Le hasard a voulu qu’entre un Requiem de Verdi scénique et un Entführung aus dem Serail sans sérail ni dialogues de David Hermann qui excitait ma curiosité (voir le site Wanderer), Zürich affichait une première reprise de la très récente production (2016) d’Andreas Homoki de I Puritani de Bellini. Comme il arrive quelquefois dans les représentations de répertoire, on annonce une Elvira (en l’occurrence Nadine Sierra) et c’est une autre qui chante, une chanteuse totalement inconnue, venue de république tchèque mais issue de l’Opéra Studio du Comunale de Bologne, Zuzana Markóvá, la trouvaille de la soirée. Pour le reste, une représentation de haute tenue, avec Javier Camarena dans Lord Arturo Talbo, George Petean dans Sir Riccardo Forth et Michel Pertusi dans Sir Giorgio. C’est à dire du très beau monde.
La production de Andreas Homoki était dirigée la saison dernière par Fabio Luisi et interprétée par la jeune sud-africaine Pretty Yende, nouvelle coqueluche des scènes (elle a récemment triomphé dans Lucia à Paris), Lawrence Brownlee, et déjà Michele Pertusi et George Petean. La mise en scène à décor unique, comme souvent chez Homoki, ici un énorme cylindre installé sur un plateau tournant, laisse apparaître des images successives, soit réelles, soit fantasmées pendant que l’intrigue se déroule sur le proscenium, autour du cylindre fait de lattes noires à l’extérieur et éclairées violemment à l’intérieur: un décor très essentiel, de bois avec quelques chaises et des cierges quelquefois, qui correspond à l’idéal de simplicité et de religiosité qu’on suppose être celui des puritains.
La scène s’ouvre sur un couple, qu’on comprendra plus tard être le couple royal, pourchassé, puis pris, l’homme (Charles 1er) est supplicié et décapité, la femme prisonnière et violée, images de guerre civile ordinaire, qui se répèteront durant l’opéra, avec ses monceaux de cadavres et ses femmes pendues.
À ce contexte politique violent et sanguinaire s’ajoute le conflit privé qui fait l’intrigue réelle : aussitôt après la scène d’ouverture, place aux joies d’un mariage, mais à la vue de son futur, la jeune fille (Elvira) fuit et se réfugie dans les bras de son oncle qui lui explique que finalement son père a cédé à ses prières et qu’elle pourra épouser celui qu’elle aime, Lord Arturo Talbo (Javier Camarena), du clan ennemi défenseur des Stuart. On comprend alors que la scène de mariage était un cauchemar que la jeune fille refusait de vivre.
Les conflits politique et privé, traités par la mise en scène sur le même plan, opposent Lord Arturo Talbo (ténor) partisan des Stuart et Sir Riccardo Forth (baryton, George Petean), chef des puritains qui soutiennent Cromwell. C’est que baryton (méchant) et ténor (gentil) aiment Elvira, et le méchant baryton va vivre sa jalousie en jouant des conflits politiques, cherchant à perdre le ténor-gentil en profitant de la position de faiblesse des défenseurs des Stuart.
Quand Arturo reconnaît en la prisonnière violée de la première scène la Reine Henriette de France, son sang (noble) ne fait qu’un tour et il entreprend de la sauver, au péril de sa vie, et surtout de son mariage : il fuit avec la reine avant même la cérémonie, mais sur le chemin ils croisent le méchant Riccardo, qui, croyant en une fuite amoureuse, les laisse partir, ravi de l’aubaine.
Voilà l’intrigue : Arturo est poursuivi, pour trahison d’état et pour trahison privée : la jeune promise sous le coup devient folle, et Riccardo va chercher à en tirer avantage pour se débarrasser du rival. Il reste que l’oncle, Sir Giorgio (Michele Pertusi) essaie de calmer les esprits, de ramener Riccardo a des sentiments plus humains et de protéger sa nièce sans succès.
Arturo revient, et tout semble se résoudre, mais Riccardo malgré l’ordre de clémence venu de Londres envers les défenseurs des Stuart fait décapiter Arturo: la scène initiale qu’on avait vu pendant le prologue se répète, mais les motivations ne sont plus celles, politiques d’une guerre civile, mais des motivations d’ordre privé : un simple drame de la jalousie.
Public et privé, tout se mélange comme souvent à l’opéra, mais dans une sorte de linéarité marquée par une mise en scène répétitive : le cylindre conçu par Henrik Ahr ne cesse de tourner, laissant voir des scènes réelles ou fantasmées, des montées d’images au sens psychanalytique, pendant que l’intrigue au-devant de la scène se déroule d’une manière très traditionnelle et conforme, tandis que les costumes de Barbara Drosihn, noir uniforme pour les hommes, beige et jaunâtre pour les femmes, donnent une image d’uniformité assez cohérente avec le monde du puritanisme et l’ascétisme du décor.
La mise en scène est plutôt faite de ces images, et moins de prises de position dramaturgique, sauf la fin tragique où au happy end traditionnel, Homoki substitue la tragédie, où le méchant a vaincu. Le goût de la vengeance est plus doux encore que l’amour.
Rien de bien dérangeant dans cette mise en scène qui laisse le drame se dérouler et les chanteurs prendre la main, comme attendu dans la plupart des mises en scène de bel canto romantique.
Comme certaines œuvres du jeune Verdi ou la plupart des opéras romantiques, les choix de mise en scène sont délicats : l’approche Regietheater se heurte à des livrets la plupart du temps assez passepartout et conformes et les mises en scènes sont souvent réduites à un habillage plus ou moins habile : dans ce répertoire, le public ne vient pas pour la mise en scène, même pas pour le chef mais pour les chanteurs.
À écouter cette œuvre, la dernière de Bellini, pour le Théâtre Italien de Paris en 1835 quelques mois avant sa mort, on reste stupéfait de la manière dont l’histoire est racontée, dont la musique sonne avec une couleur souvent pré-verdienne. A dire vrai, on constate combien Verdi a puisé dans ces ensembles, dans ces cabalettes rythmées, dans ces marches (Suoni la tromba, par exemple) et qu’au moins dans les premières années, il n’invente rien que Bellini n’ait déjà inventé. On est en effet toujours frappé par la variété, la vivacité de cette musique, par son énergie aussi, et par l’impossible qui est demandé au quatuor vocal principal (soprano, ténor, baryton et basse).
Le rôle d’Arturo est sans doute le plus tendu du répertoire romantique avec ses aigus stratosphériques et Javier Camarena stupéfie par son aisance, par la qualité du phrasé, par l’intensité du chant et par la chaleur du timbre (un A te o cara étourdissant, tout comme credeasi misera). La voix n’a aucune faille, et le timbre n’est jamais nasal comme c’est quelquefois le cas, avec une simplicité dans l’émission qui laisse confondu et une très grande modestie dans les attitudes : il n’a certes pas des qualités d’acteur exceptionnelles, mais pas moins que la majorité des chanteurs. Le chant est à un tel niveau de perfection qu’on peut largement compenser et même dépasser. De toute manière, la mise en scène laisse chacun gérer sans vraiment travailler les caractères des personnages, qui demeurent sculptés dans la tradition de l’opéra italien ordinaire. Javier Camarena a en tous cas une sûreté et une pureté de timbre qui laisse rêveur, c’est sans doute aujourd’hui l’un des meilleurs, sinon le meilleur belcantiste qu’on puisse trouver.
Sous ce rapport, George Petean n’est pas non plus une référence en matière de jeu : c’est un jeu habituel de méchant d’opéra, et indifféremment du rôle, les gestes et attitudes sont les mêmes : mais là aussi, le contrôle sur la voix et le volume sont tels qu’on peut fermer les yeux. Petean néanmoins a sans doute une couleur plus verdienne que belcantiste ; tout en soignant le contrôle et la diction, son chant n’a pas tout à fait l’élégance requise : c’est un peu plus lâché que retenu. Néanmoins, ce baryton devient l’un des incontournables de la scène lyrique, sans bruit mais avec constance et régularité : il avait déjà impressionné dans Renato du Ballo in maschera à Munich. Mais il faut ici un peu moins de feu verdien.
C’est Michele Pertusi qui est Sir Giorgio. Le personnage le plus positif de l’œuvre, humain, ouvert, modéré. Pertusi s’est spécialisé dans les basses rossiniennes et belcantistes, parce qu’il a une technique de fer, un beau contrôle, et que cette technique lui permet de durer dans des rôles souvent exposés. Je le suis depuis la fin des années 80, et il a immédiatement été l’un des chanteurs rossiniens de référence, notamment dans les opéras seria. La voix n’a peut-être plus tout à fait l’éclat d’antan ni le timbre sa singularité, mais il reste un des chanteurs les plus intenses dans ce répertoire et des plus justes. Les ensembles avec Riccardo et notamment le duo Suoni la tromba font un effet encore marqué sur l’auditeur. Pertusi y est exceptionnel. C’est en tous cas une garantie pour le style et le respect de l’œuvre.
C’était la jeune Nadine Sierra qui devait succéder à Pretty Yende dans Elvira, le mystère des remplacements a encore frappé, et c’est une autre jeune chanteuse, Zuzana Markóvá, née à Prague, issue de l’Opéra Studio de Bologne, et donc préparée au répertoire italien qui assume le rôle difficile d’Elvira, sur qui repose grande part de l’opéra. La voix n’est pas très grande, mais cette jeune femme a une véritable présence scénique, c’est une très belle actrice et elle donne au rôle une formidable présence dramatique, elle sait passer de la jeune fille heureuse et légère qui va épouser son aimé à la femme dont l’âme est ravagée en un instant, et avec la même crédibilité et le même pouvoir sur le spectateur. La voix est petite, mais la salle de Zurich aux dimensions moyennes est idéale pour ce répertoire qui nécessite un rapport scène-salle particulier, avec ce qu’il faut de distance et ce qu’il faut de proximité. Les salles pour le bel canto romantique, à part quelques notables exceptions, n’étaient pas si grandes, et les voix à Zurich sonnent parfaitement…Ce n’est pas un hasard si Cecilia Bartoli en a fait sa salle d’opéra quasi exclusive.
Une voix plus petite peut donc parfaitement convenir, et celle de Zuzana Markóvá passe sans mal, grâce à une très belle technique, un vrai contrôle sur la voix, une grande homogénéité dans les passages, et un aigu qui est d’abord contenu mais qui se propage et s’affirme pour se déployer de belle manière. Pas de problème particulier d’agilités (elle chantera bientôt Traviata à Palerme). La scène de la folie est parfaitement dominée, avec un pouvoir d’émotion réel et une vraie prise sur le public. La scène du dernier acte avec Arturo, qui ménage des moments très élégiaques mais aussi une vraie tension, est magnifiquement réussie. Le résultat : un triomphe auprès du public présent, très mérité. Voilà une chanteuse qui utilise ses ressources d’actrice pour affirmer de réelles ressources de chanteuse, pour une artiste aussi jeune, c’est vraiment très prometteur : la voix s’accorde parfaitement à celle de Camarena, et on passe donc avec eux deux une soirée exceptionnelle.
Le reste de la distribution soutient bien le niveau d’ensemble, même si les rôles sont vraiment épisodiques, Diana Haller, jeune chanteuse encore, en Enrichetta di Francia a un beau mezzo, la voix d’une vraie rondeur sans aspérités porte, et elle se distingue dans les ensembles. Les autres, Stanislas Vorobyov (Lord Gualtiero Valton) et Otar Jorjikia (membre de l’Opéra Studio, qui chante Sir Bruno Robertson) sont aussi de bon niveau et donnent à l’ensemble de la distribution une réelle homogénéité.
Le chœur dirigé par Ernst Raffelsberger est particulièrement juste, malgré des exigences scéniques qui le font se déplacer souvent, autour du décor ou dedans : il se prête aux besoins de la mise en scène, et sonne magnifiquement, après avoir la veille chanté le Requiem de Verdi : très belle performance dans un opéra qui exige des masses chorales impeccables.
C’est Enrique Mazzola qui prend la succession de Fabio Luisi dans la fosse, et l’on connaît à la fois l’affinité, mais aussi la technique impeccable de ce chef dans ce répertoire : pas une faute de rythme, une pulsion permanente, un souci de ne jamais couvrir les chanteurs même là où on lui pardonnerait (Suoni la tromba), et un orchestre très clair et très lisible. J’aurais peut-être apprécié moins d’aspérités quelquefois, qui rendent cette approche un peu froide : la mélodie bellinienne réussit néanmoins à se déployer dans les passages plus lyriques.
Un peu à distance au premier acte, je me suis laissé séduire par cette nervosité et cette tension, qui n’oublie jamais l’opéra, le livret et les capacités réelles des chanteurs. Le chef obtient un grand succès, dans l’ensemble mérité.
Entre deux représentations assez exceptionnelles par leur nouveauté s’est glissée une soirée dite de répertoire. Si le répertoire était aussi bien traité partout, le niveau des salles serait totalement hors normes. I Puritani est l’une des œuvres de la période les plus difficiles à produire, car c’est un opéra très difficile pour les voix. L’Opernhaus Zürich a relevé le gant, et confirme d’être l’une des toutes premières scènes d’Europe.[wpsr_facebook]
Deux créations scéniques à Salzbourg : West Side Story, dont nous avons évoqué la production et le Faust de Gounod, pourtant fameux dans le monde entier et particulièrement dans le monde germanique (et pour cause ! l’œuvre de Goethe y est fondatrice) où il est connu sous le titre Margarethe.
Gounod a eu les honneurs de Salzbourg avec Roméo et Juliette, présenté trois fois depuis les années 2000, en version de concert (2002) et dans une version scénique de Barlett Sher (2008-2010). Mais Faust, l’un des opéras les plus représentés au monde (plus de 2600 représentations à l’opéra de Paris), n’avait jamais eu les honneurs du Festival. Il est vrai que la vocation d’un Festival est d’aller vers des œuvres moins connues que les théâtres d’opéra hésitent à monter (c’est le cas cette saison de Die Liebe der Danae de Strauss), mais quelque production qui attire le public permet aussi de remplir les caisses. Ainsi donc de ce Faust, confié à Reinhard von der Thannen, le décorateur de Hans Neuenfels, on lui doit notamment le décor du Lohengrin « des rats » du Festival de Bayreuth. Il signe là la première mise en scène, suivant les exemples de grands décorateurs passés à la mise en scène, Jürgen Rose, Pier Luigi Pizzi, Yannis Kokkos.
J’ai beaucoup de tendresse pour le Faust de Gounod. Je lis les sourires crispés d’un certain nombre de mes meilleurs amis, mais j’ai eu la chance d’entrer en Faust avec la production magnifique de Jorge Lavelli au Palais Garnier (puis à Bastille), accueillie comme il se doit par un scandale (le public parisien toujours lucide…) puis par une grève. C’était donc deux signes que la production durerait, d’autant qu’elle a été portée sur les fonds baptismaux par Michel Plasson, Nicolaï Gedda, Nicolaï Ghiaurov (puis Roger Soyer – il y eut aussi José Van Dam), et Mirella Freni. Il y avait là de quoi faire aimer Gounod…
Une erreur de Mortier fut d’ailleurs de détruire le décor qui dormait dans les réserves de Bastille : il était en effet impossible de démonter la fameuse verrière qui encombrait l’espace, car elle avait été fixée pour des raisons de sécurité. Cette production pouvait parfaitement faire office de production-emblème de Paris, à l’instar des Nozze di Figaro de Strehler.
J’ai donc vu Faust des dizaines de fois, et l’en connais même bien le texte (personne n’est parfait !) et je l’écoute avec plaisir.
C’est donc confiant et armé que j’ai vu cette production salzbourgeoise.
Comme la tradition de l’opéra français n’est pas toujours bien connue, on fait souvent l’erreur de croire que Faust a été d’abord un opéra-comique et procède de cette tradition, sans doute due à la présence de dialogues parlés à la création (Théâtre Lyrique, 1859).
Mais pour moi, Faust, dont la gestation remonte aux années 1840, procède beaucoup plus dans sa forme lorsqu’il entra à l’Opéra de Paris en 1869 du Grand-Opéra à la française dont on trouve tous les ingrédients :
Tous les types de voix dans les rôles principaux ou secondaires : Ténor (Faust), basse (Méphisto), baryton (Valentin), soprano (Marguerite), mezzosoprano (Dame Marthe)
Présence d’un rôle travesti (Siebel)
Des moments vocaux virtuoses (Faust, Marguerite)
Abondance de chœurs importants
Inscription dans une période historique à la mode (le Moyen âge)
Présence d’un ballet, l’un des plus connus du répertoire (la nuit de Walpurgis)
Une longueur respectable, d’autant plus que Gounod avait vraiment prévu grand et qu’il a dû couper quelques scènes.
Toute mise en scène de Faust doit à mon avis tenir compte de ces aspects formels, à commencer par un pittoresque et un spectaculaire qui font partie du style de l’œuvre: le Faust de Goethe et ses questions métaphysiques ne sont pas vraiment le centre de l’histoire (à peine évoquées dans le premier monologue de Faust « Rien, en vain j’interroge en mon ardente veille, la nature et le créateur… »), mais c’est en fait l’histoire de Marguerite qui est centrale, une histoire tragique digne des grands opéras romantiques…Et les allemands ne s’y sont pas trompés en proposant pour titre de la version allemande Margarethe .
Reinhard von der Thannen, en bon disciple de Hans Neuenfels, pose une question théorique, voire philosophique, comme point de départ, c’est le sens de « Rien » en lettres gigantesques au-dessus de la scène, c’est le sens aussi d’un espace abstrait, de costumes totalement indifférenciés, d’éléments symboliques qui effacent au contraire tout pittoresque et ignorent volontairement la forme et l’histoire du genre. Il met en scène un Faust, dans une tradition goethéenne et moins l’histoire de Faust et Marguerite, avec des références très distanciées et abstraites, qui exigent de la part du spectateur un effort pour donner du sens à ce qu’il voit…
Dans le sens de l’abstraction, cet espace unique, blanc, qui rappelle vaguement par son style le décor du Lohengrin de Bayreuth (auquel on pourra aussi se référer à d’autres moments), avec des ogives stylisées de chaque côté (vague espace médiévisant), avec au centre un œil immense et un praticable par lesquels passent la plupart des personnages. Le rideau se lève sur cet espace au centre duquel Faust se désespère au milieu de ses grimoires et au-dessus, un immense « Rien » soulignant évidemment la vacuité des choses et des espaces, la vacuité du monde qui a perdu tout sens. Méphisto est une sorte de Wanderer qui parcourt le monde en quête de victimes, muni qu’une malle de voyage gigantesque marquée d’un M dans un médaillon (qui rappellerait presque un logo de parfum et qui pourrait tout aussi bien référer à Marguerite) une malle de voyage qui est une sorte de loge d’artiste, où l’on s’habille, où l’on se mire. Voilà l’objet transitionnel qui va occuper latéralement et par moments l’espace scénique. Il y a évidemment quelque chose d’un théâtre itinérant, le théâtre itinérant du diable, le théâtre diabolique (car le théâtre est un monde diabolique). Un théâtre du monde qui est un théâtre-cirque. L’univers du cirque est lourdement marqué, un peu comme dans la Manon Lescaut de Hans Neuenfels…Tout le chœur est vêtu de combinaisons qui rappellent par leur forme celles des rats de Lohengrin et par leur couleur le jaune qui est couleur diabolique…mais par leur allure le monde circassien : une vision d’un monde uniforme collectif, un monde suggéré plus que « réel », qui sort de cet œil gigantesque, un monde ordonné aussi : le chœur chante de manière chorégraphiée et assez bien réglée d’ailleurs pour un chœur qui effectue des mouvements tirés au cordeau (chorégraphie de Giorgio Madia) : bien sûr, tout cela renvoie à ce qui était déjà développé par Neuenfels d’un peuple indifférencié, mécanisé, qui ne pense pas (et dans Faust le chœur ne fait guère que commenter l’action et la déplorer sans jamais vraiment participer) : le chœur est dans le Faust de Gounod purement décoratif. Mais cela renvoie aussi à un monde théorique et artificiel réuni sur ce plateau par la seule volonté de Méphisto : le Monde comme volonté et comme représentation…de Méphisto. La présence de Méphisto, substitut du metteur en scène, va organiser l’histoire, les mouvements, les péripéties. Le cirque du diable en quelque sorte.
La seule question qu’on se pose est « tout ça pour ça ? » car la trame de Gounod vaut-elle tant de pensée passée au prisme de la philosophie et de la théorie : c’était bien le génie du travail de Lavelli jadis d’avoir proposé un regard historié, fondé sur la réception de l’œuvre et son public originel, qui transformait les aventures sans jamais quitter un certain pittoresque du XIXème, en abandonnant le pittoresque médiéval. Martinoty dans sa mise en scène de 2011 avait essayé de mélanger vision philosophique et pittoresque, avec le résultat malheureux que l’on sait. Ici le choix est clair, mais est-il pour autant utile ? Sert-il l’œuvre ou la projette-t-il dans un univers qui n’est pas la sienne. Von der Thannen veut montrer un Faust, mais Gounod écrit-il vraiment un Faust avec ses références philosophiques et ses racines goethéennes ou bien raconte-t-il une histoire ?
D’une certaine manière, une mise en scène de ce type conviendrait peut-être mieux à LaDamnation de Faust de Berlioz qui par sa forme, par la succession de ses tableaux, peut-être traitée de manière beaucoup plus abstraite que le Faust de Gounod. Ainsi, le travail de von der Thannen (aidé de son épouse Birgit von der Thannen et de Giorgio Madia) me paraît-il mal ciblé, à côté de l’histoire, malgré des qualités esthétiques indéniables, des lumières splendides (de Franck Evin) certaines idées (la question du double Faust/Méphisto, déjà d’ailleurs traitée ailleurs) et une tenue d’ensemble qui en fait un spectacle de niveau incontestable, mais sans véritable intérêt ; il n’apprend rien sur l’œuvre sinon qu’elle s’ouvre et qu’elle se clôt sur « rien » c’est-à-dire qu’on nous dit » que tout cela n’a servi à rien » ou que « beaucoup de bruit pour rien ».
Ceci dit, il y a de jolis tableaux et des scènes intéressantes visuellement. Le chœur « gloire immortelle de nos aïeux » sous un gigantesque squelette par exemple: on se souvient que Lavelli en avait fait un chœur d’éclopés qui à l’époque avait choqué, pour montrer l’espace ironique entre un chœur triomphant et les réalités de la guerre. Ici, c’est un chœur de clowns petits soldats surmonté d’un squelette, autre réalisation de la même idée.
Autre belle image, celle de la maison et l’église, au 4ème acte au retour de Valentin : une immense Marguerite (la fleur) suspendue montre par cette métaphore l’enjeu de l’acte et les personnages (Faust) poussent une maison et un clocher, sorte de jouets de bois figurant le décor, un peu comme dans des représentations de tréteaux ou un peu comme des jeu de gamins. Evidemment, ce tableau nous montre la scène sous le regard et la manipulation de Méphisto, démiurge qui voit ces hommes qui s’agitent comme un jeu d’enfants qui se battent, dans un monde faussement enfantin, qui est monde de violence tout autant que celui des adultes.
Dernière image intéressante, celle de la scène de l’église où Marguerite est entourée d’ombres menaçantes, mais aussi de tuyaux d’orgues tombés du ciel, comme si l’orgue figurait l’arrêt des destins et sanctionnait celui de Marguerite: l’orgue comme substitut du divin, comme instrument de la musique divine, pour une musique qui dans l’église semble effectivement à la fois monter vers le ciel (l’instrument) et descendre vers les hommes (le son).
Ces trois exemples montrent la limite de ce travail : c’est le visuel qui gouverne le travail scénique, qui donne les « indications » au spectateur. Au-delà, le travail sur l’acteur est assez fruste : seuls certains s’en sortent par leurs qualités propres (Marie-Ange Todorovitch en Dame Marthe par exemple, voire à la limite la Marguerite de Maria Agresta). Reinhard von der Thannen a montré une fois de plus ses belles qualités de faiseur d’images ; pour la question spécifique de la mise en scène , cela reste à confirmer, même si au moins une scène a bien fonctionné, celle du jardin où les quatre protagonistes sont sur le lit et chantent en alternance : le jeu des échanges désopilant, est très bien réussi.
Musicalement les choses sont tout aussi contrastées : la distribution sur le papier n’appelle pas de commentaires, on y trouve trois des grandes vedettes du chant du moment, une des meilleures basses, (Ildar Abdrazakov) un des meilleurs ténors (Piotr Beczala), un soprano qui désormais fait partie des chanteuses de référence (Maria Agresta), entourés de très bons seconds rôles: Alexey Markov en Valentin, Tara Erraught en Siebel et Marie Ange Todorovitch en Dame Marthe ainsi que le Wagner de Paolo Rumetz. Dans la fosse le Philharmonique de Vienne et sur le podium un des chefs de la jeune génération qu’on commence à considérer. Un tel générique devrait satisfaire les plus difficiles.
La messe (c’est le cas de le dire pour cet opéra méphistophélique !) est-elle dite pour autant. Non évidemment parce que Méphisto a fait son œuvre…
L’auditeur français est évidemment plus sourcilleux que d’autres sur le côté idiomatique et sur la diction. Un compagnon de jury de concours de chant m’avait lancé un jour après une audition assez brouillonne de l’air des lettres de Werther « Ah, pour vous les français, il n’y a que la diction qui compte! » . C’est sûr qu’on est moins regardant sur le tchèque chanté dans Katia Kabanova. C’est un aspect néanmoins qu’il faut considérer, justement pour souligner que pour la plupart des protagonistes, il n’y a rien à redire, Piotr Beczala, quelle que soit la langue a toujours une diction claire et très attentive, Maria Agresta est aussi assez compréhensible (même si pour les italiens le français est souvent difficile), Tara Erraught en bonne chanteuse d’école anglo-saxonne chante un français d’une clarté cristalline, et Marie-Ange Todorovitch bien sûr, n’est pas en reste, même si…Ildar Abdrazakov en revanche, qui a mon avis était dans un mauvais soir, n’était pas vraiment au point sous ce rapport.
Il reste que la langue française n’était pas un obstacle, et que la compréhension du texte était très correcte dans l’ensemble, on peut d’ailleurs dire de même pour le chœur, particulièrement clair.
Du point de vue de la vocalité, il en va peut-être un peu autrement : Paolo Rumetz en Wagner à la voix fatiguée est un choix surprenant, pas de projection, pas d’aigus, diction brouillonne, mais le rôle est limité.
Tara Erraught était Siebel, un rôle travesti. Tara Erraught chante souvent les travestis, elle a chanté Octavian à Glyndebourne, Orlofsky, Hansel, Sesto et toujours avec bien du succès. La chanteuse irlandaise commence à être assez connue pour se produire désormais un peu partout. Elle débutait à Salzbourg dans Siebel. On regrette simplement qu’on l’ait affublée d’un costume disgracieux qui ne tienne pas compte de son physique et qui l’engonce d’une manière regrettable y compris pour le confort de son chant. Un chant très frais, très bien mené, très attentif, avec une diction parfaite, et qui a été particulièrement bienvenu dans son deuxième air souvent coupé : la romance « Versez vos chagrins dans mon âme » .
Marie-Ange Todorovitch, rompue au répertoire français et pour cause, propose une Dame Marthe désopilante et bien caricaturale comme il se doit. je n’ai pas trouvé cependant que la diction était aussi claire que souhaité, mais l’orchestre était un peu fort; ceci étant, elle a été un personnage très présent. Je dois dire que dans ce rôle il y a une artiste irremplaçable et irremplacée : Jocelyne Taillon, disparue en 2004, que des jeunes générations ne connaissent pas et qui avait aussi bien la voix que le caractère, la couleur et la diction. Un de ces seconds rôles inoubliables qui vous remplissent la scène et la mémoire.
Valentin est un rôle ingrat, il apparaît peu et seulement au 2ème acte pour partir et pour la catastrophe de son retour au 4ème acte. Alors on lui a rajouté un air pour la première londonienne en 1863, le fameux et creux « Avant de quitter ses lieux » sur la musique du prélude. On ne peut pas dire qu’Alexey Markov ait vraiment la couleur du baryton Martin, mais on est frappé par le soin apporté au chant, le contrôle, les paroles qui sont bien prononcées malgré un petit problème d’émission (slavisante). Les différentes prestations que j’ai entendues d’Alexey Markov, tant dans Tomski à Amsterdam avec Jansons que dans « Les Cloches » à Lucerne montrent un chanteur très attentif au texte, très contrôlé. Même impression ici, avec une prestation formellement impeccable, ce n’est pas tout à fait Valentin, mais c’est un vrai baryton, dont les prestations sont à suivre avec attention.
Je viens de l’évoquer, Ildar Abdrazakov, un chanteur que j’aime beaucoup, entendu souvent (Attila, Le Prince Igor…) ne m’est pas apparu au mieux de sa forme. Outre une diction un peu empâtée et un français peu clair, la puissance vocale et les aigus me sont apparus insuffisants, systématiquement couverts par l’orchestre et ses morceaux de bravoure (« Le veau d’Or ! » ) sont un peu tombés à plat, y compris au niveau de l’accueil du public. Seule « Vous qui faites l’endormie ! » au quatrième acte (où Méphisto joue les Don Giovanni) se distinguait par une certaine délicatesse : le reste n’a pas été du tout convaincant. Mais sans doute l‘artiste était-il un peu fatigué. Méphisto peut être confié à une basse slave (Christoff, Ghiaurov!), mais il faut un minimum d’éclat qu’Abdrazakov n’avait pas ce soir-là. Jadis un Roger Soyer, avec une voix moins puissante mais une émission parfaite (sans parler de la diction) faisait un Méphisto de très grande classe… Il y a donc là de ma part une déception certaine.
Maria Agresta était Marguerite. La (encore) jeune soprano lyrique, qui commence à s’attaquer aux rôles plus lourds (Norma) a une voix qui effectivement s’est étoffée. C’est une artiste qu’on a entendue soit dans des rôles de Bel Canto (Norma ou Elvira de Puritani) mais aussi des rôles pucciniens (Liù, Mimi, Suor Angelica) ou verdiens (Amelia de Simon Boccanegra, Desdemona, Amalia de I Masnadieri, Leonora de Il Trovatore). Marguerite est je crois une prise de rôle, qui du point de vue vocal correspond à un type de répertoire qu’elle chante, lirico-colorature, demandant puissance mais aussi agilité. Mirella Freni qui chantait beaucoup de rôles qu’aujourd’hui Maria Agresta chante, fut une des grandes Marguerite du dernier XXème siècle. Il n’y a donc aucune contre-indication. Le rôle est dans sa voix ou dans ses cordes. Marguerite n’est pas un rôle léger.
Certains m’ont dit avoir été un peu déçus par la prestation. Ce n’est pas mon cas: sa Marguerite est sensible, bien contrôlée, avec une diction correcte, et surtout une chaleur et une rondeur notables. Toute sa dernière partie vraiment tendue et engagée, montre une belle personnalité scénique et un certain sens des couleurs. Il faudra qu’elle chante le rôle encore pour affiner l’expression, polir ici ou là un rôle qui a plusieurs facettes (le troisième acte – scène du jardin – requiert agilité et brillance, les quatrième et cinquième sont bien plus dramatiques ) mais Marguerite est un de ces rôles polymorphes qui par ses exigences se rapproche de certains rôles du Grand Opéra ou du jeune Verdi. La mise en scène n’exige pas trop du rôle, sorte d’ange (vêtu de blanc) descendu sur terre qui va être souillée (et qu’on va ensuite habiller de noir – scène de l’église -…c’est classique); victime, elle est relativement passive, sauf au moment où elle appelle Faust « Viens, viens! » dans la scène du jardin où le désir fait son oeuvre. La composition dans son ensemble est intéressante même si perfectible. Elle peut devenir une grande Marguerite.
Plus discutable est Piotr Beczala dans Faust. C’est un rôle qu’il a chanté à Paris, à Barcelone, à New York, à Vienne. Il chante d’ailleurs d’autres rôles français (Roméo, Werther) et bien qu’il ne parle pas français, il le chante avec un souci de clarté et d’exactitude qu’on doit saluer : sa diction est pratiquement impeccable. Beczala est un travailleur, qui a le souci de la précision, qui ne rate pas ses aigus, qui chante de nombreux répertoires: je me souviens d’un duc de Mantoue de Rigoletto au MET peut-être pas idiomatique, mais sans fautes de chant ; -c’est le cas de son Riccardo de Ballo in maschera, de son Alfredo injustement hué de Traviata à Milan et de son récent Lohengrin à Dresde. Impeccablement en place. Il chante les notes, il fait parfaitement le job et à ce titre c’est vraiment l’une des voix les plus sûres aujourd’hui. Je ne suis pas certain qu’il soit pour autant un musicien, et qu’il fasse de la musique. Il chante, il est sérieux et appliqué c’est évident. Mais pour mon goût, il chante un peu tout de la même manière, sans marquer l’expression, sans vraiment colorer, sans dessiner un univers. Un chant pour moi interchangeable et au total assez plat. Je trouve ses prestations intéressantes (son Riccardo de Bal masqué est vraiment travaillé), mais jamais passionnantes. J’avais eu la même impression dans Lohengrin.
Pour Faust, j’ai été élevé au lait Gedda, si j’ose m’exprimer ainsi, c’est à dire un chant techniquement impeccable, un style unique, une diction miraculeuse et une expressivité, une personnalité vocale hors pair qui habitaient le personnage. Pour Faust, il y a pour moi une manière d’attaquer les aigus non pas droite et fixe, à la manière d’un Canio de Pagliacci, mais au contraire subtile en soignant les passages. Les aigus ici, dans son Faust sont négociés comme n’importe quels aigus, ne donnant pas l’ambiance ni la couleur tout de même plus romantique (voire belcantiste) voulue. Il y a une élégance impersonnelle dans ce chant, un chant presque « prêt à porter de luxe » mais pas « haute couture » . Certains vont me trouver sévère, mais pour ne pas plonger dans le passé, un Roberto Alagna a un style et une manière de chanter ça bien autrement passionnante, bien autrement expressive (même avec les difficultés qu’il peut avoir aujourd’hui sur certains aigus). Si l’on devait trouver des Faust non français aujourd’hui, je pense qu’il faudrait chercher du côté de Francesco Meli, qui a l’élégance et le contrôle voulus, et surtout la culture du répertoire ou même Juan-Diego Florez qui s’attaque à Werther. Ce qui est curieux chez Beczala, c’est qu’il a une culture du chant français, et une volonté de se positionner sur ce répertoire, mais qu’il n’en travaille pas la couleur. Chanter les notes n’est pas tout (et il les chante bien et juste), il y a tout le reste. Pour tout dire, Beczala ne me fait jamais rêver ; voilà un chanteur qui aurait grand intérêt à chanter du Lied, à travailler le mot, à travailler l’univers sonore et musical, pour enrichir sa palette interprétative, et peut-être en dépit de tout resserrer sa palette de répertoire, bien qu’il ne s’attaque jamais à un rôle qu’il n’ait pas vraiment en gorge. Comme la tête et les jambes chez les sportifs, il y a la tête et la gorge chez les chanteurs. Il lui manque une vraie personnalité, qui puisse embrasser un rôle dans sa totalité et nous n’y sommes pas.
Le Chœur Philharmonia de Vienne (préparé par Walter Zeh) a été fondé au temps de Mortier, sans doute pour élargir la possibilité d’en appeler à un chœur, puisque Salzbourg emploie pour l’essentiel le Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, c’est à dire l’association qui gère les prestations du chœur de l’opéra de Vienne en dehors de la Staatsoper. C’est donc un chœur qui se compose ad-hoc, pour tel ou tel projet, très adaptable, sans doute aussi très ductile au niveau scénique.
Dans une œuvre qui demande une présence forte du chœur, sur scène et en coulisses, sans doute un chœur d’opéra rompu à ce répertoire et à l’habitude eût été plus efficace, même si le Philharmonie Chor de Vienne participe à de nombreux projets et productions dans de nombreux festivals . Le chœur m’a semblé quelquefois pas toujours bien audible en coulisses, pas toujours non plus en mesure et en phase avec la fosse, avec quelques moments cependant très réussis et spectaculaires (« Gloire immortelle… » bien mis en relief et en scène).
Enfin l’orchestre, le Philharmonique de Vienne, ne pouvait pas faillir à sa réputation : sous la direction très claire d’Alejo Pérez, on entend des phrases musicales, des moments instrumentaux inédits, qu’on n’avait jamais remarqués dans une œuvre que je croyais pourtant connaître par le menu. Il y a des raffinements, des jeux musicaux aux bois notamment qui laissent pour le moins méditatifs, et qui montrent aussi que Gounod n’est pas toujours celui que certains méprisent un peu. Les Wiener Philharmoniker font en fosse un travail magnifique, parce qu’ils sont un orchestre d’exception. Alejo Pérez fait aussi un travail singulier sur le podium, très contrasté, au rythme assez lent, fouillant la partition et lui donnant un relief inattendu, mais sans vraiment avoir une vision globale de l’oeuvre. Il manque à cette approche quelque chose de plus fluide, de plus élégant, de moins appuyé, moins marqué: c’est une direction qui tire plutôt vers un univers plus tardif, au bord du vérisme, là où quelquefois on aimerait entendre des moirures à la Auber. C’est très dramatique, très appuyé plus que lyrique. Plus Gros Opéra que Grand Opéra.
Fallait-il éliminer le ballet de la Nuit de Walpurgis? Eternelle discussion. Musicalement c’eût donné quelque chose de plus dansant qui eût peut-être irrigué le reste de l’approche. Si je me réfère à Lavelli, il avait plaqué le ballet lors de la première série de représentations pour en faire quelque chose de complètement détaché de l’opéra (si je me souviens bien c’était Balanchine qui avait réglé le ballet), qu’on ne revit pas après la première saison. Dans l’optique de cette mise en scène « sérieuse » sans doute la suppression du ballet prend-elle son sens, mais dans l’optique d’une première production de Faust à Salzbourg, peut-être une version complète eût-elle été bienvenue. Un opéra qui a triomphé à l’Opéra de Paris sans son ballet, c’est toujours un peu dommage, mais si l’Opéra de Paris lui-même au nom de la modernité (stupide motif) y renonce, peut-on en vouloir à Salzbourg?
Ainsi donc les anges radieux sont-ils rentrés à Salzbourg pour la première fois, dans une production en demi-teinte, qui ne rend pas totalement justice à l’œuvre : une production respectable, même si oubliable.[wpsr_facebook]
Il n’y a pas beaucoup d’occasions de voir l’opéra de Kurt Weill et Bertolt Brecht Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny sur les scènes : comme L’opéra de quat’sous, les mises en scènes satisfaisantes sont rares, d’une œuvre profondément marquée par l’idéologie, et traitée ici comme une comédie musicale.
En général, il est d’ailleurs difficile de mettre en scène Kurt Weill et Bertolt Brecht. Les échecs de L’Opéra de quat’sous sont fréquents, par exemple à Salzbourg récemment, mais aussi il y a longtemps au Châtelet avec Strehler, un brechtien pur jus pourtant. On verra l’an prochain ce que Wilson a concocté pour le Berliner Ensemble au TCE.
Pour Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny) il en est à peu près de même, on se souvient par exemple de l’échec retentissant de la production salzbourgeoise de Peter Zadek en 1998.
La production de l’opéra des Flandres remonte à 2011 et c’est une excellente idée de remonter ce travail considéré à l’époque comme « provocateur » dans une maison où Bieito a ses habitudes.
On connaît la thématique de Mahagonny: des truands s’allient et décident de fonder une ville dans le désert américain pour pousser les mineurs et les travailleurs à venir y dépenser leur argent. Plaisirs faciles, filles, sexe et jeu, tout est bon pour cet ancêtre lointain d’un Las Vegas qui va devenir le centre du plaisir et de l’excès et aller si loin en tirant sur cette corde-là qu’à la fin elle va se casser, métaphore d’une société rongée par le désir le plaisir et l’argent.
S’appuyant sur la tradition Berlinoise de l’opérette et de la revue, Kurt Weill et Bertolt Brecht construisent un « musical » à la berlinoise, avec orchestre organisé autour des bois et des cuivres plus que sur des cordes, avec alternance de dialogues, d’ensembles et de chansons, dont la plus connue est Alabama Song, chantée en anglais alors que l’opéra est en allemand
Ainsi donc Bieito prend l’œuvre exactement comme elle est : une parabole à la Sodome et Gomorrhe où l’argent remplace toute règle et toute morale: les truands Trinité (Dreieinigkeitmoses), Leokadia et Fatty « Der Prokurist » s’enrichissent en proposant aux travailleurs de consommer bouffe alcool et sexe: eat drink and fuck. Il utilise à la fois les trucs brechtiens, par exemple le récitant qui raconte l’histoire, pour la distancier et didactiser le propos mais en même temps supprime toute distanciation dans la mesure où les chanteurs traversent régulièrement la salle, passent dans les rangs, envoient des objets au spectateur, en impliquant le public et en en faisant finalement une partie intégrante du spectacle : Mahagonny, c’est nous.
La parabole construite par Bieito commence par une scène vide, du brouillard, des ombres qui vont s’installer en quelque sorte dans un « Nulle part », où il n’y rien pour accrocher le regard. Le décor de Rebecca Rings devient bientôt un amoncellement progressif de caravanes et de vans, qui va s’élever jusqu’à devenir aussi un mur, comme si on ne pouvait s’échapper (c’était un peu la même impression dans Die Soldaten, à Zürich et à Berlin) comme si la ville n’était qu’un amoncèlement d’habitations fragiles et précaires, prêtes à tout moment à aller ailleurs, qui ressemblent à ces caravanes ou campers abritant des prostituées au bord des villes , mais qui évoquent aussi une sorte de fête foraine. Il y a quelque chose d’un cirque, d’un barnum de la jouissance, coloré,et foldingue : un monde-ménagerie à la Lulu, que Berg composait au moment de Mahagonny, et que Wedekind avait publié au début du siècle. Le monde du cirque, c’est un monde animalier où les humains domptent les animaux : c’est cette ménagerie que Bieito nous montre où toute humanité s’efface, un crépuscule des hommes dans un monde sans Dieu…le personnage de Trinité (Dreieingkeitmoses) que Bieito habille en évêque, organise plus la farandole déglinguée autour du veau d’or qui devient terre promise, univers de la déchéance organisée par l’argent (le dollar) qui engloutit tout, aussi bien les petites filles innocentes devenues bientôt « queen of the porn » que les chercheurs d’or en quête de tous les plaisirs dépensant au bar comme au bordel.
Avec la rigueur qu’on lui connaît et une impeccable direction d’acteurs, avec une troupe il est vrai convaincue et engagée, Bieito organise le sabbat. Son propos, conformément à celui de Brecht est de dire que « l’argent fait tout » et détermine les rapports sociaux en niant toutes les valeurs de l’humanité. Ainsi du sexe, non vu seulement comme sexe, mais comme valeur exclusivement marchande. Il serait erroné de croire que Bieito fait une « mise en scène sexuelle », ce qui ne veut rien dire parce que la représentation du sexe est ici un repoussoir. Il écœure jusqu’à l’impossible. De même la nourriture et la boisson. On boit jusqu’à l’excès (avec les débordements et dérèglements consécutifs) ou on mange à en crever, d’où l’évocation fugace des concours de mangeurs de saucisses dont certains ne réchappent pas.
Ce qui est effrayant dans ce travail, ce n’est pas son « exagération », parce que l’œuvre de Brecht et Weill dit exactement la perdition d’un monde où l’argent est la seule valeur. D’ailleurs évidemment, le style de l’œuvre incite à la caricature: nous sommes chez Brecht ! Ne l’oublions pas ! Ce qui est effrayant, c’est que nous y lisons çà et là notre monde, notamment les allusions à la crise économique de 2008, déclenchée par des jeux dangereux avec l’argent des subprimes, et aussi une vision d’un monde corrompu à tous les niveaux par la soif de l’or – je parlais plus haut de Crépuscule des hommes par allusion directe à Wagner, qui raconte en quelque sorte la même histoire dans le Ring. Ce que nous dit Bieito c’est notre monde décharné, où le sexe s’affiche partout (voir internet) où la valeur travail s’écroule, où la crise économique est mise sur le dos des petits, vus comme empêcheurs de tourner en rond. C’est le spectacle de l’indifférence, de l’absence de sentiments, de la destruction des rapports sociaux et celle de tout romantisme qui nous est ici montrée jusqu’à satiété.
Ainsi, Jim Mahoney le bûcheron arrivé dans la ville transforme-t-il les « interdictions » en « Du darfst » (tu peux) et le fait que Mahagonny ait échappé à un ouragan et une sorte de signe pour aller encore plus loin.
On peut tout à Mahagonny si on a de l’argent. Sinon, on est condamné à mort.
Ainsi Mahoney est-il condamné à mort, lorsqu’il n’a plus d’argent et que Jenny la prostituée n’a pas un si grand cœur pour lui payer ce qu’il doit .
Bieito met en scène la mort d’une manière terrible, presque clinique. Mahoney est mis dans un caddy, symbole de consommation, qu’on électrifie, en ayant soin de lui verser de l’eau (comme pour un baptême) pour améliorer la conductivité. Dès que le courant passe, le corps est secoué, jusqu’à ce qu’il brûle de l’intérieur : Bieito point par point montre le processus de la chaise électrique. Puis le cadavre est émasculé.
Le cadavre est laissé seul sur scène, sous les feux des projecteurs, pendant que chœur et troupe passent en salle et dansent une farandole et font la fête en lançant des billets de banque (des billets de la « banque du ciel » ) et en essayant d’entraîner dans la danse lesspectateurs tétanisés. C’est la fête, nous sommes tous Mahagonny, face au cadavre isolé. Terrible image. Rideau.
La manière de Bieito dans ce travail est aux antipodes de ce qu’il a montré très récemment dans La Juive et dans Lear, mais aussi de son Tannhäuser;elle correspond peut-être à un moment de sa démarche aujourd’hui dépassé. Il reste que la puissance de ce spectacle frappe le spectateur et rend méditatif, tellement il incite à nous penser en reflet de cette horreur. On pense aux 120 journées de Sodome, de Sade, et au film homonyme de Pasolini, au sens où la relation de pouvoir sert pour assouvir le désir parce que pouvoir et désir sont solidaires. Mais la satisfaction momentanée du désir impose d’aller toujours plus loin, jusqu’à des limites qu’on ne cesse de dépasser.
Au service de ce spectacle hors normes, une distribution de premier ordre, investie comme rarement, complètement impliquée et visiblement en accord avec la démarche. Le jeu de chacun est incroyable de vérité et de crudité, aussi bien les chanteurs acteurs que le chœur. Dans ce type d’œuvre, il est inconcevable de penser « opéra » au sens traditionnel, – c’est du pur théâtre épique à la Brecht -ce qui avait tué la production de Zadek à Salzbourg, bien trop « opératique ». Ce qui est ici clair, c’est que l’opéra s’efface derrière les procédés de la revue, paillettes, trucs en plume, couleurs, lumières, mais une revue cynique et destructrice, malgré une musique apparemment « populaire ». On sait que le spectacle était conçu dès 1927, à Baden-Baden, comme une succession de chansons, sans intrigue, comme un récital avec chansons et quelques moments orchestraux. C’était plié en trente minutes. Et ce n’étaient que des chansons…
La crise de 29 est passée par là , et Mahagonny en 1930 est une réponse, ou un commentaire à cette crise ; bien entendu, Bieito le sait et rapproche le monde de 2011 et celui de 1930.Dans Mahagonny, le monde un peu fou des années vingt s’écroule et Brecht accuse; peut-on s’étonner que l’œuvre ait été accueillie à sa création à Leipzig de manière houleuse (présence de nazis dans la salle) puis interdite.
Il faut donc pour donner à l’œuvre tout son relief, sa verve, et son rythme, avec une troupe sans faiblesse et qui surtout soit totalement convaincante dans sa démesure et son exagération. Deux personnages se détachent pour leur implication scénique, le « Trinité » de Simon Neal, incroyable d’engagement, délirant dans son costume d’évêque-prophète entraînant les autres dans l’enfer du dollar avec une voix tonnante à la présence définitive, avec une capacité impressionnante à colorer, à varier le ton, avec une expressivité confondante. On connaît la qualité de ce chanteur (FliegendeHolländer à Lyon, Œdipe de Enesco à Francfort), mais dans ce rôle, il apparaît quasiment irremplaçable. Même chose pour la Leokadia de Renée Morloc, en troupe à Düsseldorf, vue dans Rusalka (prod.Herheim à la Monnaie) et dans la mère de Stolzius dans Die Soldaten à Salzbourg et à Milan (Production Hermanis). Un personnage incroyable de vivacité et de naturel, suant la vulgarité, avec une voix magnifiquement placée et une personnalité scénique prodigieuse. L’écriture de Weill est vraiment d’une grande subtilité pour les voix, entre des voix fortes et tonnantes et des voix exigeant des raffinements, des jeux de couleurs, des inflexions, et une vraie technique ; tout sauf une écriture uniforme ; nous sommes nous sommes dans un univers à la Berg ou à la Hindemith où le texte a tant d’importance.
Le Mahoney de Ladislav Elgr répond parfaitement aux exigences du rôle, avec une incroyable agilité scénique et vocale, certains aigus, certaines notes en voix de tête, sont impressionnants, la voix est magnifiquement posée, bien projetée. Par son chant – presque opposé terme à terme à la voix protéiforme de Simon Neal – il fait sentir la différence du personnage, à la fois comme les autres, mais aussi plus humain, parce qu’amoureux (de Jenny la prostituée) : depuis Wagner on sait qu’il faut renoncer à l’amour pour gagner le pouvoir et l’or. Lui fait entendre « sa petite musique », un peu différente, qui le rend forcément plus faible. Une composition exceptionnelle.
Avec une vraie présence, la jeune Tineke Van Ingelgem compose une Jenny, la prostituée sans grand cœur, avec de faux airs de chanteuse pop. La voix est bien contrôlée, avec un timbre chaud et de jolis aigus qui eussent pu mieux s’épanouir cependant. La personnalité manque peut-être un peu de ce côté « débridé » des autres, mais la performance est notable.
Évidemment, dans un œuvre pareille, tous les rôles doivent être parfaitement tenus : Fatty (Der Prokurist) de Michael J.Scott a une présence vocale et scénique vraiment marquante, et il faut noter aussi William Berger (Bill) et Adam Smith (Jack O’Brien et Tobby Higgins), tous deux très bons également mais je garde pour la fin le Joe poétique à la voix de basse bien timbrée, mais aussi émouvante, pleine de jeunesse et d’expression, de Leonard Bernad, en troupe à l’Opéra Vlaanderens et déjà noté dans le Tannhäuser. Un jeune à suivre.
Inutile de préciser que pour un tel spectacle demandant à chaque participant un engagement total, le chœur de l’Opera Vlaanderen dirigé par Franz Klee a la plasticité et le sens de la scène que l’on connaît chez d’autres chœurs de cette région, comme celui de l’Opéra d’Amsterdam. La performance théâtrale emporte l’adhésion notamment dans la dernière scène.
Grand architecte musical de ce travail époustouflant, le chef Dmitri Jurowski, qui démontre à chaque production qu’il dirige d’être l’un des chefs d’opéra qui comptent. On l’avait déjà noté pour Tannhäuser. Il participe à la mise en scène (son entrée initiale en salle !) et dirige l’œuvre avec une élégance et une précision bluffantes. Aucune scorie dans un orchestre où les bois et les cuivres sont essentiels (mais aussi ..le banjo), dont les souvenirs wagnériens aux cordes (excellentes) sont nombreux, mais qui dialogue aussi avec toute la production du temps. Il y a d’ailleurs entre toutes les œuvres de ces années-là des systèmes d’écho aussi bien entre l’opérette (l’Auberge du Cheval Blanc de Benatzki) et l’œuvre de Weill qu’entre Weill et ses contemporains, Hindemith, Berg ou Schönberg. On a parlé de la parenté thématique avec Lulu, on pourrait aussi en évoquer les similitudes musicales. Tout cela apparaît évident en écoutant l’interprétation de Jurowski et de l’orchestre : un travail d’un raffinement qui est presque oxymorique avec ce qu’on voit sur scène, mais qui en même temps renforce la complexité de l’œuvre et permet d’en éclairer la lecture et la compréhension. Musicalement, c’est un moment exceptionnel qui nous est donné de voir et d’entendre qui contribue à réhabiliter Weill toujours considéré comme un compositeur un peu secondaire par rapport à ses contemporains cités plus haut. Cette musique apparemment facile est en réalité savante, profondément enracinée dans la tradition germanique, et en même temps réussit, ici grâce à l’intelligence de l’interprétation à apparaître d’une grande modernité et passionnante.
Ce fut donc une soirée exceptionnelle à tous points de vue, parce qu’elle a allié un extraordinaire travail scénique à un travail musical de tout premier ordre. Des quatre productions de Mahagonny vues jusqu’ici, celle-ci est de très loin la plus stimulante, la plus forte et la plus juste. Bieito et Jurowski fonctionnent bien ensemble, à quand la suite ?[wpsr_facebook]