexistant : la voix passe, les notes sont là. Mais le reste, l’élégance, la personnalité, le jeu, et surtout la présence… ?
Des deux femmes, l’une est mal écoutée, l’autre mal aimée. On a quelquefois donné les deux rôles à la même chanteuse (Grace Bumbry a chanté les deux rôles à Bastille en 1990 pour quelques représentations) c’est moins fréquent aujourd’hui.

Cassandre (Catherine Naglestad) ©Hans Jörg Michel
Cassandre (Catherine Naglestad) ©Hans Jörg Michel

D’ailleurs, Catherine Naglestad et Elena Zhidkova sont très différentes, de stature, d’allure, et de nature vocale.
La Prise de Troie est vue par Michael Thalheimer comme une guerre fondatrice, marquée par la menace puis l’invasion d’un sang presque rituel: Cassandre arrive en scène vêtue de blanc immaculé, mais les bras déjà complètement couverts de sang, comme si elle avait déjà plongé la main dans les entrailles chaudes de victimes pour y vérifier ses visions, et elle va en tacher, en maculer les visages de tous ceux qui vont mourir, en commençant par son fiancée Chorèbe, dont elle dessine la silhouette au mur côté Jardin, une silhouette sanglante qu’on retrouvera dans la deuxième partie.  Le sang rougit aussi sa robe et l’entrée du cheval (qu’on ne voit pas) sera marquée par d’abondantes chutes de sang venues du plafond qui bascule, et faisant ainsi pleuvoir un déluge sur le chœur condamné. Sang aussi sur le corps du spectre d’Hector, qui rappelle qu’Achille a traîné son corps autour des remparts en rendant son cadavre comme écorché. Si le sang évoquait seulement la guerre et les tueries, ce serait trop simple, voire simpliste. Il y a quelque chose de rituel dans cette abondance, dans les gestes de Cassandre, quelque chose d’une vengeance venue d’en haut dans cette pluie qui rappelle les plaies d’Egypte : une image de transcendance qui condamne les Troyens comme un peuple déchu, une image biblique en quelque sorte.
Ainsi donc la Prise de Troie avec cette esthétique de l’essentiel, prise au piège d’un espace réduit et fermé, celui, historique, du siège, et celui, tragique du théâtre, étouffant et ne laissant s’ouvrir qu’un fond d’où arrivent les malheurs, tient donc à la fois d’un rituel et (presque) d’un oratorio. Car les situations théâtrales étant plus ou moins absentes d’un récit qui ne prend en compte que le point de vue des Troyens et celui de Cassandre, les gestes sont réduits à des emblèmes : il y a peu de dialogues, peu de rapprochement des corps, il y a seulement une sorte d’attente de la catastrophe, avec un usage évidemment immodéré de l’ironie tragique. L’absence visible de l’ennemi et du cheval (au contraire de Mc Vicar qui nous en écrasait) accentue l’angoisse et la tension, et les lignes épurées du décor se maculent peu à peu d’un sang de moins en moins rituel et de plus en plus humain.
Sans démériter, Catherine Naglestad n’est pas une Cassandre vraiment convaincante. Son français est hésitant et le texte n’est pas clair, et l’expression, les accents, la couleur, tout cela manque à une prestation vocalement à la hauteur, stylistiquement plus discutable. Il y a le volume, il y a moins la présence, malgré les éléments scéniques saisissants, les bras maculés, le costume de mariée peu à peu réduit à celui de haillon sanguinolent. Son entrée en scène, solitaire, déchirée, éperdue, fait pendant à celle de Didon dans Les Troyens à Carthage , élégante, aux gestes étudiés, dans un vêtement de dame des années 30 de couleur lie de vin ou plutôt « sang séché »…l’une est en crise et s’y enfonce, l’autre affiche le bonheur face à l’avenir radieux, que son costume strict et triste ne respire pas…

Ascagne (Christina Gansch) entre Enée (Torsten Kerl) et Didon (Elena Zhidkova)  @©Hans Jörg Michel
Ascagne (Christina Gansch) entre Enée (Torsten Kerl) et Didon (Elena Zhidkova) @©Hans Jörg Michel

Car le sang séché est ce qui marque dans les Troyens à Carthage : soucieux de marquer une continuité entre les deux parties, Thalheimer laisse imprimée au mur la silhouette sanguinolente et le panneau du fond a une face encore rougie du sang tombé en pluie sur les Troyens, mais d’un sang brun et séché qu’on retrouve sur les chemises et les habits des Troyens débarquant à Carthage. Les grands mythes fondateurs se construisent dans le sang, que ce soit la chute de Troie, ou la Fondation de Rome, l’arc tendu par Virgile puis par Berlioz naît dans le sang et se conclura dans le sang par le meurtre fondateur de Rémus par Romulus, que l’histoire ne raconte pas, mais qui est dans les têtes ; l’Éneide de Virgile est une entreprise politique chargée de retisser les liens qui vont du Mythe à l’Histoire, et les chemins du mythe mènent ici à Rome.

Alors qu’il y a quelque chose d’une plaie biblique dans La Prise de Troie, les Troyens à Carthage sont la tragédie ordinaire d’un amour impossible. On retrouve l’aventure de Didon et Enée dans l’histoire d’Ariane à Naxos, de Médée et Jason ou dans celle de Titus et Bérénice, où la raison d’Etat remplace la raison mythique, voire dans un style différent, mais contemporain de l’œuvre de Berlioz, dans l’abandon de Vénus par Tannhäuser ou de Brünnhilde par Siegfried. Topos de la femme abandonnée par le héros qui a un destin à accomplir. Thème et variations.
Thalheimer construit donc dans le même espace, deux visions complémentaires de l’univers tragique, en montrant l’histoire de deux solitudes qui se heurtent à deux versions de la fatalité. Il n’y a rien de romantique a priori dans cette vision qui essaie de rattacher l’univers berliozien à l’épure tragique. En ce sens, l’entreprise chirurgicale qui a frappé les Troyens à Hambourg naît bien d’un projet qui consiste à transformer une œuvre née du monde du Drame romantique et de ses avatars musicaux, en une tragédie qui va la rattacher au monde d’une antiquité théâtrale. Mais on le sait bien depuis Proust (Pastiches et mélanges) : Seuls (…) les romantiques savent lire les ouvrages classiques, parce qu’ils les lisent comme ils ont été écrits, romantiquement.

L'élégance du geste chorégraphique...Elena Zhidkova (Didon) ©Hans Jörg Michel
L’élégance du geste chorégraphique…Elena Zhidkova (Didon) ©Hans Jörg Michel

Ainsi Thalheimer travaille un théâtre stylisé dont chaque geste est étudié voire ritualisé, d’où tout réalisme est absent. Les costumes très actuels de Michaela Barth accentuent d’ailleurs la volonté de ne pas faire des Troyens un opéra « spécifique » mais une sorte de drame éternel, non attaché à une histoire, mais à l’Histoire, comme le sont tous les mythes : au fond, dans cette caisse conçue par Olaf Altmann et avec ces costumes, on pourrait jouer toutes sortes d’opéras, comme si c’était de l’éternelle tragédie dont il était question ici. Thalheimer rend à la tragédie son universalité, et aussi, – paradoxe sur une oeuvre pareille- la rend un drame de l’intime. Cet intimisme est présent souvent, corps isolés et perdus dans cet espace sans formes. Reste à savoir s’il respecte la singularité de l’œuvre…
Dans la caisse de bois où se déroule la longue histoire d’Enée, d’une part Enée est un fil rouge qui relie deux univers (ou le même ?) où pourrait se dérouler n’importe quelle de ces histoires dont les tragédies sont friandes, avec la même distance, ace les mêmes costumes, avec les mêmes gestes presque chorégraphiés (le défilé des spectres qui hantent Enée par exemple), avec des personnages qui se touchent peu, qui ne cessent au contraire de (se) parler dans un univers où toute parole est acte. Dans cet univers, le chœur si important retrouve sa fonction orchestrale de la cérémonie tragique grecque, il surgit, du fond, pour commenter, pour subir, pour se lamenter. Et incontestablement le spectacle fonctionne, parce qu’il est conçu aussi bien musicalement que scéniquement pour être l’épure d’une tragédie et non l’effervescence d’un drame historique ou romantique : un spectacle authentiquement cathartique, une catharsis du spectaculaire.
Et Kent Nagano accompagne merveilleusement ce travail, ne se perdant jamais en afféteries, jamais en décoratif mais en se concentrant sur le drame, en accompagnant les personnages avec une vraie présence, mais sans jamais être envahissant, ce que cette musique peut permettre quelquefois pour des chefs plus m’as-tu vu et plus ivres de leur propre son.
On lui a souvent reproché lorsqu’il était à Lyon, l’absence d’émotion, la froideur géométrique de propositions impeccables mais sans âme. Rien de cela ici, mais au contraire une volonté de donner relief à l’orchestre berliozien : dans la Prise du Troie, il souligne les ruptures, les anacoluthes, tout en laissant les voix s’épanouir, dans les Troyens à Carthage, il accompagne quelquefois avec beaucoup de rondeur avec un orchestre très discret quand il le faut (quelle surprise ce début presque chambriste qui souligne l’entrée en scène de Didon, debout au milieu d’un peuple admiratif qui l’entoure), quel lyrisme discret et d’un extrême raffinement dans le duo « nuit d’ivresse et d’extase infinie » que la mise en scène règle fort intelligemment comme un rêve singulier de deux êtres plutôt que d’un rêve à deux, sous une pluie de roses, dont il ne restera quelques minutes après que des épines. Cette direction travaillée en étroite symbiose avec le metteur en scène privilégie aussi les moments où l’orchestration berliozienne affiche une vraie volonté d’innovation, loin de l’imitation de tel ou tel, et on sent le travail de précision des répétitions notamment dans la manière dont sont mis en valeur les bois. Il réussit incontestablement à créer un univers, une atmosphère, en explorant tout ce qui dans l’œuvre n’est pas foisonnant, mais qui structure le drame. C’est très audible dans la « Chasse royale et orage », traitée par la mise en scène comme un orage (abondante pluie prémonitoire d’autres tempêtes), dont la dynamique, réelle, n’est jamais démonstrative.
Nous avons déjà souligné l’excellence du chœur dont la fonction, notamment dans les deux premiers actes (La Prise de Troie) est essentielle, surgissant du fond de scène et dominé par ce panneau pivotant qui semble être une sorte de présence immanente de la fatalité. Un chœur puissant, formidablement présent, même si la diction laisse à désirer, à laquelle sont évidemment sensibles les spectateurs français.
La distribution combine des éléments de la troupe locale, d’un bon niveau, et des chanteurs invités. Parmi les éléments de la troupe, Katja Pieweck est une Anna de qualité, pour un rôle qui n’est pas un rôle de complément et qui nécessite une voix, et celle-ci est bien présente et bien modulée. Kartal Karagedik propose un excellent Chorèbe, voix jeune, claire, bonne diction, tout comme le Panthée de Alin Anca. parmi les chanteurs invités, notons le Iopas de Markus Nikänen, entendu dans Cassio à Bâle. Notable aussi le Hylas de Nicola Amodio, particulièrement élégant et magnifique de présence et de projection.
Petri Lindroos est un Narbal honorable, avec une diction correcte, et quelques sons un peu fixes, mais de beaux graves. On peut aussi citer quelques éléments de l’opéra studio de Hambourg, l’Ascagne frais de Christina Gansch et Bruno Vargas, qui chante l’Ombre d’Hector.

Énée (Torsten Kerl)©Hans Jörg Michel
Énée (Torsten Kerl)©Hans Jörg Michel

Confier à Torsten Kerl le rôle d’Enée pouvait être une bonne idée, mais je ne suis pas sûr qu’un authentique ténor wagnérien puisse être l’idéal dans un rôle qui exige certes les aigus et la force, mais aussi un style, une émission, une diction. Kerl n’a pas le style, même s’il a les aigus, il a aussi la voix mais pas vraiment la couleur. N’est évidemment pas Alagna qui veut mais il faut dans ce rôle quelqu’un qui sache sculpter la langue et qui ait en même temps une vraie présence scénique que Torsten Kerl n’a pas : la prestation est honnête, mais ce n’est pas un rôle pour lui.
Les héroïnes féminines sont typiques du XIXème siècle français au sens où ce sont des voix à la limite, peu réductibles à des typologies vocales précises. Des mezzos dramatiques chantant aussi les sopranos, des sopranos dramatiques ayant abordé des rôles de mezzo…On y a vu Deborah Polaski Anna-Caterina Antonacci comme Shirley Verrett, Grace Bumbry, Regina Resnik ou Joséphine Veasey, on aurait pu oser Waltraud Meier. Des rôles pour monstres.
Catherine Naglestad, vrai soprano dramatique, on l’a dit, a les aigus et un certain engagement, mais elle n’a pas forcément non plus la couleur voulue ni la diction. La voix est là, le personnage reste impressionnant, mais on a dans Cassandre des souvenirs (Bumbry ! Antonacci !)  brûlants, même avec des voix ou des personnages très différents : il faut dans Cassandre une incarnation. Catherine Naglestad est trop soucieuse et trop prudente pour « incarner ».

Elena Zhidkova (Didon) ©Hans Jörg Michel
Elena Zhidkova (Didon) ©Hans Jörg Michel

Elena Zhidkova n’a pas le physique qu’on attendrait pour le rôle de Didon, qu’on imagine presque sculpturale, et pourtant, ce qui frappe dès le lever de rideau du troisième acte, c’est l’élégance, une élégance du personnage qui va l’accompagner, avec des gestes très étudiées, presque ondulatoires, et une voix magnifiquement posée, une remarquable diction et une capacité à colorer et à interpréter, à donner du poids aux paroles. Je connais bien cette chanteuse entendue dans des rôles très différents (Kundry par exemple) mais elle m’a ici vraiment étonné et convaincu. Elle campe une Didon aristocratique, d’une incroyable dignité, avec un vrai pouvoir sur le public. Très grande interprétation qui domine très largement la soirée.

On va discuter à l’infini de la validité de coupures qui ont amputé d’un bon tiers l’œuvre originale, j’ai dit plus haut ce que j’en pensais. Il reste que le spectacle de Hambourg, avec sa cohérence et ses parti-pris, a l’immense avantage de poser la problématique des Troyens sous un jour différent, réduit à l’os  et débarrassé de tout ce qui semble « inutile »: et ce qui reste est encore séduisant et reste fascinant. Un peu comme si on avait transformé le Palais Garnier en une œuvre d’Alvar Aalto…Si c’est à ce prix que Les Troyens resteront au répertoire de Hambourg, alors prenons-en le risque.
Cette production très discutée, apparaît à la fois être une prise de risque, et dans ce sens annonce des saisons passionnantes, mais rend justice à l’œuvre de Berlioz, car même amputée, l’œuvre nous parle et souvent nous séduit. C’est toute la singularité de Berlioz qui résiste à la fois aux coupures et à une mise en scène aride, mais juste. Il fallait faire le voyage.
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Apparition d'Andromaque  (Catrin Striebeck) ©Hans Jörg Michel
Apparition d’Andromaque (Catrin Striebeck) ©Hans Jörg Michel