TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: DIE SOLDATEN de B.A.ZIMMERMANN le 25 JANVIER 2015 (Dir.mus: Ingo METZMACHER; Ms en scène Alvis HERMANIS)

Die Soldaten - Milan © Marco Brescia & Rudy Amisano
Die Soldaten – Milan © Marco Brescia & Rudy Amisano

Voir l’article sur Die Soldaten au festival de Salzbourg 2012.

La honte, il n’y a pas d’autre mot pour qualifier le public de la Scala. Des rangées de places vides au parterre, des dizaines de loges vides, fuite à l’entracte, applaudissements de convenance sans chaleur ni intérêt. Des réflexions à l’entracte qu’on croyait sorties d’un Woody Allen tant elles frappaient par leur stupidité : « c’est compliqué », « on sent que c’est un compositeur secondaire », « je ne comprends pas », « oui, ils chantent bien, mais c’est du bruit ». Bref, un opéra vieux de 50 ans (l’espace entre Don Giovanni et Le Vaisseau fantôme, pour être clair, ou entre Mahler et Zimmermann) étonne encore le turno B de la Scala, enfin, ceux qui ont fait le déplacement, comme si c’était un OVNI. Connaissant le théâtre, et l’adorant par ailleurs, je connaissais aussi son public et ses abonnés, le Turno A, les momies, et le turno B, les cadavres. C’était le turno B. Et c’est pire que ce que je subodorais. Dans un théâtre qui ne remplit pas à Wozzeck, on pouvait s’attendre à avoir des places libres, mais là elles se comptent par centaines. Il y a du boulot pour le management…
Et les absents ont eu tort. Le spectacle est réussi dans son ensemble même s’il n’a pas la monumentalité impressionnante qu’il avait à la Felsenreitschule de Salzbourg. Une distribution soignée, et remarquable, un chef qui n’a pas déçu, un orchestre de la Scala en grande forme sans une scorie dans une œuvre pareille qu’il interprétait pour la première fois. Il n’y a que des arguments solides pour faire l’effort de curiosité nécessaire pour venir au théâtre. Au-dessus des forces de l’abonné moyen…
On se souvient qu’à Salzbourg le dispositif était étendu dans toute la largeur de la Felsenreitschule (Manège des rochers), vaste enceinte de pierre percée de loges éclairées, sur une quinzaine de mètres de haut et une petite trentaine de mètres de large., avec un orchestre volontairement étalé de manière spectaculaire qui faisait en soi spectacle.
Or l’ouverture de scène de la Scala n’est que de quinze mètres et il faut mobiliser plusieurs loges pour installer une partie de l’orchestre. Toute une partie de l’effet voulu par le dispositif et l’installation du décor à Salzbourg disparaît : ce qui à Salzbourg était tout en largeur, est ici tout en hauteur. Alvis Hermanis avait conçu une mise en scène centrée sur le lieu, y compris dans la manière de rappeler le manège par la présence des chevaux qui tournaient, comme une sorte d’horloge vivante : Die Soldaten achèvent Marie comme on achève bien les chevaux, et la présence du foin confirmait cette idée centrale d’un monde de soldats rythmé par les sabots des chevaux.
Evidemment, à la Scala, pas de Felsenreitschule, sinon une représentation de manège, confinée, sur un espace plus réduit et presque clos, ce qui donne une autre image, en tous cas qui enlève le côté épique des représentations salzbourgeoises.
Après avoir vécu la saison précédente entre les mises en scène de Calixto Bieito (Zürich, berlin) et celles de Andreas Kriegenburg (Munich), nous disposons désormais d’un panel plus vaste qui nous permet de regarder ce travail d’un œil différent.
Il s’agit sans conteste d’un travail de mise en scène éminent, impressionnant même, mais qui apparaît un peu en retrait par rapport aux interrogations postérieures de Bieito et de Kriegenburg, qui interrogent le sens de l’œuvre et notamment la violence extrême voulue par Zimmermann.
Hermanis s’attache à l’histoire racontée, essayant de donner une linéarité à ce qui  n’en a pas puisque aussi bien Lenz que Zimmermann travaillent sur la circularité voire sur la concomitance des scènes et sur la fusion des notions de présent passé et futur. Il essaie de construire un récit global au lieu d’avoir une vision chirurgicale de l’histoire. Il en résulte une impression d’anecdotique. Un seul exemple : dans les deux mises en scène citées, l’apparition de la Comtesse de la Roche est un moment très fort, parce qu’à chaque fois le personnage est dessiné par la mise en scène et mis en valeur, violente et hystérique chez Bieito, aristocratique et douce, mais lointaine chez Kriegenburg. Ici, seul le chant et l’engagement de Gabriela Benačkova permettent de donner à cette scène une véritable attention car du point de vue scénique, il ne se passe pas grand chose, sinon le regard sur une vieille dame dans un salon bourgeois. Les images passent comme autant de vignettes dans un décor monumental, mais le réalisme de la production tue tout onirisme, tout fantasme, toute projection mentale. L’univers construit par Hermanis, impressionnant de réalisme à Salzbourg, devient à la Scala un univers moins impressionnant, plus consensuel : la scène du funambulisme, l’une des plus fortes, ici perd un peu en effet puisque la funambule évolue sur la rambarde et non sur un fil.
L’allusion à la Felsenreitschule, avec ses trois chevaux installés en fronton du premier niveau du décor, là où à Salzbourg ils se détachaient au sommet du large dispositif change aussi les effets, la rambarde empêche par exemple la danse bachique finale, qui devient une sorte de « prière » qui fait de cette scène une sorte d’élévation de Marie, un peu comme celle de la Marguerite de Faust et qui change donc le sens.
Mais on retrouve aussi des éléments forts du travail initial : la vision globalisante du monde de la soldatesque, l’impossibilité de repérer les individualités et les différents rôles, y compris d’ailleurs chez les femmes, les deux sœurs sont presque interchangeables physiquement (il est vrai que Laura Aikin ressemble de plus en plus à la massive Okka von der Damerau) ou les figures maternelles : mère de Stolzius, mère de Wesener, Comtesse de la Roche, on retrouve la fonction de la vitrine, lieu central du désir bestial. Tout cela fonctionne et il serait injuste de déboulonner ce qu’on a adoré.

La vitrine © Marco Brescia & Rudy Amisano
La vitrine © Marco Brescia & Rudy Amisano

Mais cette distance par rapport à un travail qui m’avait fortement impressionné lors de la première vision est en même temps une leçon de relativisme. En matière de spectacle vivant, les choses bougent sans cesse, et le regard évolue : circonstances, comparaisons, lieux, expérience alimentent le jugement et le font évoluer. Je maintiens que ce spectacle ne prend sa force que du lieu pour lequel il a été créé; à la Scala il en perd, et il y a fort à parier qu’il en sera de même à Paris quand Lissner le proposera.

Die Soldaten - Scala © Marco Brescia & Rudy Amisano
Die Soldaten – Scala © Marco Brescia & Rudy Amisano

Il n’en est pas de même musicalement : l’orchestre de la Scala, peu habitué à ce répertoire, a effectué un magnifique travail avec Ingo Metzmacher, beaucoup de netteté, de précision, pas de problèmes techniques malgré la difficulté à placer l’orchestre dans les différents niveaux de loges. On aurait pu même imaginer, vu le manque de curiosité du public, une distribution plus large dans les loges vides, de manière à être entouré, voire étouffé par la musique, mais c’aurait été compter sur l’absence des abonnés, ce qui aurait été insultant par anticipation. L’absence des abonnés, qui s’est vérifiée, est à son tour une insulte pour une musique qui mérite d’être représentée et diffusée.

Mais, là aussi, en comparant à l’approche de Marc Albrecht (Zurich), de Gabriel Feltz (Berlin) et de Petrenko (Munich), la musique sonne presque plus raffinée, moins sèche, moins brutale. Ingo Metzmacher semble avoir dompté l’énorme machine comme il avait proposé un Ring plutôt intimiste (si l’on peut oser le mot) à Genève. Je ne dis pas que son approche des Soldaten est intimiste, mais elle est incontestablement plus lyrique, bien plus proche de Berg, avec une certaine élégance, des contrastes moins affirmés. La musique sonne moins violente, moins frontale, presque plus « élaborée », des sons qui s’étirent, un tempo plus souple, une attention maniaque à chaque détail qui enrichit l’écoute de cette partition et qui aide à la lire en profondeur. Une fois de plus, il faut regretter l’absence au final de la bande électronique remplacée par un simple système d’amplification._
Là on l’on avait une gifle, on a ici quelquefois l’esquisse de caresses…

Il reste que le travail musical est remarquable et que la distribution est au-delà de l’éloge. On retrouve le Wesener humain et émouvant d’Alfred Muff, le Desportes de Daniel Brenna, qui devient le spécialiste du rôle, avec ce contrôle de la voix qui lui donne sûreté dans la force (c’est un Siegfried) comme dans le lyrisme belcantiste, dans une œuvre qui puise ses couleurs diverses dans la variété de la tradition du chant, mais aussi le Stolzius de Thomas E.Bauer, moins impressionnant que Thomas Konieczny à Salzbourg par la sonorité du timbre, mais peut-être plus lyrique. Bonne performance de Matthias Klink en jeune Comte et de Boaz Daniel en Eisenhardt et très bonne composition, comme d’habitude, en Pirzel de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke. Signalons aussi les mères, Renée Morloc au mezzo sonore et profond, Cornelia Kallisch, une mère de Wesener émouvante, mais ce qui frappe est la performance de Gabriela Beňačková, qui réussit à imposer son personnage par la performance vocale, dont le volume remplit encore l’immense vaisseau scaligère. Okka von der Damerau était en revanche un peu décevante par rapport à ses performances munichoises dans Charlotte, la voix semblait ne pas passer la rampe, en retrait m’a-t-on dit par rapport à sa présence vocale lors de la Première.

Laura Aikin © Marco Brescia & Rudy Amisano
Laura Aikin © Marco Brescia & Rudy Amisano

Quant à Laura Aikin, elle possède les aigus nécessaires mais a perdu en abattage et aussi en qualité vocale intrinsèque. Physiquement elle n’est plus vraiment le personnage et malgré la qualité de la prestation, on est loin de l’hallucinant objet scénique non identifié de Barbara Hannigan à Munich qui laissait bouche bée, ou même de l’engagement d’une Susanne Elmark à Zurich et Berlin. Laura Aikin fut une Lulu exemplaire et une magnifique Marie, elle n’est plus hélas ni l’une ni l’autre pour mon goût.
Au total, et malgré ces remarques nées d’une fréquentation assidue de l’œuvre ces deux dernières années et d’un manique jeu des comparaisons, il s’agit à l’évidence d’un spectacle de qualité qui mérite bien plus que la fréquentation perlée du public des abonnés milanais, même s’il faut souligner que la Première fut triomphale, avec un public – non abonné- présent et enthousiaste. Mais je pense que la Scala doit revoir d’urgence son organisation des abonnements, pour éviter le scandale d’une salle et de dizaines de loges vides et pour mieux mélanger ses publics afin de ne pas avoir une salle fossilisée, même si les fossiles de ce soir avaient quand même fait l’effort de venir.
Die Soldaten se joue encore à Milan, il faut y aller.
Cela se jouera à Paris, il faudra s’y précipiter, sans réserves, et malgré les réserves que j’ai exprimées ici. [wpsr_facebook]

Die Soldaten - Scala © Marco Brescia & Rudy Amisano
Die Soldaten – Scala © Marco Brescia & Rudy Amisano

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2014: ARABELLA de Richard STRAUSS le 21 AVRIL 2014 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Florentine KLEPPER)

Acte II © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Acte II © Osterfestspiele Salzburg/Forster

Le Festival de Pâques de Salzbourg ne vit pas de subventions, mais essentiellement de sponsors et de billetterie. Pour survivre à ce niveau et attirer le public qui paie, nécessité fait loi : il faut les plus grands noms.Du temps de Karajan, pas de problème..au seul bruit de son nom….Du temps d’Abbado, il avait fallu quelques années pour reconquérir les abonnés. L’arrivée de Rattle avait fait chuter les cours, et le départ des Berlinois fut un rude coup pour un festival qui avait bâti sa réputation autour de la présence des Berliner Philharmoniker, qui une fois par an s’installaient dans la prestigieuse et légendaire fosse.Les Berliner essaient d’attirer le même public (qui n’est pas extensible) à Baden-Baden, et donc désormais les deux festivals s’arrachent les vedettes : cette année à Salzbourg Harteros, Fleming, Hampson, Pollini, et Westbroek à Baden-Baden. L’an prochain, Baden-Baden affiche Harteros, et Salzbourg affichera deux fois Jonas Kaufmann, dans le Requiem de Verdi, et dans CAV/PAG : Thielemann dans du vérisme, c’est une curiosité esthétique.

Renée Fleming & Hanna-Elisabeth Müller
Renée Fleming & Hanna-Elisabeth Müller

Arabella, au programme cette année, affichait donc une impeccable distribution sur le papier : Renée Fleming, désormais la référence d’aujourd’hui dans ce rôle, Thomas Hampson prestigieux chanteur qu’on attend cependant pas dans le rustre Mandryka, et Albert Dohmen dans le comte Waldner et Gabriela Beňačková dans la Comtesse Adelaïde. Christian Thielemann est considéré comme l’un des très grand spécialistes de Strauss aujourd’hui et la Staatskapelle de Dresde l’une des trois ou quatre phalanges de référence en Allemagne.
Pourtant, après la représentation et même après trois semaines (je suis horrifié des retards dans mes comptes rendus : ah ! si la vie au quotidien se limitait au blog…), il reste peu de traces sensibles de cette soirée. Les souvenirs ne sont pas amers, ils sont indifférents.

Dispositif (acte I) de Martina Segna © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Dispositif (acte I) de Martina Segna © Osterfestspiele Salzburg/Forster

D’abord, la mise en scène de la jeune Florentine Klepper, metteur en scène qui vient de faire un Fliegende Holländer à Dresde avec à son actif de nombreux travaux autour du plus contemporain Musiktheater. mélange un classicisme de bon aloi (au premier plan) dans des décors début de siècle de Martina Segna, et propose en arrière plan des images plus rêvées, moins réelles, plus chorégraphiées et plus mimées qui n’ajoutent pas grand chose à l’œuvre (à moins qu’elles se veuillent poétiques : si c’est le cas, c’est raté). Si l’espace n’est pas mal géré, sur cette scène toute en largeur de Salzbourg, il ne se passe rien, et les chanteurs sont globalement livrés à eux mêmes. Mais c’est un bon travail si on veut garder cette production 15 ans en magasin pour du répertoire, ce qui ne manquera pas d’arriver à Dresde : dans quinze ans, elle n’aura rien gagné ni rien perdu : fade aujourd’hui, fade demain.

Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) © SN/APA/NEUMAYR/MMV
Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) © SN/APA/NEUMAYR/MMV

La distribution excitante sur le papier se révèle réussie là où on ne l’attend pas : cette Arabella révèle une Zdenka magnifique , Hanna-Elisabeth Müller, une voix que j’avais déjà remarquée à Munich dans La Clemenza di Tito, et qui interprète une Zdenka fraîche, à la voix claire, à la diction parfaite, à la projection solide, et à l’aigu triomphant : cette présence et cet engagement ont marqué le public qui lui a offert un authentique triomphe, le plus grand de la soirée.

Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Matteo (Daniel Behle) © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Matteo (Daniel Behle) © Osterfestspiele Salzburg/Forster

Et son Matteo, Daniel Behle, lui répond en écho : voix claire, parfaitement scandée, projection impeccable, présence remarquée, et beaucoup de style. Tous deux forment le couple vedette.

Dohmen et Beňačková ont une belle présence et encore un bel organe dans le rôle des parents indignes, mais sympathiques au demeurant, mais celle qui par sa présence, par sa silhouette une fois de plus emporte l’adhésion est Jane Henschel, même dans le rôle très épisodique de la tireuse de cartes.

Fiakermilli (Daniela Fally) © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Fiakermilli (Daniela Fally) © Osterfestspiele Salzburg/Forster

Fiakermilli est Daniela Fally, la soprano colorature en troupe à Vienne préposée à tous les rôles qui furent ceux de Dessay quand elle était elle aussi en troupe dans la « Haus  am Ring », et elle obtient un joli succès dans un rôle qui l’a lancée, justement à Vienne, mais avec Franz Welser-Möst au pupitre. Quant aux rôles de complément, et surtout les trois soupirants, ils sont tous trois impeccables il faut dire que ce sont des soupirants de luxe : Elemer est Benjamin Bruns, désormais à l’orée d’une belle carrière, Dominik Derek Welton et Lamoral l’excellent Steven Humes, basse wagnérienne bien connue.

Thomas Hampson & Renée Fleming © SN/APA/NEUMAYR/MMV
Thomas Hampson & Renée Fleming © SN/APA/NEUMAYR/MMV

Reste les deux vedettes : Thomas Hampson, traverse une période difficile, annulations, fatigue, virus. Les premières répliques montrent une voix claire et veloutée, on retrouve l’Hampson élégant qu’on aime. Mais peu à peu la voix disparaît dans le flot symphonique de l’orchestre (très fort, on le verra) de Christian Thielemann, on l’entend de moins en moins et notamment dans la fameuse altercation de l’acte II. La voix ne porte plus, sans éclat, sans écho. C’est triste pour un tel artiste qu’on aime.
Renée Fleming a une voix crémeuse, dit-on dans les salons parisiens qui comptent. Crémeuse comme la Schlagobers qui couvre les gâteaux de Demel à Vienne. Crémeuse, qui atténue toutes les aspérités, qui fond dans l’oreille comme dans la bouche.
Je ne sais si l’adjectif convient à une chanteuse d’opéra : on aime aussi quelques aspérités et quelque amertume dans l’océan de crème. De fait, Renée Fleming, qui a une voix extraordinairement belle et pure, n’a jamais été pour mon goût une chanteuse intéressante. Elle est belle et pure, cette voix, comme une autoroute toute neuve avec de jolies lignes des viaducs et sur laquelle on file en toute sécurité.
J’aime les voix plus accidentées, plus vivantes, plus vibrantes (il est vrai qu’une voix crémeuse n’a pas intérêt à vibrer…), celles qu’on entend respirer, celles qui incarnent et qui ne s’appliquent pas seulement à chanter, même parfaitement.
Mais cette fois-ci, de plus, pardonnez-moi cette méchanceté, la crème avait un peu tourné, elle avait ses acidités dangereuses et aussi bien dans la projection, que dans certains aigus difficiles, on était assez loin de la crème. L’orchestre, très fort, je l’ai déjà dit, la couvrait souvent,  et on entendait nettement les difficultés dans l’homogénéité de cette voix dont c’était naguère l’une des qualités essentielles. Une prestation bien en deçà de l’attendu, de l’espéré, de la réputation de la star. Le succès a été un très bon succès d’estime, mais pas le triomphe qu’on pouvait attendre.

Renée Fleming & Gabriela Beňačková © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Renée Fleming & Gabriela Beňačková © Osterfestspiele Salzburg/Forster

L’écrin de tout cela était l’orchestre mené par Christian Thielemann. Un son particulier, très fouillé, très clair, très structuré, un rendez-vous avec l’exactitude et la métrique, mais sans legato, sans laisser aller, sans jouissance du son comme on attend quelquefois chez Strauss, sans cette légère complaisance dans laquelle on se roule et qui fait monter au paradis, comme dans certains Strauss de Böhm, Sawallisch ou évidemment Karajan. Et en plus, un volume étonnamment gonflé, au point que certains inconditionnels ont pensé qu’il voulait couvrir les voix des protagonistes pour ne pas qu’on entende leurs failles.
En somme, j’ai entendu une Arabella sans poésie ni amour, sinon l’amour de la géométrie sans celui la finesse. Thielemann donne à son orchestre beaucoup de rutilance, mais sans souplesse. La qualité de l’orchestre n’est pas en cause, mais ce qui en est fait, dans les équilibres entre les pupitres, dans le refus de se laisser aller aux cordes, même si certains moments restent sublimes. Mais le fameux duo Zdenka/Arabella qui devrait être une fête étourdie du son, avec deux voix de femmes sublimes et un orchestre raffiné et poétique derrière, n’est sublime que par Zdenka dont la voix explose d’émotion. Arabella et l’orchestre suivent derrière, sans pouvoir rattraper.

Et pour moi, une Arabella sans amour, où le sentiment n’est pas là où on l’attend, n’est pas une Arabella. Je suis resté sur ma faim.
Anja Harteros à Munich l’an prochain ? avec Jordan dans la fosse. Espérons, attendons, rêvons…[wpsr_facebook]

Arabella, Saluts: 21 avril 2014
Arabella, Saluts: 21 avril 2014

OPERNHAUS ZÜRICH 2013-2014: DIE SOLDATEN, de B.A.ZIMMERMANN le 4 OCTOBRE 2013 (Dir.mus: Marc ALBRECHT, Ms en scène Calixto BIEITO)

Prologue © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Il y a des soirées qui vous laissent à genoux, tellement secoué que vous avez les jambes en coton, tellement fasciné que vous n’avez qu’une envie, c’est de revenir.  En voilà une qui me marquera, et pour longtemps.

Car musicalement, scéniquement, vocalement, c’est une des productions les plus impressionnantes, les plus intelligentes, les plus frappantes qu’il m’ait été donné de voir ces dernières années. J’étais resté sur la magnifique production salzbourgeoise, une fresque qui s’étalait aux pieds des arcades de la Felsenreitschule, avec un orchestre multiplié d’une précision phénoménale qui témoignait du gigantisme de l’entreprise. Ici ce n’est pas une fresque qu’on regarderait en spectateur, c’est un viol collectif qui vous implique, vous heurte, vous bouscule, qui casse les stucs de la salle de l’opéra de Zürich, qui casse les rapports scène salle, intrusion de l’insupportable dans le cocon de la bonbonnière zurichoise. Un énorme choc qui vous laisse assommé et en même temps si fasciné et si drogué par cette musique qu’elle en devient addictive, oui vous sortez sur l’esplanade de l’Opéra et vous avez un désir fou de revivre ça et notamment la dernière image,

Scène finale © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Marie dégoulinante de sang les bras en croix, en contre jour (très beaux éclairages du français Franck Evin), pendant que les tambours (et les bandes sonores, qu’il n’ y avait pas à Salzbourg) rythment de manière obsessive à la limite du supportable la mort/transfiguration (ou le martyre) de l’héroïne.

© Monika Rittershaus /Opernhaus Zürich

Voilà un spectacle total, où s’entremêlent la musique et le chant, les paroles, le théâtre, les présences, les images vidéo, et l’orchestre, avec sur scène souvent les percussions au milieu des chanteurs, comme un personnage de plus: Bieito a habillé l’orchestre en soldats, le chef arrive en treillis, et il n’y a plus de différence entre un musicien et un personnage. J’ironisais il y a peu sur l’utilisation du noir, couleur des musiciens dans l’Alceste de Gluck mise en scène par Py, qui lui aussi met l’orchestre sur scène, mais avec un tout autre résultat (un  spectacle qui apparaît au regard de celui-ci d’un conformisme confondant); ici au contraire on oublie l’orchestre, visible et invisible dans le dispositif scénique: visible parce que cette masse impressionnante est bien là, invisible parce que la musique est tellement insérée voire tissée dans l’action qu’on l’oublie. Nous sommes vraiment au coeur de la Gesamtkunstwerk chère à Richard Wagner.
Pour bien comprendre ce travail, il faut partir de l’espace à disposition. La salle de Zürich est une salle du XIXème, plutôt petite par rapport aux grands opéras comparables; une salle pleine de stucs, de putti, une sorte de pièce de pâtisserie. Le plateau n’est pas immense non plus, sans grands dégagements latéraux, puisque les décors sont entreposés dehors sous des bâches. Impossible d’y loger les masses gigantesques exigées par cette oeuvre dans un cadre traditionnel fosse/scène/salle.
Alvis Hermanis à Salzbourg était lui aussi parti de l’espace, de ce manège de rochers qui entoure une scène sans dégagement où tout est espace de jeu, et qui est décor écrasant et omniprésent, une scène tout en largeur, avec des gradins disposés frontalement. Il a opté pour la fresque, pour la multiplication des espaces, pour le déroulement des scènes sur toute la largeur du plateau, avec un orchestre gigantesque étalé en largeur lui aussi. Le spectateur n’a plus qu’à regarder le spectacle, il est seulement spectateur de cette immense machine, traitée comme une fresque où chaque scène prendrait place dans une sorte de niche, avec une luxuriance de détails où l’oeil finit par se perdre, mais avec des moments de grande fascination et de grande beauté.

Le dispositif global © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Bieito dans l’espace réduit de l’Opernhaus opte pour l’inverse, pour un spectacle complètement concentré, avec espace de jeu unique et disposition de l’orchestre en hauteur sur une immense structure métallique jaune sur le plateau (décor de Rebecca Ringst), pendant que les chanteurs évoluent sur la fosse recouverte. Dans cet espace réduit, l’impression de proximité est multipliée, que vous soyez à l’orchestre ou dans les balcons, vous êtes toujours ou près du jeu, ou près de l’orchestre dont le son vous arrive directement plus vous êtes en hauteur, ou près des écrans vidéo qui sont en fond de scène, en hauteur ou sur les côtés du proscenium. Où qu’il soit, le spectateur se sent concerné, se sent prisonnier, se sent pris au piège. De plus, la structure métallique jaune et laide, un peu comme une structure de grue, se confronte aux stucs de la salle, elle les agresse (d’ailleurs à la fin un des personnages détruit quelques putti), elle les dérange, c’est comme une sorte de viol d’espace: ce spectacle ne saurait se dérouler dans une salle “moderne”, il n’aurait pas cette force de contraste, il ne violerait rien du lieu: s’il venait à Paris (on peut rêver, n’est-ce pas?), il lui faudrait Garnier et non Bastille.
Quelles sont les conséquences musicales d’une telle option (la seule possible au vu de l’espace disponible) et d’un tel dispositif? D’abord, il faut garantir la précision dans le suivi des chanteurs qui ne voient pas le chef et que le chef ne voit pas: il y a certes plusieurs écrans de contrôle, mais en plus, à la place habituelle du chef d’orchestre ou peu s’en faut (au milieu du premier rang), le souffleur donne les attaques en suivant les mouvements de Marc Albrecht sur écran , c’est sur lui que repose la cohérence scène-orchestre: on se souvient que lorsque Joseph Losey avait imaginé un dispositif similaire pour son Boris Godunov à Garnier, les décalages entre les chanteurs, les choeurs et  l’orchestre avaient été très fréquents, notamment pendant les premières représentations.
Pour les spectateurs,  selon les places, le son de l’orchestre doit sans doute être sensiblement différent. J’étais en bas, au 8ème rang et le son m’est apparu au départ particulièrement transformé, avec des voix au premier plan très fortes, et un orchestre au fond (et en hauteur) dont le son arrivait légèrement étouffé, en tous cas au second plan. À Salzbourg, on avait l’impression (et pas seulement l’impression) d’un orchestre écrasant, de masses infinies, et tout le monde avait admiré Ingo Metzmacher pour la précision avec laquelle il menait les Wiener Philharmoniker dans une oeuvre nouvelle pour eux qui ne jouent pas Zimmermann tous les soirs à Vienne…
À Zürich, l’orchestre est distribué en hauteur sur plusieurs niveaux, et pour partie les percussions sont sur des chariots sous le dispositif général, et viennent lentement quand c’est nécessaire du fond de scène (comme la plupart des participants) comme émergeant d’un tunnel brumeux, pour arriver finalement sur le plateau au milieu des chanteurs. Et donc le son a plusieurs niveaux, une grande présence des percussions quand elles sont sur le devant, un son des “tutti” plutôt modéré, mais en même temps une clarté étonnante de l’ensemble: ainsi entend on les citations de Bach ou les moments de jazz de manière beaucoup plus nette qu’à Salzbourg où c’était un peu noyé dans l’ensemble, mais sans qu’elles apparaissent pourtant mises en valeur ou soulignées, mais naturellement insérées comme le désirait Zimmermann; l’orchestre de jazz était aussi quelquefois sur la scène, notamment au moment de la première apparition des soldats, ivres d’alcool, de sexe, et de violence qui torturent un pauvre hère pendu au milieu. D’où un résultat où tissu musical et tissu scénique s’entremêlent, se tressent (c’est bien de tissu qu’il s’agit). Le flot musical est global, mais la présence  des voix au premier plan donne au théâtre une importance décisive. Elles apparaissaient toutes avec beaucoup de relief, volumineuses, imposantes, et malgré une mise en scène très physique, où les corps sont mis à contribution, se roulent dans le sang ou la boue, sautent, courent, s’écroulent, se frappent, on reste stupéfait de la qualité d’ensemble de la diction et admiratifs devant l’engagement de  tous. C’est bien d’une violence globale qu’il s’agit, au sens où si elle est figurée avec un réalisme d’une rare crudité par les acteurs chanteurs, elle est reçue en direct par les spectateurs qui la prennent comme une gifle – certains même en quittent la salle, ou comme une sorte de catharsis du sanguinaire. Evénement cathartique pour sûr, qui assume pleinement sa dimension grand-guignolesque: mais le Grand Guignol est aussi catharsis.

La vision d’Hermanis à Salzbourg restait relativement sage (et à distance, trop sage peut-être) : il nous racontait l’histoire d’une jeune fille victime de ses illusions, Marie, dans un monde déjà lointain (la première guerre mondiale) et l’histoire de sa chute. Ce qui frappait, c’était la beauté de l’ensemble orchestre-scène, c’était la précision du décor, c’était les différents lieux, c’était le jeu des premiers et second plans: en bref, le regard était sans cesse sollicité, et l’audition de l’oeuvre prenait place dans un rapport scène/salle traditionnel: un opéra énorme, mais qui restait un spectacle, et un grand spectacle.
Ici, c’est tout à fait différent. D’abord, Bieito a choisi une ambiance contemporaine: nous sommes aujourd’hui, hic et nunc. Les chanteurs étant pratiquement dans la salle, le spectateur reçoit la violence en plein visage, en pleine oreille, il voit et entend une sorte de mécanique effrayante qu’on entrevoit dès le départ, lorsqu’avancent pendant le prélude tous les personnages marchant au pas du fond vers le proscenium, toute une société , femmes et hommes, comme militarisée, dans la première scène également où évolue Marie côté jardin, en petite fille innocente (couettes, jupe d’enfant sage à la France Gall chantant “Annie aime les sucettes”, c’est à dire pas si sage que ça)  en dialoguant avec sa soeur Charlotte, tandis que Stolzius (le promis de Marie) à droite côté cour en pyjama, l’oeil fixe, est appuyé contre la structure métallique, s’y cogne,  d’où un filet de sang sur le visage.

 

Marie (Susanne Elmark) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich


Le contraste est déjà là, qui nous indique l’avenir. Sur les écrans vidéo, dès le début aussi, un visage de petite fille blonde angélique: toute la première partie est construite sur le contraste entre une toute jeune fille vivant ses premiers émois, écoutant avec envie les boniments d’un soldat aristocrate (Desportes) qui va finir par la posséder (en tous les sens du terme), et un monde où toutes les femmes sont des objets, des putes, des filles à soldats (Soldatenmenschen):

L’andalouse © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

l’apparition au milieu du groupe de soldats ivres de la femme andalouse (jouée par la chorégraphe du spectacle, Beate Vollack, une silhouette fascinante présente tout au long de la soirée) qui danse de manière lascive au milieu de la soldatesque constitue une figure antagoniste de ce qu’on voit en Marie. Mais dans la deuxième partie, Marie est adulte, elle s’habille et se coiffe en adulte: Bieito insiste notamment sur les relations violentes à sa soeur, et évidemment, de déchéance en déchéance, Marie, se retrouve dans la scène finale presque nue, offerte, et on lui verse un seau de sang sur le corps. La dernière image est terrible, au son du tambour et de la bande sonore qui produit des bruits de guerre, elle s’offre, ensanglantée, bras en croix, devant le public. Une image qui répond en écho à la première du spectacle où tout le monde marche au pas. Bieito montre une société dont les soldats ne sont que la métaphore: une société qui ne fonctionne que par la violence, que par le viol, que par l’agression; cette question traverse d’ailleurs tout son travail depuis longtemps: cette lecture du monde  ne peut que heurter celui qui vient à l’opéra pour se “distraire”, cette lecture est leçon.

Pas de vedettes dans cette distribution très homogène, où, comme je l’ai souligné, les voix, par leur position, sont mises en valeur.

Stolzius (Michael Kraus) et sa mère (Hanna Schwarz) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Au premier plan le Stolzius de Michael Kraus, belle voix profonde de baryton basse, à l’articulation et à l’expressivité exemplaires, avec un jeu légèrement halluciné qui en fait un personnage à la fois étrange et très attachant, magnifique composition, comme celle du Wesener (le père de Marie) de Pavel Daniluk, une très belle voix de basse  appartenant à la troupe de Zürich depuis 14 ans.

Pavel Daniluk (Wesener) et Marie (Susanne Elmark) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Il compose un beau personnage, très émouvant dans ses scènes de l’acte I, tant avec Marie qu’avec Desportes (Peter Hoare,  qui réussit à contenir ce personnage de séducteur dans une sorte de médiocrité que seul l’uniforme fait reluire: apparaît d’autant plus la naïveté de Marie), signalons aussi le Mary d’Oliver Widmer, lui aussi pilier de la troupe de Zürich.

Marie (Susanne Elmark) & Desportes (Peter Hoare) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Mais ce sont surtout les personnages féminins qui me paraissent être, plus que les hommes des silhouettes fascinantes, et en premier lieu la Marie de la soprano danoise

Marie (Susanne Elmark) et Desportes (Peter Hoare) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Susanne Elmark qui faisait ses débuts à Zürich et dans ce rôle particulièrement exposé pour un soprano colorature: rarement on a vu une chanteuse  se mettre en danger de la sorte et se donner à un rôle, corps et voix. La voix est forte, bien posée, avec une diction parfaite, et une très belle présence, même si son côté “petite fille perverse” est peut-etre un trop appuyé (mais sans doute Bieito l’a-t-il voulu ainsi) dans la première partie. Susanne Elmark fréquente à la fois les rôles traditionnels de colorature (on la verra cette année à Amsterdam dans Fiakermilli), mais aussi la musique d’aujourd’hui où ce type de voix est fréquemment utilisé. À retenir et à revoir.
J’ai dit combien le rôle joué par Beate Pollack (l’andalouse), muet, était frappant de présence continue: une belle personnalité scénique, fascinante, marquante, troublante qui traverse tout le spectacle.
Tout comme la Comtesse de la Roche de Noëmi Nadelmann, une vraie figure, une grande et belle voix, très expressive, une apparition très forte dans son personnage à la fois aristocratique et un peu déjanté, là où Gabriela Beňačková l’an dernier à Salzbourg était une sorte de douairière statufiée.

Noëmi Nadelmann (Comtesse de la Roche) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Les figures de femmes sont soignées: elles apparaissent souvent dans des flashes pleins d’émotion contenue, comme Cornelia Kallisch (la mère de Wesener), se traînant avec son cathéter et gratifiant l’auditeur de cette diction parfaite et d’une expression à la fois simple et soignée, très marquante, qui a un effet immédiat sur le public.

Cornelia Kallisch (au 1er plan) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Cornelia Kallisch est elle aussi une des grandes personnalités de la troupe de Zürich, une de ces chanteuses qui a fait une carrière discrète, mais qui remporte à chaque apparition  un énorme succès (je me souviens sur cette même scène d’une Madelon (!) d’André Chénier proprement bouleversante): une grande artiste.

Marie (Susanne Elmark) & Charlotte (Julia Riley) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Bieito a particulièrement travaillé aussi la relation aigre entre les deux soeurs, Marie et Charlotte, et propose une Charlotte à la jolie voix (Julia Riley)  physiquement conformée, un peu terne, sage, un peu moralisatrice à l’opposé de Marie: la relation entre les deux, traitée assez superficiellement à Salzbourg par Hermanis, est ici d’une rare violence, y compris physique.

Marie (Susanne Elmark) et Charlotte (Julia Riley) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Je garde pour la fin la “surprise” Hanna Schwarz, la Fricka de Chéreau à Bayreuth, que j’ai vue dans tant de rôles wagnériens dans les années 70 et 80 (Fricka, Brangäne, Waltraute)  mais aussi dans Preziosilla de la Forza del Destino. Elle est la mère de Stolzius, et au-delà de la performance vocale, honorable, c’est l’émotion des grands souvenirs qui émerge et qui envahit. Encore une raison de marquer cette soirée.

Hanna Schwarz, la mère de Stolzius © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

On a dit quelle perfection émergeait de l’orchestre de Ingo Metzmacher à Salzbourg. On a dit aussi quelle complexité présente le dispositif de Zürich pour l’orchestre, complètement éclaté . On doit souligner la performance de l’Orchestre de l’Opéra de Zürich (appelé Philharmonia Zürich), totalement convaincante  malgré les difficultés du dispositif , avec une exactitude et une précision remarquables, un son d’une clarté confondante, et un engagement à souligner; il est vrai que Marc Albrecht a su mener à bien le travail qui a abouti à cette qualité exceptionnelle. Une fois de plus, ce chef quelquefois un peu sous estimé montre qu’il doit compter dans la galerie des grands chefs d’opéra: ce qu’il a fait ce soir dans Die Soldaten est tout à fait extraordinaire, pas un décalage, pas une scorie, mais au contraire un discours qui rend l’oeuvre (presque) transparente,  d’une lisibilité rare en gardant tout au long à la fois tension, dynamisme et énergie: c’est prodigieux.
Quant à Calixto Bieito, il signe là pour moi l’un de ses spectacles les plus accomplis.  Il travaille en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Espagne…on se demande bien pourquoi il ne travaille pas en France… J’apprécie ce metteur en scène, quelquefois provocateur, mais jamais gratuit, mais toujours très cohérent, mais toujours très logique, qui sait donner une direction claire et souvent originale aux oeuvres auxquelles il se confronte. Ici point de provocation: le texte dans toute sa crudité et sa violence, et un regard glacial, métallique, chirurgical sur l’horreur du monde, et sans concession sur l’horreur d’une certaine humanité, quand le trop humain et l’inhumain se confondent et se vautrent ensemble dans la boue sociale.

Soldatesque…© Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Vous l’avez compris, ce début de saison est éclairé par cette production phare qui ne peut qu’emporter l’adhésion et qui laisse loin derrière bien des productions décoratives:
C’est pour les coeurs mortels un divin opium !  dirait Baudelaire

Filez en TGV à Zürich (dernière le 26 octobre, il y a encore des places pour toutes les représentations) ou rendez-vous à Berlin, Komische Oper, en juin prochain: si vous manquez ce spectacle écrasant, vous manquerez à vos devoirs de spectateur curieux et de mélomane passionné.
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© Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich