Encore un des marqueurs de ma vie de mélomane qui s’en va. J’ai eu la chance, comme beaucoup de parisiens, de le voir dans une série de rôles : Otello, Néron (de l’Incoronazione di Poppea), Parsifal, Canio, Peter Grimes, Florestan, Tristan, Samson. C’est encore mon Parsifal de référence, tant il m’a marqué dans ce rôle qu’il interprétait de manière hallucinante, en en faisant un personnage mûr, soucieux, dramatique, imposant.
N’en déplaise aux baroqueux, il fut Néron face à la Poppea de Gwyneth Jones. Ceux qui ont vu à Paris en 1978 cette production de l’Incoronazione di Poppea dans une distribution digne de Wagner (avec eux Christa Ludwig et Nicolaï Ghiaurov) que déjà à l’époque on avait critiqué au nom de la vérité musicale, savent combien la vérité scénique était là, dans ces personnages hors du commun, dans un Néron bestial et monstrueux, qui savait pourtant (et avec lui la Poppea de Gwyneth Jones) retenir sa voix et produire le plus incroyable duo final qu’on ait pu entendre (On peut le voir sur YouTube). Il y a la vérité musicale qui aujourd’hui est autre, les modes sont ailleurs, elles changeront sans doute comme toutes les modes et tous les diktats. Et puis il y a la vérité du texte, la vérité de la scène : aucune des Incoronazione di Poppea depuis n’a imposé cette vérité là. Pour moi le couple Nerone/Poppea, c’est Vickers et Jones, pour l’éternité.
Jon Vickers est de cette race de chanteurs qui n’a plus cours aujourd’hui.
Aujourd’hui on adore les voix sous verre, les voix propres, les voix lisses, les voix contrôlées car on pense que la forme c’est toujours la substance.
La génération de mélomanes qui a découvert l’opéra dans les années 60 ou 70 a été formée aux grandes voix de tripes, les Resnik, les Nilsson, les Freni, les Price (Leontyne et Margaret), les Arroyo, les Domingo, les Cappuccilli, les Ghiaurov, les Jones, des chanteurs qui savaient ce que style voulait dire, qui savaient ce que contrôle voulait dire, mais qui pliaient leur style et leur technique aux exigences de l’expression, du texte et de la vérité scénique et surtout de l’émotion.
Le deuxième acte d’Otello avec Vickers était hallucinant de violence, de déchirure béante. Son Vesti la giubba de I Pagliacci arrachait les larmes. Qui a chanté comme lui l’air de la Meule (Vois ma misère) de Samson et Dalila ? On ne joue plus guère cet opéra aujourd’hui faute de chanteurs capables de transcender une œuvre qui a besoin de brûleurs de planches pour exister.
Jon Vickers avait à la fois la carure écrasante en scène, une présence phénoménale qui exigeait à ses côtés des partenaires immenses car on n’avait d’yeux que pour lui dès qu’il apparaissait et dès qu’il prononçait quelques mots de sa voix inimitable, au timbre si particulier : dans Parsifal, dès le premier acte, où pourtant il n’a pas grand chose à dire, il en était ainsi.
Jon Vickers portait le drame dans la voix, il portait la lacération, il portait la tragédie. Le disque a su d’ailleurs le rendre, dans son Otello (même dans le film avec Karajan pourtant critiquable) dans son Don José, dans son Siegmund même à Bayreuth ou à New York.
Son rapport avec Wagner était contrasté, il a très vite quitté Bayreuth, car il n’y aimait pas l’ambiance religieuse qui entourait Richard Wagner, lui qui par ailleurs était un fervent chrétien. Mais il a laissé une trace wagnérienne indélébile dans le fameux Tristan und Isolde d’Orange (7 juillet 1973) où les trois monstres (Jon Vickers, Birgit Nilsson, Karl Böhm) et l’Orchestre National qui était alors de l’ORTF luttaient contre le mistral et s’inscrivaient pour l’éternité dans la légende (il FAUT voir et revoir le film de Pierre Jourdan).
Alors on ne s’arrêtera pas aux reproches qu’on lui faisait d’histrionisme, ou de toucher aux partitions pour servir sa voix (Toscanini lui-même et d’autres trituraient quelques mesures pour garantir un effet) : ceux qui l’ont vu sur scène savent quel artiste il était, et quelle présence, quelle générosité vocale il offrait au public. Quand je pense à Peter Grimes, je vois Vickers (qui a beaucoup contribué à la popularité du titre hors le Royaume Uni) seul, déchirant dans son pull de laine épaisse trop grand, attirant les larmes rien que d’être avant même de chanter. Je me souviens aussi de son sourire et de sa chaleur, quand, jeune fan, j’allais l’attendre à la sortie des artistes du Palais Garnier. Bref, un pan de plus de mon univers s’efface du monde terrestre, mais reste présent ô combien dans le monde mythique de mon paradis lyrique. [wpsr_facebook]
Se trouver à une représentation d’opéra à Bâle peut être considéré comme décalé le jour où la France entière est dans la rue pour dire non au terrorisme et oui à la liberté de pensée et d’expression. J’aurais peut-être dû aller rencontrer l’histoire en défilant avec les millions de compatriotes en ce 11 janvier. J’ai suivi la journée par internet et par le cœur. Mais les hasards des réservations et du calendrier ont fait que j’étais à Bâle, où le Theater Basel affichait un roboratif « Je suis Charlie » sur sa façade, et un terrible Otello de Verdi dans sa grande salle.
Terrible, parce que j’ai rarement vécu un Otello d’une telle tension, à la limite du supportable. J’en suis sorti tout tremblant.
Aucune des nombreuses mises en scènes d’Otello vues au cours de mon parcours mélomaniaque n’ont laissé en moi des traces indélébiles ou inoubliables, je peux même dire qu’elles ont disparu dans les oubliettes. Il n’en est évidemment pas de même des distribution et des chefs : Domingo et Vickers, Freni et M.Price, Cappuccilli, Bruson et Bacquier, et dans la fosse Solti, Kleiber, Abbado, Muti. C’est rarissime, mais ce n’est pas de Claudio Abbado dont je garde les plus grands souvenirs, une mise en scène (Ermanno Olmi) médiocre, une distribution pas trop convaincante (Domingo dans une de ses dernières apparitions dans le Maure, Frittoli pâlichonne) malgré un orchestre (Berlin !) fabuleux n’ont pas contribué à sculpter un monument de la mémoire.
Solti, avec Domingo à Paris au cœur de la canicule de 1976, avec une Margaret Price éthérée et un Bacquier somptueux malgré les critiques de la presse de l’époque (qui affirmait que Domingo ne tiendrait pas deux ans s’il s’obstinait à chanter Otello…) fut un très grand moment.
Il y eut aussi Jon Vickers, plusieurs soirs à Paris, totalement inoubliable, totalement déchirant, tirant les larmes…
Et puis évidemment, Carlos Kleiber, quatre soirs à la Scala (Mise en scène de Franco Zeffirelli) en 1987 (et 36h de queue), Domingo, Freni, Bruson d’abord, puis Cappuccilli . Oui, cette seule évocation me serre le cœur, me bouleverse. Quelle folie…quelle merveilleuse folie a saisi la Scala en ces représentations de centenaire.
Le lecteur peut comprendre que je n’ai vraiment plus rien à attendre d’Otello, même pas Jonas Kaufmann qui sera sans doute magnifique, mais avec quelle Desdemone et surtout quel Iago. Je pense donc, comme on dit, avoir mon compte.
Et pourtant, je suis sorti de cet Otello bâlois groggy comme rarement je l’ai été à l’opéra. Un Otello sans vedettes, même si Simon Neal, Iago, est désormais bien connu, avec un chef de répertoire, Enrico Delamboye , un de ces Kapellmeister qui font honnêtement leur travail, un orchestre très efficace sans être somptueux.
Aucun élément indigne dans la distribution et tous incroyablement engagés dans la mise en scène, car ici, ce qui tient l’ensemble, c’est la mise en scène de Calixto Bieito, dont on remarque qu’il écume les scènes espagnoles, italiennes et allemandes depuis 15 ans au moins, mais pas les scènes françaises. Les parisiens devraient le découvrir dans les prochaines saisons à Paris. Incompréhensible, et évidemment ridicule, sinon scandaleux.
Bieito s’est fait une réputation sulfureuse de metteur en scène « sexe et sang », de provocateur (je ne vous raconte pas son Don Carlos sur cette même scène de Bâle…), mais j’ai rarement vu une production de Bieito qui ne fût pas rigoureuse, cohérente, en plein accord avec la musique. Il va faire Cosi’ fan Tutte cette année de nouveau à Bâle, je vais y courir et je vous engage à le faire. Les lecteurs de ce blog se souviennent de mon enthousiasme devant ses Soldaten à Zürich, puis à Berlin. Mais Die Soldaten sont une œuvre « sexe et sang », et d’une certaine manière Bieito était dans son élément, en cohérence avec l’oeuvre.
Pour Otello, c’est différent : on est tellement habitué à écouter les chanteurs que la mise en scène importe peu. Tout le monde attend l’esultate, le Credo puis le Si per ciel, la chanson du saule et l’ave Maria. Pour la majorité du public, c’est d’abord le ténor qui compte. Les idées de mises en scène (quand par hasard il y en a) se dispersent au vent des décibels. Et pourtant, le drame de Shakespeare, même revu par Boito, exige une vision.
Calixto Bieito affirme sans cesse le même message pessimiste : le monde est fait de violence et d’oppression, et son expression visible en est le pouvoir. Dans ce monde, pas de place pour l’amour ou le sentiment, destinés à être écrasés. Otello n’est qu’un drame qui nous montre la montée de la violence chez un être prédestiné parce que faible et manœuvré. Une brute sans cesse débraillée aux mains de son âme damnée, un Iago tout propre sur lui, cravate et redingote, raffiné et venimeux. Une brute qui apparaît dès le début les mains ensanglantées. Incapable de tendresse, incapable même de toucher Desdémone, incapable de la conduire au lit…le duo du 1er acte se termine par une sortie chacun de son côté des deux moitiés du couple, sous l’œil lointain toujours présent de Iago. Et ce baiser « Un bacio…ancora un bacio » ne sera jamais donné, pas même dans les dernières mesure où Otello, seul au sommet de la gigantesque grue qui remplit le plateau, implore un baiser du cadavre de Desdemona, gisant un niveau en dessous. Comme si les choses se jouaient entre une réalité sordide et un fantasme d’amour. Comme s’il y avait impuissance physique à toucher l’autre.
Verdi voulait appeler son opéra Iago, et Bieito s’en souvient, car c’est bien lui le centre de l’action, c’est lui que l’on regarde, sans cesse, toujours sur scène, et qui survivra au centre du système, d’un système fait pour les Iago. Les autres personnages sont des marionnettes, impuissantes, pâles, sans colonne vertébrale. Des médiocres.
Des médiocres qui exercent néanmoins sur le peuple un pouvoir exorbitant. Certes, le peuple est joyeux d’être débarrassé du joug turc, et supporte la violence des nouveaux maîtres avec une sorte de résignation, parce qu’elle est sans doute moindre que celle des maîtres précédents. Un peuple derrière des barbelés, les mains liées, dépenaillé, ensanglanté, de plus en plus ensanglanté (acte III), un peuple enserré dans l’univers glacial, métallique, des ports modernes. Sol dangereux (rails), murs métalliques de ce métal de container (d’ailleurs, le rideau de scène est au départ un rideau de fer qui masque et scène et fosse).
Et la violence explose dès le départ.
Le rideau s’ouvre dans le silence et l’obscurité, on voit peu à peu émerger de la brume, toujours dans le silence, une population oppressée, comme hébétée, qui s’approche des barbelés, il y a un tel silence sur la scène et dans la salle que l’effet explosif du premier accord paraît décuplé et suffit à installer la tension. La mise en scène renforce les effets de la musique, dès les premières notes. Jamais la musique de Verdi ne m’est apparue dire autant la violence, l’excès insupportable, le tourment, et ce grâce à une vision : loin de distraire, ce dont on accuse souvent les mises en scène « modernes », celle-ci nous fait pénétrer dans la musique, dans la logique de la musique, dans ce que dit la musique. Stupéfiant. On écoute d’autant mieux qu’on « voit » cette musique sur scène.
Les protagonistes évoluent donc dans un espace vide et noir limité par de hauts murs métalliques qui pourrait être un espace tragique gêné seulement par une énorme grue jaune, de ces grues énormes qui dans les ports portent les containers. Une grue jaune couleur traître qui va devenir peu à peu pur espace de jeu presque abstrait, renforçant l’absence totale de chaleur et l’absence totale de relation à un contexte sinon l’inhumanité de l’univers, métaphore de l’inhumanité des hommes.
Calixto Bieito construit une mise en scène d’une étrange abstraction. Pas de meubles, pas de lieux, un sol parsemé d’obstacles qui gêne la marche ou les déplacements. Et des personnages, chœur et chanteurs, souvent face au public, qui se touchent pour mimer la violence, le viol, la sodomie, sans jamais un moment de tendresse. Des protagonistes tous habillés de la même manière, redingotes, cravates, avec une Emilia étrange, une compagne, une présence à mi chemin entre l’amie et la courtisane, un univers qui m’a fait penser au film « Enquête sur un citoyen au dessus de tout soupçon » de Francesco Rosi, où Iago me renvoyait à Gian Maria Volonte. Dans l’Otello de Bieito, Iago est presque toujours en scène, en arrière plan, observant les choses se dérouler comme un marionnettiste maniant les fils de l’intrigue : un Iago évidemment d’une subtilité et d’une intelligence que le chant tout en nuances, tout en ombres et lumières, tout en modulations et variations de Simon Neal fait un personnage fascinant. La voix n’est pas exceptionnelle, mais l’artiste est d’une rare intelligence: le texte est réellement distillé, jamais dans un style histrionique comme quelquefois certains Iago, mais avec une distinction et une élégance qui évidemment tranchent avec cette grosse brute aux mains ensanglantées qu’est Otello. Neal chante avec sa tête. Et il est fabuleux. Un seul exemple: la scène avec Cassio et le jeu du mouchoir pendant qu’Otello dans l’ombre observe est réglée avec une telle précision et une telle justesse que le spectateur en est mal à l’aise.
Et puis il y a le couple, la Desdemone sensible, déchirante, de la jeune Svetlana Ignatovich au chant encore un peu vert (incapacité à chanter piano notamment dans le duo initial), mais à la voix assurée, aux aigus triomphants, mais surtout à la présence charismatique : son air du Saule et son Ave Maria représentent pour moi une des performances les plus inattendues jamais vues sur une scène d’opéra. Dans un air qui réclame tant de modulations, tant de nuances, une maîtrise technique totale, elle a accepté de chanter juchée tantôt à genoux, tantôt accroupie, tantôt une jambe reposant sur le sol, sur une rambarde de passerelle, une barre de fer pour faire simple, à 3m du sol, et se tenant à deux barres métalliques qui en font une sorte de crucifiée. Un effort physique et un risque qui se conjuguent pour offrir l’un des moments les plus tendus possibles sur une scène d’opéra, et qui évidemment transforme ce qu’attend le spectateur (la pure performance vocale) en un moment de tension extrême où l’on perçoit physiquement le drame, et qui fait de la scène de la mort (presque) un soulagement, dans son classicisme attendu d’étranglement traditionnel. Je ne sais pas si une chanteuse plus célèbre aurait accepté ce défi. Je n’en vois pas une aujourd’hui parmi celles qui chantent Desdemone sur les scènes internationales.
Elle est déchirante entrant en scène avec son bouquet, alors qu’on vient de pendre un pauvre hère et la première grande scène de jalousie d’Otello va se dérouler sous un pendu qui se balance… D’autres scènes au troisième acte, décidément le plus terrible à mon avis, frappent le spectateur, notamment la scène Desdemone-Otello (et Iago tapi dans l’ombre) où Desdemone est quasiment violée par Otello égaré- la manière dont les bas sont arrachés est d’une violence inouïe- mais où en même temps Bieito instille l’idée de l’impuissance d’Otello, et où, en fuyant, elle se réfugie dans les bras de Iago qu’elle croise et qui la violente aussi.
Quant à l’Otello de Kristian Benedikt, un ténor lithuanien à la voix solide, posée, aux aigus bien projetés, directs, et à la diction sans reproche, il est presque tout d’une pièce : son chant maîtrisé mais sans aucune subtilité, aucune nuance, presque brut qui sied à la brute qu’en fait Bieito convient parfaitement dans le contexte et face au Iago hyper élaboré de Simon Neal. Bieito évite le maquillage en maure : à sa violence, à sa folie, inutile de mettre une couleur qui détournerait le propos. Ce qui intéresse Bieito c’est de décrire un espace sans trace de tendresse, mais où seuls règnent les rapports de force. En ce sens chacun des trois protagonistes est parfaitement à sa place, convient parfaitement au contexte, même si cet Otello brut de décoffrage aurait sans doute besoin d’une cure de style dans un autre univers. Nul doute que l’Otello de Kaufmann partira sur d’autres voies car le style est l’atout du grand Jonas, mais je suis persuadé que dans la vision de Bieito, ce ténor convient bien mieux.
Bieito a construit une géométrie des personnages qui sépare les comparses qui sont dans ce travail plus des silhouettes que des personnages, des protagonistes, avec Iago comme chef d’orchestre et Cassio en outil, sans grande personnalité ni intérêt. Cassio est d’ailleurs souvent un rôle sans intérêt (c’est pourtant ce personnage fade qui malgré lui crée la jalousie de Iago et donc la folie d’Otello). Il est ici interprété par le jeune finlandais Markus Nykänen, une voix séduisante sans être exceptionnelle et un personnage qui se fond dans le gris ambiant : il est comme les autres.
D’ailleurs au premier acte, quand il se saoule, comme tous les autres, il inonde méchamment de champagne (à la mode des champions de F1) le peuple qui assiste de loin à la scène, et Bieito montre clairement qu’il fait partie du clan, tout en en faisant un grand naïf : la scène du mouchoir au troisième acte est édifiante à ce propos, mais aussi la scène terrible de l’arrivée de Lodovico l’envoyé du Doge, où Otello égaré le jette contre Desdemona en le forçant à mimer une sodomie, puis se jette sur Lodovico, laissé au sol.
Peu à peu Bieito construit une géométrie du drame : la seconde partie (actes III et IV) fait de la grue en quelque sorte l’espace du couple (si couple il y a), et le reste du plateau l’espace des autres. Cette construction qui nous dit clairement qui fait quoi, fait de la grue l’espace clos du drame ourdi par Iago, toujours extérieur, toujours spectateur tandis que l’espace d’Otello/Desdemone/Emilia est un espace difficile, il faut y monter, puis grimper à une échelle pour arriver au premier niveau (chambre de Desdemone) puis au deuxième niveau, au sommet de la grue où Otello va mourir. J’ai plus haut évoqué Desdemone sur sa rambarde, sa position en équilibre sur un balcon réinterprète la scène du balcon du Roméo et Juliette, en en faisant son antipode. D’un côté un couple de l’autre une solitude, d’un côté l’amour et l’union, de l’autre le désamour, la séparation, la jalousie et la mort.
Ces scènes concentrées sur cet espace presque impossible, où chacun chante séparé de l’autre par le vide, laissent sur le plateau les autres protagonistes, devenus comme des marionnettes presque sans lien avec ce qui se passe, ou des commentateurs comme sortis d’un chœur (d’ailleurs, ils ont les attitudes figées, face au public, que Bieito a voulu pour les chœurs). Emilia crie « Orrore » de loin, regardant ailleurs, comme si le drame était mental, dans les mémoires, dans les fantasmes croisés des uns et des autres.
Et les derniers moments du drame (où normalement Otello menace tous les personnages accourus) se jouent dans la solitude absolue d’un Otello perché au sommet de la grue, qui est à ce moment tournée vers la salle, il meurt donc carrément au dessus du public la tête tendue en l’air, pendant que sur le plateau les personnages reprennent tous une place, Iago compris, au centre, debout, impuissants spectateurs d’une histoire qu’il a suffi d’allumer pour la laisser de développer, ou narrateurs muets d’un naufrage. Image frappante que ces deux corps accrochés à la grue, séparés par un étage, et les autres le regard fixe et vide, dans la pénombre, tous à leur niveau un outil du drame.
Ce travail scénique est si puissant qu’il semble déterminer la musique et non l’inverse. Ainsi l’orchestre bien conduit par Enrico Delamboye, directeur musical à Coblence, qui reprend un orchestre bien préparé par Gabriel Feltz (pas de scories) en étroite osmose avec Bieito (ils ont déjà travaillé ensemble à Berlin pour Die Soldaten) : vu la manière dont le mouvement musical suit le dessein scénique, notamment dans l’accompagnement des personnages (Iago par exemple), il y a eu un véritable travail de tissage scène/orchestre dont la représentation de ce jour garde des traces profondes, avec des accélérations de tempo, de lourds et longs silences, des moments où l’impression qui domine est celle d’une musique qui illustre une mise en scène. Comme j’avais toujours vécu dans Otello une prédominance écrasante de la musique sur la scène, et qu’ici, les deux dialoguent, échangent jusqu’à sembler procéder l’une de l’autre, c’est un sentiment nouveau qui me prend : l’étonnement. Jamais Otello ne fut pour moi plus tendu, plus terrible. Oserais-je dire que j’ai découvert une force inconnue à la musique de Verdi, qui vous gifle plein face.
Aux lecteurs qui auraient envie d’aller à Bâle (3h de TGV de Paris), je signale que cet Otello se joue jusqu’à début avril, mais dès février avec une autre distribution (et notamment sans Simon Neal, tout à fait extraordinaire), qui n’aura peut-être pas l’authenticité de celle-ci qui a travaillé en direct avec Calixto Bieito. Mais je suis certain que le jeu en vaudra quand même la chandelle, car il ne faut pas oublier que Bâle est l’un des théâtres les plus créatifs de l’aire germanique, et qu’un Otello de ce type reste gravé dans la mémoire : Calixto Bieito, grand metteur en scène qui réussit à obtenir de ses chanteurs d’incroyables défis, est un très grand révélateur et un très grand lecteur de nos dérives sociales, de celles notamment que nous venons de vivre dans notre chair ces derniers jours . Cet Otello ne pouvait mieux tomber pour nous le rappeler.[wpsr_facebook]
L’hirondelle ne fait pas le printemps. Pas plus Anja Harteros ne fait pas un Otello. la représentation d’hier au Nationaltheater donne la mesure de la misère du chant et de la crise de la direction musicale verdiens.
Selon le principe du festival de Munich, à part une ou deux nouvelles productions, les autres représentations sont des reprises de répertoire, et cet Otello unique dans le mois de juillet en est une parmi d’autres et n’a donc sans doute pas bénéficié de répétitions.
La production de Francesca Zambello remonte à juin 1999, 14 ans de bons et loyaux services. Vu la quantité d’idées qu’elle produit, nul doute qu’il y a 14 ans, elle devait être bien proche de ce que nous avons vu, un festival de platitudes, de banalités, avec une certaine technique dans le maniement des foules, une action actualisée « début de siècle » robes « belle époque », capelines et uniformes gris dans un univers en noir et blanc. Une idée, à peu près la seule, Otello avant de tuer Desdemone, couche la croix devant laquelle elle a prié, et retourne au rite musulman pour prier un instant avant d’accomplir son office. Il me semble d’ailleurs avoir déjà vu cela il y a quelques années (Salzbourg?). Je vous laisse à vos conjectures sur la relation à l’assassinat de Desdemone de ce retour à ses origines musulmanes …Francesca Zambello est un bon metteur en espace (mais pas vraiment un metteur en scène) un espace ici barré de passerelles métalliques (décors et costumes d’Alison Chitty) en hauteur et en profondeur, avec un chœur bien distribué sur le plateau. La scène initiale est assez bien faite.
Musicalement, l’orchestre est confié au chef italien Paolo Carignani, qui a été le directeur musical de l’Opéra de Francfort de 1997 à 2008 et qui est l’un des chefs les plus demandés pour le répertoire italien: c’est lui qui dirige la nouvelle production de Il Trovatore, mise en scène d’Olivier Py avec Jonas Kaufmann et Anja Harteros, qui a ouvert le Festival de Munich.
C’est un bon professionnel, régulier, une sécurité pour les orchestres. Mais évidemment, il faut plus pour un Otello. Il faut d’abord que l’orchestre parle, soit le quatrième protagoniste, et qu’il intervienne dans le drame. Après une scène initiale correcte, cela reste la plupart du temps sans caractère, sans vrai rythme, sans véritable sens dramatique, notamment dans une première partie momolle où cet orchestre ne nous dit rien, strictement rien. Dans la deuxième partie, plus dramatique, l’orchestre est un peu plus présent, mais cela reste tout de même bien plat, bien indifférent, les chanteurs sont suivis, tout est en place, mais tout passe et bientôt tout lasse. En l’écoutant, je me demandais quel chef italien nous emporterait dans Otello aujourd’hui? ou quel chef tout court…Mehta peut-être? Abbado a déjà donné, avec un immense Domingo en fin de carrière ténorile, et puis il y a les références du passé, Kleiber (je viens de réécouter pour souffrir encore plus son Otello miraculeux de 76 à la Scala…et Solti, que nous avons eu à Garnier en 1976, l’été de la canicule avec Domingo, Margaret Price, Bacquier en un Otello à la mise en scène sans grand intérêt (Terry Hands). L’année suivante, sans Solti, c’est Vickers qui est venu…autres temps. Autres temps pour mieux déplorer un Verdi bien mal servi aujourd’hui (notamment Otello!). Seuls italiens de renom dirigeant Verdi, Daniele Gatti qui à ma connaissance n’a pas dirigé Otello, Riccardo Chailly, qui lui non plus ne l’a pas dirigé. Seul Riccardo Muti l’a dirigé à la Scala et il y a quelques années à Salzbourg (avec Aleksandr Antonenko et Marina Poplavskaia). Evviva…
Quel chef? et quel Otello aujourd’hui? Pas de ténor incontesté pour le rôle aujourd’hui: Placido Domingo l’a chanté depuis 1975 plus de 20 ans et Jon Vickers avant lui, deux manières de chanter, deux styles, deux géants. jon Vickers, désespéré, d’une violence inouïe, déchirant, avec ce timbre à la fois étrange et bouleversant à peine il ouvrait la bouche, et Placido Domingo, au timbre solaire, et aux accents à vous faire fondre, ah! quest »ultimo bacio dit avec Abbado, murmuré, en syntonie avec l’orchestre, inouï…Donc en l’absence d’Otello digne de ces monstres sacrés (et qu’on ne vienne pas nous parler de José Cura…), on appelle pour le rôle non des chanteurs, mais des voix. À part Antonenko, Botha en est une importante. Mais si la voix est là, le reste n’y est pas. D’abord, en scène Botha est terriblement pataud, ne sait pas se mouvoir, ne sait pas esquisser ne ce serait qu’un geste à peu près en phase avec ce qu’il chante. Les notes sont là. Mais de musique point, mais d’accents, point, mais de couleur, point, de vie point. Un encéphalogramme plat au service de décibels présents, mais indifférents, inutiles, presque ennuyeux. Enfin, sa dernière partie est légèrement plus engagée mais quelle frustration! Est-il possible qu’une telle musique laisse à ce point sans âme?
Jago est le baryton italien Claudio Sgura, qu’on commence à voir un peu sur les scènes européennes. Pour Jago, il faut une voix, qui sache donner de la couleur, qui sache donner du volume, une voix qui se fasse personnage, brutale quand il le faut, insinuante quand il le faut, doucereuse ou coupante, violente et obsessive. Claudio Sgura a un joli timbre, un chant honnête, mais pas de projection là où il faut lancer la voix, peu de volume, peu d’aigus, une voix ronde, en arrière, peu expressive, et là aussi terriblement plate. Une déception, mais surtout une erreur de casting. Il y a d’autres Jago possibles. Je me souviens à Paris, avec Antonenko et Fleming, Lucio Gallo avec une voix perdue, disparue et détruite, savait donner de l’accent, de la couleur, de la présence. Ici encore Sgura nous donne un encéphalogramme plat.
Reste Anja Harteros. Seule face à des partenaires pas à la hauteur, elle pouvait donner tout ce qu’elle avait à donner, c’était peine perdue. Le duo initial avec Botha ne fonctionnait pas, elle essayait de donner de la personnalité, de colorer le chant, de chanter en somme, mais face à Botha indifférent, rien à faire, c’était deux voix parallèles, mais pas un duo. Douée d’une technique peu commune, d’un sens de la respiration aujourd’hui presque unique qui lui fait donner des mezze voci de rêve (au quatrième acte l’air du saule et l’ave maria sont anthologiques: elle se rapproche de Freni, mais sans arriver tout de même à donner la même émotion: Freni ouvre la bouche et vous prend à la gorge. Harteros n’arrive pas à distiller dans ce rôle l’émotion qu’on pourrait voir procéder de ce chant parfait. Mais comment créer les émotions face à des partenaires si éloignés en style et en engagement? Harteros est une merveilleuse chanteuse, sans doute aujourd’hui unique ou presque dans ce répertoire, mais comme je l’ai écrit plus haut, une hirondelle ne fait pas le printemps.
Les autres rôles sont tenus avec honneur, à commencer par le Cassio juvénile, engagé, frais de Pavol Breslik, qui met de la vie dans son chant, signalons aussi l’Emilia de Monika Bohinec, intense à la fin, et le bon Lodovico de Tareq Nazmi, ainsi que le Roderigo honnête de Francesco Petrozzi. Quant au choeur, comme toujours à Munich, il est sans reproche puissant, clair, en place (chef de choeur Sören Eckhoff).
Une soirée qui permet de vérifier qu’Anja Harteros est vraiment une chanteuse qui laisse loin derrière ses collègues dans ce répertoire (et dans d’autres: elle est une Maréchale anthologique et une Elsa de rêve) et que mieux vaut la voir à Munich où elle demeure qu’ailleurs où elle annule (Londres ce printemps!). Je venais pour elle, et j’ai été heureux. Mais si on venait pour Otello, il faudra repasser.
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Otello (Vladimir Galouzine) (2005) dans la production de A.Serban
L’intérêt de la reprise de cette production d’Otello réside dans la présence de Renée Fleming comme Desdemona. Renée Fleming est aujourd’hui une des stars du chant lyrique et le public est très largement venu sur son nom.
La production d’Andrei Serban est emblématique d’un certain type de spectacle, propre, assez jolie à voir (soleil, palmier, chaleur), mais pas trop dérangeante. Une vraie production de répertoire, construite pour durer et traverser les modes. Quelques vidéos (nuages et vagues) intervenant à point nommé pur illustrer la violence des sentiments et l’altération des âmes, et quelques trouvailles à la fin: Otello le maure invente un rituel de sacrifice pour Desdemone (il se maquille le visage, tel un sorcier sacrificateur et fait du lit un autel entouré de branchages, bref, il retourne à la culture de ses origines africaines)…Quant à Iago, il survit à tout le monde, comme Alberich à la fin du Ring et agite le mouchoir (il fazzoletto) en triomphateur…
Musicalement, on a assisté à une représentation honnête sans plus. La direction de Marco Armiliato est assez rythmée, contrastée, mais ne dit pas grand chose, manque de tension et de poésie là où il en faut: les notes sont là, mais pas toujours la musique. L’ensemble m’est apparu assez superficiel, comme si l’orchestre, coincé entre le Crépuscule des Dieux et un Cosi’ fan Tutte à venir, n’avait eu le temps de rentrer dans l’âme verdienne qu’en passant. L’impression est vraiment celle d’un travail initié mais pas approfondi. Les différents pupitres et les interventions des solos sont mis en valeur par une lecture très claire du chef, mais leurs interventions semblent plates, sans épaisseur. Peut-être de ce point de vue les dernières représentations en juillet seront-elles plus riches, après une dizaine de représentations.
L’Otello d’Alexandrs Antonenko, entendu en 2008 avec Muti à Salzbourg, est très solide. Aucun problème vocal, la voix est large, le timbre assez joli. Est-ce pour autant un Otello de référence: c’est un Otello sans vraie subtilité, sans déchirement, d’une violence extérieure non compensée par de l’émotion. Rien de nouveau depuis Salzbourg. Domingo fut l’Otello des trente dernières années, Vickers était bouleversant dès qu’il ouvrait la bouche. Antonenko ne fait pas partie de cette race, mais c’est quand même un artiste respectable, le meilleur (le plus demandé…) dans le rôle aujourd’hui.
Le Iago de Lucio Gallo m’a un peu déçu. Je l’ai toujours apprécié pour son intelligence du chant, son phrasé, son sens de la couleur. La voix a perdu de son éclat et les passages sont quelquefois négociés difficilement (enrouement léger, problèmes de justesse). Le personnage est toujours bien campé, mais malgré une vraie présence scénique, on n’est pas vraiment convaincu.
Renée Fleming, je dois le confesser, n’est pas une de mes artistes favorites. La voix est supérieurement belle et pure, la femme est somptueuse en scène, mais ne provoque aucune émotion en moi. Voilà une artiste qui me laisse assez froid, même si j’en reconnais les qualités, notamment dans Strauss (j’avoue que le seul moment où elle m’a vraiment fait chavirer est dans Capriccio, à Vienne) .
Le duo du premier acte, qui peut être bouleversant, et qui requiert de la part des deux protagonistes une grande subtilité et une palette de couleurs très diverses, est ici inanimé, c’est à dire « sans âme » et la mise en scène n’est pas des plus réussies à ce moment. Les moments dramatiques des actes suivants et notamment le troisième sont certes très en place et très « justes », mais ne secouent pas; quant au dernier acte, il a été naturellement très bien chanté, sauf que Renée Fleming, qui n’était pas dans sa forme optimale, a raté la note finale de l’Ave Maria, qui doit être chantée sur une note filée, elle a manqué du souffle et de l’appui pour tenir la note.
Le reste de la distribution n’appelle pas de remarque particulière, le Cassio de Michael Fabiano est correct mais sans éclat (il est vrai que le rôle est ingrat), et l’Emilia de Nona Javakhidze se sort bien de son dernier acte.
Pour cet Otello il faut bien reconnaître que Nicolas Joel a réuni un des plateaux les plus brillants possibles aujourd’hui, avec un chef qui fait une belle carrière internationale, considéré comme une valeur sûre dans Verdi.
Il reste que je ne suis pas convaincu, mais en la matière, je suis un enfant(?) très gâté, j’ai dans l’oreille Solti, Margaret Price, Placido Domingo et Gabriel Bacquier en 1976 sous une canicule mémorable , Jon Vickers dans un bouleversant second acte en 1977, Renata Scotto, Carlo Cossutta , avec Muti à Florence en 1980, où tout le 3ème acte tournait autour d’un extraordinaire Iago de Renato Bruson, une explosion dès la première mesure avec Kleiber à la Scala en 1987 (et un duo final du 1er acte à pleurer, avec Domingo et Freni), des dernières mesures bouleversantes de Domingo avec Abbado à Salzbourg.
Les confrontations sont donc difficiles, même si Fleming est aujourd’hui une référence comme Freni pouvait l’être alors. La vérité, c’est – et je le répète sans cesse – que nous ne traversons pas une période favorable au chant verdien, qui nécessite une vie, un bouillonnement, des émotions que nous n’avons pas retrouvés ici.
Quand palpiterons-nous de nouveau?
L’opéra de Lyon programme chaque saison un opéra en version de concert, plutôt choisi dans le répertoire belcantiste. C’est au tour du rare Otello de Rossini cette année, dans une distribution alléchante, présenté aussi au Théâtre des Champs Elysées. L’Otello de Rossini fut l’Otello du XIXème, jusqu’à ce que celui de Verdi, au livret plus proche de l’original et bien mieux construit, le détronât. L’oeuvre est depuis une rareté sur les scènes. On en a vu à Londres, à Wildbad, à Pesaro. Pas de production référencée à Paris si je ne me trompe. Pour ma part, je l’ai vu sur scène à Pesaro en 1988, avec June Anderson, Rockwell Blake, Chris Merritt. Quel souvenir !
L’oeuvre est étrange: d’une part le livret de Francesco Berio di Salsa offre le choix entre une fin sanglante et tragique (Desdemona est poignardée, et pas étouffée) et un « happy end », le méchant est dénoncé avant l’issue fatale, le couple se parle et tout se termine bien. Le livret ficelé comme ceux de nombre d’opéras de l’époque: une femme prise entre deux hommes, celui qu’elle aime; Otello, et celui que son père lui impose, Rodrigo. L’intrigue ourdie par Jago est simplifiée: Jago fut jadis amoureux d’elle, il soustrait une lettre écrite par Desdemona (à Otello) en la présentant à Otello comme écrite à Rodrigo. Pas de mouchoir donc, mais une Desdemona prise entre le père et les deux amoureux, de la tempête, de l’orage, des crescendos, des ensembles, des aigus, des suraigus, des écarts redoutables pour rien moins que cinq ténors sur huit chanteurs,et une basse, un soprano, un mezzo. Jago est un ténor, Rodrigo, aussi, qui a le rôle le plus spectaculaire et le plus pyrotechnique, Otello enfin aussi, mais avec une voix plus épaisse et un plus sombre. Toutes les couleurs du ténor dans un opéra dont on a loué surtout le troisième acte (c’est injuste pour les deux autres), considéré comme un des grands chef d’oeuvre de l’écriture lyrique. On aura compris qu’il faut des chanteurs d’exception pour tenir le choc.
La distribution réunie à Lyon a relevé le défi et remporté un très grand succès. D’abord, en confiant à Evelino Pido’ les rênes de l’orchestre (décidément de très grande qualité: les bois très sollicités étaient vraiment remarquables l’autre soir, on a l’assurance non seulement d’une grande précision dans la construction orchestrale et d’une grande sécurité pour les chanteurs. Evelino Pido’ est plus apprécié en France qu’en Italie où il est plutôt rangé dans les chefs de répertoire de grande série, plutôt que parmi les inventeurs. C’est vraiment injuste, car ce mardi soir, il a montré toutes ses qualités d’interprétation, de rythme, de sens des ensembles. Ce fut un grand moment qu’écouter cette oeuvre dans ces conditions, qui contrairement à ce qu’on écrit ne se limite pas au seul troisième acte, les duos du second acte, les ensembles du premier acte sont captivants (pour qui aime se bercer à ce répertoire naturellement). On est toujours frappé par le métier de Rossini, qui trouve des accents, des rythmes, des écarts qui sont surprenants et qui effectivement capturent l’attention et qui ne laissent pas le spectateur en repos, même si les « trucs » auxquels il nous a habitués par ailleurs se retrouvent, les phrases empruntées à l’un ou l’autre de ses opéras, les ensembles souvent construits selon les mêmes canons.. on est frappé aussi de voir combien Rossini va essaimer. On est forcé par exemple de constater combien Verdi a écouté son Otello, le duo Jago/Otello du 2ème acte en est un exemple frappant.
Le rôle de Desdemona confié à une personnalité telle que Anna Caterina Antonacci indique d’une part clairement que la Desdemona de Rossini est bien le personnage central de l’oeuvre, celui vers qui tout converge. Il faut une interprète, une personnalité, une voix: Antonacci est les trois à la fois. La couleur sombre de la voix lui convient bien (la créatrice, Isabella Colbran était mezzo-soprano, et n’avait pas à ce qu’on sait des aigus triomphants), mais il lui manque à mon avis un soupçon de poésie. Sa chanson du Saule (qui vaut bien celle de Verdi) serait tout au aussi convaincante sans « surjouer ». Autant Antonacci sait être émouvante, autant ici sa prestation manque ce cette chair qu’elle a su donner ailleurs. Sa Desdemona ne m’a pas totalement convaincu. J’ai le souvenir de June Anderson, autrement plus élégiaque, et même un souvenir très personnel dans une petite église de Champagne, où la très musicale Sophie Pondjiclis avait donné de la chanson du saule une interprétation qui m’a avait à la fois surpris par son intensité et sa justesse, et convaincu que cette chanteuse n’a pas fait la carrière qu’elle méritait.
On n’a pas vraiment pu apprécier à sa juste valeur la chanson du gondolier (sur un texte de Dante!), malgré un orchestre magnifique en ce début de troisième acte, est-ce la prestation assez banale de Tansel Akzeybek, est de le faire chanter à côté du choeur au fond de la scène alors qu’on préfèrerait l’entendre en coulisse (l’effet nous semblerait plus fort), le moment « suspendu » reste plutôt plat et c’est dommage.
Le père (Elmiro) de Marco Vinco est correct sans plus,il est vrai que le rôle ne permet pas la nuance! Si le chant m’est apparu sans reproche, la voix est chaude, bien projetée, Vinco ne va peut-être pas jusqu’au bout de l’obstination du personnage. Il chante, mais n’interprète pas vraiment.
Restent les trois ténors: José Manuel Zapata qui a chanté le rôle de Jago à Pesaro a dans la voix une douceur qui donne par contraste toute sa noirceur au personnage, d’autant qu’il se compose un physique bien ambigu et chafouin. Sa voix s’allie parfaitement aux deux autres voix, l’une plus claire, l’autre plus sombre et c’est un sans faute technique. Très beaux moments.
A Dmitry Korchak le rôle le plus acrobatique de la partition, celui de Rodrigo, aux écarts redoutables, aux suraigus qui rappellent ceux de la Fille du Régiment. Incontestablement, c’est une voix à suivre qui emporte l’adhésion et triomphe auprès du public. Rien à dire sur la pâte vocale, sur le registre central, sur le rythme et sur l’interprétation, c’est un chant habité et engagé. En revanche, je ne pense pas que ce soit une bonne idée de chanter ce rôle (il chante aussi Tonio de la Fille du Régiment) car les aigus sont bien trop ouverts et le son produit est carrément vilain. A Lyon du moins, par deux fois, j’ai sursauté de surprise (désagréable), il n’a visiblement plus de réserves et je ne pense pas qu’il gagnera à chanter des rôles aussi tendus et qui ne lui conviennent pas, il y a bien d’autres rôles rossiniens où il doit sans doute exceller pour laisser celui-là à d’autres (qui d’autre d’ailleurs sinon Florez…). j’ai encore dans l’oreille les incroyables variations de Rockwell Blake qui semblaient si faciles, si évidentes, avec ce sourire serein avec lequel il respirait la joie de chanter et nous le paradis.
Pido’ a confié à un vrai ténor et non à un baryténor le rôle d’Otello, et c’est heureux : c’est surtout heureux qu’il ait été confié à John Osborn, qu’on a vu dans Leopold de La Juive à Bastille et qu’on n’a pas oublié. La technique est impressionnante: les aigus (moins exigeants que ceux de Rodrigo ) sont autrement négociés que chez Korchak, mais la respiration, la technique, l’émission, la clarté, l’incroyable clarté du texte qu’on entend de manière totalement cristalline, tout est maîtrisé et tout fait sens. C’est magnifique, convaincant, et cela laisse espérer un grand avenir ! On l’attend dans les grands rôle de ténor du répertoire français! Un pur produit de l’école américaine de chant, préparation de fer, sûreté, technique, élégance, mais aussi personnalité qui donne à sa voix de la couleur de la chair et de l’âme, ce qui n’est pas toujours le cas chez les américains. A suivre…
Au total ce fut quand même une belle soirée, jamais ennuyeuse, où personne ne démérite mais où peu réussissent à convaincre totalement . Il reste qu’on peut donc distribuer très correctement Rossini aujourd’hui et que ce répertoire mérite qu’on y revienne. Il y a dans cette musique, au-delà de la réussite mélodique, une vie à peu près unique.