OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2014: ARABELLA de Richard STRAUSS le 21 AVRIL 2014 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Florentine KLEPPER)

Acte II © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Acte II © Osterfestspiele Salzburg/Forster

Le Festival de Pâques de Salzbourg ne vit pas de subventions, mais essentiellement de sponsors et de billetterie. Pour survivre à ce niveau et attirer le public qui paie, nécessité fait loi : il faut les plus grands noms.Du temps de Karajan, pas de problème..au seul bruit de son nom….Du temps d’Abbado, il avait fallu quelques années pour reconquérir les abonnés. L’arrivée de Rattle avait fait chuter les cours, et le départ des Berlinois fut un rude coup pour un festival qui avait bâti sa réputation autour de la présence des Berliner Philharmoniker, qui une fois par an s’installaient dans la prestigieuse et légendaire fosse.Les Berliner essaient d’attirer le même public (qui n’est pas extensible) à Baden-Baden, et donc désormais les deux festivals s’arrachent les vedettes : cette année à Salzbourg Harteros, Fleming, Hampson, Pollini, et Westbroek à Baden-Baden. L’an prochain, Baden-Baden affiche Harteros, et Salzbourg affichera deux fois Jonas Kaufmann, dans le Requiem de Verdi, et dans CAV/PAG : Thielemann dans du vérisme, c’est une curiosité esthétique.

Renée Fleming & Hanna-Elisabeth Müller
Renée Fleming & Hanna-Elisabeth Müller

Arabella, au programme cette année, affichait donc une impeccable distribution sur le papier : Renée Fleming, désormais la référence d’aujourd’hui dans ce rôle, Thomas Hampson prestigieux chanteur qu’on attend cependant pas dans le rustre Mandryka, et Albert Dohmen dans le comte Waldner et Gabriela Beňačková dans la Comtesse Adelaïde. Christian Thielemann est considéré comme l’un des très grand spécialistes de Strauss aujourd’hui et la Staatskapelle de Dresde l’une des trois ou quatre phalanges de référence en Allemagne.
Pourtant, après la représentation et même après trois semaines (je suis horrifié des retards dans mes comptes rendus : ah ! si la vie au quotidien se limitait au blog…), il reste peu de traces sensibles de cette soirée. Les souvenirs ne sont pas amers, ils sont indifférents.

Dispositif (acte I) de Martina Segna © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Dispositif (acte I) de Martina Segna © Osterfestspiele Salzburg/Forster

D’abord, la mise en scène de la jeune Florentine Klepper, metteur en scène qui vient de faire un Fliegende Holländer à Dresde avec à son actif de nombreux travaux autour du plus contemporain Musiktheater. mélange un classicisme de bon aloi (au premier plan) dans des décors début de siècle de Martina Segna, et propose en arrière plan des images plus rêvées, moins réelles, plus chorégraphiées et plus mimées qui n’ajoutent pas grand chose à l’œuvre (à moins qu’elles se veuillent poétiques : si c’est le cas, c’est raté). Si l’espace n’est pas mal géré, sur cette scène toute en largeur de Salzbourg, il ne se passe rien, et les chanteurs sont globalement livrés à eux mêmes. Mais c’est un bon travail si on veut garder cette production 15 ans en magasin pour du répertoire, ce qui ne manquera pas d’arriver à Dresde : dans quinze ans, elle n’aura rien gagné ni rien perdu : fade aujourd’hui, fade demain.

Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) © SN/APA/NEUMAYR/MMV
Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) © SN/APA/NEUMAYR/MMV

La distribution excitante sur le papier se révèle réussie là où on ne l’attend pas : cette Arabella révèle une Zdenka magnifique , Hanna-Elisabeth Müller, une voix que j’avais déjà remarquée à Munich dans La Clemenza di Tito, et qui interprète une Zdenka fraîche, à la voix claire, à la diction parfaite, à la projection solide, et à l’aigu triomphant : cette présence et cet engagement ont marqué le public qui lui a offert un authentique triomphe, le plus grand de la soirée.

Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Matteo (Daniel Behle) © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Matteo (Daniel Behle) © Osterfestspiele Salzburg/Forster

Et son Matteo, Daniel Behle, lui répond en écho : voix claire, parfaitement scandée, projection impeccable, présence remarquée, et beaucoup de style. Tous deux forment le couple vedette.

Dohmen et Beňačková ont une belle présence et encore un bel organe dans le rôle des parents indignes, mais sympathiques au demeurant, mais celle qui par sa présence, par sa silhouette une fois de plus emporte l’adhésion est Jane Henschel, même dans le rôle très épisodique de la tireuse de cartes.

Fiakermilli (Daniela Fally) © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Fiakermilli (Daniela Fally) © Osterfestspiele Salzburg/Forster

Fiakermilli est Daniela Fally, la soprano colorature en troupe à Vienne préposée à tous les rôles qui furent ceux de Dessay quand elle était elle aussi en troupe dans la « Haus  am Ring », et elle obtient un joli succès dans un rôle qui l’a lancée, justement à Vienne, mais avec Franz Welser-Möst au pupitre. Quant aux rôles de complément, et surtout les trois soupirants, ils sont tous trois impeccables il faut dire que ce sont des soupirants de luxe : Elemer est Benjamin Bruns, désormais à l’orée d’une belle carrière, Dominik Derek Welton et Lamoral l’excellent Steven Humes, basse wagnérienne bien connue.

Thomas Hampson & Renée Fleming © SN/APA/NEUMAYR/MMV
Thomas Hampson & Renée Fleming © SN/APA/NEUMAYR/MMV

Reste les deux vedettes : Thomas Hampson, traverse une période difficile, annulations, fatigue, virus. Les premières répliques montrent une voix claire et veloutée, on retrouve l’Hampson élégant qu’on aime. Mais peu à peu la voix disparaît dans le flot symphonique de l’orchestre (très fort, on le verra) de Christian Thielemann, on l’entend de moins en moins et notamment dans la fameuse altercation de l’acte II. La voix ne porte plus, sans éclat, sans écho. C’est triste pour un tel artiste qu’on aime.
Renée Fleming a une voix crémeuse, dit-on dans les salons parisiens qui comptent. Crémeuse comme la Schlagobers qui couvre les gâteaux de Demel à Vienne. Crémeuse, qui atténue toutes les aspérités, qui fond dans l’oreille comme dans la bouche.
Je ne sais si l’adjectif convient à une chanteuse d’opéra : on aime aussi quelques aspérités et quelque amertume dans l’océan de crème. De fait, Renée Fleming, qui a une voix extraordinairement belle et pure, n’a jamais été pour mon goût une chanteuse intéressante. Elle est belle et pure, cette voix, comme une autoroute toute neuve avec de jolies lignes des viaducs et sur laquelle on file en toute sécurité.
J’aime les voix plus accidentées, plus vivantes, plus vibrantes (il est vrai qu’une voix crémeuse n’a pas intérêt à vibrer…), celles qu’on entend respirer, celles qui incarnent et qui ne s’appliquent pas seulement à chanter, même parfaitement.
Mais cette fois-ci, de plus, pardonnez-moi cette méchanceté, la crème avait un peu tourné, elle avait ses acidités dangereuses et aussi bien dans la projection, que dans certains aigus difficiles, on était assez loin de la crème. L’orchestre, très fort, je l’ai déjà dit, la couvrait souvent,  et on entendait nettement les difficultés dans l’homogénéité de cette voix dont c’était naguère l’une des qualités essentielles. Une prestation bien en deçà de l’attendu, de l’espéré, de la réputation de la star. Le succès a été un très bon succès d’estime, mais pas le triomphe qu’on pouvait attendre.

Renée Fleming & Gabriela Beňačková © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Renée Fleming & Gabriela Beňačková © Osterfestspiele Salzburg/Forster

L’écrin de tout cela était l’orchestre mené par Christian Thielemann. Un son particulier, très fouillé, très clair, très structuré, un rendez-vous avec l’exactitude et la métrique, mais sans legato, sans laisser aller, sans jouissance du son comme on attend quelquefois chez Strauss, sans cette légère complaisance dans laquelle on se roule et qui fait monter au paradis, comme dans certains Strauss de Böhm, Sawallisch ou évidemment Karajan. Et en plus, un volume étonnamment gonflé, au point que certains inconditionnels ont pensé qu’il voulait couvrir les voix des protagonistes pour ne pas qu’on entende leurs failles.
En somme, j’ai entendu une Arabella sans poésie ni amour, sinon l’amour de la géométrie sans celui la finesse. Thielemann donne à son orchestre beaucoup de rutilance, mais sans souplesse. La qualité de l’orchestre n’est pas en cause, mais ce qui en est fait, dans les équilibres entre les pupitres, dans le refus de se laisser aller aux cordes, même si certains moments restent sublimes. Mais le fameux duo Zdenka/Arabella qui devrait être une fête étourdie du son, avec deux voix de femmes sublimes et un orchestre raffiné et poétique derrière, n’est sublime que par Zdenka dont la voix explose d’émotion. Arabella et l’orchestre suivent derrière, sans pouvoir rattraper.

Et pour moi, une Arabella sans amour, où le sentiment n’est pas là où on l’attend, n’est pas une Arabella. Je suis resté sur ma faim.
Anja Harteros à Munich l’an prochain ? avec Jordan dans la fosse. Espérons, attendons, rêvons…[wpsr_facebook]

Arabella, Saluts: 21 avril 2014
Arabella, Saluts: 21 avril 2014

OPÉRA DE PARIS 2011-2012: ARABELLA de Richard STRAUSS le 7 juillet 2012 (Dir.mus: Philippe JORDAN, Ms en scène: Marco Arturo MARELLI) avec Renée FLEMING et Michael VOLLE

L’histoire ne repasse pas deux fois le même plat, et si Richard Strauss et Hugo von Hoffmansthal voulaient de nouveau réussir avec Arabella le coup du Rosenkavalier,  force est de constater que la sauce n’est pas montée de la même manière. Certes, les ingrédients se font écho, une Vienne qui valse, une aristocratie qui chancelle, un riche propriétaire terrien disposé à épouser la belle héritière ruinée, une femme travestie en homme, en bref, une situation à la “Gattopardo” transférée dans la Vienne insouciante des années 1860, mais un opéra composé après la chute de l’Empire, et au seuil de l’arrivée du IIIème Reich (1933).
Par ailleurs, le livret n’a pas la rigueur de celui du Rosenkavalier et pour cause, Hoffmansthal est mort en 1929 d’une crise d’apoplexie consécutive à la mort de son fils et n’a pas eu le temps de revoir le livret des actes II et III. Par respect pour sa mémoire, Strauss n’est pas intervenu pour le modifier.
Ce sont les duos Arabella-Zdenka au premier acte, Arabella-Mandryka au deuxième et au troisième qui sont les sommets de la partition, et qui bouleversent l’auditeur, et la Komödie für Musik développe l’art de la conversation, qui nécessite de la part des chanteurs à la fois naturel et art suprême de la diction.
L’histoire est assez simple dans son invraisemblance, une famille aristocratique ruinée cherche à marier l’ainée des deux filles, Arabella, pendant qu’elle fait habiller en garçon la cadette, Zdenka, pour éviter de la doter. Zdenka (habillée en Zdenko) cherche à placer son ami Matteo (dont elle est secrètement amoureuse) auprès d’Arabella, mais celle-ci ne cesse d’éconduire les prétendants, au nom d’un rêve secret (“Der Richtige, wenn’s einen gibt für mich “) qui va évidemment se réaliser dans l’opéra sous les traits d’un étranger qu’Arabella a remarqué. Et cet homme, Mandryka, va se croire trompé suite à une manigance de Zdenka, mais tout rentrera dans l’ordre et tout est bien qui finit bien.
Trois couples et deux générations, Arabella-Mandryka, Zdenka-Matteo, Waldner-Adelaide se partagent donc la scène, une scène un peu vaste que celle de la Bastille pour cette comédie intimiste, qui eût mieux convenu à Garnier.
L’équipe Jordan-Marelli a produit il y a quelques années un joli Capriccio à la Staatsoper de Vienne, avec Renée Fleming et Marelli a déjà produit Arabella à Graz; c’est sans doute ces souvenirs qui ont donné naissance au projet parisien. Le spectacle viennois était joli, construit sur l’idée des miroirs et de la transparence, le spectacle parisien est construit autour d’un espace unique, aux cloisons défraichies et modulables, et d’un plateau tournant qui fait défiler les espaces à peu de frais. Un espace vide, vidé de ses meubles puisque les Waldner sont ruinés et qui laisse percevoir au fond des ombres (parc, immeubles). Le ton dominant est le bleu, couleur du costume d’Arabella, avec quelques taches rouges ou roses (Fiakermilli), Zdenka/Zdenko étant en beige et Zdenka femme en gris (costumes de Dagmar Niefind) .
La mise en scène est sage, et élégante, elle ne problématise rien ou si peu, laisse entendre par allusions les malheurs de l’aristocratie, la fragilité des sentiments (Adelaide et Dominik), la gentille rustrerie du bal des cochers (avec la véritable figure d’opérette qu’est Fiakermilli):

seule idée forte, la valse étourdissante des Arabella qui défilent sous les yeux hallucinés d’un Mandryka en folie, à la fin du deuxième acte. En somme une mise en scène dans la lignée des travaux présentés ces dernières années à l’Opéra. Même le travail sur les acteurs est limité, chacun avec sa personnalité donnant libre cours à sa fantaisie en colorant son personnage.
Du point de vue musical, Philippe Jordan a appuyé bonne part de sa carrière sur ses interprétations straussiennes (Rosenkavalier, Ariadne auf Naxos, Capriccio, Arabella etc…). Aucun doute sur ses capacités à engager l’orchestre, à lui faire produire un son clair, à suivre avec précision chaque pupitre, en bref à produire un travail propre et sans grand reproche. A-t-on eu un exemple de luxuriance straussienne, d’un son miroitant, d’éclats scintillants comme souvent on en attend dans ce répertoire ? Pas vraiment. J’ai trouvé l’orchestre assez éteint au premier acte. Les deuxième et troisième actes réservent à l’orchestre des morceaux de bravoure qui évidemment passent beaucoup mieux, mais dans l’ensemble, au niveau de l’interprétation, cela reste une petite déception. Cela me paraît un peu trop sage et “convenu”, et pour tout dire, peu marqué du sceau de l’originalité.
On ne peut reprocher à Nicolas Joel d’avoir mégoté sur la distribution, qu’on peut qualifier de luxueuse, voire exceptionnelle. On peut difficilement rêver d’une Arabella mieux distribuée sur le papier, encore mieux distribuée que dans la première production de 1981, dominée par Kiri Te Kanawa et Franz Grundheber et dirigée par l’élégant Silvio Varviso. L’œuvre est rare sur les scènes et mérite évidemment cet effort.
Kurt Rydl est un vieux routier de la Staatsoper de Vienne et promène son Waldner avec une efficacité toute professionnelle. Le timbre est encore beau, la voix sonore, même si elle n’est plus ce qu’elle fut, le personnage est bien planté sur le plateau.Même remarque pour

Arabella et Adelaide © opéra national de paris | ian patrick

l’Adelaide de Doris Soffel: celle qui promena sa Fricka sur toutes les scènes du monde et qui reste une des grandes de l’ancienne génération sera peut-être affublée d’un vibrato excessif, mais la voix et le timbre sont encore là, et le personnage est doué d’une incontestable présence.

 

 

 

 

Le Matteo du canadien  Joseph Kaiser semble un peu perdu sur le large plateau de Bastille, et la voix élégante quelquefois étouffée par l’espace, par l’orchestre, avec des aigus un peu difficiles. Il est vrai que Kaiser a été remplacé le 4 juillet, et que la voix n’a peut-être pas retrouvé ses moyens. Il reste que la prestation est loin d’être déshonorante, à défaut d’être exceptionnelle.

De gauche à droite: Kaiser, Kühmeier, Volle, Fleming, Rydl, Soffel

La Fiakermilli de la jeune Iride Martinez, qui va entrer en troupe au Staatsoper de Vienne, est pétillante, avec une présence scénique affirmée. Les aigus et suraigus sont là, la couleur aussi. Le volume un peu moins. Joli Elemer d’Eric Huchet, la voix est élégante et sonore, le timbre agréable.
Venons en aux trois grands protagonistes à commencer par Genia Kühmeier, qu’on pourrait surnommer géniale Kühmeier, tant ses apparitions montrent  dans chaque rôle des qualités vocales exceptionnelles: la voix est sûre, l’aigu éclatant et l’artiste est douée d’une sensibilité qui a prise immédiate sur le public. Elle est une Zdenka idéale, par la fraicheur, par le naturel, par l’émotion qu’elle distille en scène. Elle obtient un triomphe mérité, c’est pour moi la reine du plateau.

Le Mandryka de Michael Volle est lui aussi bien proche de l’idéal. Ce baryton est pour moi l’un des chanteurs exceptionnels de sa génération, d’abord par ses qualités de diction et d’articulation-voilà quelqu’un qui sait converser en musique-, ensuite par l’art de colorer la voix, enfin par un jeu qui donne une idée juste du personnage voulu, cette brusquerie alliée à une sensibilité exacerbée, cette brutalité de l’homme des forêts et cette tendresse tout à la fois. Volle est maître dans l’art d’émouvoir lui aussi. La voix cependant accuse une certaine fatigue, perceptible aussi à Zürich dans Sachs l’hiver dernier, certains aigus sont mal négociés, quelques sons apparaissent un peu rauques, elle n’a plus la sonorité pleine et somptueuse qui faisait chavirer (comme dans son Wolfram à Zürich); peut-être une fatigue passagère, peut être aussi la fréquentation de rôles écrasants (Mandryka est presque tout le temps en scène aux deuxième et troisième actes, dans des registres très tendus). Il reste qu’il est littéralement époustouflant sur scène et qu’il remporte un triomphe mérité.
Last but not least, Renée Fleming, l’une des grandes straussiennes de sa génération, avec sa voix “crémeuse” comme disait Solti, la crème d’une pâtisserie viennoise. Le timbre est toujours magnifique, la rondeur vocale impressionnante, notamment dès qu’elle monte à l’aigu. J’ai cependant toujours eu des réserves sur l’effet qu’elle produit en scène, et la réserve dont elle fait preuve. Autant une Kühmeier est en prise directe avec l’émotion, autant Fleming reste toujours un tantinet distante: cette Arabella est mûre, n’a rien d’une enfant. Vocalement, si elle reste somptueuse, la voix accuse quelques opacités dans le grave, quelquefois détimbré, voire le registre central où elle a perdu en homogénéité, même si l’aigu reste splendide. Alors évidemment, les dernières minutes de l’opéra, où elle est très sollicitée à l’aigu, sont anthologiques. Il est vrai que la cantatrice a l’âge exact où Leontyne Price abandonna la scène, parce qu’elle sentait qu’elle ne pouvait plus donner la pleine mesure de son immense talent.   Renée Fleming est certes toujours une immense chanteuse, mais Dame Nature commence hélas son travail de sape.

Il serait injuste de dire que cette Arabella n’est pas un beau spectacle, et même grâce à sa distribution, un grand spectacle. Avec une mise en scène plus acérée et une direction musicale moins “sage”, peut-être aurait-on eu droit à un spectacle d’anthologie. On veut toujours plus, évidemment, mais “quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a”.
Et l’on a aimé.

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DISQUES CD & DVD: MES ENREGISTREMENTS PRÉFÉRÉS/ BEL CANTO à découvrir: ROSMONDA D’INGHILTERRA de Gaetano DONIZETTI

L'enregistrement d'Opéra Rara

J’explore à mes moments perdus le répertoire de bel canto. Je ne suis pas a priori un passionné de gargarismes vocaux et d’histoires de reines, de duchesses, de comtesses trompées, ruinées, torturées par leur frères, maris, pères abusifs et violents et qui pour le moins deviennent folles en gratifiant le public de tourbillons vocaux délirants avant de tomber raides en même temps que le rideau.
J’aime cependant énormément le Rossini “serio” et notamment Maometto II ou Ermione, j’adore I Puritani de Bellini, les trois grandes reines donizettiennes et notamment Maria Stuarda. J’ai réentendu récemment Maria de’ Rudenz, vous savez, la dame amoureuse qui se suicide au mariage de l’être aimé avec une autre, en s’ouvrant une blessure et en se vidant de son sang. J’ai entendu aussi Imelda de’ Lambertazzi, gibeline amoureuse du guelfe Bonifacio. Ce dernier est blessé par une arme empoisonnée, et Imelda ayant sucé le sang de la plaie pour en aspirer le poison, meurt ainsi empoisonnée: un peu morbide et pas très enthousiasmant pour mon goût.
J’ai aussi réécouté avec attention les trois magnifiques enregistrements de Beverly Sills de Maria Stuarda, Roberto Devereux et Anna Bolena, pour conclure à la supériorité de la Sills sur la “Stupenda” Joan Sutherland. Si vous avez à choisir, choisissez toujours Sills, le chant est bien plus vibrant, bien plus vécu et bien plus émouvant.
Et puis je suis tombé, guidé en cela par un ami italien  plus sopranoïnomane que mélomane sur Rosmonda d’Inghilterra.
Opéra inconnu de mon bataillon, un parmi les dizaines que Donizetti a composés, il bénéficie d’un enregistrement de 1996 avec Nelly Miricioiu, la toute jeune Renée Fleming et Bruce Ford à son zénith dirigé par Daniel Parry à la tête du Philharmonia Orchestra. C’est une merveille, précipitez-vous!
L’oeuvre a été créée en février 1834, à deux mois de Lucrezia Borgia, sur un sujet déjà traité sans succès par Carlo Coccia, compositeur peu connu aujourd’hui dont je connais un bel opéra, Catarina di Guisa. Il fut révisé pour le San Carlo de Naples en 1837 sous le titre Eleonora di Gujenna.
L’histoire est celle de Rosemonde Clifford, maîtresse d’Henri II Plantagenêt, que la reine Alienor d’Aquitaine fit chasser de la cour et assassiner.
Le livret de Felice Romani évidemment grandit le personnage de Rosmonda et en fait un parangon de vertu qui s’efface pour laisser en paix le couple royal. Elle n’en mourra pas moins de la main d’Alienor (Leonora). Pour une fois le livret n’use pas de personnages secondaires prêts à utiliser le poison ou à tuer dans les coulisses, mais l’une des héroïnes assassine l’autre sur scène, sans autre forme de procès (après un magnifique duo, plein de ressentiment, de tripes et de gargouillis vocaux, cela va sans dire).
Acte I: A son retour de guerre triomphante en Irlande, le roi Enrico est accueilli par la reine Leonora qui vient d’apprendre par son fidèle page que le roi a une maîtresse, dont le nom est inconnu et qui loge en secret au château. Le page en est en plus tombé amoureux. Leonora jure vengeance.
Clifford, père de Rosmonda et ancien précepteur du Roi Enrico se présente devant le roi et lui fait reproche de sa liaison coupable (sans savoir que c’est sa fille) mais le roi promet de répudier Leonora et d’épouser sa maîtresse dont il est éperdument amoureux.
Rosmonda se morfond dans sa tour attendant le retour de son amoureux dont elle ignore le statut (elle l’appelle Edgardo), le page Arturo qui veille sur elle lui annonce son retour (elle explose de joie au grand dam d’Arturo) et l’arrivée du vieux Clifford. En dévoilant son identité, la frayeur de Rosmonda la démasque, Arturo découvre qui elle est. Clifford découvre donc que la maîtresse du roi est sa fille, et cette dernière découvre en même temps la véritable identité de son amant.
A la fin du premier acte, la cour est réunie autour de la reine, et le vieux Clifford présente sa fille et la met sous la protection de la reine. La reine a désormais deux motifs de s’en débarrasser, un motif personnel (elle est la maîtresse de son mari) et politique (il veut la répudier). Grand final où toutes les rivalités s’expriment.
Au début de l’acte II, il est question de répudier Leonora et de la renvoyer séance tenante en Aquitaine. Leonora essaie sans succès de plaider sa cause, politique et personnelle auprès du roi.
Clifford arrive à convaincre sa fille de laisser l’Angleterre, de gagner l’Aquitaine et d’y épouser Arturo. Elle est décidée à s’effacer devant Leonora, la reine, quand Enrico apparaît lui disant que tout est disposé pour qu’il répudie Leonora et qu’il l’épouse. Elle refuse et a juré de le quitter pour toujours.
Elle se retrouve devant la reine qui lui fait d’amers reproches et la menace de mort; elle réussit à l’amadouer en lui disant qu’elle a juré de quitter le roi pour toujours et de s’exiler. La reine est presque convaincue quand survient le roi en armes, elle prend peur, saisit sa dague et se rue sur Rosmonda, qui tombe.
A la scène finale, Rosmonda s’écroule dans les bras de son père et d’Enrico pendant que Leonora promet au roi la vengeance du ciel.

J’ai donc écouté cet enregistrement d’Opera Rara,  par le Philharmonia Orchestra dirigé par Daniel Parry, et avec Renée Fleming dans le rôle de Rosmonda, Nelly Miricioiu (qui n’a pas eu la carrière qu’elle méritait) dans celui de Leonora, Bruce Ford (magnifique) celui d’Enrico, Alistair Miles comme Clifford, et Diane Montague dans Arturo. C’est une très belle distribution, les chanteurs sont intenses, engagés , techniquement parfaits et stylistiquement totalement à leur place. A acheter avec confiance (46 € sur amazon.fr, 31€ sur amazon.es et moins de 37€ sur jpc)

Les voix:
Enrico:  ténor lyrique léger, de type rossinien
Leonora: soprano/Falcon
Rosmonda: soprano lirico-colorature (de type Lucia)
Arturo: mezzosoprano/contralto
Clifford: basse

Les airs et moments notables:
Acte I:
– Duo Arturo/Leonora et surtout cabalette de Leonora “Ti vedro’ donzella audace…”
– Air d’entrée d’Enrico: “Dopo i lauri di vittoria”  et cabalette “Potessi vivere…”
– Duo Clifford/Enrico et notamment “Vai, tu primier dimentico…”
– Air d’entrée de Rosmonda “perché non ho del vento…” et la cabalette “Torna, torna o caro oggetto” [superbe! Du grand Fleming à l’orée de la carrière]
[La dernière partie de l’acte se déroule à un rythme haletant, d’un coup de théâtre à l’autre]
– Duo Clifford/Rosmonda: “Era ehi lasso…/Ciel! tu piangi?…” et la partie finale (quand elle découvre que l’amant est le Roi…) “Ah! Quel velo è a me squarciato!…”/”Piangi mecco…”
– Trio Enrico/Clifford/Rosmonda et en particulier “Non piangere…”/”Non isperar…”
– Toute la scène finale du premier acte dès l’entrée de Leonora “E’ dessa…”, mais surtout la deuxième partie “Tace ognun…” et à partir de “Indegno!”[magnifique exemple de concertato final…et de vraie scène de ménage…] et l’extraordinaire “Ah! s’io degno udir nomarmi…”

Acte II:
– Duo Rosmonda/Enrico “Tu sei mio…”
– Aria: “ritorna a splendere” (Arturo)
Successions de scènes de Rosmonda:
– Air de Rosmonda (le renoncement): “Io fuggiro’ quel perfido”
– Air de Rosmonda et scène[moments superbes!] : “Senza pace e senza speme”puis duo avec Enrico “Tu stesso al padre or rendimi…”et [très beau] duo “Concedo un breve istante/Ah! nel mio cor tremante”[Fleming éblouissante]
– Chœur “Ecco gli antichi platani” magnifique chœur où l’on perçoit les sources des grands chœurs du jeune Verdi.
-Duo Rosmonda/Leonora ” Tu morrai…”, climax de l’opéra, précédant la scène finale.

Ce disque permet d’entendre à l’orée de la carrière une Renée Fleming plus engagée, plus émouvante peut-être que ces dernières années où je lui reproche beaucoup sa froideur, et surtout Nelly Miricioiu, une chanteuse qui n’a pas toujours eu la reconnaissance qu’elle méritait et qui s’est attachée toute sa carrière durant à sortir de l’oubli des œuvres enfouies injustement, comme cette Rosmonda d’Inghilterra qui pourrait efficacement séduire le public si les voix adéquates s’y attaquaient. En effet, à l’audition, peu de moments creux où la tension retombe, c’est rythmé, violent, haletant, et on est tenu en haleine (musicale) jusqu’au rideau final.
Essayez cet opéra, vous l’adopterez!

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OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2010-2011: OTELLO de Giuseppe VERDI (mise en scène Andrei SERBAN, Dir.mus. Marco ARMILIATO, avec Renée FLEMING) le 14 juin 2011

Otello (Vladimir Galouzine) (2005) dans la production de A.Serban

L’intérêt de la reprise de cette production d’Otello réside dans la présence de Renée Fleming comme Desdemona. Renée Fleming est aujourd’hui une des stars du chant lyrique et le public est très largement venu sur son nom.
La production d’Andrei Serban est emblématique d’un certain type de spectacle, propre, assez jolie à voir (soleil, palmier, chaleur), mais pas trop dérangeante. Une vraie production de répertoire, construite pour durer et traverser les modes. Quelques vidéos (nuages et vagues) intervenant à point nommé pur illustrer la violence des sentiments et l’altération des âmes, et quelques  trouvailles à la fin: Otello le maure invente un rituel de sacrifice pour Desdemone (il se maquille le visage, tel un sorcier sacrificateur et fait du lit un autel entouré de branchages, bref, il retourne à la  culture de ses origines africaines)…Quant à Iago, il survit à tout le monde, comme Alberich à la fin du Ring et agite le mouchoir (il fazzoletto) en triomphateur…
Musicalement, on a assisté à une représentation honnête sans plus.  La direction de Marco Armiliato est assez rythmée, contrastée, mais ne dit pas grand chose, manque de tension et de poésie là où il en faut: les notes sont là, mais pas toujours la musique. L’ensemble m’est apparu assez superficiel, comme si l’orchestre, coincé entre le Crépuscule des Dieux  et un Cosi’ fan Tutte à venir, n’avait eu le temps de rentrer dans l’âme verdienne qu’en passant. L’impression est vraiment celle d’un travail initié mais pas approfondi. Les différents pupitres et les interventions des solos sont mis en valeur par une lecture très claire du chef, mais leurs interventions semblent plates, sans épaisseur. Peut-être de ce point de vue les dernières représentations en juillet seront-elles plus riches, après une dizaine de représentations.

L’Otello d’Alexandrs Antonenko, entendu en 2008 avec Muti à Salzbourg, est très solide. Aucun problème vocal, la voix est large, le timbre assez joli. Est-ce pour autant un Otello de référence: c’est un Otello sans vraie subtilité, sans déchirement, d’une violence extérieure non compensée par de l’émotion. Rien de nouveau depuis Salzbourg. Domingo fut l’Otello des trente dernières années, Vickers était bouleversant dès qu’il ouvrait la bouche. Antonenko ne fait pas partie de cette race, mais c’est quand même un artiste respectable, le meilleur (le plus demandé…) dans le rôle aujourd’hui.
Le Iago de Lucio Gallo m’a un peu déçu. Je l’ai toujours apprécié pour son intelligence du chant, son phrasé, son sens de la couleur. La voix a  perdu de son éclat et les passages sont quelquefois négociés difficilement (enrouement léger, problèmes de justesse). Le personnage est toujours bien campé, mais malgré une vraie présence scénique, on n’est pas vraiment convaincu.

Renée Fleming, je dois le confesser, n’est pas une de mes artistes favorites. La voix est supérieurement belle et pure, la femme est somptueuse en scène, mais ne provoque aucune émotion en moi. Voilà une artiste qui me laisse assez froid, même si j’en reconnais les qualités, notamment dans Strauss (j’avoue que le seul moment où elle m’a vraiment fait chavirer est dans Capriccio, à Vienne) .
Le duo du premier acte, qui peut être bouleversant, et qui requiert de la part des deux protagonistes une grande subtilité et une palette de couleurs très diverses, est ici inanimé, c’est à dire “sans âme” et la mise en scène n’est pas  des plus réussies à ce moment. Les moments dramatiques des actes suivants et notamment le troisième sont certes très en place et très “justes”,  mais ne secouent pas; quant au dernier acte, il a été naturellement très bien chanté, sauf que Renée Fleming, qui n’était pas dans sa forme optimale, a raté la note finale de l’Ave Maria, qui doit être chantée sur une note filée,  elle a manqué du souffle et de l’appui pour tenir la note.
Le reste de la distribution n’appelle pas de remarque particulière, le Cassio de Michael Fabiano est correct mais sans éclat (il est vrai que le rôle est ingrat), et l’Emilia de Nona Javakhidze se sort bien de son dernier acte.
Pour cet Otello il faut bien reconnaître que Nicolas Joel a réuni un des plateaux les plus brillants possibles aujourd’hui, avec un chef qui fait une belle carrière internationale, considéré  comme une valeur sûre dans Verdi.
Il reste que je ne suis pas convaincu, mais en la matière, je suis un enfant(?) très gâté, j’ai dans l’oreille Solti, Margaret Price, Placido Domingo et Gabriel Bacquier en 1976 sous une canicule mémorable , Jon Vickers dans un bouleversant second acte en 1977, Renata Scotto, Carlo Cossutta ,  avec Muti à Florence en 1980, où tout le 3ème acte tournait autour d’un extraordinaire Iago de Renato Bruson, une explosion dès la première mesure avec Kleiber à la Scala en 1987 (et un duo final du 1er acte à pleurer, avec Domingo et Freni), des dernières mesures bouleversantes de Domingo avec Abbado à Salzbourg.
Les confrontations sont donc difficiles, même si Fleming est aujourd’hui une référence comme Freni pouvait l’être alors. La vérité, c’est – et je le répète sans cesse – que nous ne traversons pas une période favorable au chant verdien, qui nécessite une vie, un bouillonnement, des émotions que nous n’avons pas retrouvés ici.
Quand palpiterons-nous de nouveau?

Acte III(2005)