Le Festival de Pâques de Salzbourg ne vit pas de subventions, mais essentiellement de sponsors et de billetterie. Pour survivre à ce niveau et attirer le public qui paie, nécessité fait loi : il faut les plus grands noms.Du temps de Karajan, pas de problème..au seul bruit de son nom….Du temps d’Abbado, il avait fallu quelques années pour reconquérir les abonnés. L’arrivée de Rattle avait fait chuter les cours, et le départ des Berlinois fut un rude coup pour un festival qui avait bâti sa réputation autour de la présence des Berliner Philharmoniker, qui une fois par an s’installaient dans la prestigieuse et légendaire fosse.Les Berliner essaient d’attirer le même public (qui n’est pas extensible) à Baden-Baden, et donc désormais les deux festivals s’arrachent les vedettes : cette année à Salzbourg Harteros, Fleming, Hampson, Pollini, et Westbroek à Baden-Baden. L’an prochain, Baden-Baden affiche Harteros, et Salzbourg affichera deux fois Jonas Kaufmann, dans le Requiem de Verdi, et dans CAV/PAG : Thielemann dans du vérisme, c’est une curiosité esthétique.
Arabella, au programme cette année, affichait donc une impeccable distribution sur le papier : Renée Fleming, désormais la référence d’aujourd’hui dans ce rôle, Thomas Hampson prestigieux chanteur qu’on attend cependant pas dans le rustre Mandryka, et Albert Dohmen dans le comte Waldner et Gabriela Beňačková dans la Comtesse Adelaïde. Christian Thielemann est considéré comme l’un des très grand spécialistes de Strauss aujourd’hui et la Staatskapelle de Dresde l’une des trois ou quatre phalanges de référence en Allemagne.
Pourtant, après la représentation et même après trois semaines (je suis horrifié des retards dans mes comptes rendus : ah ! si la vie au quotidien se limitait au blog…), il reste peu de traces sensibles de cette soirée. Les souvenirs ne sont pas amers, ils sont indifférents.
D’abord, la mise en scène de la jeune Florentine Klepper, metteur en scène qui vient de faire un Fliegende Holländer à Dresde avec à son actif de nombreux travaux autour du plus contemporain Musiktheater. mélange un classicisme de bon aloi (au premier plan) dans des décors début de siècle de Martina Segna, et propose en arrière plan des images plus rêvées, moins réelles, plus chorégraphiées et plus mimées qui n’ajoutent pas grand chose à l’œuvre (à moins qu’elles se veuillent poétiques : si c’est le cas, c’est raté). Si l’espace n’est pas mal géré, sur cette scène toute en largeur de Salzbourg, il ne se passe rien, et les chanteurs sont globalement livrés à eux mêmes. Mais c’est un bon travail si on veut garder cette production 15 ans en magasin pour du répertoire, ce qui ne manquera pas d’arriver à Dresde : dans quinze ans, elle n’aura rien gagné ni rien perdu : fade aujourd’hui, fade demain.
La distribution excitante sur le papier se révèle réussie là où on ne l’attend pas : cette Arabella révèle une Zdenka magnifique , Hanna-Elisabeth Müller, une voix que j’avais déjà remarquée à Munich dans La Clemenza di Tito, et qui interprète une Zdenka fraîche, à la voix claire, à la diction parfaite, à la projection solide, et à l’aigu triomphant : cette présence et cet engagement ont marqué le public qui lui a offert un authentique triomphe, le plus grand de la soirée.
Et son Matteo, Daniel Behle, lui répond en écho : voix claire, parfaitement scandée, projection impeccable, présence remarquée, et beaucoup de style. Tous deux forment le couple vedette.
Dohmen et Beňačková ont une belle présence et encore un bel organe dans le rôle des parents indignes, mais sympathiques au demeurant, mais celle qui par sa présence, par sa silhouette une fois de plus emporte l’adhésion est Jane Henschel, même dans le rôle très épisodique de la tireuse de cartes.
Fiakermilli est Daniela Fally, la soprano colorature en troupe à Vienne préposée à tous les rôles qui furent ceux de Dessay quand elle était elle aussi en troupe dans la « Haus am Ring », et elle obtient un joli succès dans un rôle qui l’a lancée, justement à Vienne, mais avec Franz Welser-Möst au pupitre. Quant aux rôles de complément, et surtout les trois soupirants, ils sont tous trois impeccables il faut dire que ce sont des soupirants de luxe : Elemer est Benjamin Bruns, désormais à l’orée d’une belle carrière, Dominik Derek Welton et Lamoral l’excellent Steven Humes, basse wagnérienne bien connue.
Reste les deux vedettes : Thomas Hampson, traverse une période difficile, annulations, fatigue, virus. Les premières répliques montrent une voix claire et veloutée, on retrouve l’Hampson élégant qu’on aime. Mais peu à peu la voix disparaît dans le flot symphonique de l’orchestre (très fort, on le verra) de Christian Thielemann, on l’entend de moins en moins et notamment dans la fameuse altercation de l’acte II. La voix ne porte plus, sans éclat, sans écho. C’est triste pour un tel artiste qu’on aime.
Renée Fleming a une voix crémeuse, dit-on dans les salons parisiens qui comptent. Crémeuse comme la Schlagobers qui couvre les gâteaux de Demel à Vienne. Crémeuse, qui atténue toutes les aspérités, qui fond dans l’oreille comme dans la bouche.
Je ne sais si l’adjectif convient à une chanteuse d’opéra : on aime aussi quelques aspérités et quelque amertume dans l’océan de crème. De fait, Renée Fleming, qui a une voix extraordinairement belle et pure, n’a jamais été pour mon goût une chanteuse intéressante. Elle est belle et pure, cette voix, comme une autoroute toute neuve avec de jolies lignes des viaducs et sur laquelle on file en toute sécurité.
J’aime les voix plus accidentées, plus vivantes, plus vibrantes (il est vrai qu’une voix crémeuse n’a pas intérêt à vibrer…), celles qu’on entend respirer, celles qui incarnent et qui ne s’appliquent pas seulement à chanter, même parfaitement.
Mais cette fois-ci, de plus, pardonnez-moi cette méchanceté, la crème avait un peu tourné, elle avait ses acidités dangereuses et aussi bien dans la projection, que dans certains aigus difficiles, on était assez loin de la crème. L’orchestre, très fort, je l’ai déjà dit, la couvrait souvent, et on entendait nettement les difficultés dans l’homogénéité de cette voix dont c’était naguère l’une des qualités essentielles. Une prestation bien en deçà de l’attendu, de l’espéré, de la réputation de la star. Le succès a été un très bon succès d’estime, mais pas le triomphe qu’on pouvait attendre.
L’écrin de tout cela était l’orchestre mené par Christian Thielemann. Un son particulier, très fouillé, très clair, très structuré, un rendez-vous avec l’exactitude et la métrique, mais sans legato, sans laisser aller, sans jouissance du son comme on attend quelquefois chez Strauss, sans cette légère complaisance dans laquelle on se roule et qui fait monter au paradis, comme dans certains Strauss de Böhm, Sawallisch ou évidemment Karajan. Et en plus, un volume étonnamment gonflé, au point que certains inconditionnels ont pensé qu’il voulait couvrir les voix des protagonistes pour ne pas qu’on entende leurs failles.
En somme, j’ai entendu une Arabella sans poésie ni amour, sinon l’amour de la géométrie sans celui la finesse. Thielemann donne à son orchestre beaucoup de rutilance, mais sans souplesse. La qualité de l’orchestre n’est pas en cause, mais ce qui en est fait, dans les équilibres entre les pupitres, dans le refus de se laisser aller aux cordes, même si certains moments restent sublimes. Mais le fameux duo Zdenka/Arabella qui devrait être une fête étourdie du son, avec deux voix de femmes sublimes et un orchestre raffiné et poétique derrière, n’est sublime que par Zdenka dont la voix explose d’émotion. Arabella et l’orchestre suivent derrière, sans pouvoir rattraper.
Et pour moi, une Arabella sans amour, où le sentiment n’est pas là où on l’attend, n’est pas une Arabella. Je suis resté sur ma faim.
Anja Harteros à Munich l’an prochain ? avec Jordan dans la fosse. Espérons, attendons, rêvons…[wpsr_facebook]