LA SAISON 2024-2025 DU GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE

Le Grand Théâtre de Genève

Le Grand Théâtre de Genève vient d’annoncer sa nouvelle saison, l’avant-dernière du mandat d’Aviel Cahn, et elle apparaît comme l’une des plus complètes et mieux composées des dernières années, d’abord parce qu’elle propose un véritable éventail d’œuvres de répertoires divers, offrant au spectateur genevois un choix allant du plus populaire (La Traviata) aux expériences scéniques les plus raffinées ou particulières (le Stabat Mater de Pergolesi par Romeo Castellucci ou la Clemenza di Tito vue par Milo Rau).
La deuxième observation porte sur la diversité des répertoires, offrant dans une même saison et pour la première fois du mandat d’Aviel Cahn Richard Wagner (Tristan und Isolde) et Richard Strauss (Salomé), mais aussi plusieurs œuvres du XVIIIe ou du baroque (Dido and Aeneas, Stabat Mater, La Clemenza di Tito), deux œuvres du répertoire italien populaire dont l’une très peu connue hors d’Italie (Fedora de Giordano) compensée par La Traviata qui est le grand standard universel par excellence,  enfin, dans le sillon des productions précédentes du répertoire russe, Guerre et Paix de Prokofiev et Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch, qui font partie des très riches heures de ce théâtre, c’est cette fois-ci Khovantchina de Moussorgski, encore un très grand un chef d’œuvre qui sera à l’affiche, avec la même équipe Alejo Pérez/Calixto Bieito : on ne change pas une équipe qui gagne.

Il faut compléter par deux œuvres chorales inscrites dans la saison d’opéra : c’est depuis longtemps la mode des oratorios mis en scène et cette fois-ci c’est le tour du Stabat Mater de Giovanni Battista Pergolesi qui passera à la moulinette de Romeo Castellucci, prévu dans la Cathédrale de Genève, et pour faire bonne mesure, le temple de Saint Gervais accueillera pour deux concerts plus « intimes », la Petite messe solennelle de Rossini, son dernier chef d’œuvre, qui mériterait d’être plus souvent proposé.

En ce qui concerne les récitals, là encore un florilège de voix de premier plan, de différents types, permettront d’entendre aussi bien contre-ténor que soprano dramatique, liederiste ou belcantiste.
Enfin, la programmation de Sidi Larbi Cherkaoui pour le ballet réunit outre Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet bien connu à Genève, l’immense Sasha Waltz qui proposera son travail à partir de la symphonie n°7 de Beethoven qui a déjà, depuis les temps de Covid, marqué les amateurs de danse.

Cette saison au titre syncrétique de « Sacrifices » à cause des histoires que racontent notamment les opéras, sacrifices, renonciations, déceptions, de Tristan à Fedora, de Dido à Tito, de Traviata à Salomé bénéficie aussi enfin des deux dernières productions « sacrifiées » à cause du Covid, que de très rares privilégiés avaient pu voir en salle lors de leur création et qu’on avait pu voir en streaming, le passionnant travail de Milo Rau sur La Clemenza di Tito, qui va désarçonner sans doute une partie du public, et Dido and Aeneas, remarquable travail de la compagnie Peeping Tom, une production elle-aussi transmise en streaming, deux spectacles dont Wanderersite.com a rendu compte alors (il suffit de suivre les liens Clemenza di Tito et Dido and Aeneas).
Au total, il faut bien dire que chaque production de la saison est digne d’intérêt à des titres divers, même s’il y a dans le détail des éléments qui appellent des commentaires un peu contrastés, mais dans l’ensemble, le public genevois est gâté : autant les prochaines saisons annoncées des différents théâtres cette année apparaissent en demi-teinte (voir Zurich par exemple), voir peu stimulantes, autant celle de Genève est plutôt excitante. Acceptons-en l’augure.

OPÉRAS

Septembre 2024
Richard Wagner : Tristan und Isolde
5 repr. du 15 au 27 sept. 2024 – Dir : Marc Albrecht / MeS : Michael Thalheimer
Avec Elisabet Strid, Gwyn Hughes Jones/Burkhard Fritz, Tareq Nazmi, Kristina Stanek, Craig Colclough, Julien Henric, Emanuel Tomljenović
Orchestre de la Suisse Romande

Coproduction avec le Deutsche Oper Berlin
Après un Parsifal sobre et maîtrisé, mais sans grande originalité, Aviel Cahn fait de nouveau appel à Michael Thalheimer pour Tristan und Isolde, ce qui est de toute manière une garantie de rigueur et de vrai travail scénique. En fosse, Marc Albrecht, autre garantie d’un travail intelligent et de qualité. Au moins ce Tristan fleure bon la solidité.
L’intérêt de la distribution est qu’elle tente de nouveaux noms, à un moment où les Isolde des dernières années terminent leur parcours ainsi que leurs Tristan. Gwyn Hughes Jones n’avait pas convaincu en Calaf à Bastille, voix plate écrasée par l’orchestre, mais c’était en 2021 et depuis les choses ont peut-être évolué. En revanche d’Elisabet Strid nous écrivions (à propos de sa Sieglinde) :  La voix est particulièrement lumineuse, l’engagement est total, l’expressivité maîtrisée, les aigus convaincants, le phrasé magnifique. Tous les espoirs sont donc permis, et Kristina Stanek (Brangäne) avait impressionné en Eboli à Bâle (voix puissante, des aigus triomphants). On connaît suffisamment Tareq Nazmi pour espérer un Marke de grand niveau et en Kurwenal, on découvrira Craig Colclough très familier des rôles italiens aux USA, moins des rôles allemands mais qui a débuté Alberich et chanté Telramund et Kurwenal. Quant à Julien Henric, on le connaît comme très bon ténor du répertoire français, ce sera une découverte en Melot.
Au total : ce devrait être un Tristan au moins très honorable, et donc devrait valoir le voyage. Et Aviel Cahn fait confiance à la production puisqu’il la programme aussi pour la Deutsche Oper Berlin, son prochain poste (en remplacement de celle de Graham Vick…)

Octobre 2024
W.A. Mozart: La Clemenza di Tito
6 repr. du 16 au 29 oct. 2024 (Dir : Tomáš Netopil /MeS : Milo Rau)
Avec Bernard Richter, Serena Farnocchia, Maria Kataeva, Yuliia Zasimova, Giuseppina Bridelli, Justin Hopkins/ Mark Kurmanbayev
Orchestre de la Suisse Romande

C’est une petite déception de ne pas retrouver en fosse Maxim Emelyanychev, un chef particulièrement intéressant dans Mozart. C’est Tomáš Netopil qui officiera, qu’on connaît comme chef de qualité dans Janáček, mais jamais entendu dans Mozart. À chaque étape du tour européen de ce spectacle coproduit, les coproducteurs ont fait appel à des chefs différents (Hengelbrock, Pérez, Biondi), est-ce à dire que l’expérience est douloureuse pour les chefs ? Au moins, ici le tchèque Tomáš Netopil dirigera une œuvre créée à Prague… Retour à la maison en quelque sorte.
Finalement, après Les Flandres, Vienne, Luxembourg, Genève qui a créé le spectacle devant un public réduit à quelques priviléfgiés l’accueille enfin pour l’offrir au public. Inutile de dire qu’il fera polémique (j’ai lu quelque part « c’est Mozart qu’on assassine… »), car c’est un spectacle fort, qui travaille l’œuvre d’une manière totalement inattendue, mais qui au moins est une véritable expérience, plus forte et dérangeante à mon avis que ce que Milo Rau a fait pour Justice. Elle est en tout cas suffisamment singulière pour que tout spectateur qui s’est confronté à cette production, même en streaming, s’en souvienne. Et c’est mon cas.
Distribution partiellement modifiée aussi, puisque si on retrouve l’excellent Bernard Richter (Tito), Serena Farnocchia (Vitellia) et Justin Hopkins en Publio (pour trois représentations seulement), on découvrira en Sesto (où Anna Goryachova avait tant ému) Maria Kitaeva mezzo qui de Palerme à Hambourg, remporte de beaux succès dans le répertoire rossinien et belcantiste. et Yuliia Zasimova en Servilia, jeune chanteuse ukrainienne qu’on commence à entendre dans bien des scènes européennes, quant à Giuseppina Bridelli, c’est un mezzo particulièrement convaincant partout où elle chante, elle sera Annio.
C’est un vrai moment singulier, inhabituel, et surtout pensé, au contraire d’autres productions prétendument modernistes, et c’est un spectacle bien distribué, c’est pourquoi il faut absolument s’y confronter, avec la disponibilité d’un spectateur ouvert.

 

Novembre 2024
Gioachino Rossini: Petite messe solennelle
Chœur du Grand Théâtre de Genève
6 & 8 novembre 2024 – Dir : Mark Biggins
Giulia Bolcato, Maria Kataeva, Omar Mancini, Michael Mofidian
Xavier Dami, Réginald Le Reun et Jean-Paul Pruna (pianos & harmonium)

Le dernier chef d’œuvre de Rossini dans sa version pour deux pianos et harmonium avec quatre jeunes solistes très valeureux, pour mettre en valeur le Chœur du Grand Théâtre et son nouveau chef, Mark Biggins, dans le cadre plus intime du Temple Saint Gervais . Ceux qui connaissent l’œuvre s’y précipiteront, ceux qui ne la connaissent pas devraient s’y précipiter tant l’œuvre est surprenante et originale, déjà « théâtrale » avant le Requiem de Verdi. À ne pas manquer pour tous les mélomanes.


Décembre 2024
Umberto Giordano: Fedora
7 repr. du 12 au 22 déc. – Dir: Antonino Fogliani / MeS: Arnaud Bernard
Avec Roberto Alagna-Alexandra Kurzak/ Najmiddin Mavlyanov-Elena Guseva, Simone del Savio, Yuliia Zasimova, Mark Kurmanbayev etc…
Orchestre de la Suisse Romande.
Bien moins connu que Andrea Chénier, Fedora est représenté surtout en Italie et pas repris au Grand Théâtre depuis la saison 1902-1903. Un opéra pour grandes stars à la fois au sommet et souvent à la fin de leur carrière car la musique les sollicite plus sur le registre central que sur les aigus et demande une grande intensité d’interprétation pour bien fonctionner, sans quoi certaines scènes peuvent sombrer (notamment la fin) dans le ridicule. Pour se faire une idée de ce que peut-être le mélo dans ses excès, écouter séance tenante l’air final de Fedora et sa mort par Licia Albanese sur Youtube (à 5.57min) un monument digne du pavillon de Sèvres.
Deux distributions à Genève, et d’abord le couple Roberto Alagna/Alexandra Kurzak, idéal à ce moment de leur carrière : il faudra y courir. Mais Elena Guseva et Najmiddin Mavlyanov en alternance proposeront un couple plus jeune et sans doute une couleur très différente. En fosse l’excellent Antonino Fogliani, désormais bien connu à Genève avec une mise en scène confiée à Arnaud Bernard, et donc une vision sans doute plus traditionnelle, mais vu l’opéra la trame et le style d’œuvre, c’est loin d’être gênant, d’autant qu’Arnaud Bernard est un metteur en scène plutôt intelligent.
On ne peut manquer cette fête du vérisme tragique et lacrimal, parce qu’on ne reverra pas Fedora de sitôt à Genève.


Janvier-février 2025
Richard Strauss: Salomé
6 repr. 22 janv. du au 2 fév. – Dir: Jukka-Pekka Saraste /MeS: Kornél Mundruczó
Avec Olesya Golovneva, Gábor Bretz, John Daszak, Tanja Ariane Baumgartner, Matthew Newlin, Ena Pongrac etc…
Orchestre de la Suisse Romande
A côté d’interprètes consommés de leur rôle comme Gábor Bretz, Jochanaan à Salzbourg, John Daszak (Herodes) et Tanja Ariane Baumgartner (Herodias) un peu partout, dans le rôle-titre une nouvelle venue dans le marché lyrique qui chante les grands Verdi mais aussi Turandot et travaille en Allemagne, le soprano russe Olesya Golovneva. À l’heure où les grandes interprètes se raréfient par limite d’âge, c’est intéressant de découvrir des voix d’avenir.  En fosse, une très grande chance pour Genève, un remarquable chef qu’on ne voit pas assez souvent à l’opéra, Jukka-Pekka Saraste. Quant à la mise en scène, elle est confiée au plus connu à Genève Kornél Mundruczó qui devrait être très efficace dans cette peinture d’une figure majeure de l’opéra du XXe.
Une production qui s’annonce sous les meilleurs auspices

Février 2025
Henry Purcell : Dido and Aeneas
5 repr. du 20 au 26 fév. 2025 – Dir : Emmanuelle Haïm/MeS : Franck Chartier (Peeping Tom)
Avec Marie-Claude Chappuis, Jarrett Ott, Francesca Aspromonte, Yuliia Zasimova
Le Concert d’Astrée.
Même cheffe qu’en 2021, même orchestre, avec deux changements de distribution, où l’on retrouve Francesca Aspromonte, spécialiste de ce répertoire et remarquable chanteuse.

Voilà ce que dans wanderersite.com, nous écrivions : « On mesurera donc sa chance d’avoir été parmi les happy few, pour assister à ce spectacle singulier, déconcertant et fort qui marquait les débuts à l’opéra de la célèbre compagnie Peeping Tom, et de son co-directeur Franck Chartier qui signait la mise en scène d’un Didon et Enée d’une force particulière. En fosse, pour la première fois à Genève, Le Concert d’Astrée et sa cheffe, Emmanuelle Haïm. Une soirée fascinante, foisonnante et complexe, qui fait honneur à l’institution genevoise, et qui méritait vraiment un public. »

C’est fait, enfin, le public va pouvoir voir ce spectacle vraiment singulier, et c’est une très grande chance.

 


Mars-avril 2025
Modest Moussorgski: Khovantschina
5 repr. du 25 mars au 3 avril – Dir : Alejo Pérez /MeS : Calixto Bieito
Avec Dmitry Ulyanov, Dmitry Golovnin, John Relyea
Raehann Bryce-Davis, Vladislav Sulimsky, Ekaterina Bakanova etc…
Orchestre de la Suisse Romande
Cinq représentations seulement, c’est faire bien peu confiance au public pour un spectacle qui devrait, sur la foi des autres productions russes de la série, attirer quand même la curiosité, d’autant que la distribution entre Ulyanov, Golovnin, Sulimski, Rutkowski affiche parmi les plus belles voix actuelles pour ce répertoire avec une nouvelle venue en Marfa, l’américaine Raehann Bryce-Davis, qui permettra de vérifier si cette voix dont on parle tant passera la promesse des fleurs.
Comme Khovantschina plus que Boris encore a de sérieux problèmes d’édition, Aléjo Pérez a choisi (comme Abbado en son temps à Vienne et comme la plupart des chefs aujourd’hui) la version Chostakovitch avec le final d’Igor Stravinski.
Pas représenté à Genève depuis la saison 1981-1982, Khovantschina pose la question très actuelle du fanatisme religieux face au politique et constitue un des grands chefs d’œuvre de l’opéra à ne manquer sous aucun prétexte.

 

Mai 2025
Giovanni Battista Pergolesi: Stabat Mater
Giacinto Scelsi : Three latin prayers (1970), Quattro pezzi (1959)
6 repr. du 12 au 18 mai 2025 – Dir : Barbara Hannigan/ MeS : Romeo Castellucci

Avec Barbara Hannigan, Jakub Józef Orliński
Chœur il Pomo d’oro
Ensemble Contrechamps
A la Cathédrale Saint Pierre de Genève (sous réserves)
Coproduction avec l’Opera Ballet Vlaanderen, le Teatro dell’Opera di Roma, le Dutch National Opera.

Un des must de la saison à n’en point douter, un spectacle chic et choc avec des noms des sonnent haut, Barbara Hannigan en cheffe et soliste, et Romeo Castellucci en metteur en scène, et pour compléter Jakub Józef Orliński le contreténor qu’on s’arrache…
Si la Cathédrale est concédée, Castellucci ne pourra sans doute pas se permettre de trop « charger la barque » en matière de décor, et si cela reste au Grand Théâtre, alors tout sera permis…
Trêve de plaisanterie, la mode des oratorios mis en scène essaime désormais, dans un retour à un certain XVIIIe où c’était une pratique possible et on doit à Romeo Castellucci un Requiem (de Mozart) mémorable à Aix et une Passion selon Saint Matthieu qui ne l’est pas moins à Hambourg. Alors, gageons que le Stabat Mater, plus court et moins spectaculaire, et mêlé à des pièces plus récentes de Giacinto Scelsi (mort en 1988) un compositeur encore aujourd’hui mystérieux, sera l’occasion d’un grand moment.

 

Juin 2025
Giuseppe Verdi: La Traviata
8 repr. du 14 au 27 juin – Dir : Paolo Carignani /MeS : Karin Henkel
Avec : Ruzan Mantashyan/Jeanine De Bique, Enea Scala/Julien Behr, Luca Micheletti/Tassis Christoyannis, Emanuel Tomljenović, Yuliia Zasimova etc…
Orchestre de la Suisse Romande
La Traviata confiée à une metteuse en scène, c’est assez intéressant et rare (si ce n’est pas Lydia Steier), qui plus est à une spécialiste de Dostoievski, à qui Aviel Cahn avait confié Le Joueur de Prokofiev à l’Opéra des Flandres qui avait été assez bien accueilli, ce peut être encore plus stimulant. Mais ce qui m’intéresse plus dans l’équipe de production, c’est de voir qu’Aleksandar Denić, le génial scénographe de Frank Castorf (Ring de Bayreuth et tant d’autres spectacles), qui actuellement expose dans le pavillon serbe de la Biennale de Venise, va signer le décor. Ça c’est une grande promesse et pour moi un événement…
On connaît Ruzan Mantashyan, un des sopranos lyriques de très bon aloi, elle alternera avec Jeanine De Bique qu’on n’attend pas forcément dans ce répertoire, mais qu’il sera pour cela aussi intéressant d’entendre. Enea Scala est désormais un des ténors qui compte, mais plus intéressant dans Rossini que dans Verdi, et on découvrira Julien Behr en alternance dans ce must du répertoire. Le plus intéressant sans doute, c’est Luca Micheletti, le baryton (et aussi metteur en scène ce qui est presque unique) qui devient l’un des plus réclamés en Italie et qui explose sur les scènes internationales, en Germont, même s’il est encore jeune pour le rôle. Tassis Christoyannis est plus habituel, plus connu, mais lui aussi une garantie dans l’autre distribution.
En fait, il n’y a qu’une inexplicable faute de goût dans ce tableau, c’est de confier la fosse à Paolo Carignani un chef plus connu pour son côté routinier et sans envergure que par ses traits d’originalité. Une manière de dire « de toute manière, Traviata fera le plein, inutile de se gratter la tête pour trouver un chef », alors qu’il y a une foule de bons chefs italiens plus jeunes qui pourraient faire mieux, Diego Ceretta pour ne citer que l’un des plus jeunes et des plus intéressants. Mais les voies du Seigneur Cahn sont impénétrables.

 

Récitals et concerts

Cinq noms qui devraient ne pas avoir de mal à remplir la salle, tant ils sont aujourd’hui des incontournables du chant lyrique, voire des stars.

20 septembre 2024
Jakub Józef Orliński,
contre-ténor
Michał Biel piano

Œuvres du baroque italien, Henry Purcell, Franz Schubert et de compositeurs polonais.

Le fantasque et étourdissant champion de breakdance et contre-ténor polonais proposera un florilège d’air divers et d’ambiances musicales à ne pas manquer, avant de le revoir dans le Stabat Mater de Pergolesi.

3 novembre 2024
Lisette Oropesa,
soprano
Alessandro Praticò, pian
Chansons et airs de Maurice Ravel, Léo Delibes, Jules Massenet, Georges Bizet, Gioachino Rossini, Saverio Mercadante et Guiseppe Verdi.
Star d’aujourd’hui, irremplaçable dans le jeune Verdi et dans le belcanto, disponible, sympathique et surtout fabuleuse en scène, Lisette Oropesa propose un récital fait de mélodie et d’airs du répertoire romantique qui devrait faire monter la salle au paradis.
A ne pas manquer.

31 décembre 2024
Camilla Nylund,
soprano
Concert du Nouvel An
Orchestre Symphonique Bienne Soleure
Yannis Pouspourikas direction musicale
Valses, polonaises, airs et polkas de Johann Strauss II, Franz Lehár et Emmerich Kálmán.
Un programme typique de 31 décembre, mais la présence de la voix wagnérienne la plus importante du moment, qui a récemment explosé à l’heure où les grandes voix wagnériennes finissent leur carrière, ici dans un répertoire qui n’est jamais facile, et où elle aura à montrer la versatilité de son immense talent.

9 février 2025
Aušrinė Stundytė,
soprano
Andrej Hovrin,
piano
Récital mis en espace
Erwartung, monodrame d’Arnold Schönberg, livret de Marie Pappenheim.
Lieder d’Arnold Schönberg, Richard Strauss et Alban Berg.

Il était difficile d’imaginer la bête de scène qu’est Aušrinė Stundytė, seulement enfermée dans les limites d’un récital, fût-il fait de Lieder d’Arnold Schönberg, Richard Strauss et Alban Berg. Elle offre en sus Erwartung de Schönberg, instruite de son expérience munichoise avec Warlikowski dans sa réduction pour piano et ce devrait être fascinant. C’est ce qu’on appelle un must.


15 mai 2025
Benjamin Appl,
baryton
James Bailleau, piano
Lieder de Gustav Mahler, Alma Mahler, George Butterworth, Erich Wolfgang Korngold et autres.
Troisième récital à Genève d’un des seuls authentiques Liederistes de ce temps, dans la tradition des Fischer Dieskau, ou des Thomas Quasthoff. Il est rarissime désormais qu’une carrière de chanteur lyrique se bâtisse sur le Lied ou l’oratorio. Benjamin Appl a cette singularité, même s’il déroge par quelque représentation d’opéra çà et là. Si vous n’avez jamais goûté au véritable récital de Lieder, c’est l’occasion de s’initier, ici dans un programme particulier marqué par le post-romantisme.

 

DANSE

 

Je renvoie au site du Grand Théâtre en attirant l’attention sur la venue de Beethoven 7 de Sasha Waltz qui devrait être un événement (4 repr. du 13 au 16 mars 2025, Bâtiment des Forces Motrices)

 

CONCLUSION

J’ai été suffisamment souvent critique ou dubitatif sur certains choix du Grand Théâtre pour ne pas bouder mon plaisir à affirmer qu’il s’agit là de la meilleure saison de l’institution depuis de longues années, et que le public genevois et frontalier aura du mal à faire des choix dans cette somme d’excellents spectacles et d’un ensemble exceptionnel de récitals. La saison est bien composée, équilibrée, avec des distributions globalement de bon niveau et des choix de chefs pertinents à une exception.
Bien sûr, il faut comme dit Malherbe, que les fruits passent la promesse des fleurs, mais il faut reconnaître que la promesse est vraiment déjà une aube dorée. Alors, au public de faire son travail de public curieux et cette prochaine saison particulièrement gâté.

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: IL TROVATORE de Giuseppe VERDI le 10 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Paolo CARIGNANI; Ms en scène: Olivier PY) avec Anja HARTEROS

Choeur des Bohémiens© Wilfried Hösl
Choeur des Bohémiens© Wilfried Hösl

Hiver italianissime à Munich avec deux des sopranos germaniques les plus en vue, Diana Damrau pour Lucia et une reprise de Trovatore avec Anja Harteros.
C’était ce soir Trovatore, une production d’Olivier Py encore récente créée par le couple Kaufmann/Harteros l’été 2013.
Après le magnifique Trovatore salzbourgeois, il était intéressant d’entendre l’autre soprano, Anja Harteros, après qu’ Anna Netrebko nous eut bluffés à Salzbourg, il est vrai avec un chef…

Il s’agissait hier d’une représentation dite de répertoire, c’est à dire n’ayant pas fait l’objet de répétitions retravaillées. Et la distribution était différente de la première de 2013, puisque et Luna (Vitaliy Bilyy et non Alexey Markov) et Manrico (Yonghoon Lee et non Jonas Kaufmann) et Azucena (Anna Smirnova et non Elena Manistina) et Ferrando (Goran Jurič et non Kwanchul Youn) avaient été changés.

De la Première, il restait le chef Paolo Carignani et Anja Harteros (Leonora), ainsi que l’Inès fort remarquée de Golda Schultz.
J’ai longuement écrit sur la difficulté de Trovatore, moment où Verdi laisse son « premier » style, dit du « jeune » Verdi, encore tributaire de formes et couleurs belcantistes, avec de redoutables épreuves pour les sopranos (Abigaïl, Elvira, Odabella) mais n’a pas encore trouvé les couleurs de la maturité d’à partir de 1859 (Un ballo in maschera). C’est pourtant pendant cette période « entre deux » qu’il compose les trois opéras les plus populaires de sa production, Rigoletto (1851), Il Trovatore (1853), La Traviata (1853),
Signalons pour mémoire (je le signale à chaque fois…) qu’il existe de Trovatore une version française spécifique de type Grand Opéra de 1857, avec quelques modifications par rapport à l’original (cadences, final complètement modifié) et un ballet. On eût aimé que Stéphane Lissner s’en souvienne au lieu de présenter la saison prochaine un Trovatore en italien. Je n’ai pour ma part entendu cette version qu’une seule fois, à Parme. On oublie toujours de penser que l’Opéra de Paris a une histoire, et une identité, comme ailleurs : sans doute est-ce l’effet aéroport international de la salle de Bastille.. Mais les questions économiques et la vie des grands chanteurs font qu’ils-n’ont-pas-le-temps-n’est-ce-pas d’apprendre la version française. On nous a asséné des années durant cette fadaise à propos du Don Carlos en version originale, qui est bien plus intéressant que la version italienne, et bien plus beau. Résultat : depuis quelques années, Vienne, Barcelone, Bâle, ont présenté plusieurs fois le Don Carlos en français, mais toujours pas Paris où il a été fait en septembre 1986, effet du passage de l’italien Massimo Bogianckino, méprisé par le petit monde parisien, qui fut le seul à avoir une politique s’appuyant sur l’histoire de cette maison.
Nemo profeta in patria.

Qu’en était-il donc de ce Trovatore, dont on a un peu parlé en France à cause d’Olivier Py, qui travaillait pour la première fois à Munich. Bien des journalistes français se sont alors souvenus que Munich existait…
La mise en scène d’Olivier Py, soulignons le d’emblée, est nettement plus travaillée que son Aïda médiocrissime présentée à Paris l’automne de la même année. Il y a un propos, il y a une intention, il y a une mise en scène.
Certes, on y retrouve puissance 10 les péchés mignons de notre metteur en scène national : décors monumentaux tout noirs bougeant sans cesse sur des chariots, néons, tournette, ça bouge, ça tourne, ça circule à en perdre l’orientation et même le sens, notamment dans la première partie (Actes I et II), très picaresque, très axée sur le monde du théâtre, de la foire (gitans) et le monde des machines outils du XIXème, engrenages qui tournent, locomotive enfumée, tout est là pour nous rappeler que le Moyen âge du Trovatore est un Moyen âge revu à la sauce bourgeoisie industrieuse du XIXème. Le premier axe est donc ce que j’appellerais la « machinerie » et presque le « machinisme », vu l’aspect macchinoso de cet appareil scénique, comme diraient les italiens.

Acte I "Le duel"©Wilfried Hösl (2013)
Acte I “Le duel” Inès et Leonora ©Wilfried Hösl (2013)

Certains éléments sont intéressants notamment dans la manière dont il traite les personnages secondaires, Ferrando et Inès. Pour une fois, on voit Inès, elle n’est pas une ombre effacée, et Ferrando jusqu’à la fin joue un rôle dans le drame, au départ récitant, à la fin acteur, puisque c’est lui qui assassine Manrico. Pour le reste, cela reste dans la convention à laquelle on est habitué.

Ferrando sur la scène © Wilfried Hösl (2013)
Ferrando sur la scène © Wilfried Hösl (2013)

Le second axe est le théâtre, je veux dire le théâtre dans le théâtre : cela commence dans un décor qui rappelle un théâtre élisabéthain qui pourrait être le Globe et Ferrando commence à raconter son histoire sur scène devant les spectateurs qui commentent comme à Guignol. Vu l’histoire c’est presque de Grand Guignol qu’il s’agit. Et vont défiler devant nous des niches-décor dans lesquelles les personnages sont lovés, une salle d’hôpital toute blanche et un lit de fer sur lequel Manrico est étendu, une petite boite dans laquelle à la fin Manrico et Azucena sont enfermés, et toute une série de scènes dans la scène où se déroulent certains moments de l’action. Un théâtre qui serait presque un théâtre de foire, de bateleurs au moment du chœur des gitans, où s’affiche Azucena en chapeau haut de forme, sorte de madame Loyal de l’histoire qui défile.

C’est bien une construction en abime qui voit d’abord Ferrando, puis la bohémienne entamer des récits qui s’enchâssent.

La mère torturée © Wilfried Hösl (2013)
La mère torturée © Wilfried Hösl (2013)

Et justement, le récit de la Bohémienne est en fait, souligne Py, une sorte d’image obsessionnelle de sa mère au bûcher, de sa mère torturée qu’on va voir tout au long de l’opéra, et et toujours évoqués des bébés abandonnés, brûlés (on voit de nombreux bébés ensanglantés, et même à un moment des sortes de marionnettes géantes, putti monstrueux dans une des boites dont il était question plus haut). C’est là le troisième axe, celui des obsessions, des montées d’images qui donne au drame sa ligne et sa couleur.

Un monde en désordre, vaguement orgiastique (la locomotive sert d’objet érotique à une dame qui danse et exhibe ses formes plantureuses, qu’on verra ensuite accoucher d’un bébé évidemment sanguinolent) où circulent çà et là, devant, derrière des personnages peu identifiables et qui donne cet aspect picaresque et un peu too much que j’évoquais plus haut.

Le rideau, les lumières, le théâtre...
Le rideau, les lumières, le théâtre…

Et puis, après un entracte où la mère (aux mille douleurs), cette figure qui traverse tout l’opéra, frappe sur le rideau de plastique translucide où se reflètent les lumières de la salle et les transforme par le jeu des reflets en une sorte de feu d’artifice (fort bien fait d’ailleurs) pendant que le public sort, sorte d’image de l’explosion tragique et désespérée, mais aussi de dilution du théâtre, on passe à des actes III et IV complètement différents par l’ambiance, plus concentrée sur les drames humains, sur les personnages isolés, dans un univers sombre, noir, plus marqué par le religieux :

La Pira © Wilfried Hösl (2013)
La Pira © Wilfried Hösl (2013)

la pira est figurée par une croix qui brûle, Luna finit par briser la croix, les décors bougent à peine, le plateau est nu : naissance de l’espace tragique. Plus de médiation par les images et par le décor construit et déconstruit. C’est clair, la musique des deux derniers actes est plus soutenue, plus continue, plus dramatique et plus spectaculaire, et ici, la mise en scène laisse la musique s’épanouir.
Ce n’est pas ma vision de Trovatore que je trouve haletant dès le départ, enchaînant avec bonheur les moments de tension, les airs, les ensembles. En ce sens la mise en scène d’Hermanis à Salzbourg, qui n’allait pas bien loin non plus, respectait cette cohérence qu’ici, aussi bien à l’orchestre que sur le plateau, on semble ne pas prendre en compte.
Car Paolo Carignani réussit dans la première partie à laisser froid, dans une œuvre où rien n’est froid. Sans êtres alanguis, les rythmes sont assez mous, les tempis n’ont pas la variété à laquelle on s’attend. Paolo Carignani n’est pas un mauvais chef, tout est « en place » comme on dit et surtout il aide les chanteurs notamment lorsqu’ils sont en réelle difficulté (Goran Jurič dans Ferrando par exemple), il ralentit les tempis, il abaisse le volume, il suit le plateau.
C’est un peu plus senti dans la seconde partie, sans doute aussi à cause des chanteurs et notamment d’Anja Harteros, inspirée.
Je regrette quand même que la partition ne nous dise rien sous cette baguette : un seul exemple, les accords initiaux du dernier acte, mous, sans aucun accent, répétitifs. Bien entendu aussi, pas de Da capo pour la pira, parce qu’il faut laisser au ténor le temps de respirer pour tenir le contre ut (qui a d’ailleurs commencé en contre ré) aussi longtemps que possible (et là la note fut particulièrement tenue au grand délice du public qui adore les notes non écrites pour ténor en vitrine). En somme, une direction musicale qui est plus un accompagnement qu’une direction. Mais il est vrai que les chefs pour Verdi, c’est à dire qui révèlent quelque chose de la partition, qui lui donnent couleur et cohérence, sont assez rares sur le marché.
À cette direction musicale sans véritable intérêt sinon technique, correspond un plateau assez contradictoire.
Que les quatre chanteurs ne soient pas les quatre meilleurs du monde comme le voulait l’autre (on ne sait plus qui, il y au moins quatre noms qui revendiquent la paternité de la déclaration), c’était évident rien qu’à lire la distribution. Il reste que globalement le plateau était de bon niveau, et évidemment dominé par Anja Harteros.

Du côté masculin, plusieurs points à relever :
Le Ferrando de Goran Jurič (qui appartient à la troupe) est un exemple clair des difficultés du chant verdien. Ferrando est un de ces rôles auxquels on ne prête pas toujours attention sauf quand l’artiste décroche. Quand c’est Kwanchul Youn, tout le monde est content et on passe rapidement. Goran Jurič a un beau timbre de basse, il sait ouvrir le son, il a les aigus, mais malheureusement, dès que le rythme s’accélère , dès que les paroles sont à prononcer rapidement et que la voix doit descendre, ça part en capilotade. Plusieurs fois, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la voix s’étiole, le son ne sort plus. Problèmes de diction, de prononciation, d’émission. Même quand le chef ralentit à dessein le tempo, il n’y a plus de souplesse ni de ductilité.

Vitaliy Bilyy (Luna) le 10 février 2015
Vitaliy Bilyy (Luna) le 10 février 2015

Vitaliy Bilyy (Luna) est un baryton ukrainien de très bonne facture, un timbre somptueux, riche en harmoniques, des aigus larges, une belle présence. Mais dès qu’il faut alléger, dès qu’il faut moduler, dès que l’air demande de la subtilité et une vraie couleur, il reste le son, mais il n’y plus ni sens ni interprétation. Le test ? Il balen del suo sorriso, qui doit être éthéré, allégé (c’est le seul air d’amour de la partition, un vrai chant d’amour qui devrait contribuer à rendre le personnage un peu sympathique), et surtout interprété de manière polychrome. Ici il y a la voix, un peu forte pour mon goût, mais jamais la couleur, mais jamais un vrai style. Il reste que l’artiste a mérité les applaudissements, même si ce n’est pas à proprement parler du chant verdien, sauf peut-être à la fin.
Le cas de Yonghoon Lee est différent. Vocalement, il n’y a rien à dire (même si au début, il attaque avec de sérieux problèmes de justesse), ce chant est très contrôlé, l’aigu est large (j’ai parlé de son ut-ré interminable à la fin de la Pira), il sait alléger, il émet de jolies notes filées. C’est parfait, comme souvent chez les chanteurs coréens qui sont parmi les asiatiques ceux qui sont le mieux adaptés au chant italien.

Yonghoon Lee (Manrico) le 10 Février 2015
Yonghoon Lee (Manrico) le 10 Février 2015

Le seul problème, qui est de taille, c’est que malgré toutes les qualités techniques de cette voix et malgré un timbre séduisant, son chant est totalement inexpressif, monotone, sans aspérités, sans accents. Il n’évoque rien, ne fait jamais rêver, cela ne décolle jamais : un bloc lisse qui ne semble pas comprendre ce qu’il chante. Son Ah si ben mio bien exécuté sans jamais faire craquer un bouton de guêtre, laisse complètement froid. Un chant autoroutier, en place et sûr. Avec l’érotique d’une autoroute.

 

 

C’est plus convaincant du côté féminin :

Anna Smirnova (Azucena) le 10 Février 2015
Anna Smirnova (Azucena) le 10 Février 2015

Anna Smirnova est une Azucena en voix, une voix large, chaude, solide, présente, en volume elle dépasse tous ses collègues. C’est une belle prestation, c’est une voix solide, c’est sans conteste un mezzo de poids.

Mais là aussi, elle a tout ce que n’a pas Lemieux entendue à Salzbourg, mais elle n’a pas ce que Lemieux possède : sens de l’à-propos, distance, belle possession du texte, subtilité. Smirnova, c’est un ouragan, dont le volume plaque contre le mur. Mais après ?
Bien sûr, je ne voudrais pas qu’on m’accuse de faire la fine bouche, mais tout de même : le texte a de l’importance, la couleur a de l’importance surtout chez Verdi, c’est ça qui fait chavirer le public, qui a mis du temps à chavirer après Stride la vampa. On est dans une expression scénique forte, mais sans qu’on ressente derrière l’âme, la sensibilité, dans un rôle qui en demande (Ah ! Cossotto…) .
Mais là aussi, il y avait une telle présence scénique et sonore qu’on ne peut qu’applaudir, malgré les remarques.

Seule Anja Harteros portait quelque chose d’autre.

Anja Harteros (Leonora) le 10 Février 2015
Anja Harteros (Leonora) le 10 Février 2015

Même si elle était elle aussi victime d’une première partie un peu en retrait, avec des suraigus un peu courts, avec un certain manque de rondeur. Mais il en va autrement en deuxième partie et notamment dans sa longue scène qui commence par d’amor sull’ali rosee, se poursuit par le Miserere puis par le duo avec Luna. Il y a certes toujours un peu problème à tenir les notes très hautes, mais pour le reste, c’est une leçon de chant, avec surtout une tenue de souffle exemplaire, des trilles à faire pâlir, des agilités sans scories, un sens du crescendo qui va en s’élargissant et qui stupéfie, avec en plus cette figure très bien éclairée (par Bertrand Killy) qui en fait une figure tragique, presque callasienne, qui va directement au cœur. Cette présence scénique (la manière dont elle meurt !), cette figure émaciée d’où sortent des sons aussi pathétiques, est totalement bouleversante. Harteros, c’est toujours grand, c’est la plupart du temps émouvant et très senti. Je me demande tout de même si elle a intérêt à garder ce rôle (où elle excelle) à son répertoire. Je la voix bien mieux en Aïda aujourd’hui.
Dernière concession au cirque lyrique : quid du match entre Netrebko et Harteros sur ce rôle ? L’une a une voix large, charnue, d’une diaphane pureté, et s’est formée à l’art du bel canto, l’autre a un sens tragique et une technique de fer, tout en diffusant l’émotion dès qu’elle arrive en scène. Je crois que Netrebko est plus homogène sur l’ensemble (Tacea la notte placida par exemple) avec quelques petits problèmes de prononciation, que n’a pas Harteros tellement immense, tellement bouleversante à la fin…
De gustibus…je me refuse à choisir. Il y a sans doute des soirs où je suis Anna et d’autres où je suis Anja.

Bien sûr je suis content d’avoir vu ce Trovatore, un peu m’as-tu vu pour la mise en scène carte de visite, où l’intelligence est là, mais aussi la volonté de trop en faire. Bien sûr je suis content de vérifier qu’Anja Harteros est toujours grande dans Verdi (même si son Elisabetta et sa Leonora de Forza m’ont plus secoué sur l’ensemble de la soirée à mon avis), mais j’ai pu encore une fois vérifier qu’il est plus difficile, bien plus difficile de faire passer Verdi que Wagner, et que même avec de bons chanteurs, et c’était le cas hier soir, pas un seul n’était mauvais, cela ne part pas toujours.
Triomphe et rappels infinis, c’était une soirée de répertoire à Munich. [wpsr_facebook]

D'amor sull'ali...© Wilfried Hösl (2013)
Acte III…© Wilfried Hösl (2013)

 

 

 

MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE – BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: MACBETH de Giuseppe VERDI le 1erJUILLET 2014 (Dir.mus: Paolo CARIGNANI, Ms en scène: Martin KUŠEJ) avec Anna NETREBKO

Macbeth (Bay.staatsoper)©Wilfried Hösl
Macbeth, scène finale (Bay.staatsoper)©Wilfried Hösl

 

On connaît le principe des Münchner Opernfestpiele : une série de reprises de productions de l’année ou des années précédentes, avec des distributions de prestige et si possible, les chefs d’origine et puis deux ou trois Premières qui seront reprises la saison prochaine avec (ou non) les distributions d’origine: cette année c’est Guillaume Tell de Rossini – mise en scène d’Antù Romero Nunes et Orfeo de Monteverdi mise en scène de David Bösch qui vient de faire Simon Boccanegra à Lyon. L’ambiance est donc plus festive, et à Munich, immuable, tenues de soirée, public détendu disséminé sous les colonnes du portique ou sur les balcons, mais en même temps un brin bon enfant, pas snob, en bref que du bonheur.
Ce soir, c’est la deuxième représentation de Macbeth de Verdi, une reprise de la production de 2008, qui a ouvert cette année le festival le 27 juin dernier.

Le Macbeth de Verdi est un bon sujet pour les metteurs en scène, car la trame (livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei) est assez proche du drame shakespearien, même resserrée de cinq à quatre actes. L’œuvre dont la version princeps remonte à 1847 (Florence Teatro La Pergola) a été révisée pour Paris en 1865 (réception moins triomphale) et cette dernière version reprise en italien en 1874 qui est celle qu’on joue (en général sans le ballet) aujourd’hui sur les scènes.
On a donc un opéra créé dans le sillage des opéras du jeune Verdi, très marqués par le bel canto et la culture vocale des années 1830-40, dans une salle de dimensions moyennes convenant parfaitement à ce type de vocalité et recréé en 1874 à la Scala, après le passage de Wagner (Verdi découvre Lohengrin à Bologne en 1871) et à l’orée de la période vériste. L’une des différences les plus marquantes est que la version de 1847 se clôt sur la mort de Macbeth, et celle de 1865/74 sur le chœur triomphal Vittoria !, mais il y a d’autres modification bien expliquées dans les ouvrages sur Verdi, dont la somme immense de Julian Budden qui à ma connaissance n’existe pas en français (si je dis une bêtise, les lecteurs attentifs me corrigeront).
C’est donc pour un chef un excellent sujet de réflexion sur la partition et sur la couleur à lui donner. Macbeth est-il plus proche de Nabucco (1843),  d’Aida (1871), ou d’Otello (1887)? D’autres œuvres ont suivi ce parcours fait d’une naissance à une époque et d’une version définitive à une autre, comme  Simon Boccanegra, créé à Venise en 1857 et repris après révision de Boito en 1881 à la Scala. Macbeth et Simon Boccanegra ont fait l’objet d’un regard attentif et de versions mythiques de Claudio Abbado.
Toute la difficulté musicale de Macbeth se résume à la fois dans une lecture orchestrale qui doit avoir la dynamique et l’énergie des premiers ouvrages, mais la poésie et la subtilité des derniers, l’énergie de Nabucco et l‘extrême raffinement de Falstaff. Seuls de grands chefs savent créer la chimie (et même l’alchimie!) voulue.
Même problème pour les voix et notamment celle de Lady Macbeth, l’un des rôles les plus difficiles du répertoire verdien (et même du répertoire tout court), on sait que Verdi ne voulait pas de spécialistes de Bel Canto, tout en fioritures et en élégances, mais qu’il voulait une voix qui sache exprimer des cassures et des ruptures, mais aussi la noirceur du personnage. Une sorte de quadrature du cercle. D’où on le verra ci-après l’extrême diversité des chanteuses qui l’ont abordé.
Martin Kušej, le metteur en scène autrichien originaire de Carinthie a mis en scène cette année à Munich La Forza del Destino, c’est un des metteurs en scène de référence de l’aire germanique dont on verra à Lyon l’an prochain Idomeneo et dont les parisiens ont déjà vu une Carmen venue de Berlin au Châtelet. Cette production de Macbeth remonte à 2008, a déjà connu plusieurs reprises, mais celle d’aujourd’hui attire tout particulièrement l’attention, puisqu’elle affiche deux stars, Simon Keenlyside en Macbeth, et Anna Netrebko en Lady Macbeth, qui est une prise de rôle. Cela suffit pour créer le chaos et la folie à la billetterie, des dizaines et des dizaines de personnes tiennent fébrilement dans leurs mains l’affichette « Suche Karte ».
Martin Kušej, comme à son habitude, ne travaille pas vraiment sur le personnage, mais sur le cadre et l’ambiance, il ne faut pas trop chercher de direction d’acteurs subtile et précise, mais bien plus une couleur, une direction donnée par les décors, les costumes et la constitution des tableaux : l’utilisation de la matière est aussi indicative, ici, beaucoup de plastique translucide.

Un océan de crânes (avec Nadia Michael en Lady) ©Wilfried Hösl
Un océan de crânes (avec Nadia Michael en Lady) ©Wilfried Hösl

L’ensemble se déroule sur un tapis de crânes, presque les montagnes des têtes décapitées, images de la violence éternelle, auxquelles va s’ajouter en cours de spectacle celle de Banquo, apportée dans un sac plastique à Macbeth.

Dispositif de l'acte I (avec la tente) ©Wilfried Hösl
Dispositif de l’acte I (avec la tente) ©Wilfried Hösl

Il y a dans le dispositif scénique des éléments permanents et donc symboliques, les crânes sur lesquels on marche (difficilement) et une tente, comme une fragile entrée des enfers, d’où les personnages sortent, enfants blêmes qui figurent les obsessions et les sorcières – les enfants que le couple n’a pas-, Macbeth, cadavre de Duncan etc… Cette tente, lieu des fantasmes, giron des malheurs, entrée de l’Enfer, sera rageusement détruite à la fin par Malcolm.
Pour le reste, des éléments essentiels pour qualifier les lieux.

Acte I, le château de Macbeth ©Wilfried Hösl
Acte I, le château de Macbeth ©Wilfried Hösl

Les Macbeth apparaissent souvent dans un espace fait de cloisons de plastique translucide, qui les isole du monde extérieur : le palais est alors figuré par un énorme lustre de cristal, sur lequel se dresse Lady Macbeth (Acte I), et derrière les tentures plastifiées, le peuple, la cour les soldats. Les Macbeth vivent dans leur monde et malmènent celui des autres.
La scène du spectre et du « brindisi » se déroule au milieu d’une cour habillée de riches vêtements médiévaux, mais à mesure que Macbeth délire, tout se transforme et cette foule se retrouve en combinaison ou en sous vêtements pour composer autour de Macbeth un tableau très impressionnant et bien construit, figurant les obsessions et les délires du personnage.
Les sorcières apparaissent comme une foule ordinaire, comme si en fait c’était Macbeth qui dans son mental construisait l’histoire de ses désirs et de ses hantises. Ainsi, dès qu’il s’éloigne à la première scène la tarantelle (s’allontanarono) fait place au sexe débridé du sabbat, un peu comme la scène du veau d’or dans Moïse et Aaron et, au troisième acte, on a droit pour leur deuxième apparition à un sabbat du même genre, agrémenté cette fois de golden shower.

Verdi considérait Macbeth comme un opéra fantastique, et Kušej en fait un opéra fantasmatique, né des projections des deux protagonistes, d’où des jeux permanents entre une projection mentale et le réel, mais le réel est fait de malheur, de violence et de sang : la scène du peuple avec le chœur Patria oppressa est l’une des plus suggestives, éclairage blafard de Reinhard Traub, corps sanguinolents nus, pendus par les pieds, et bientôt, hagard, Macbeth se promenant au milieu des gens et des corps, avec sa couronne, dans un pauvre costume, tel Bérenger du Roi se meurt. En faisant de Macbeth un personnage à la Ionesco, Kušej ajoute encore une dimension pathétique et ridicule, mais aussi peut-être encore plus dangereuse au personnage qui perd tout contact avec la réalité et qui est complètement coupé des autres.

Anna Netrebko Acte I ©Wilfried Hösl
Anna Netrebko Acte I ©Wilfried Hösl

Lady Macbeth se promène alternativement en robe de cour et en combinaison (un tic de Kušej) avec une perruque rousse, qui la marque et lui donne une silhouette dure voire maléfique alors que d’un autre côté la combinaison la fragilise, exprimant ainsi la double postulation du personnage que Verdi caractérise exactement de la même manière au niveau vocal.

La Lady est morte ©Wilfried Hösl
La Lady est morte ©Wilfried Hösl

Elle chante ainsi Una macchia è qui tuttora l’air du somnambulisme à l’acte IV, marchant difficilement sur l’océan des crânes, titubant même et constituant ainsi une des images les plus fortes de la soirée, ainsi que la manière dont on emporte son cadavre.

Ainsi le travail de Kušej est-il quelquefois impressionnant par les images qu’il propose, moins par l’analyse en profondeur des personnages et par la fluidité de l’ensemble car le spectacle est trop souvent interrompu par des baisser de rideaux, qui ralentissent l’action. Alors qu’elle est conçue comme une marche inexorable vers la catastrophe, une sorte de descente aux enfers , ici on la pressent mais on ne la voit pas vraiment parce que l’enfer est en nous, et qu’il est présent dès le départ. Il reste que sans être un travail référentiel et définitif, ni même original, la mise en scène de Martin Kušej est digne d’intérêt.
Musicalement, l’impression est aussi contrastée, même si la distribution de festival
avec quatre grandes vedettes du chant dans cette reprise de prestige, a fait courir les foules et en atténue les effets.
Anna Netrebko aborde Lady Macbeth à un moment où elle a décidé d’affronter les héroïnes verdiennes (Leonora de Trovatore) et même wagnériennes (Elsa). La voix s’est effectivement considérablement élargie, elle est grande, charnue, projette parfaitement. Les moments les plus brillants comme le brindisi passent très bien. Il reste que le rôle de Lady Macbeth est complexe, aussi bien dans la construction du personnage que dans ses caractères vocaux, les deux d’ailleurs se tressant de manière inextricable. J’avais souligné en son temps l’inadéquation vocale de Jennifer Larmore dans ce rôle (à Genève) mais l’intelligence et le raffinement extrême de l’interprétation. Que Jennifer Larmore et Anna Netrebko puissent se confronter à cette partie en dit long sur son extrême ductilité. Il faut bien sûr de l ‘héroïsme, mais la Lady implique aussi une épaisseur de lecture assez inédite : il faut savoir lire la lettre initiale en  parlato, avec un art consommé du dire, puis aborder air et cabalette avec les aigus en place, il faut avoir un grave sonore, et profond (ce qui a permis de l’aborder à des mezzos comme Larmore ou Verrett ou à des lirico-spinto comme Dimitrova, voire des sopranos dramatiques comme Nilsson), il faut aussi un contrôle belcantiste sur la voix, une technique de souffle permettant le redoutable filato final, doublé d’un contre ré bémol…En bref, il faut des qualités de soprano dramatique et de soprano lyrique-colorature. Pour trouver la Lady idéale aujourd’hui, autant chercher une aiguille dans une botte de foin.

Anna Netrebko et Simon Keenlyside © Wilfried Hösl
Anna Netrebko et Simon Keenlyside © Wilfried Hösl

Anna Netrebko est une immense star en terre germanique et aux USA. En France, on l’a très peu entendue dans les rôles qui ont fait sa gloire : une seule apparition à la Bastille grâce à Gérard Mortier dans I Capuletti e i Montecchi en duo avec Joyce Di Donato. Elle a été une légendaire Violetta et une belle Suzanne à Salzbourg, une belle Donna Anna à la Scala, une grande Bolena à Vienne, sans parler du répertoire russe, puisqu’elle a fait ses classes à Saint Petersbourg. Netrebko a commencé comme lyrique-colorature, elle aborde maintenant les rôles de lirico-spinto…et Lady Macbeth qui est tout à la fois
Sa Lady est incomplète, elle est encore un peu immature : le chant assez triomphant ne dit pas vraiment tout des entrelacs psychologiques du personnage. La lecture initiale de la lettre est sans caractère, le Brindisi est remarquable d’éclat, mais, en dépit d’une mise en scène qui la caractérise fortement (perruque rousse, errant en combinaison pendant bonne partie de la représentation) elle me semble rester extérieure au drame.
La voix est large, grande, bien projetée, mais elle est lancée sans vrai contrôle. Du coup, l’air final, celui où l’on attend toutes les Lady Macbeth, le fameux air du somnambulisme Una macchia è qui tuttora n’a ni la tension, ni l’intensité voulue. Cette voix est encore trop saine et trop fière de se montrer pour avoir la couleur diabolique et glaciale que Verdi voulait. Quant au contre ré bémol, il y est sans doute, mais bien peu filé : Anna Netrebko n’est pas arrivée à le contenir, problème technique d‘une voix qui n’a plus les qualités de contrôle d’antan sans avoir toutes celles exigées par le présent rôle, notamment la diction et surtout l’art de la coloration. L’impression est donc mitigée : incontestablement grande artiste et grande voix, mais incontestablement aussi, une inadaptation sans doute temporaire aux multiples exigences du rôle, techniques et interprétatives. Le chant n’est pas vraiment incarné. On est encore loin d’une Lady de référence, même si la prestation est très honorable à ce niveau d’exigence. Elle va aussi aborder Manon Lescaut cet automne, le personnage devrait mieux lui convenir.

Simon Keenlyside et Anna Netrebko
Simon Keenlyside et Anna Netrebko

Simon Keenlyside est une des grandes références dans les barytons d’aujourd’hui. Il a les qualités des grandes voix anglo-saxonnes, un souci presque maniaque de la diction, un timbre chaleureux, une ductilité qui permet d‘aborder des rôles aussi divers que Pelléas et Don Giovanni. C’est un inoubliable Wozzeck. Il montre toutes ces qualités dans son Macbeth, vocalement très bien assis, avec une jolie diction et une belle projection, la voix est puissante, les aigus bien projetés. Bref, c’est une présence.

Simon Keenlyside
Simon Keenlyside

Et pourtant, il lui manque dans ce rôle un phrasé que peut-être seuls les grands barytons italiens (Les Bruson, les Cappuccilli) ont pu maîtriser. De même il lui manque le legato qui donnerait au texte sa fluidité et son naturel. Autant il est un Rodrigo incomparable dans Don Carlo, qui est un rôle plus intériorisé, un rôle de mal aimé,– les rôles de mal aimé lui vont bien- autant dans Macbeth, un rôle noir qui exige de l’héroïsme, cela sonne moins émouvant et moins juste. Autant le personnage est magnifique quand il ballade sa silhouette de roi à la Ionesco au début du dernier acte au milieu du chœur qui s’apprête à chanter patria oppressa, autant le chant, pourtant remarquable – nous sommes à un niveau exceptionnel, rappelons-le, manque quelquefois là aussi d’aisance dans l’incarnation. Il reste que c’est un immense artiste, mais peut-être le rôle ne lui convient-il pas tout à fait…pour ma part, j’attends avec impatience le jour où Ludovic Tézier va se décider à l’aborder…

Ildar Abdrazakov
Ildar Abdrazakov

Ildar Abdrazakov est Banquo. La voix s’est étoffée, a gagné en harmoniques et le volume s’est élargi, : j’avais été impressionné par son Igor au MET, il est un Banquo présent, convaincant et émouvant, il sait maintenant vraiment colorer, le timbre est magnifique, encore très juvénile, sonore, puissant.

Joseph Calleja
Joseph Calleja

Enfin Joseph Calleja est Macduff, un rôle ingrat à la présence épisodique mais qui n’a pratiquement qu’un air à chanter (et quel air !) O figli o figli miei, un des piliers du répertoire de ténor. Calleja n’a peut-être pas le timbre de ténor le plus chaleureux du monde, mais il a une très belle technique, un peu à l’ancienne, une voix large, bien projetée, des aigus très sûrs, et il est dans ce rôle particulièrement émouvant : il remporte d’ailleurs un immense succès.

Ce qui n’aide pas les chanteurs, et notamment les deux principaux rôles, c’est une direction musicale qui accompagne le chant, mais sans effort d’interprétation. Au lieu de proposer une direction, Paolo Carignani se contente d’accompagner, d’être l’écrin (bruyant) de ce cast, sans vraiment indiquer au plateau une voie homogène à suivre. Ce qui frappe, et dès le début, c’est l’absence de discours, l’absence de subtilité, le tempo relativement rapide, l’incapacité d’exiger des bois, essentiels au début du prélude, une légèreté, un raffinement, qui donnent immédiatement une ambiance. C’est fort, très fort, c’est en même temps sans caractère, et pour tout dire sans intérêt.
La complexité que je notais à propos du rôle de Lady Macbeth se retrouve dans la manière de conduire l’orchestre. Il y a des moments extrêmement légers et aériens dans l’orchestre, (les sorcières), des moments au rythme dansant comme le chœur  s’allontanarono lorsque Macbeth et Banquo disparaissent dans la première scène, une danse que le metteur en scène fait passer de Tarantelle à Sabbat… et en même temps des moments héroïques, ou grandioses, notamment lors des interventions du chœur. Cette diversité doit s’accompagner de fluidité et l’on doit passer de l’un à l’autre indifféremment. Évidemment ma référence est Abbado, que j’ai eu la chance d’entendre à la Scala en 1985 : un orchestre diaphane, une énergie, certes, mais toujours contenue, des bois hallucinants de légèreté, en bref, un discours. On en est loin : lourdeurs, présence envahissante de la fosse, une fosse sans aucune couleur. On dirait quelquefois du mauvais Donizetti mâtiné de Giordano des pires soirs. En fait voilà un Macbeth en place, qui sonne,  mais qui exacerbe tous les tics d’un Verdi traditionnel et sans caractère, sans donner de l’espace à l’originalité de l’écriture et à la complexité de l’œuvre, un Verdi à côté de la plaque qui ne fait pas avancer la connaissance de l’œuvre et qui surtout installe une idée fausse de ce qu’est Macbeth.
Là dedans, j’attends Daniele Gatti : on verra ce qu’il fera l’an prochain (à partir du 4 mai) au Théâtre des Champs Elysées dans la mise en scène de Mario Martone.
Entendons-nous bien, Paolo Carignani n’est pas un mauvais chef, mais il lui manque la personnalité et l’inventivité nécessaires pour nous révéler la partition, pour faire que venus pour écouter des voix, nous repartions convaincus d’avoir aussi écouté de la musique.
Pour Verdi, et notamment pour Macbeth, il faut sortir des chefs de répertoire, des chefs pour chanteurs qui se contentent d’être un écrin confortable pour les voix. À la décharge de toute l’équipe et notamment du chef, le temps de répétition à dû être réduit au minimum, à cause du système de répertoire qui permet certes d’alterner en trois jours Macbeth, Guillaume Tell et Die Frau ohne Schatten, mais qui du coup oblige chacun à arriver avec ses habitudes, sans travailler à faire de la musique ensemble. Quand c’est Frau ohne Schatten, le cast a bien travaillé cet automne et il est à peine changé, quand c’est Macbeth, c’est une distribution neuve qui n’a pas l’habitude de chanter ensemble : sans répétitions longues, avec des professionnels de ce niveau, le résultat reste honorable, mais avec de telles stars, l’honorable laisse sur sa faim.
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Anna Netrebko (ActeI) ©Wilfried Hösl
Anna Netrebko (ActeI) ©Wilfried Hösl

MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2013 / BAYERISCHE STAATSOPER: OTELLO de Giuseppe VERDI le 16 juillet 2013 (Dir.mus: Paolo CARIGNANI, Ms en scène: Francesca ZAMBELLO)

Scène initiale ©Bayerische Staatsoper

L’hirondelle ne fait pas le printemps. Pas plus Anja Harteros ne fait pas un Otello. la représentation d’hier au Nationaltheater donne la mesure de la misère du chant et de la crise de la direction musicale verdiens.
Selon le principe du festival de Munich, à part une ou deux nouvelles productions, les autres représentations sont des reprises de répertoire, et cet Otello unique dans le mois de juillet en est une parmi d’autres et n’a donc sans doute pas bénéficié de répétitions.
La production de Francesca Zambello remonte à juin 1999, 14 ans de bons et loyaux services. Vu la quantité d’idées qu’elle produit, nul doute qu’il y a 14 ans, elle devait être bien proche de ce que nous avons vu, un festival de platitudes, de banalités, avec une certaine technique dans le maniement des foules, une action actualisée “début de siècle” robes “belle époque”, capelines et uniformes gris dans un univers en noir et blanc. Une idée, à peu près la seule, Otello avant de tuer Desdemone, couche la croix devant laquelle elle a prié, et retourne au rite musulman pour prier un instant avant d’accomplir son office. Il me semble d’ailleurs avoir déjà vu cela il y a quelques années (Salzbourg?). Je vous laisse à vos conjectures sur la relation à l’assassinat de Desdemone de ce retour à ses origines musulmanes …Francesca Zambello est un bon metteur en espace (mais pas vraiment un metteur en scène) un espace ici barré de passerelles métalliques (décors et costumes d’Alison Chitty) en hauteur et en profondeur, avec un chœur bien distribué sur le plateau. La scène initiale est assez bien faite.
Musicalement, l’orchestre est confié au chef italien Paolo Carignani, qui a été le directeur musical de l’Opéra de Francfort de 1997 à 2008 et qui est l’un des chefs les plus demandés pour le répertoire italien: c’est lui qui dirige la nouvelle production de Il Trovatore, mise en scène d’Olivier Py avec Jonas Kaufmann et Anja Harteros, qui a ouvert le Festival de Munich.
C’est un bon professionnel, régulier, une sécurité pour les orchestres. Mais évidemment, il faut plus pour un Otello. Il faut d’abord que l’orchestre parle, soit le quatrième protagoniste, et qu’il intervienne dans le drame. Après une scène initiale correcte, cela reste la plupart du temps sans caractère, sans vrai rythme, sans véritable sens dramatique, notamment dans une première partie momolle  où cet orchestre ne nous dit rien, strictement rien. Dans la deuxième partie, plus dramatique, l’orchestre est un peu plus présent, mais cela reste tout de même bien plat, bien indifférent, les chanteurs sont suivis, tout est en place, mais tout passe et bientôt tout lasse. En l’écoutant, je me demandais quel chef italien nous emporterait dans Otello aujourd’hui? ou quel chef tout court…Mehta peut-être? Abbado a déjà donné, avec un immense Domingo en fin de carrière ténorile, et puis il y a les références du passé, Kleiber (je viens de réécouter pour souffrir encore plus son Otello miraculeux de 76 à la Scala…et Solti, que nous avons eu à Garnier en 1976, l’été de la canicule avec Domingo, Margaret Price, Bacquier en un Otello à la mise en scène sans grand intérêt (Terry Hands). L’année suivante, sans Solti, c’est Vickers qui est venu…autres temps. Autres temps pour mieux déplorer un Verdi bien mal servi aujourd’hui (notamment Otello!). Seuls italiens de renom dirigeant Verdi, Daniele Gatti qui à ma connaissance n’a pas dirigé Otello, Riccardo Chailly, qui lui non plus ne l’a pas dirigé. Seul Riccardo Muti  l’a dirigé à la Scala et il y a quelques années à Salzbourg (avec Aleksandr Antonenko et Marina Poplavskaia). Evviva…
Quel chef? et quel Otello aujourd’hui? Pas de ténor incontesté pour le rôle aujourd’hui: Placido Domingo l’a chanté depuis 1975 plus de 20 ans et Jon Vickers avant lui, deux manières de chanter, deux styles, deux géants. jon Vickers, désespéré, d’une violence inouïe, déchirant, avec ce timbre à la fois étrange et bouleversant à peine il ouvrait la bouche, et Placido Domingo, au timbre solaire, et aux accents à vous faire fondre, ah! quest”ultimo bacio dit avec Abbado, murmuré, en syntonie avec l’orchestre, inouï…Donc en l’absence d’Otello digne de ces monstres sacrés (et qu’on ne vienne pas nous parler de José Cura…), on appelle pour le rôle non des chanteurs, mais des voix. À part Antonenko, Botha en est une importante. Mais si la voix est là, le reste n’y est pas. D’abord, en scène Botha est terriblement pataud, ne sait pas se mouvoir, ne sait pas esquisser ne ce serait qu’un geste à peu près en phase avec ce qu’il chante. Les notes sont là. Mais de musique point, mais d’accents, point, mais de couleur, point, de vie point. Un encéphalogramme plat au service de décibels présents, mais indifférents, inutiles, presque ennuyeux. Enfin, sa dernière partie est légèrement plus engagée mais quelle frustration! Est-il possible qu’une telle musique laisse à ce point sans âme?

Claudio Sgura (Jago) – Pavol Breslik (Cassio) ©Bayerische Staatsoper

Jago est le baryton italien Claudio Sgura, qu’on commence à voir un peu sur les scènes européennes. Pour Jago, il faut une voix, qui sache donner de la couleur, qui sache donner du volume, une voix qui se fasse personnage, brutale quand il le faut, insinuante quand il le faut, doucereuse ou coupante, violente et obsessive. Claudio Sgura a un joli timbre, un chant honnête, mais pas de projection là où il faut lancer la voix, peu de volume, peu d’aigus, une voix ronde, en arrière, peu expressive, et là aussi terriblement plate. Une déception, mais surtout une erreur de casting. Il y a d’autres Jago possibles. Je me souviens à Paris, avec Antonenko et Fleming, Lucio Gallo avec une voix perdue, disparue et détruite, savait donner de l’accent, de la couleur, de la présence. Ici encore Sgura nous donne un encéphalogramme plat.

Acte 2 ©Bayerische Staatsoper

Reste Anja Harteros. Seule face à des partenaires pas à la hauteur, elle pouvait donner tout ce qu’elle avait à donner, c’était peine perdue. Le duo initial avec Botha ne fonctionnait pas, elle essayait de donner de la personnalité, de colorer le chant, de chanter en somme, mais face  à Botha indifférent, rien à faire, c’était deux voix parallèles, mais pas un duo. Douée d’une technique peu commune, d’un sens de la respiration aujourd’hui presque unique qui lui fait donner des mezze voci de rêve (au quatrième  acte l’air du saule et l’ave maria sont anthologiques: elle se rapproche de Freni, mais sans arriver tout de même à donner la même émotion: Freni ouvre la bouche et vous prend à la gorge. Harteros n’arrive pas à distiller dans ce rôle l’émotion qu’on pourrait voir procéder de ce chant parfait. Mais comment créer les émotions face à des partenaires si éloignés en style et en engagement? Harteros est une merveilleuse chanteuse, sans doute aujourd’hui unique ou presque dans ce répertoire, mais comme je l’ai écrit plus haut, une hirondelle ne fait pas le printemps.
Les autres rôles sont tenus avec honneur, à commencer par le Cassio juvénile, engagé, frais de Pavol  Breslik, qui met de la vie dans son chant, signalons aussi l’Emilia de Monika Bohinec, intense à la fin, et le bon Lodovico de Tareq Nazmi, ainsi que le Roderigo honnête de Francesco Petrozzi. Quant au choeur, comme toujours à Munich, il est sans reproche puissant, clair, en place (chef de choeur Sören Eckhoff).
Une soirée qui permet de vérifier qu’Anja Harteros est vraiment une chanteuse qui laisse loin derrière ses collègues dans ce répertoire (et dans d’autres: elle est une Maréchale anthologique et une Elsa de rêve) et que mieux vaut la voir à Munich où elle demeure qu’ailleurs où elle annule (Londres ce printemps!). Je venais pour elle, et j’ai été heureux. Mais si on venait pour Otello, il faudra repasser.
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